« Ils », c’était la chaîne. La NBC. La
veille, l’après-midi, un de leurs directeurs administratifs, un
certain Ira Ross, avait téléphoné à Eric, qui se trouvait dans son
bureau au trente-deuxième étage du Rockefeller Center. Avait-il un
moment pour le rencontrer, lui et l’un de ses collègues ? Eric
avait suggéré d’attendre jusqu’au lendemain car il était en plein
bouclage du programme de la semaine suivante pour le Marty Manning Show. « Désolé », avait
rétorqué Ross. « C’est tout de suite que nous devons vous
voir. »
— « Nous » ! a fulminé Eric. Dès
que ce salaud a dit « nous », j’ai compris que j’étais
fichu.
Il a pris une gorgée du café que je lui avais
préparé et m’a demandé si j’avais du whisky chez moi.
— Il est six heures du matin, Eric !
— Je sais quelle heure il est. Mais ce café est un
peu faible, un doigt de scotch ne serait pas de trop pour le
corser.
Puis, comme j’hésitais :
— Allez,
S ! Ce n’est pas le moment de se lancer dans une polémique sur
les vertus et les dangers de l’alcool au petit matin !
Je me suis levée pour aller chercher une bouteille
dans un placard. Du Hiram Walker.
— C’est du bourbon, je te préviens. Jack ne boit
pas de scotch.
— Je me fiche de ce que c’est, du moment que ça
dépasse les quarante degrés.
Il s’est versé une copieuse rasade dans sa tasse
et s’est remis à la siroter, avec une petite grimace quand le
whisky est passé dans sa gorge.
— Ah, c’est mieux… Donc je suis monté chez ce
Ross, au quarante-troisième. Il faut que je te dise qu’il a un
surnom dans la boîte : Himmler. Parce qu’il extermine tous
ceux dont la direction veut se débarrasser. Sa secrétaire est
devenue blanche comme un linge quand elle m’a vu, ce qui signifiait
sans hésitation possible que j’étais dans le caca. Au lieu de me
faire entrer dans son bureau, elle m’a conduit à une salle de
réunion plus loin dans le couloir. Il y avait cinq types installés
autour de la table. Ils m’ont regardé entrer comme si j’étais un
condamné à mort qui se présente devant la commission de la dernière
chance. C’était tellement pesant, ce silence, que j’ai essayé de
détendre l’atmosphère en plaisantant un peu. Ton idiot de frère
égal à lui-même… « Quoi, tout ça pour moi ? », j’ai
lancé. Ce qui n’a fait rire personne. Ross s’est levé. Un vrai
colin mayonnaise, ce bonhomme. Genre expert-comptable avec des
lunettes-hublots et des cheveux gras. L’ancien souffre-douleur à
l’école qui prend sa revanche et se délecte du peu de pouvoir qu’il
a sur les autres. Surtout à un moment pareil, imagine !
Présider une séance d’interrogatoire sur les « activités antiaméricaines » d’un
clampin au quarante-troisième étage du Rockefeller Center.
« Bon. Il m’a présenté tout ce monde. Bert
Schmidt, le patron du département Variétés et comédies de la
chaîne. Deux gars du service juridique, Golden et Frankel. Et puis
l’agent Brad Sweet du FBI, excusez du peu ! La gueule de
l’emploi, c’est sûr ! Une grosse figure rougeaude de péquenot,
avec la boule à zéro et un cou de taureau. Je suis sûr qu’il était
capitaine de l’équipe de football dans son collège du Nebraska,
qu’il a épousé la fille qui était sa cavalière au bal de fin
d’année et qu’il rêvait depuis toujours de travailler pour
Mr Hoover, histoire de défendre sa maman et le drapeau
américain contre les dangereux subversifs dans mon genre. Tu vois
le tableau ?
— Oui, je vois, ai-je répondu en ajoutant quelques
gouttes de bourbon à mon café.
— Tiens, tu bois aussi ?
— Je crois que j’en ai besoin, oui.
— Ross m’a montré une chaise du doigt. En
m’asseyant, j’ai remarqué un dossier bien épais que l’agent Sweet
avait devant lui, avec mon nom en gros dessus. J’ai lancé un coup
d’œil aux deux avocaillons. Ils avaient tous mes contrats de
travail étalés en face d’eux. J’ai essayé de croiser le regard de
Bert Schmidt, qui a toujours été mon allié à NBC. Il avait l’air
mort de trouille… Enfin, en bon inquisiteur, Ross a démarré avec la
question classique : « Je suis sûr que vous savez
pourquoi vous êtes ici ? — Non, je lui ai répondu, mais
puisque je vois deux avocats, j’ai dû commettre quelque infamie.
