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« Ils », c’était la chaîne. La NBC. La veille, l’après-midi, un de leurs directeurs administratifs, un certain Ira Ross, avait téléphoné à Eric, qui se trouvait dans son bureau au trente-deuxième étage du Rockefeller Center. Avait-il un moment pour le rencontrer, lui et l’un de ses collègues ? Eric avait suggéré d’attendre jusqu’au lendemain car il était en plein bouclage du programme de la semaine suivante pour le Marty Manning Show. « Désolé », avait rétorqué Ross. « C’est tout de suite que nous devons vous voir. »
— « Nous » ! a fulminé Eric. Dès que ce salaud a dit « nous », j’ai compris que j’étais fichu.
Il a pris une gorgée du café que je lui avais préparé et m’a demandé si j’avais du whisky chez moi.
— Il est six heures du matin, Eric !
— Je sais quelle heure il est. Mais ce café est un peu faible, un doigt de scotch ne serait pas de trop pour le corser.
Puis, comme j’hésitais :
— Allez, S ! Ce n’est pas le moment de se lancer dans une polémique sur les vertus et les dangers de l’alcool au petit matin !
Je me suis levée pour aller chercher une bouteille dans un placard. Du Hiram Walker.
— C’est du bourbon, je te préviens. Jack ne boit pas de scotch.
— Je me fiche de ce que c’est, du moment que ça dépasse les quarante degrés.
Il s’est versé une copieuse rasade dans sa tasse et s’est remis à la siroter, avec une petite grimace quand le whisky est passé dans sa gorge.
— Ah, c’est mieux… Donc je suis monté chez ce Ross, au quarante-troisième. Il faut que je te dise qu’il a un surnom dans la boîte : Himmler. Parce qu’il extermine tous ceux dont la direction veut se débarrasser. Sa secrétaire est devenue blanche comme un linge quand elle m’a vu, ce qui signifiait sans hésitation possible que j’étais dans le caca. Au lieu de me faire entrer dans son bureau, elle m’a conduit à une salle de réunion plus loin dans le couloir. Il y avait cinq types installés autour de la table. Ils m’ont regardé entrer comme si j’étais un condamné à mort qui se présente devant la commission de la dernière chance. C’était tellement pesant, ce silence, que j’ai essayé de détendre l’atmosphère en plaisantant un peu. Ton idiot de frère égal à lui-même… « Quoi, tout ça pour moi ? », j’ai lancé. Ce qui n’a fait rire personne. Ross s’est levé. Un vrai colin mayonnaise, ce bonhomme. Genre expert-comptable avec des lunettes-hublots et des cheveux gras. L’ancien souffre-douleur à l’école qui prend sa revanche et se délecte du peu de pouvoir qu’il a sur les autres. Surtout à un moment pareil, imagine ! Présider une séance d’interrogatoire sur les  « activités antiaméricaines » d’un clampin au quarante-troisième étage du Rockefeller Center.
« Bon. Il m’a présenté tout ce monde. Bert Schmidt, le patron du département Variétés et comédies de la chaîne. Deux gars du service juridique, Golden et Frankel. Et puis l’agent Brad Sweet du FBI, excusez du peu ! La gueule de l’emploi, c’est sûr ! Une grosse figure rougeaude de péquenot, avec la boule à zéro et un cou de taureau. Je suis sûr qu’il était capitaine de l’équipe de football dans son collège du Nebraska, qu’il a épousé la fille qui était sa cavalière au bal de fin d’année et qu’il rêvait depuis toujours de travailler pour Mr Hoover, histoire de défendre sa maman et le drapeau américain contre les dangereux subversifs dans mon genre. Tu vois le tableau ?
— Oui, je vois, ai-je répondu en ajoutant quelques gouttes de bourbon à mon café.
— Tiens, tu bois aussi ?
— Je crois que j’en ai besoin, oui.
