3
Nous avons fini à La Tête de Lion, Sheridan Square. Comme on était veille de fête, les consommateurs noctambules étaient peu nombreux, nous avons trouvé sans peine une table tranquille. J’ai avalé deux manhattans, puis un troisième plus posément, tandis que Jack enchaînait les « chaudronniers », bourbon accompagné d’une pinte de bière. Ils avaient baissé les lampes et allumé des bougies sur les tables. La flamme de la nôtre oscillait de droite à gauche tel un métronome de feu, illuminant à intervalles réguliers les traits de Jack. Je n’arrivais pas à détacher mes yeux de lui et je le trouvais plus beau encore à chaque seconde, peut-être parce que je découvrais en même temps que son esprit était du vif-argent. Il savait parler, oui, mais aussi écouter. Et les hommes sont toujours dix fois plus séduisants quand ils ont le don de mettre une femme en veine de confidence. Lui, il semblait vouloir tout connaître de moi : mes parents, mon enfance à Hartford, mes études à Bryn Mawr, mon travail à Life, mes ambitions littéraires restées sans lendemain, mon frère Eric…
— C’est vrai qu’il a lu le Daily Worker pendant dix ans ?
— Je crains que oui.
— C’est un compagnon de route ?
— En fait, il a eu sa carte du Parti un moment, à l’époque où il était en plein théâtre expérimental et où il se rebellait contre tout ce que l’on attendait de lui. Je ne le lui dirai jamais, bien sûr, mais je suis persuadée que ce n’était qu’une pose, pour lui. Une mode. Un style de costume que tous ses amis portaient à cette époque mais qui l’a vite lassé, heureusement.
— Il n’est plus militant, donc ?
— Non. Il a arrêté en 41.
— C’est déjà quelque chose. Mais est-ce qu’il continue à apprécier le Petit Père des peuples ?
— On peut perdre la foi sans se convertir en athée convaincu, non ?
Il m’a contemplée d’un œil approbateur.
— Tu as l’étoffe d’un écrivain, c’est sûr.
— Quoi, pour une formule un peu percutante ? Je ne pense pas, non.
— J’en suis sûr.
— Impossible, puisque tu n’as jamais rien lu de ce que j’ai pu écrire.
— Tu me montreras des choses ?
— C’est assez minable.
— Quel manque de confiance en soi !
— J’ai confiance en moi, si. Mais pas dans mes talents littéraires.
— Et tu l’établis sur quoi, cette confiance ?
— Comment ?
— Oui… En quoi tu crois, pour de bon ?
— Ah, grande question !
— Essaie.
— Voyons voir…
Je me suis sentie très en verve, d’un coup, et tout l’alcool que j’avais ingurgité n’y était pas pour rien.
— Bon. En tout premier lieu, je ne crois pas en Dieu, ni en Jéhovah, ni en Allah, ni au Père Noël, ni en Donald Duck.
— OK, a-t-il admis avec un petit rire, un point d’éclairci.
— Et j’ai beau chérir ce pays qui est le nôtre, je ne crois pas non plus qu’il faille sans cesse brandir la bannière étoilée. L’ultra-patriotisme m’effraie autant que les prédicateurs exaltés. C’est le même genre de dogmatisme effréné. Le vrai patriotisme est discret, réfléchi… retenu.
— Surtout quand on est une WASP de Nouvelle-Angleterre ?
Je lui ai décoché un coup de poing facétieux sur le bras.
— Tu vas arrêter avec ça ?
— Non. Et toi, tu n’as toujours pas répondu à la question.
— Parce qu’elle est beaucoup trop vaste… Et parce que j’ai beaucoup trop bu.
— Je ne te laisserai pas t’en tirer avec des arguties dans le style : « J’avais forcé sur la bouteille, monsieur le juge ! » Exprimez-vous sans détour, miss Smythe. En quoi croyez-vous, nom d’un petit bonhomme ?
J’ai à peine réfléchi et la réponse est venue d’elle-même :
— La responsabilité.
— Plaît-il ? Vous pouvez répéter ?