Attendez voir… J’ai fauché deux ou trois bons mots à Ernie Kovaks
et maintenant il y a une plainte pour plagiat contre
moi ! » Là encore, aucun succès. À la place, Ross a
pris un air pincé et m’a
demandé de témoigner un peu plus de respect à cette digne
assistance. Et moi : « Je ne voulais pas manquer de
respect à quiconque. Je me demande juste ce que je fabrique ici. Ce
que j’ai fait de mal. »
« Là, le Brad Sweet m’a fusillé d’un regard
“patriote outragé” avant de lâcher ce à quoi je m’attendais depuis
le début : “Êtes-vous ou avez-vous été membre du parti
communiste, Mr Smythe ?”
« J’ai dit non sans réfléchir une seconde. Il
a réprimé un mauvais sourire en ouvrant ce dossier impressionnant
qu’il avait. “Vous mentez, Mr Smythe. Si vous étiez devant une
cour, vous pourriez être inculpé pour outrage à magistrat.” J’ai
répliqué du tac au tac : “Mais ce n’est pas une cour, c’est un
simulacre de tribunal !” Là, Ross est devenu furieux.
“Attention, la grande gueule ! a-t-il sifflé entre ses dents.
Ou bien vous répondez, ou bien on va…” Un des avocats a posé la
main sur son bras, comme pour le calmer, et puis il a pris une voix
doucereuse pour me dire que j’avais entièrement raison, que nous
n’étions pas devant un tribunal, ni même devant une commission
d’enquête, mais dans “une réunion convoquée pour votre propre
intérêt”, sic. “Oh, alors on est tous
des amis, ici ? ai-je persiflé en regardant Schmidt avec
insistance. Eh bien, je ne savais pas que j’avais des amis si haut
placés…” Comme Ross s’énervait encore, Schmidt a voulu jouer le
rôle du gentil flic : “S’il vous plaît, Eric. Essayez de
coopérer un peu !” J’ai dit d’accord et l’agent Sweet a
indiqué son dossier.
« “Je répète, Mr Smythe, que nous avons
ici des preuves qui démentent votre dénégation. Nous croyons savoir
que vous avez intégré le parti communiste en mars 1936 et que vous
avez appartenu à l’une de ses cellules new-yorkaises pendant cinq ans puisque vous
ne l’avez quitté qu’en 1941.” J’ai dit que oui, en effet, dans ma
jeunesse et pendant une courte période… Mais il a insisté :
“Pourquoi m’avez-vous répondu de façon mensongère à ce sujet il y a
un instant ? — Vous, vous reconnaîtriez facilement une
bêtise qui remonte à des années ? — Non, bien sûr. Mais
si je devais répondre à un représentant des autorités fédérales des
États-Unis, je dirais la vérité. Une erreur de jeunesse, ce n’est
pas grave, à condition de vouloir sincèrement la racheter par sa
conduite.” L’autre avocat, Golden, m’a demandé d’un ton
patelin : “Et qu’est-ce qui vous a amené à quitter le Parti,
Eric ?” Je lui ai dit que j’avais cessé de croire à la
doctrine qu’ils enseignaient, qu’ils faisaient fausse route sur
plein de questions idéologiques, et aussi que j’avais commencé à
accorder du crédit à toutes ces rumeurs sur la terreur que Staline
faisait régner en Russie. “Bref, vous avez compris que le
communisme était une impasse”, a résumé ce cher maître Golden. Ce
n’était pas une question, plutôt un constat. Bert Schmidt m’a lancé
un regard suppliant, du genre : “Réfléchis à ce que tu dis,
là !” “Exactement, j’ai dit. Une dangereuse impasse.”
« Ce devait être la bonne réponse puisque
tout le monde s’est détendu d’un coup, même si Ross a eu l’air déçu
que j’arrête de jouer les témoins récalcitrants. Il aurait
évidemment préféré me braquer une lampe dans la figure et me tirer
la vérité en me martelant la tête avec un annuaire téléphonique. Et
là, au contraire, ce n’était qu’amabilités… Enfin, pendant un
moment. L’agent Sweet a repris d’un ton dégagé : “Et donc,
compte tenu de cet admirable revirement à propos du communisme,
vous considérez-vous comme un authentique patriote
américain ?” Cette stupidité-là, je l’attendais aussi. J’ai donc répondu que j’aimais
mon pays plus encore que la vie, ou une crétinerie approchante. Il
a paru très satisfait et il a continué : “Donc vous êtes prêt
à coopérer ? — Coopérer ? Qu’est-ce que vous voulez
dire ? — Je veux dire nous aider à infiltrer les réseaux
communistes qui menacent la stabilité même des États-Unis.