— Ross m’a montré une chaise du doigt. En m’asseyant, j’ai remarqué un dossier bien épais que l’agent Sweet avait devant lui, avec mon nom en gros dessus. J’ai lancé un coup d’œil aux deux avocaillons. Ils avaient tous mes contrats de travail étalés en face d’eux. J’ai essayé de croiser le regard de Bert Schmidt, qui a toujours été mon allié à NBC. Il avait l’air mort de trouille… Enfin, en bon inquisiteur, Ross a démarré avec la question classique : « Je suis sûr que vous savez pourquoi vous êtes ici ? — Non, je lui ai répondu, mais puisque je vois deux avocats, j’ai dû commettre quelque infamie. Attendez voir… J’ai fauché deux ou trois bons mots à Ernie Kovaks et maintenant il y a une plainte pour plagiat contre moi ! » Là encore, aucun succès. À la place, Ross a pris un air pincé et m’a demandé de témoigner un peu plus de respect à cette digne assistance. Et moi : « Je ne voulais pas manquer de respect à quiconque. Je me demande juste ce que je fabrique ici. Ce que j’ai fait de mal. »
« Là, le Brad Sweet m’a fusillé d’un regard “patriote outragé” avant de lâcher ce à quoi je m’attendais depuis le début : “Êtes-vous ou avez-vous été membre du parti communiste, Mr Smythe ?”
« J’ai dit non sans réfléchir une seconde. Il a réprimé un mauvais sourire en ouvrant ce dossier impressionnant qu’il avait. “Vous mentez, Mr Smythe. Si vous étiez devant une cour, vous pourriez être inculpé pour outrage à magistrat.” J’ai répliqué du tac au tac : “Mais ce n’est pas une cour, c’est un simulacre de tribunal !” Là, Ross est devenu furieux. “Attention, la grande gueule ! a-t-il sifflé entre ses dents. Ou bien vous répondez, ou bien on va…” Un des avocats a posé la main sur son bras, comme pour le calmer, et puis il a pris une voix doucereuse pour me dire que j’avais entièrement raison, que nous n’étions pas devant un tribunal, ni même devant une commission d’enquête, mais dans “une réunion convoquée pour votre propre intérêt”, sic. “Oh, alors on est tous des amis, ici ? ai-je persiflé en regardant Schmidt avec insistance. Eh bien, je ne savais pas que j’avais des amis si haut placés…” Comme Ross s’énervait encore, Schmidt a voulu jouer le rôle du gentil flic : “S’il vous plaît, Eric. Essayez de coopérer un peu !” J’ai dit d’accord et l’agent Sweet a indiqué son dossier.
« “Je répète, Mr Smythe, que nous avons ici des preuves qui démentent votre dénégation. Nous croyons savoir que vous avez intégré le parti communiste en mars 1936 et que vous avez appartenu à l’une de ses cellules new-yorkaises pendant cinq ans puisque vous ne l’avez quitté qu’en 1941.” J’ai dit que oui, en effet, dans ma jeunesse et pendant une courte période… Mais il a insisté : “Pourquoi m’avez-vous répondu de façon mensongère à ce sujet il y a un instant ? — Vous, vous reconnaîtriez facilement une bêtise qui remonte à des années ? — Non, bien sûr. Mais si je devais répondre à un représentant des autorités fédérales des États-Unis, je dirais la vérité. Une erreur de jeunesse, ce n’est pas grave, à condition de vouloir sincèrement la racheter par sa conduite.” L’autre avocat, Golden, m’a demandé d’un ton patelin : “Et qu’est-ce qui vous a amené à quitter le Parti, Eric ?” Je lui ai dit que j’avais cessé de croire à la doctrine qu’ils enseignaient, qu’ils faisaient fausse route sur plein de questions idéologiques, et aussi que j’avais commencé à accorder du crédit à toutes ces rumeurs sur la terreur que Staline faisait régner en Russie. “Bref, vous avez compris que le communisme était une impasse”, a résumé ce cher maître Golden. Ce n’était pas une question, plutôt un constat. Bert Schmidt m’a lancé un regard suppliant, du genre : “Réfléchis à ce que tu dis, là !” “Exactement, j’ai dit. Une dangereuse impasse.”