— La responsabilité. Je crois à la responsabilité. C’est clair ?
— Ah, la responsabilité…
Il a souri.
— Admirable concept, en vérité. L’une des bases fondatrices de notre nation.
— Si on est patriote.
— Je le suis.
— Oui, j’avais remarqué… Et je le respecte, honnêtement. Mais bon, comment expliquer sans basculer dans les grands mots ? Cette responsabilité dont je parle, celle à laquelle je crois, elle se résume à être responsable devant soi-même, finalement. Voilà, je ne connais pas grand-chose de la vie, je n’ai pas voyagé ni rien fait de si intéressant, mais quand je regarde autour de moi, quand j’écoute les gens de ma génération, ce qui paraît surtout les préoccuper, c’est de se décharger des problèmes de l’existence sur les autres. On me dit qu’à vingt-trois ans il est bon de se marier, que de cette manière on n’a plus à se soucier de gagner son pain, ni de faire des choix personnels, ni même de se débrouiller pour occuper son temps. Or, moi je trouve l’idée de confier tout mon avenir à un seul être plutôt effrayante. Un autre peut se tromper autant que moi, non ? Et avoir les mêmes peurs que moi ? Et… Oh, mais je divague !
Jack a fait signe au barman de nous resservir.
— Mais non, au contraire. Continue.
— Je n’ai pas grand-chose à ajouter. Si : à partir du moment où l’on remet son bonheur entre les mains de qui que ce soit, on met en péril les chances mêmes d’être heureux. Parce que sa responsabilité personnelle n’entre plus dans l’équation. On dit à l’autre : « Fais-moi sentir que je suis quelqu’un de complet, de comblé, de nécessaire. » Mais pour cela on ne peut compter que sur soi-même, en réalité.
Il m’a regardée droit dans les yeux.
— Alors l’amour ne compte pas, dans cette équation ?
— L’amour… Ça ne devrait pas être une affaire de dépendance, l’amour. Pas de « qu’est-ce que je peux attendre de toi ? », ni de « tu as besoin de moi-j’ai besoin de toi ». L’amour, ce devrait être…
Je ne trouvais plus mes mots, soudain. Jack a entrelacé ses doigts avec les miens.
— … ce devrait être l’amour.
— Disons, oui… Embrasse-moi.
Il n’a pas perdu de temps.
— Bien, et maintenant tu dois me parler un peu de toi. À ton tour !
— Comme quoi ? Ma couleur préférée ? Mon signe astral ? Si je préfère Fitzgerald ou Hemingway ?
— Qui, alors ?
— Fitzgerald, de très loin.
— J’approuve. Mais pourquoi ?
— Oh, c’est un truc d’Irlandais…
— C’est toi qui te dérobes, maintenant.
— Que te dire d’autre ? Je suis un petit gars de Brooklyn. Ça résume à peu près tout.
— Il n’y a absolument rien d’autre que je doive savoir ?
— Je crois que non.
— Tes parents ne seraient pas très contents de t’entendre.
— Ils sont morts tous les deux.
— Oh, pardon !
— Pas de quoi. Ma mère est partie il y a douze ans. Je venais d’en avoir treize. Une embolie. Fulgurant. Affreux. Et c’était une sainte, oui… Mais c’était prévisible que je dise ça.
— Et ton père ?
— Il est mort quand j’étais en Europe. Il était flic et chercheur de noises professionnel. Il aimait se bagarrer avec tout le monde, notamment avec moi. Et boire, mais sec. Sa bouteille de whisky quotidienne, quoi. Suicide planifié. Il a eu ce qu’il voulait, finalement. Et moi aussi. Après une enfance à esquiver ses coups de ceinturon dès qu’il était paf… c’est-à-dire tout le temps.
— Ça devait être terrible.
— On ne va pas sortir les violons, quand même.
— Alors tu es seul au monde ?
— Non, j’ai une petite sœur, Meg. C’est elle, la grosse tête de la famille : en dernière année à Barnard, avec bourse honorifique et tout. Fichtrement impressionnant, pour une fille de rustauds irlandais.