— Ah, je n’étais pas au courant de cette menace”, j’ai dit. Et
lui : “Elle est pourtant sérieuse, terriblement sérieuse,
Mr Smythe. Mais grâce à la collaboration d’anciens militants
tels que vous, nous serons en mesure de pénétrer jusqu’à son cœur
et de démasquer les véritables meneurs.”
« Je t’assure, S, à cet instant, j’ai failli
tout envoyer bouler. Lui dire qu’il me faisait penser à une
mauvaise caricature, qu’il rêvait debout, etc. J’ai voulu me
montrer apaisant, rationnel : “Écoutez, plein de gens ont
rejoint le Parti dans les années trente parce que c’était une mode,
une pose.” Et là, nous nous sommes lancés dans un échange grotesque
sur les mérites du système démocratique américain, l’idéal des
Pères fondateurs, etc. Je lui ai sorti que nos illustres
prédécesseurs seraient sans doute atterrés de voir un citoyen de ce
pays interrogé sur sa loyauté envers son drapeau. Il a
explosé : “Ce n’est pas un interrogatoire !” avec un
grand coup de poing sur la table. Une nouvelle fois, Frankel l’a
rappelé à la modération puis il a glissé : “Je pense que
l’agent Sweet, comme toutes les personnes ici présentes, cherche
seulement à établir si vous êtes encore lié au Parti ou non,
Eric.”
« J’ai contre-attaqué : “Et cet énorme
dossier, là, ne prouve-t-il pas que j’en suis sorti il y a plus de
dix ans ?” À quoi Sweet a répondu que ce pouvait être un
stratagème, que je pouvais très bien être l’un de leurs agents me
faisant passer pour un communiste repenti. Je n’en croyais pas mes oreilles ! J’ai répété
que je n’avais plus rien à voir avec cette organisation, que je
maudissais le jour où j’avais pris ma carte. “Bon sang, j’écris des
blagues pour Marty Manning ! me suis-je exclamé. Depuis quand
un écrivain comique est une menace pour la sûreté nationale ?”
Mais Sweet a alors annoncé qu’il avait des preuves selon lesquelles
j’avais fréquenté de nombreux communistes au cours des dix
dernières années. Il s’est mis à citer des noms, plein de noms.
Pour l’essentiel, d’autres auteurs dramatiques avec lesquels
j’avais eu de vagues relations professionnelles. Quand j’ai observé
qu’ils appartenaient à ma génération, qu’ils avaient donc eu le
même engouement passager pour cet idéal, tu sais ce qu’il m’a
répondu ? “J’ai un frère de votre âge, Mr Smythe, et il
n’a jamais été au Parti” !
« Là encore, je me suis retenu de lui
répondre que c’était probablement parce que son frérot devait être
un brave plouc du Midwest et non un rat de bibliothèque de la côte
Est qui avait été assez bête pour lire Marx et croire un instant à
ses élucubrations prolétariennes. Et à nouveau Golden a fait
semblant de vouloir me tirer d’affaire : “Je suis persuadé que
tout le monde ici est satisfait par la manière dont vous avez
reconnu votre erreur. Comme l’a souligné l’agent Sweet, il nous
arrive à tous de nous tromper, surtout dans notre jeunesse. Mais si
je vous crois lorsque vous nous assurez que vous n’avez plus eu de
contacts avec le Parti depuis 1941, vous comprendrez aisément qu’il
serait nécessaire d’apporter des preuves substantielles pour
établir ce fait.” Je savais ce qui allait suivre et pourtant j’ai
voulu espérer jusqu’au bout que je serais capable de m’y dérober.
C’est Golden qui m’a mis au pied du mur : “Tout ce que l’agent
Sweet veut connaître, Eric,
c’est le nom de ceux qui vous ont fait entrer au Parti et de ceux
parmi eux qui sont encore des militants actifs.” Et le type du FBI,
avec sa subtilité coutumière, de préciser que ce serait ma manière
de prouver que je n’avais plus rien à voir avec le Parti… et la
sincérité de mes convictions patriotiques !