« Ce devait être la bonne réponse puisque tout le monde s’est détendu d’un coup, même si Ross a eu l’air déçu que j’arrête de jouer les témoins récalcitrants. Il aurait évidemment préféré me braquer une lampe dans la figure et me tirer la vérité en me martelant la tête avec un annuaire téléphonique. Et là, au contraire, ce n’était qu’amabilités… Enfin, pendant un moment. L’agent Sweet a repris d’un ton dégagé : “Et donc, compte tenu de cet admirable revirement à propos du communisme, vous considérez-vous comme un authentique patriote américain ?” Cette stupidité-là, je l’attendais aussi. J’ai donc répondu que j’aimais mon pays plus encore que la vie, ou une crétinerie approchante. Il a paru très satisfait et il a continué : “Donc vous êtes prêt à coopérer ? — Coopérer ? Qu’est-ce que vous voulez dire ? — Je veux dire nous aider à infiltrer les réseaux communistes qui menacent la stabilité même des États-Unis. — Ah, je n’étais pas au courant de cette menace”, j’ai dit. Et lui : “Elle est pourtant sérieuse, terriblement sérieuse, Mr Smythe. Mais grâce à la collaboration d’anciens militants tels que vous, nous serons en mesure de pénétrer jusqu’à son cœur et de démasquer les véritables meneurs.”
« Je t’assure, S, à cet instant, j’ai failli tout envoyer bouler. Lui dire qu’il me faisait penser à une mauvaise caricature, qu’il rêvait debout, etc. J’ai voulu me montrer apaisant, rationnel : “Écoutez, plein de gens ont rejoint le Parti dans les années trente parce que c’était une mode, une pose.” Et là, nous nous sommes lancés dans un échange grotesque sur les mérites du système démocratique américain, l’idéal des Pères fondateurs, etc. Je lui ai sorti que nos illustres prédécesseurs seraient sans doute atterrés de voir un citoyen de ce pays interrogé sur sa loyauté envers son drapeau. Il a explosé : “Ce n’est pas un interrogatoire !” avec un grand coup de poing sur la table. Une nouvelle fois, Frankel l’a rappelé à la modération puis il a glissé : “Je pense que l’agent Sweet, comme toutes les personnes ici présentes, cherche seulement à établir si vous êtes encore lié au Parti ou non, Eric.”
« J’ai contre-attaqué : “Et cet énorme dossier, là, ne prouve-t-il pas que j’en suis sorti il y a plus de dix ans ?” À quoi Sweet a répondu que ce pouvait être un stratagème, que je pouvais très bien être l’un de leurs agents me faisant passer pour un communiste repenti. Je n’en croyais pas mes oreilles ! J’ai répété que je n’avais plus rien à voir avec cette organisation, que je maudissais le jour où j’avais pris ma carte. “Bon sang, j’écris des blagues pour Marty Manning ! me suis-je exclamé. Depuis quand un écrivain comique est une menace pour la sûreté nationale ?” Mais Sweet a alors annoncé qu’il avait des preuves selon lesquelles j’avais fréquenté de nombreux communistes au cours des dix dernières années. Il s’est mis à citer des noms, plein de noms. Pour l’essentiel, d’autres auteurs dramatiques avec lesquels j’avais eu de vagues relations professionnelles. Quand j’ai observé qu’ils appartenaient à ma génération, qu’ils avaient donc eu le même engouement passager pour cet idéal, tu sais ce qu’il m’a répondu ? “J’ai un frère de votre âge, Mr Smythe, et il n’a jamais été au Parti” !
« Là encore, je me suis retenu de lui répondre que c’était probablement parce que son frérot devait être un brave plouc du Midwest et non un rat de bibliothèque de la côte Est qui avait été assez bête pour lire Marx et croire un instant à ses élucubrations prolétariennes. Et à nouveau Golden a fait semblant de vouloir me tirer d’affaire : “Je suis persuadé que tout le monde ici est satisfait par la manière dont vous avez reconnu votre erreur. Comme l’a souligné l’agent Sweet, il nous arrive à tous de nous tromper, surtout dans notre jeunesse. Mais si je vous crois lorsque vous nous assurez que vous n’avez plus eu de contacts avec le Parti depuis 1941, vous comprendrez aisément qu’il serait nécessaire d’apporter des preuves substantielles pour établir ce fait.” Je savais ce qui allait suivre et pourtant j’ai voulu espérer jusqu’au bout que je serais capable de m’y dérober. C’est Golden qui m’a mis au pied du mur : “Tout ce que l’agent Sweet veut connaître, Eric, c’est le nom de ceux qui vous ont fait entrer au Parti et de ceux parmi eux qui sont encore des militants actifs.” Et le type du FBI, avec sa subtilité coutumière, de préciser que ce serait ma manière de prouver que je n’avais plus rien à voir avec le Parti… et la sincérité de mes convictions patriotiques !