— Tu as été à l’université, toi aussi ?
— Non, j’ai fait le Brooklyn Eagle, plutôt. Ils m’ont pris comme grouillot dès que j’ai terminé le collège. Et j’y étais journaliste à plein temps quand je me suis engagé. C’est grâce à ça que je me suis retrouvé à Stars and Stripes. Voilà, tout est dit.
— Oh, s’il te plaît ! Tu ne vas pas t’arrêter si vite ?
— Je n’ai rien de si passionnant…
— Tiens, je crois déceler un parfum de fausse modestie… qui ne m’impressionne pas. Tout le monde a une histoire à raconter. Même un petit gars de Brooklyn.
— Et si elle est longue ?
— Au contraire.
— Et s’il est question de la guerre ?
— Du moment qu’il est aussi question de toi…
Il a allumé posément une cigarette.
— Pendant les deux premières années du conflit, j’ai végété derrière un bureau au siège de Washington. Comme je les suppliais de m’envoyer sur le terrain, ils m’ont expédié à Londres… pour couvrir les activités du Commandement allié ! J’ai répété que je voulais aller sur le front mais on m’a dit que je devais attendre mon tour. Du coup, j’ai raté le Débarquement, la libération de Paris, la chute de Berlin, notre entrée en Italie, tous ces trucs balèzes qu’ils réservaient aux reporters plus gradés que moi, à partir de lieutenant. Tous des fils à papa qui sortaient des meilleures facs, soit dit en passant. Mais, à force de les tanner, ils ont fini par m’affecter à la VIIe armée, qui avançait alors sur Munich, et pour une expérience c’en était une… À peine arrivés là-bas, un bataillon a été envoyé dans un petit village à une dizaine de kilomètres de Munich et j’ai décidé d’y aller avec eux. Dachau, ça s’appelait. La mission était simple : libérer un pénitencier que les nazis avaient monté dans le coin. Le village était assez mignon, en soi. Pas trop touché par nos avions ni ceux de la RAF. Des maisons coquettes, des jardins bien tenus, des rues toutes propres… Et à côté, ce camp. Tu en as entendu parler, de Dachau ?
— Oui.
— Je t’assure qu’on n’a plus entendu un murmure dans les rangs dès que le bataillon a passé les portes. Ils s’attendaient à rencontrer une résistance de la part des gardiens mais ils s’étaient tous enfuis vingt minutes avant qu’on apparaisse. Et là, ce qu’ils… ce que « nous » avons vu… Il n’y a pas de mots pour ça. C’est au-delà de la description, et de la compréhension, et de la simple raison humaine. Tellement scandaleux, tellement épouvantable que ça en devenait irréel. Au point qu’en parler maintenant revient presque à le banaliser… Une heure après notre arrivée, le QG allié a donné l’ordre d’appréhender tous les résidents adultes de Dachau. Le commandant de l’opération, un certain Dupree, de La Nouvelle-Orléans, a chargé deux sergents d’organiser la rafle.
« C’était l’archétype de la grande gueule sudiste, ce Dupree. Il n’arrêtait pas de rappeler à nous autres Yankees qu’il sortait de l’Académie de la Citadelle, “le West Point des Confédérés”, et j’étais persuadé qu’il n’y avait pas plus dur à cuire que lui. Mais quand il est revenu de son tour d’inspection au camp il était livide. Et il avait du mal à parler. Enfin, il a dit aux sergents de prendre quatre hommes chacun, de frapper à toutes les portes et de regrouper dans la rue tous les habitants âgés de plus de seize ans. “Hommes et femmes, sans exception.” Ensuite, ils devaient les mettre en rang, en une seule file, et les conduire au camp. Comme un des sous-officiers levait la main, il lui a donné la parole d’un geste. “Et s’il y a des signes de résistance, mon commandant ? — Assurez-vous qu’il n’y en ait aucun, Davis. Par tous les moyens qui s’avéreraient nécessaires.”