« “Parce que dénoncer des innocents est un
acte de patriotisme ?” ai-je voulu argumenter. “Il n’y a pas
de communistes innocents !” a beuglé Ross. “Ceux que j’ai
connus un temps l’étaient, en tout cas.” Sweet m’attendait au
tournant : “Donc vous reconnaissez connaître des
communistes ?” Et Frankel de reprendre l’antienne : “On
vous demande seulement quelques noms, et s’ils sont aussi innocents
que vous le dites il ne leur arrivera rien… — Sauf s’ils
refusent de donner des noms à leur tour, évidemment ! C’est
bien cela que vous cherchez, jouer sur la lâcheté des gens pour
essayer de les prendre à je ne sais quel piège ?” Ils m’ont
encore harcelé, jusqu’à ce que je lance : “Et si je dis
non ? — Alors vous pouvez renoncer à votre travail, a
répliqué Ross. Non seulement ici, à NBC, mais dans n’importe quelle
station, n’importe quel studio, n’importe quelle agence, n’importe
quel établissement scolaire. Vous serez grillé partout. J’y
veillerai personnellement.”
« Brusquement, Schmidt a retrouvé sa langue
pour me dire tout le bien qu’il pensait de moi, la carrière qu’il
me voyait, que c’était, certes, déplaisant mais que si je n’aidais
pas à récolter ces informations d’autres le feraient à ma place et
garderaient leur poste, que personne n’apprendrait jamais que
j’avais coopéré avec le FBI… “Absolument, a confirmé Sweet. Votre
déclaration signée sera classée confidentielle, avec accès limité à
nos services et à quelques enquêteurs de la Commission sénatoriale sur les activités
antiaméricaines.” J’ai voulu le prendre au mot : “Donc moi non
plus, je ne saurai jamais qui m’a balancé au FBI ?
— Personne ne vous a balancé, Mr Smythe. Il y a
simplement eu des gens pour se conduire en authentiques Américains.
Nous ne vous demandons rien d’autre que d’en faire autant.”
« Quand j’ai remarqué que j’étais sous
contrat, qu’on ne pouvait pas me jeter à la rue, les deux avocats
ont fait mine de consulter leur paperasse et puis Frankel a cité la
clause 21 (a) de mon contrat, à propos du licenciement
autorisé dans le cas de comportement contraire à la morale !
“Absurde !”, ai-je crié, et lui : “Ce serait à un
tribunal d’en décider, Eric, et je ne veux surtout pas paraître
menaçant mais nos moyens sont infiniment plus étendus que les
vôtres. Cela prendrait des années, pendant lesquelles vous seriez
devenu inemployable, ainsi que l’a indiqué Mr Ross.” Kafka au
Rockefeller Center ! J’ai préféré gagner du temps, annoncer
que j’allais réfléchir. Grand seigneur, Sweet m’a accordé
soixante-douze heures tout en soulignant qu’un refus de ma part
signifierait non seulement mon licenciement de la NBC mais aussi
une convocation devant la Commission, avec peine de prison à la clé
si je n’y répondais pas ou si je me dérobais à leurs
questions.
« Et puis il a sorti sa carte maîtresse,
celle qu’il avait gardée dans sa manche tout ce temps. Une photo de
Ronnie. Elle était dans le dossier. J’ai dû cacher mes mains sous
la table pour qu’ils ne voient pas comment elles s’étaient mises à
trembler… “Vous connaissez cet homme ? — Oui.
— À quel point ? — C’est un ami. — Quel
genre d’ami ?”… Oh, tu aurais dû voir son air outragé !