« “Parce que dénoncer des innocents est un acte de patriotisme ?” ai-je voulu argumenter. “Il n’y a pas de communistes innocents !” a beuglé Ross. “Ceux que j’ai connus un temps l’étaient, en tout cas.” Sweet m’attendait au tournant : “Donc vous reconnaissez connaître des communistes ?” Et Frankel de reprendre l’antienne : “On vous demande seulement quelques noms, et s’ils sont aussi innocents que vous le dites il ne leur arrivera rien… — Sauf s’ils refusent de donner des noms à leur tour, évidemment ! C’est bien cela que vous cherchez, jouer sur la lâcheté des gens pour essayer de les prendre à je ne sais quel piège ?” Ils m’ont encore harcelé, jusqu’à ce que je lance : “Et si je dis non ? — Alors vous pouvez renoncer à votre travail, a répliqué Ross. Non seulement ici, à NBC, mais dans n’importe quelle station, n’importe quel studio, n’importe quelle agence, n’importe quel établissement scolaire. Vous serez grillé partout. J’y veillerai personnellement.”
« Brusquement, Schmidt a retrouvé sa langue pour me dire tout le bien qu’il pensait de moi, la carrière qu’il me voyait, que c’était, certes, déplaisant mais que si je n’aidais pas à récolter ces informations d’autres le feraient à ma place et garderaient leur poste, que personne n’apprendrait jamais que j’avais coopéré avec le FBI… “Absolument, a confirmé Sweet. Votre déclaration signée sera classée confidentielle, avec accès limité à nos services et à quelques enquêteurs de la Commission sénatoriale sur les activités antiaméricaines.” J’ai voulu le prendre au mot : “Donc moi non plus, je ne saurai jamais qui m’a balancé au FBI ? — Personne ne vous a balancé, Mr Smythe. Il y a simplement eu des gens pour se conduire en authentiques Américains. Nous ne vous demandons rien d’autre que d’en faire autant.”
« Quand j’ai remarqué que j’étais sous contrat, qu’on ne pouvait pas me jeter à la rue, les deux avocats ont fait mine de consulter leur paperasse et puis Frankel a cité la clause 21 (a) de mon contrat, à propos du licenciement autorisé dans le cas de comportement contraire à la morale ! “Absurde !”, ai-je crié, et lui : “Ce serait à un tribunal d’en décider, Eric, et je ne veux surtout pas paraître menaçant mais nos moyens sont infiniment plus étendus que les vôtres. Cela prendrait des années, pendant lesquelles vous seriez devenu inemployable, ainsi que l’a indiqué Mr Ross.” Kafka au Rockefeller Center ! J’ai préféré gagner du temps, annoncer que j’allais réfléchir. Grand seigneur, Sweet m’a accordé soixante-douze heures tout en soulignant qu’un refus de ma part signifierait non seulement mon licenciement de la NBC mais aussi une convocation devant la Commission, avec peine de prison à la clé si je n’y répondais pas ou si je me dérobais à leurs questions.
« Et puis il a sorti sa carte maîtresse, celle qu’il avait gardée dans sa manche tout ce temps. Une photo de Ronnie. Elle était dans le dossier. J’ai dû cacher mes mains sous la table pour qu’ils ne voient pas comment elles s’étaient mises à trembler… “Vous connaissez cet homme ? — Oui. — À quel point ? — C’est un ami. — Quel genre d’ami ?”… Oh, tu aurais dû voir son air outragé ! Comme s’il avait à la fois Sodome et Gomorrhe devant lui. J’ai cherché des yeux une aide chez Bert Schmidt mais à nouveau il m’a lancé un de ces regards désespérés… Sweet a répété sa question, j’ai soufflé : “Un ami, c’est tout.” Il a pris son temps pour sortir une chemise de mon fichu dossier et il s’est mis à lire : “Ronald Garcia, 31 ans, né dans le Bronx. Profession musicien. Casier judiciaire vierge. Adresse actuelle : Hampshire House, appartement 508, 150 Central Park South, New York… C’est aussi la vôtre, non, Mr Smythe ? Oui ? Donc il vit avec vous ? — Je répète que nous sommes amis. Nous nous sommes connus dans un cadre professionnel, Ronald devait changer de domicile, ses finances n’étaient pas au plus haut et je lui ai proposé un toit le temps qu’il se remette à flot. — Et où dort-il, sous ce toit ? — Sur le canapé. Un de ces machins qui se transforment en lit…” Il a examiné ses papiers un moment. “Oui… Selon deux femmes d’étage de la résidence où vous habitez, interrogées par nos soins, ce canapé n’a jamais été utilisé. L’une et l’autre ont certifié avoir remarqué sur votre table de nuit des effets personnels appartenant à Mr Garcia, et ses articles de toilette dans votre salle de bains. Plus encore, elles ont constaté que, euh… que l’état de votre literie prouvait indubitablement que deux personnes partageaient ce lit et, hum, s’y livraient à des…” C’est Frankel qui l’a arrêté : “J’ai l’impression qu’il est inutile d’aller plus loin, agent Sweet. Mr Smythe a compris, ce me semble.”
