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La première fois que je l’ai vue, c’était devant le cercueil de ma mère. Dans les soixante-dix ans, grande, anguleuse, de beaux cheveux gris sévèrement retenus en chignon sur la nuque. Tout à fait le genre de femme auquel j’espère ressembler si jamais je parviens jusqu’à son âge. Elle se tenait très droite, le dos refusant de ployer sous le poids des ans. Sur ses traits harmonieux, la peau était restée souple, avec quelques rides qui, loin de marquer son visage, lui conféraient du caractère, une certaine « gravité ». Elle était encore belle, d’une beauté discrète, altière. On devinait que le temps était tout proche où les hommes l’avaient admirée.
Ce sont ses yeux, pourtant, qui ont plus particulièrement attiré mon attention sur elle. D’un bleu presque gris, attentifs à tout, critiques, avec juste une pointe de mélancolie… Mais qui n’est pas mélancolique, à un enterrement ? Qui, en contemplant un cercueil, ne s’imagine pas allongé à l’intérieur ? On dit que les funérailles sont faites pour les vivants, non pour les morts, et ce n’est que trop vrai : nous ne pleurons pas seulement sur les disparus mais aussi sur nous-mêmes, sur la brièveté choquante de la vie, sur cette accumulation permanente de futilités, sur tous les faux pas que nous commettons en descendant le chemin de l’existence, tels des étrangers dépourvus de repères et de cartes, pris à défaut par chaque tournant…
Quand je l’ai fixée, elle a détourné son regard avec embarras, comme si je venais de la surprendre en train de m’observer. L’enfant en deuil est évidemment le centre d’intérêt, dans ce genre de situation. Les autres attendent que vous, l’être le plus proche du défunt ou de la défunte, donniez le la émotionnel de la réunion. Si vous vous mettez dans un état épouvantable, ils n’auront pas de scrupule à laisser libre cours à leur chagrin. Si vous sanglotez, ils s’autoriseront quelques larmes. Et si vous gardez tout en vous, ils sauront aussi se contrôler, se montrer « corrects ».
Alors comme j’étais très disciplinée, très correcte, ainsi se comportaient la vingtaine de personnes venues accompagner ma mère dans « son ultime voyage », selon l’expression employée par l’ordonnateur des pompes funèbres lorsqu’il m’avait annoncé le prix qu’il allait me prendre pour la transporter de la « chapelle de repos », sur la 75e Rue au niveau d’Amsterdam Avenue, jusqu’à « sa demeure éternelle »… à Flushing Meadow, juste sous l’axe des avions en approche de l’aéroport de La Guardia.
Elle avait déjà fui mon regard quand j’ai entendu un grondement de réacteurs qui m’a fait lever les yeux vers le bleu hivernal du ciel. Nul doute que certains membres du cortège funèbre ont cru que je m’étais plongée dans la contemplation du paradis lointain, et que je me demandais quelle place ma mère avait prise dans la céleste immensité. En réalité, je ne cherchais qu’à distinguer les couleurs de l’appareil engagé dans sa descente. « US Air, ouais. Un de ces vieux 727 dont ils se servent encore sur court-courriers. Sans doute la navette de Boston, ou celle de Washington… » Incroyable, la banalité, le n’importe quoi de ce qui peut vous traverser l’esprit aux moments les plus graves…
— Maman, maman !
Ethan, mon fils, secouait la manche de mon manteau. Sa voix de garçonnet de sept ans couvrait celle du pasteur épiscopalien qui, en face de la bière, récitait avec solennité un passage de l’Apocalypse :

 

Et Dieu essuiera toute larme de leurs yeux,
Et la mort ne sera plus, ni deuil,
Ni pleurs, ni souffrance ne seront plus
Car ce qui est passé s’en est allé.