« En fait, aucun de ces braves gens n’a bronché devant l’armée américaine. Quand nos hommes leur ont ordonné de quitter leur domicile, ils sont tous sortis avec les mains sur la tête. Certaines femmes avaient des enfants dans les bras et suppliaient nos gars dans une langue qu’ils ne comprenaient pas, mais il était clair qu’elles redoutaient le pire de notre part. Une des plus jeunes mères – elle devait avoir à peine dix-huit ans, avec un bébé minuscule serré contre elle – s’est jetée littéralement à mes pieds en hurlant, en sanglotant. J’avais beau lui répéter “On ne va rien vous faire, on ne va rien vous faire”, la peur l’avait rendue hystérique. Et comment le lui reprocher, d’ailleurs ? Au bout d’un moment, une femme plus âgée est sortie du rang, l’a relevée de force, l’a giflée et s’est mise à chuchoter frénétiquement dans son oreille. Ce qui a eu son effet puisque la petite a fini par réintégrer la file, toujours en pleurs mais silencieuse maintenant. Alors l’autre m’a jeté un regard craintif et elle a baissé la tête comme pour dire : “Elle s’est calmée, alors épargnez-nous, je vous en supplie !” Moi, j’avais envie de hurler : “Vous épargner ? On est américains, nous ! Pas des brutes ! Pas comme vous !” Mais je suis resté coi, je lui ai fait signe de se tenir tranquille et j’ai repris mon rôle d’observateur.
« Il a fallu près d’une heure pour tous les réunir dans la rue principale. Il devait y avoir quatre cents adultes dans cette colonne. Lorsqu’elle s’est ébranlée lentement, certains se sont mis à pleurer. Je suis sûr qu’ils s’attendaient à être abattus dès qu’ils arriveraient là-bas. Le trajet jusqu’au camp n’a pris que dix minutes. À peine plus d’un kilomètre. Dix minutes à pied séparaient ce joli petit village, où tout était si ridiculement propre et bien léché de l’horreur absolue. C’est ce qui rendait le camp encore plus incroyable et monstrueux : de savoir que la vie normale avait continué si près de ses barbelés…
« Quand nous avons atteint la porte principale, le commandant Dupree nous attendait. Le sergent Davis lui a demandé ses instructions pour les villageois. “Vous les faites marcher dans le camp, tout le camp. Ce sont les ordres exprès que nous avons reçus du QG. Il paraît qu’ils viennent d’Ike en personne. Ils doivent tout voir, tout. Ne leur épargnez rien. — Et après, mon commandant ? — Vous les laissez partir.”
« Les soldats ont suivi les instructions à la lettre. Ils ont escorté ces gens dans les moindres recoins de cette saleté de camp. Les baraquements aux sols couverts d’excréments. Les fours. Les tables de dissection. Les tas d’ossements et de crânes empilés devant le crématoire. Et pendant cette sinistre visite guidée, les survivants de Dachau, environ deux cents malheureux, sont restés en silence sur l’esplanade. On aurait dit des morts vivants tant ils étaient maigres. Mais aucun des villageois ne les a regardés directement. La plupart d’entre eux gardaient obstinément les yeux au sol. Et ils étaient aussi muets que les rescapés.
« Et puis l’un d’eux a craqué. Un type d’une cinquantaine d’années, bien nourri, bien habillé, chaussures cirées, montre en or au gousset. Le genre banquier. En une seconde, il a été secoué de sanglots violents. Sans laisser le temps à l’escorte de réagir, il a quitté la file et s’est dirigé en titubant vers Dupree. Deux de nos gars l’ont aussitôt couché en joue mais le commandant leur a fait signe de remettre leur arme en bandoulière. Le bonhomme est tombé à genoux devant lui en pleurant et en répétant la même phrase sans arrêt. En allemand, bien sûr, mais il l’a dite si souvent qu’elle est restée gravée dans ma mémoire : “Ich habe nichts davon gewußt… Ich habe nichts davon gewußt…” Dupree l’a observé un moment, réellement saisi, puis il a fait appeler l’interprète affecté à l’opération. Un garçon un peu dans la lune, très timide, au regard fuyant. Il est venu se placer près du commandant, et cette fois ses yeux étaient aimantés par le banquier effondré. “Garrison, qu’est-ce qu’il raconte, nom de nom ?”, a aboyé Dupree. L’autre n’avait presque plus de voix, de sorte que l’interprète a dû s’accroupir à côté de lui. Il s’est relevé au bout de quelques secondes. “Commandant, il dit : Je ne savais pas, je ne savais pas.” Dupree en est resté bouche bée. Soudain, il s’est penché, il a pris le gros bonhomme par les revers de son veston et l’a relevé jusqu’à ce qu’ils soient nez à nez. “Mon cul que tu ne savais pas !” Il lui a craché en pleine figure et l’a repoussé loin de lui.