Comme s’il avait à la fois
Sodome et Gomorrhe devant lui. J’ai cherché des yeux une aide chez
Bert Schmidt mais à nouveau il m’a lancé un de ces regards
désespérés… Sweet a répété sa question, j’ai soufflé : “Un
ami, c’est tout.” Il a pris son temps pour sortir une chemise de
mon fichu dossier et il s’est mis à lire : “Ronald Garcia,
31 ans, né dans le Bronx. Profession musicien. Casier
judiciaire vierge. Adresse actuelle : Hampshire House,
appartement 508, 150 Central Park South, New York… C’est
aussi la vôtre, non, Mr Smythe ? Oui ? Donc il vit
avec vous ? — Je répète que nous sommes amis. Nous nous
sommes connus dans un cadre professionnel, Ronald devait changer de
domicile, ses finances n’étaient pas au plus haut et je lui ai
proposé un toit le temps qu’il se remette à flot. — Et où
dort-il, sous ce toit ? — Sur le canapé. Un de ces
machins qui se transforment en lit…” Il a examiné ses papiers un
moment. “Oui… Selon deux femmes d’étage de la résidence où vous
habitez, interrogées par nos soins, ce canapé n’a jamais été
utilisé. L’une et l’autre ont certifié avoir remarqué sur votre
table de nuit des effets personnels appartenant à Mr Garcia,
et ses articles de toilette dans votre salle de bains. Plus encore,
elles ont constaté que, euh… que l’état de votre literie prouvait
indubitablement que deux personnes partageaient ce lit et, hum, s’y
livraient à des…” C’est Frankel qui l’a arrêté : “J’ai
l’impression qu’il est inutile d’aller plus loin, agent Sweet.
Mr Smythe a compris, ce me semble.”
« Je me suis pris la tête dans les mains.
J’étais au bord de la nausée. J’étais piégé et ils le savaient, ces
ordures ! Soudain, j’ai entendu Schmidt me murmurer à
l’oreille : “Venez, Eric, allons prendre un café.” Il m’a aidé
à me relever. J’étais à peine capable de tenir debout, et surtout pas de supporter la vue de
l’un ou l’autre de ces chacals. Quand je suis sorti, Sweet a lancé
dans mon dos : “Soixante-douze heures, Mr Smythe !
Pas une de plus ! Et j’espère que vous allez faire le bon
choix.”
« On est descendus, on a pris un taxi. Bert a
donné au chauffeur l’adresse du Carnegie Deli, 56e Rue, et quand je lui ai dit que je n’avais
certainement pas faim il m’a répondu qu’il voulait seulement mettre
de la distance entre cette maison de fous et nous. Une fois
installés là-bas, il m’a certifié qu’il était écœuré, désolé…
“Qu’est-ce que vous leur avez raconté sur moi, Bert ?
— Moi ? Ils ne m’ont pas interrogé. — Bien sûr que
si ! Je vous ai entendu vous vanter plus d’une fois du bon
vieux temps avec Clifford Odets et Harold Clurman et le Group
Theater… Un vivier de subversifs, non ? — Contrairement à
vous, je n’ai jamais été assez bête pour entrer au Parti.
— Oui, mais vous y connaissiez plein de monde. Et vous aussi
on vous a forcé à donner des noms, je parie. — Pour rien au
monde ! — Vous vous fichez de moi, Bert. Vous avez deux
divorces derrière vous, trois gosses en école privée. Vous
n’arrêtez pas de chialer qu’il ne vous reste même pas de quoi payer
ces starlettes que vous rêvez de vous taper… — Moins fort,
merde ! — Ils sont en train de me démolir et vous voulez
que je chuchote ?”
« Là, il a reconnu que c’était monstrueux,
oui, mais qu’il n’avait aucun pouvoir sur eux. “Pas plus que
quiconque. Ils ont leurs propres règles. — Et ils piétinent la
Constitution, Bert ! — Possible, oui. Mais tout le monde
a bien trop la trouille pour le leur dire. — Vous devez être
franc avec moi : c’est vous qui leur avez donné mon nom ?
— Sur ma tête, sur celle de mes enfants, Eric, je jure que ce n’est pas moi.
— Mais vous avez coopéré ?” À force de le presser,
j’ai appris qu’il leur avait refilé “deux, trois, peut-être quatre
noms”. Des gens sur lesquels ils voulaient enquêter de toute façon,
d’après lui. Quand il a vu que je ne répondais rien, que je ne lui
accordais pas l’absolution, il s’est mis en colère : “Vous me
faites rire, avec votre silence méprisant ! Je n’avais pas le
choix, aucun choix ! J’ai des bouches à nourrir, des
responsabilités à assumer ! Si j’avais refusé… — Vous
auriez tout perdu, je sais. Et maintenant, si les gens que vous
leur avez donnés refusent de parler, ils sont fichus. C’est ce
qu’on appelle s’en tirer sur le dos des autres, non ?
— D’accord, d’accord, vous voulez le putain d’Oscar du plus
noble cœur ?”