 

J’ai eu du mal à avaler ma salive. Ni deuil, ni pleurs, ni souffrance… On était loin de ce qu’avait été l’histoire de ma mère.
— Maman, maman…
Ethan insistait, s’agrippait plus fort. Tout en posant un doigt sur mes lèvres, j’ai passé mon autre main dans sa tignasse d’un blond sale et je lui ai chuchoté :
— Pas maintenant, mon chéri.
— Mais je dois faire pipi !
J’ai refoulé un sourire.
— Papa va t’amener, lui ai-je glissé en relevant la tête pour chercher des yeux mon ex-mari, Matt.
Il se tenait de l’autre côté du cercueil, en retrait du petit groupe. En le voyant entrer dans la chapelle le matin, je n’avais pas été peu surprise : depuis qu’il nous avait laissés cinq ans plus tôt, Ethan et moi, mes relations avec lui s’étaient cantonnées à un plan purement pratique. En clair, les seuls mots que nous avions échangés n’avaient concerné que notre enfant et les hideuses questions d’argent qui, en général, obligent même les protagonistes des divorces les plus empoisonnés à se parler au téléphone. Ses quelques tentatives de conciliation s’étaient heurtées à un mur de glace de ma part. Si bizarre que cela puisse paraître, je ne suis jamais vraiment arrivée à lui pardonner d’avoir pris la porte pour tomber droit dans les bras de… d’« Elle ». Miss Suce-Micro, la poupée-journaliste de Channel 4 New York. Ethan avait deux ans et un mois, à l’époque.
Mais enfin, il faut savoir encaisser ce genre de petits coups du sort, n’est-ce pas ? Surtout que Matt était si prévisiblement, si caricaturalement masculin… Il y a toutefois un point que je dois concéder à celui qui a été mon mari : il s’est révélé un père aimant et dévoué. D’ailleurs, Ethan l’adore, ce que toute l’assistance autour de la tombe a pu remarquer lorsqu’il a contourné à toutes jambes le cercueil de sa grand-mère pour se jeter dans les bras de son père. Matt l’a hissé dans ses bras, j’ai vu Ethan murmurer sa pressante demande dans son oreille et, après un bref signe de tête à mon intention, Matt l’a emporté sur son épaule vers les toilettes les plus proches.
Entre-temps, le pasteur était passé à ce vieux classique des enterrements, le Psaume XXIII : « Tu dresses la table devant moi, à la face de mes ennemis ; tu parfumes d’huile ma tête, ma coupe est pleine à déborder. » J’ai entendu mon frère Charlie refouler un sanglot. Il était placé à l’arrière des rangs clairsemés. Il remportait haut la main le titre de la plus grosse surprise à ces obsèques depuis qu’il avait surgi à la chapelle tout juste débarqué du premier avion de Los Angeles, aussi hagard que mal à l’aise. Il m’a fallu un moment pour le reconnaître, parce que je ne l’avais pas revu depuis sept ans et que le temps avait opéré sa cruelle magie sur lui, le transformant en « homme d’un certain âge ». Bon, je ne suis plus moi-même ce qu’on appelle une jeunesse – la mutation est toute récente, je précise –, mais Charlie, avec ses cinquante-cinq ans, soit neuf de plus que moi, paraissait maintenant franchement mûr, pour ne pas dire usé. Il avait perdu la plus grande partie de ses cheveux, et toute son allure. Ses traits s’étaient empâtés, et sa taille, enflée en chambre à air, faisait de son costume de deuil mal ajusté une faute de goût encore plus consternante. Une cravate noire constellée de taches de sauce pendouillait de son col de chemise ouvert. Toute son apparence évoquait de désastreuses habitudes alimentaires et un désenchantement général. Si ce dernier sentiment m’était nettement familier, je n’en étais pas moins sidérée par les ravages que le temps avait produits sur lui, et non moins étonnée qu’il ait traversé le continent pour venir dire au revoir à une femme avec laquelle il ne gardait que des liens de politesse depuis trente ans.