« Le banquier a repris sa place. Pendant tout le reste de la visite, je l’ai surveillé du coin de l’œil. Pas une seule fois il n’a fait mine d’essuyer le crachat, et il continuait à marmonner son “Ich habe nichts davon gewußt…”. J’ai entendu un soldat qui disait à son passage : “Non, mais écoutez-moi ce foutu schleu ! Il a perdu la boule !” Moi, je ne pouvais m’empêcher de penser que ses balbutiements ressemblaient à un acte de contrition, ou à un Ave Maria, ou à n’importe quelle formule incantatoire que l’on se répète pour faire pénitence, exprimer un regret dévastateur, que sais-je… Et je me suis surpris à éprouver de la pitié pour lui. Dans sa dénégation, j’entendais : “Oui, je savais ce qui se passait dans ce camp, mais comme je ne pouvais rien y faire j’ai fermé les yeux. Et je me suis persuadé que la vie poursuivait son cours normal dans mon petit village…”
Jack a marqué une pause.
— Je te dirai quelque chose : je ne pense pas que je pourrai jamais oublier ce type bien nourri, bien habillé, avec son « Ich habe nichts davon gewußt ». Il demandait pardon, oui, et pour ça il invoquait l’argument le plus basique, le plus atrocement humain qu’on puisse avoir : nous tous, nous sommes prêts à faire n’importe quoi pour rester en vie.
Sa cigarette s’était éteinte depuis longtemps. Il a allumé une autre Chesterfield. Je l’ai laissé prendre une bouffée avant de la lui retirer des lèvres et de tirer moi aussi dessus, avidement.
— Tiens, j’ignorais que tu fumais.
— Je ne fume pas, je crapote. Surtout quand je suis d’humeur méditative.
— Et tu l’es, maintenant ?
— Tu m’as donné amplement de quoi…
Nous n’avons plus rien dit pendant un moment, nous contentant de nous repasser la cigarette. Et puis je lui ai posé la question qui accaparait mes pensées :
— Ce banquier allemand, tu lui as pardonné, toi ?
— Pardonné ? Jamais de la vie ! Qu’il soit rongé de remords, c’était bien mérité.
— Tu as dit que tu comprenais son dilemme, pourtant.
— Bien sûr. Mais de là à lui offrir l’absolution…
— Admettons que tu te sois trouvé à sa place. Tu es le directeur de la succursale bancaire, tu as une femme, des enfants, une bonne petite vie. Mais tu sais aussi qu’à un jet de pierre de ta jolie maison il y a un… abattoir, dans lequel des innocents, hommes, femmes et enfants, sont massacrés sans pitié parce que les autorités de ton pays se sont mis en tête qu’ils étaient des ennemis de l’État. Tu protesterais ou tu te conduirais comme lui, en gardant les yeux baissés, en faisant semblant de ne rien remarquer d’anormal ?
Jack a pris une dernière bouffée.
— Tu attends une réponse honnête ?
— Évidemment.
— Alors honnêtement je te réponds ceci : je ne sais pas ce que j’aurais fait.