« Quand je lui ai rétorqué que la NBC allait
me virer de toute façon, puisqu’ils connaissaient désormais tous
mes vilains petits secrets, il m’a dit que les deux avocats
l’avaient assuré du contraire : “Si vous aidez le FBI, ils
garantissent que la direction fermera les yeux sur votre, euh…
votre vie domestique. — Vous avez vu ça par écrit ?
— Bien sûr que non ! Ils ne vont pas prendre ce risque
alors qu’ils ont toutes les cartes en main ! Mais je sais,
Eric, je sais qu’ils ne vont pas vous vider s’il n’y a pas
d’esclandre avec le FBI. Je l’ai dit tout à l’heure, personne n’a
envie de vous perdre. Vous comptez beaucoup pour la chaîne. Et moi,
sur un plan personnel, j’espère que je peux toujours vous
considérer comme un ami ?” C’est là que je me suis levé et que
je suis parti. Il devait être… cinq heures du soir, hier. Et depuis
j’ai marché, marché…
Je lui ai versé une autre rasade de bourbon.
— Non, j’ai erré sans but. À la fin, j’ai
échoué dans un cinéma de nuit sur la 42e Rue. Et j’ai essayé de tout oublier.
— Et Ronnie, où est-il ?
— Atlantic City, avec une partie de l’orchestre.
Ils accompagnent Rosemary Clooney en concert là-bas. J’ai failli
l’appeler à son hôtel mais je n’ai pas voulu l’inquiéter. Il sera
toujours bien assez tôt pour ça… Et puis je ne supporte pas l’idée
de revoir cet appartement, maintenant que ces salauds sont allés
jusqu’à interroger des femmes de ménage à propos de…
Il a vidé sa tasse d’un coup.
— Franchement, S ? Je suis si dangereux que
ça ? Je suis un ennemi public au point d’obliger des bonnes à
leur raconter qui dort dans mon lit ?
— Je n’arrive pas à y croire, moi non plus.
— Oh, il le faut, S, il le faut ! Parce
qu’ils iront jusqu’au bout, eux ! Ou on se plie à leur
démence, ou c’est le suicide professionnel.
— Tu devrais prendre un avocat.
— Pour quoi faire ? Qu’est-ce qu’une de ces
fines mouches surpayées pourrait me dire que je ne sais déjà ?
Mais même si par extraordinaire l’un d’eux arrivait à persuader le
Bureau de me laisser en paix, ils n’auraient de cesse de pousser
mon employeur à me rayer des cadres pour « immoralité ».
Et dès que ma vie privée sera exposée aux yeux de tous je peux dire
adieu à ma carrière. Liquidé !
— Il faut que tu saches qui t’a dénoncé.
— À quoi bon ?
— Tu pourrais peut-être le forcer à se rétracter,
éthiquement parlant…
—
Éthiquement parlant ! Oh, tu es un esprit supérieur, S, mais
tu parles comme une enfant de cinq ans. Il n’y a aucune éthique en
question, ma belle, aucune ! Désormais, c’est chacun pour soi,
et c’est pourquoi McCarthy et ses sbires jouent sur du velours. Ils
spéculent sur la peur panique que n’importe quel adulte éprouve
lorsqu’il est menacé de perdre tout ce qu’il a gagné si durement.
Bert Schmidt a raison, tu sais : entre perdre ses amis et
perdre son gagne-pain, le choix est simple, hélas.
— Alors, tu vas accepter ?
Il s’est raidi, brusquement.
— Ne me regarde pas de cette manière !
— Je ne te regarde d’aucune manière, Eric. Je te
pose une question, c’est tout.
— Eh bien… je ne sais pas. J’ai encore deux jours
et demi pour décider, non ? Et je n’ai plus rien sur mon
compte en banque, aussi.
— Quoi, plus rien ? Voyons, tu as gagné plus
de soixante mille dollars l’an dernier !
— Oui. Et j’ai dépensé plus que ça.
— Comment, Eric ? Comment ?
— Oh, c’est très facile. Tellement facile que j’ai
même des dettes, figure-toi !
— Des dettes ? Combien ?
— Je n’en sais rien ! Sept mille, peut-être
huit…
— Seigneur !
— Exactement : Seigneur ! Tu comprends
mon problème, maintenant. Si je les envoie paître, non seulement je
suis étiqueté bolchevik et déviant mais la NBC me coupe les vivres.
Banqueroute sur toute la ligne.
— Qu’est-ce que tu vas faire, alors ?
— Franchement ?
— Oui, franchement !
— Franchement, Eric… Je ne sais pas.