Quand il s’était approché de moi dans la chapelle et qu’il avait lu la stupéfaction sur mon visage alors qu’il s’apprêtait à me prendre dans ses bras, il s’était contenté de serrer mes mains dans les siennes. Il y avait eu un moment de gêne, aucun de nous ne trouvant quoi dire. Finalement, c’est moi qui ai retrouvé l’usage de la parole :
— Pour une surprise…
— Je sais, je sais.
— Tu n’as pas eu mes messages ?
— Si. Katie… je suis vraiment désolé.
Je me suis dégagée, brusquement.
— Pas besoin de me présenter tes condoléances, ai-je lancé d’une voix étonnamment calme. Après tout, c’était ta mère aussi. Ou tu avais oublié ?
Il est devenu livide, se forçant à bredouiller :
— C’est… c’est pas juste, ça.
Et moi, toujours très calme, très correcte :
— Le dernier mois, elle savait que c’était fini. Et tous les jours, tous les jours, elle me demandait si tu avais appelé. À la fin, j’en suis arrivée à lui mentir. Je lui ai dit que tu téléphonais chaque soir pour prendre de ses nouvelles. Alors épargne-moi tes « juste » ou « pas juste », d’accord ?
Mon frère a baissé les yeux sur le lino du funérarium, deux amies de ma mère sont arrivées pour susurrer les banalités d’usage, ce qui a donné à Charlie l’occasion de battre en retraite. Pendant l’office, il était sur le dernier banc. Je me suis retournée pour évaluer l’assistance d’un coup d’œil et, lorsque mon regard a croisé le sien, il l’a fui avec un embarras perceptible de ma place. Après, je l’ai cherché pour lui proposer de se joindre à ce qui était, paraît-il, la « limousine de la famille proche », mise à notre disposition jusqu’au cimetière, mais il avait disparu. J’ai donc fait le trajet jusqu’à Queens avec Ethan et ma tante Meg.
C’est la sœur de mon père. Vieille fille par vocation. Soixante-quatorze ans, dont quarante entièrement consacrés à se démolir le foie. Mais j’ai été soulagée en constatant qu’elle avait décidé de rester sobre pour accompagner sa belle-sœur dans son « dernier voyage ». Les rares fois où elle ne touche pas à la bouteille, Meg est en effet quelqu’un d’idéal à avoir près de soi, une alliée d’autant plus estimable qu’elle a une langue aussi redoutable qu’une guêpe en furie. Nous roulions depuis à peine quelques minutes quand elle a orienté la conversation sur Charlie :
— Alors, il est revenu, l’imbécile prodigue !
— Pour s’éclipser tout aussi rapidement.
— On va le retrouver au cimetière.
— Comment en es-tu si sûre ?
— Parce qu’il me l’a dit. Pendant que tu prenais ton bain de foule après l’office, je l’ai coincé près de la sortie. « Attends une seconde », je lui fais, « on va te prendre dans notre voiture. » Mais lui, la bouche en cul-de-poule, il me répond qu’il préfère y aller en métro. Crois-moi : il reste le vieux et triste con qu’il a toujours été, Charlie.
— Meg !
J’ai montré mon fils du menton. Il était installé à côté de moi, plongé dans une bédé.
— Il n’écoute pas mes bêtises. Pas vrai, Ethan ?