— Pour être honnête, ça l’est…
— On n’arrête pas de parler de « bien se conduire », de vivre « selon ses principes », d’être  « fidèle à des idéaux communs ». Pour moi, ce n’est que du vent. Quand on se retrouve en première ligne, avec l’artillerie d’en face qui se déchaîne, la plupart d’entre nous se rendent compte qu’ils ne sont pas des héros. Et ils se terrent dans leur coin.
Je lui ai caressé la joue de toute ma main.
— Donc tu ne te considères pas comme un héros ?
— Oh non ! Comme un grand romantique.
Et sa bouche a fondu sur la mienne. Quand il s’est redressé, je l’ai attiré vers moi pour lui chuchoter :
— Partons d’ici.
Le voyant hésiter, j’ai continué :
— Il y a un problème ?
— Il faut que je mette une chose au clair. Je retourne à la base tout à l’heure, mais pour partir ailleurs.
— Et où vas-tu ?
— En Europe.
— En Europe ? Mais la guerre est finie ! Qu’est-ce que tu ferais là-bas ?
— Je me suis porté volontaire.
— Volontaire pour quoi ? Qu’est-ce que tu me racontes, enfin ?
— La guerre est terminée, d’accord, mais nous gardons une présence militaire considérable sur le continent. Nous les aidons à faire face à des tas de problèmes, les réfugiés, le rapatriement des prisonniers de guerre, désamorcer les milliers de bombes qui sont enfouies un peu partout… À Stars and Stripes, ils m’ont proposé de repartir pour couvrir toutes ces activités. Concrètement, pour moi, ça signifie une promotion immédiate au rang de lieutenant, sans parler d’une nouvelle affectation outre-mer. Donc…
— Et combien de temps elle va durer, cette nouvelle affectation ?
Il a détourné les yeux.
— Neuf mois.
Je me suis tue, mais neuf mois… cela me paraissait un siècle, soudain.
— Quand est-ce que tu as signé ? ai-je demandé calmement.
— Il y a deux jours.
Grand Dieu, non…
— C’est bien ma chance.
— La mienne aussi.
Il m’a embrassée à nouveau puis, presque timidement :
— Je ferais mieux de te dire au revoir, alors…
Mon cœur s’est arrêté une seconde, ou trois. Le temps d’un vertige devant la folie qui s’ouvrait devant moi. Quand il s’est remis à battre, il disait : C’est maintenant, c’est maintenant.
— Non. Pas d’au revoir. Pas tout de suite, au moins. Pas avant neuf heures zéro minute.
— Vrai ?
— Vrai.
De Sheridan Square, nous étions à deux pas de chez moi. Nous avons parcouru les rues désertes serrés l’un contre l’autre, sans un mot. Une fois à l’appartement, je ne lui ai pas proposé un dernier verre ou un café et il n’en a pas demandé, pas plus qu’il n’a observé les lieux, ni fait de commentaires admiratifs, ni tenté quelques banalités. Pour l’instant, nous n’avions rien de plus à nous dire. Nous étions trop occupés à nous déshabiller mutuellement.
Il ne m’a pas demandé si c’était la première fois. Il a été tendre, incroyablement, et passionné, et un peu maladroit… mais pas autant que moi, loin de là.
Après, je l’ai trouvé légèrement distant, presque timide. Comme s’il s’était trop exposé. J’étais étendue contre lui sur les draps en désordre, mes bras autour de son torse, mes lèvres contre sa nuque, quand j’ai rompu cette heure entière sans paroles :
— Je ne te laisserai jamais sortir de ce lit.
— C’est une promesse ?
— Non, pire. Un serment.
— Oh, là, c’est sérieux…
— L’amour est une chose sérieuse, Mr Malone.
Il s’est retourné pour me faire face.
— Dois-je le prendre pour une sorte de déclaration, miss Smythe ?
— Oui, Mr Malone. Une déclaration. Cartes sur table, comme on dit. Tu as peur ?
— Au contraire. C’est moi qui ne te laisserai pas sortir de ce lit.
— C’est une promesse ?
— Pour les quatre heures qui suivent, oui.
— Et après ?
— Après, je te l’ai dit. Je repasse sous l’autorité de l’armée américaine. Pour l’instant, c’est elle qui me dicte ma vie.