« Je me suis pris la tête dans les mains. J’étais au bord de la nausée. J’étais piégé et ils le savaient, ces ordures ! Soudain, j’ai entendu Schmidt me murmurer à l’oreille : “Venez, Eric, allons prendre un café.” Il m’a aidé à me relever. J’étais à peine capable de tenir debout, et surtout pas de supporter la vue de l’un ou l’autre de ces chacals. Quand je suis sorti, Sweet a lancé dans mon dos : “Soixante-douze heures, Mr Smythe ! Pas une de plus ! Et j’espère que vous allez faire le bon choix.”
« On est descendus, on a pris un taxi. Bert a donné au chauffeur l’adresse du Carnegie Deli, 56e Rue, et quand je lui ai dit que je n’avais certainement pas faim il m’a répondu qu’il voulait seulement mettre de la distance entre cette maison de fous et nous. Une fois installés là-bas, il m’a certifié qu’il était écœuré, désolé… “Qu’est-ce que vous leur avez raconté sur moi, Bert ? — Moi ? Ils ne m’ont pas interrogé. — Bien sûr que si ! Je vous ai entendu vous vanter plus d’une fois du bon vieux temps avec Clifford Odets et Harold Clurman et le Group Theater… Un vivier de subversifs, non ? — Contrairement à vous, je n’ai jamais été assez bête pour entrer au Parti. — Oui, mais vous y connaissiez plein de monde. Et vous aussi on vous a forcé à donner des noms, je parie. — Pour rien au monde ! — Vous vous fichez de moi, Bert. Vous avez deux divorces derrière vous, trois gosses en école privée. Vous n’arrêtez pas de chialer qu’il ne vous reste même pas de quoi payer ces starlettes que vous rêvez de vous taper… — Moins fort, merde ! — Ils sont en train de me démolir et vous voulez que je chuchote ?”
« Là, il a reconnu que c’était monstrueux, oui, mais qu’il n’avait aucun pouvoir sur eux. “Pas plus que quiconque. Ils ont leurs propres règles. — Et ils piétinent la Constitution, Bert ! — Possible, oui. Mais tout le monde a bien trop la trouille pour le leur dire. — Vous devez être franc avec moi : c’est vous qui leur avez donné mon nom ? — Sur ma tête, sur celle de mes enfants, Eric, je jure que ce n’est pas moi. — Mais vous avez coopéré ?” À force de le presser, j’ai appris qu’il leur avait refilé “deux, trois, peut-être quatre noms”. Des gens sur lesquels ils voulaient enquêter de toute façon, d’après lui. Quand il a vu que je ne répondais rien, que je ne lui accordais pas l’absolution, il s’est mis en colère : “Vous me faites rire, avec votre silence méprisant ! Je n’avais pas le choix, aucun choix ! J’ai des bouches à nourrir, des responsabilités à assumer ! Si j’avais refusé… — Vous auriez tout perdu, je sais. Et maintenant, si les gens que vous leur avez donnés refusent de parler, ils sont fichus. C’est ce qu’on appelle s’en tirer sur le dos des autres, non ? — D’accord, d’accord, vous voulez le putain d’Oscar du plus noble cœur ?”