Il a relevé la tête.
— « Con », je sais ce que ça veut dire.
— Bravo, mon grand, a approuvé Meg en lui ébouriffant les cheveux.
— Lis ton livre, chéri.
— Il en a, là-dedans, ce petit. Tu as fait du bon boulot avec lui, Kate.
— Pourquoi ? Parce qu’il connaît les gros mots ?
— Je vois que tu as une haute opinion de toi-même.
— Je me présente : Miss Chevilles Enflées.
— Enfin, tu as toujours fait ce qu’il fallait, au moins. Surtout quand il s’agit de la famille.
— Ouais… et voilà où ça m’a menée.
— Ta mère t’adorait !
— Un dimanche sur deux, oui.
— Je sais qu’elle n’était pas facile mais…
— Dis « impossible », ce sera encore gentil.
— Crois-moi, ma jolie : toi et ce petit bonhomme ici présent, vous étiez tout pour elle. Je répète, tout.
Je me suis mordu la langue, retenant un sanglot. Meg m’a pris la main.
— Je sais ce que je dis, Kate. Chacun de leur côté, parents et enfants finissent toujours pas croire que ce sont eux qui ont eu le rôle ingrat, les soucis sans les remerciements. Et personne n’est content, au bout du compte. Mais toi, au moins, tu t’es épargné la culpabilité qui est en train de ronger ton idiot de frère.
— Rien que la semaine dernière, je lui ai laissé trois messages. Je lui ai dit qu’elle n’en avait plus pour longtemps, qu’il devait revenir la voir une dernière fois…
— Et il ne t’a jamais rappelée ?
— Non. Seulement son service de presse.
— Qui ? La Princesse ?
— En personne.
C’est le sobriquet que nous réservions à Holly, la très revêche et très banlieusarde épouse de Charlie qui depuis 1975, date de leur mariage, l’avait peu à peu détourné de sa famille pour des raisons aussi spécieuses qu’égoïstes. Il est vrai qu’il n’avait pas besoin d’encouragements, sur ce terrain : depuis que j’avais été en âge de la remarquer, la froideur qui régnait entre lui et notre mère n’avait pas manqué de me surprendre, et j’avais aussi compris que la raison fondamentale de leur antipathie réciproque était papa.
— Vingt dollars que le petit Charlie va fondre en larmes devant la tombe, a parié Meg.
— Il n’y a aucune chance.
— J’ai beau ne pas l’avoir vu depuis… Quand est-ce que l’animal a daigné nous rendre visite, la dernière fois ?
— Il y a sept ans.
— Sept ans, d’accord. Mais je le connais depuis longtemps, ce numéro. Et fais-moi confiance : le seul sur qui il se soit jamais apitoyé, c’est lui. À l’instant où mon regard est tombé sur lui, tout à l’heure, je me suis dit : « Tiens, ce pauvre vieux Charlie nous joue encore la carte du petit malheureux ! Et en plus il se sent coupable, voyez-vous ? Il n’a pas été fichu de parler à sa mère sur son lit de mort mais là il essaie de se rattraper en se pointant à la dernière minute à son enterrement. » Quel triste, triste sire !
— N’empêche qu’il ne va pas pleurer, non. Il est trop coincé pour ça.
Meg a secoué le billet de vingt dollars sous mon nez.
— Alors montre un peu la couleur de ton fric !
J’ai réussi à extirper deux coupures de dix de la poche de ma veste, que j’ai brandies devant elle.
— Ça va me plaire, de te les prendre.
— Pas autant qu’à moi de voir cette tête de nœud se mettre à pleurnicher.
Après avoir vérifié qu’Ethan restait captivé par son livre, j’ai levé les yeux au ciel.
— Meg !
— Pardon. Ça m’a échappé, quoi.
— Je sais aussi ce que ça veut dire, « tête de nœud », a commenté Ethan sans interrompre sa lecture.