— Même ta vie amoureuse ?
— Non. C’est le seul terrain qu’ils ne contrôlent pas…
Un silence, à nouveau.
— Mais je vais revenir.
— Je le sais. Tu as survécu à la guerre donc tu survivras à la paix, là-bas. La question, c’est : est-ce que tu reviendras pour moi ?
Quelle idiotie ! J’ai cherché aussitôt à m’expliquer :
— Non mais écoute-moi ! On dirait que je réclame un titre de propriété sur toi, ce que je viens de dire. Je suis désolée. C’est d’une bêtise grave.
Il m’a serrée plus fort.
— Pas d’une bêtise grave, non. D’une bêtise formelle.
— Ne prends pas ça à la légère, petit gars de Brooklyn ! Je ne donne pas mon cœur si facilement.
— Ça, je n’en doute pas une seconde, a-t-il répliqué en couvrant mon visage de baisers. Et moi non plus, que tu le croies ou non.
— Il n’y a pas une fille en réserve, quelque part à Brooklyn ?
— Non. Juré.
— Ou quelque Fräulein qui t’attend à Munich ?
— Non plus.
— Oh, je suis certaine que tu vas trouver l’Europe très excitante…
Je me serais giflée de paraître aussi lourde. Jack s’est contenté de sourire et de murmurer :
— Sara…
— Je sais, je sais ! Mais c’est trop… injuste, que tu t’en ailles demain.
— Écoute, si je t’avais connue deux jours plus tôt, je n’aurais jamais signé pour ce…
— Mais on s’est connus tout à l’heure, pas il y a deux jours, et maintenant…
— C’est une affaire de neuf mois, pas plus. Le 1er septembre 46, je rentre au pays.
— Est-ce que tu chercheras à me revoir ?
— J’ai l’intention de t’écrire chaque jour de ces neuf mois, Sara.
— Ne sois pas si ambitieux. Un jour sur deux, c’est suffisant.
— Si je veux t’écrire tous les jours, je le ferai.
— Promis ?
— Promis. Et toi, tu seras là à mon retour ?
— Tu le sais très bien.
— Vous êtes merveilleuse, miss Smythe.
— Idem, Mr Malone.
Je l’ai fait s’étendre sur le dos et je suis montée sur lui. Cette fois nous avons été moins timides, moins maladroits. Carrément débridés. Et pourtant j’étais morte de peur. Je venais de tomber amoureuse d’un parfait inconnu qui s’apprêtait à disparaître de l’autre côté de l’océan pendant près d’un an. Et malgré tous mes efforts pour la surmonter, la souffrance serait inévitable.
Le jour s’est glissé à travers les rideaux. Huit heures moins vingt, indiquait le réveil. Instinctivement, mes bras se sont resserrés autour de lui.
— Je viens de prendre une décision.
— Laquelle ?
— Je te garde prisonnier pendant les neuf mois à venir.
— Très bien. Comme ça, quand tu me relâcheras, l’armée pourra me mettre au cachot pendant encore deux ans.
— Mais au moins je t’aurai eu pour moi pendant tout ce temps.
— Dans neuf mois, tu pourras m’avoir tout le temps que tu voudras.
— J’aimerais tant y croire…
— Crois-le.
Il s’est levé, il a ramassé son uniforme éparpillé par terre.
— Je ne suis pas en avance.
— Je t’accompagne aux docks.
— Tu n’as pas besoin de…
— Si, j’ai besoin. J’aurai une heure de plus avec toi.
Il s’est penché pour me prendre la main.
— C’est long, en métro. Et puis c’est Brooklyn, là-bas.
— Tu vaux peut-être que je me risque à Brooklyn.
Nous nous sommes habillés, j’ai posé ma petite cafetière sur le feu. Quand le liquide est monté dans le versoir en aluminium, j’ai servi deux tasses. Nous avons trinqué, sans rien dire. Le café était peu corsé, anémique. Il n’a pas fallu une minute pour le terminer. Jack m’a regardée.