« Quand je lui ai rétorqué que la NBC allait me virer de toute façon, puisqu’ils connaissaient désormais tous mes vilains petits secrets, il m’a dit que les deux avocats l’avaient assuré du contraire : “Si vous aidez le FBI, ils garantissent que la direction fermera les yeux sur votre, euh… votre vie domestique. — Vous avez vu ça par écrit ? — Bien sûr que non ! Ils ne vont pas prendre ce risque alors qu’ils ont toutes les cartes en main ! Mais je sais, Eric, je sais qu’ils ne vont pas vous vider s’il n’y a pas d’esclandre avec le FBI. Je l’ai dit tout à l’heure, personne n’a envie de vous perdre. Vous comptez beaucoup pour la chaîne. Et moi, sur un plan personnel, j’espère que je peux toujours vous considérer comme un ami ?” C’est là que je me suis levé et que je suis parti. Il devait être… cinq heures du soir, hier. Et depuis j’ai marché, marché…
Je lui ai versé une autre rasade de bourbon.
— Tu n’es pas rentré chez toi ?
— Non, j’ai erré sans but. À la fin, j’ai échoué dans un cinéma de nuit sur la 42e Rue. Et j’ai essayé de tout oublier.
— Et Ronnie, où est-il ?
— Atlantic City, avec une partie de l’orchestre. Ils accompagnent Rosemary Clooney en concert là-bas. J’ai failli l’appeler à son hôtel mais je n’ai pas voulu l’inquiéter. Il sera toujours bien assez tôt pour ça… Et puis je ne supporte pas l’idée de revoir cet appartement, maintenant que ces salauds sont allés jusqu’à interroger des femmes de ménage à propos de…
Il a vidé sa tasse d’un coup.
— Franchement, S ? Je suis si dangereux que ça ? Je suis un ennemi public au point d’obliger des bonnes à leur raconter qui dort dans mon lit ?
— Je n’arrive pas à y croire, moi non plus.
— Oh, il le faut, S, il le faut ! Parce qu’ils iront jusqu’au bout, eux ! Ou on se plie à leur démence, ou c’est le suicide professionnel.
— Tu devrais prendre un avocat.
— Pour quoi faire ? Qu’est-ce qu’une de ces fines mouches surpayées pourrait me dire que je ne sais déjà ? Mais même si par extraordinaire l’un d’eux arrivait à persuader le Bureau de me laisser en paix, ils n’auraient de cesse de pousser mon employeur à me rayer des cadres pour « immoralité ». Et dès que ma vie privée sera exposée aux yeux de tous je peux dire adieu à ma carrière. Liquidé !
— Il faut que tu saches qui t’a dénoncé.
— À quoi bon ?
— Tu pourrais peut-être le forcer à se rétracter, éthiquement parlant…
— Éthiquement parlant ! Oh, tu es un esprit supérieur, S, mais tu parles comme une enfant de cinq ans. Il n’y a aucune éthique en question, ma belle, aucune ! Désormais, c’est chacun pour soi, et c’est pourquoi McCarthy et ses sbires jouent sur du velours. Ils spéculent sur la peur panique que n’importe quel adulte éprouve lorsqu’il est menacé de perdre tout ce qu’il a gagné si durement. Bert Schmidt a raison, tu sais : entre perdre ses amis et perdre son gagne-pain, le choix est simple, hélas.
— Alors, tu vas accepter ?
Il s’est raidi, brusquement.
— Ne me regarde pas de cette manière !
— Je ne te regarde d’aucune manière, Eric. Je te pose une question, c’est tout.
— Eh bien… je ne sais pas. J’ai encore deux jours et demi pour décider, non ? Et je n’ai plus rien sur mon compte en banque, aussi.
— Quoi, plus rien ? Voyons, tu as gagné plus de soixante mille dollars l’an dernier !
— Oui. Et j’ai dépensé plus que ça.
— Comment, Eric ? Comment ?
— Oh, c’est très facile. Tellement facile que j’ai même des dettes, figure-toi !
— Des dettes ? Combien ?
— Je n’en sais rien ! Sept mille, peut-être huit…
— Seigneur !
— Exactement : Seigneur ! Tu comprends mon problème, maintenant. Si je les envoie paître, non seulement je suis étiqueté bolchevik et déviant mais la NBC me coupe les vivres. Banqueroute sur toute la ligne.
— Qu’est-ce que tu vas faire, alors ?
— Je n’en ai pas la moindre idée, bon Dieu ! Toi, qu’est-ce que tu ferais ?
— Franchement ?
— Oui, franchement !
— Franchement, Eric… Je ne sais pas.