— Il est temps.
Nous sommes sortis dans le matin de ce Thanksgiving 45. Froid, éclatant. Beaucoup trop lumineux pour deux amoureux qui n’avaient pas fermé l’œil de la nuit. Les paupières plissées, nous avons atteint la station de Sheridan Square. La rame pour Brooklyn était déserte. Nous avons bringuebalé jusqu’au bas de Manhattan, silencieux, collés l’un contre l’autre. Dans le tunnel sous la East River, je lui ai dit :
— Je n’ai pas ton adresse.
Il a sorti deux pochettes d’allumettes, m’en a tendu une en prenant un crayon dans la poche intérieure de sa veste d’uniforme. Il en a humecté le bout, a griffonné une adresse postale militaire sur sa pochette, me l’a donnée. J’ai fait de même en lui empruntant son crayon et il a aussitôt glissé les allumettes dans la poche de sa chemise, dont il a refermé soigneusement le rabat.
— Ne t’avise pas de les perdre, surtout.
— C’est ce que j’ai de plus précieux, maintenant. Et toi, Sara, tu m’écriras aussi ?
— Sans cesse.
La rame a poursuivi sa plongée dans les entrailles de Brooklyn. Quand elle s’est immobilisée bruyamment à Borough Hall, Jack a murmuré :
— On y est.
Nous avons resurgi dans la lumière automnale, juste à côté des docks. Une zone industrielle désolée avec une demi-douzaine de frégates et de transports de troupes amarrés à quai, tous peints en gris. Nous n’étions pas le seul couple à nous hâter vers l’entrée de la base. D’autres s’embrassaient sous un lampadaire, ou se juraient une dernière fois leur amour en chuchotant, ou se contentaient de rester les yeux dans les yeux.
— On dirait que nous avons de la compagnie, ai-je observé.
— C’est le problème de la vie de soldat. On n’est jamais tranquille.
Nous nous sommes arrêtés. Je l’ai regardé en face.
— Finissons-en ici, Jack.
— On dirait vraiment Barbara Stanwyck ! L’authentique dame de fer.
— Je crois que dans les films ils appellent ça « essayer d’être courageuse ».
— Et ce n’est jamais facile, hein ?
— Non. Alors embrasse-moi, et dis-moi que tu m’aimes.
Au moment où nous nous séparions, et alors que je lui avais murmuré la même chose, je l’ai rattrapé par les revers de sa veste.
— Un dernier point : ne t’amuse pas à me briser le cœur, Malone.
Je l’ai relâché.
— Et maintenant, grimpe sur ce bateau.
— À vos ordres, mon colonel.
Il est parti vers le portail, et moi je suis restée sur le trottoir, figée sur place, m’exhortant à rester stoïque… raisonnable. Quand l’homme de garde lui a ouvert le portillon, il a soudain pivoté sur ses talons et m’a crié :
— Le 1er septembre !
Je me suis mordu la lèvre pour contrôler ma voix.
— Oui, le 1er septembre… sans faute !
Il s’est mis au garde-à-vous, m’a adressé un salut réglementaire. J’ai réussi à sourire. Il a repris sa route vers la base.
Je l’ai regardé s’éloigner. J’étais paralysée mais je me sentais tomber, tomber en chute libre dans une cage d’ascenseur obscure. J’ai véritablement repris conscience de la réalité dans le métro du retour. L’une des femmes que j’avais vues devant l’entrée de la base était assise un peu plus loin dans le même wagon. Elle ne devait pas avoir plus de dix-huit ans. Dès que la rame a démarré, elle a éclaté en sanglots déchirants, convulsifs.
Pour moi, la fille de mon père, pleurer en public était une faiblesse inimaginable. Dans la famille Smythe, on souffrait en silence, qu’il s’agisse d’une déception, d’un deuil ou d’une migraine. C’était la règle. Laisser libre cours à sa peine n’était concevable que derrière une porte close.
Cette fois, j’ai pleuré, et pleuré, et pleuré. Sans arrêter une seconde de me traiter d’idiote.