 

C’est Meg qui a gagné le pari. Le pasteur a prononcé une dernière prière au-dessus du cercueil puis il m’a touché l’épaule et m’a présenté ses condoléances. Ensuite, tous les participants sont passés devant moi en une file contrite d’accolades et de poignées de main. Tandis que je me prêtais à ce rituel, j’ai à nouveau remarqué l’inconnue. Elle se tenait devant la pierre tombale la plus proche de l’emplacement de ma mère, ses yeux attentifs posés sur l’inscription que je connaissais par cœur.

 

John Joseph Malone
22 août 1922 – 16 avril 1956

 

John Joseph Malone. Jack Malone pour certains. Papa pour moi. Qui a soudain quitté ce monde alors que j’avais à peine dix-huit mois d’existence mais dont la présence n’a pourtant cessé de me hanter. C’est ça, les parents : ils peuvent disparaître physiquement de votre vie, sans même vous laisser une image précise d’eux-mêmes, néanmoins vous ne vous libérez jamais d’eux. L’héritage essentiel qu’ils vous laissent, c’est cette permanence indiscutable. Et, malgré tous vos efforts pour vous dégager d’eux, ils ne lâchent jamais prise.
Par-dessus l’épaule de Christine, ma voisine du dessus qui était en train de m’embrasser, j’ai vu Charlie se diriger vers la tombe de mon père. En remarquant son approche – elle savait qui il était, à l’évidence –, l’inconnue s’est aussitôt effacée pour lui laisser la stèle en granit dépouillée. Il avait la tête basse, la démarche incertaine, et il s’est appuyé au monument funéraire pour reprendre contenance. Soudain, il a été secoué de sanglots, contre lesquels il a d’abord tenté de lutter avant de s’abandonner au chagrin. Je me suis doucement dégagée de l’étreinte de Christine. D’instinct, j’aurais voulu courir auprès de lui mais j’ai rejeté une telle démonstration de compassion sororale, d’autant que je n’étais pas encore capable de lui pardonner la peine que son silence avait infligée à ma mère pendant toutes ces années. Alors je suis allée à pas comptés vers lui et j’ai effleuré son bras.
— Ça va, Charlie ?
Il s’est redressé. Son visage était rouge comme une tomate, ses yeux noyés de larmes. Il a soudain bondi sur moi, sa tête s’affaissant sur mon épaule, me serrant dans ses bras comme si j’étais une bouée en plein naufrage. Il sanglotait sans aucune retenue. Je suis restée un instant figée sur place, incapable de réagir, mais sa douleur était tellement profonde, tellement entière, tellement bruyante que je n’ai pas eu d’autre choix que de l’enlacer à mon tour.
Sa crise de larmes a duré une bonne minute. Les yeux perdus au loin, j’ai aperçu Ethan qui revenait des toilettes et que son père retenait gentiment par la main pour l’empêcher de se jeter sur moi. J’ai fait un clin d’œil à mon fils. Il m’a répondu par l’un de ses sourires à mille mégawatts qui éclipsent d’un coup cette charge d’angoisse et de fatigue sans cesse renouvelée qu’est la condition de mère. Dans mon champ de vision, à gauche d’Ethan, l’inconnue a resurgi. Elle s’était discrètement reculée près d’un carré voisin et cependant elle me regardait consoler Charlie, elle m’observait avec une intensité que j’ai eu le temps de surprendre avant qu’elle ne se détourne à nouveau, comme tout à l’heure. « D’où elle nous connaît, celle-là ? », me suis-je demandé, étonnée par l’insistance de son regard.
Mon attention est revenue à Ethan. Il a écarté sa bouche des deux mains en tirant la langue, puisant dans son répertoire de grimaces auxquelles il a recours dès qu’il sent que je deviens trop sérieuse à son goût. J’ai réprimé un éclat de rire, puis j’ai repensé à cette femme mais elle avait déjà abandonné sa place. Elle descendait l’allée de gravier qui conduisait à la sortie du cimetière, une silhouette isolée qui me tournait le dos.
Charlie produisait force borborygmes en essayant de refouler ses pleurs. Ayant résolu qu’il était temps de mettre fin à cette scène, je me suis libérée doucement.
— Ça va, maintenant ?
Il gardait la tête basse.
— Non, a-t-il chuchoté. J’ai… J’aurais dû…
Les pleurs ont repris de plus belle. « J’aurais dû » : la formule la plus cruelle que l’on puisse employer contre soi-même, l’autoflagellation à laquelle nous nous livrons si souvent pendant cette triste farce qu’on appelle la vie. Mais là il avait raison, Charlie. Il aurait dû, en effet. Et il était trop tard pour y changer quoi que ce soit, désormais.
— Tu viens ? On se réunit chez maman, tout à l’heure. Tu te rappelles où c’est, non ?
J’ai aussitôt regretté cette dernière pique, qui a réveillé ses sanglots.
— Pardon. Je suis stupide. Désolée.
— Pas autant… que moi. C’est moi qui suis… désolé.
Il a de nouveau perdu tout contrôle sur lui-même, mais cette fois je n’ai pas cherché à le réconforter. En me retournant, j’ai vu Meg qui patientait dans les parages, l’air dégagé mais prête à me venir en aide si besoin. Quand nos regards se sont croisés, elle a levé les sourcils en désignant Charlie du menton, comme pour dire : « Tu veux que je reprenne ça en main ? » Et comment ! Elle s’est approchée de son neveu.
— Allez, petit Charlie, a-t-elle annoncé en glissant un bras sous le sien. On va faire un tour, nous deux.
Matt a compris qu’il pouvait relâcher Ethan. Je me suis accroupie pour le recevoir quand il a couru à moi.
— Alors, tu te sens mieux ?
— Les toilettes, elles sont trop beurk !
J’ai jeté un coup d’œil à la tombe de ma mère. Le pasteur était toujours devant le cercueil. Derrière lui, les fossoyeurs se tenaient à distance respectueuse mais il était visible qu’ils guettaient notre départ pour la descendre en terre de Queens, faire avancer la pelleteuse, combler le trou et partir enfin déjeuner, voire aller se faire une petite partie de bowling. La vie continue, quoi. Qu’importe si vous en êtes encore ou non.
Le pasteur m’a adressé un bref mais éloquent signe de tête, facile à traduire : « Il est temps de prendre congé. » OK, mon révérend, comme vous voudrez. Prenons-nous par la main et chantons tous en chœur.

 

Il est temps de prendre congé de tous nos amis
M-I-C… On se reverra très bientôt
K-E-Y… Alors on vous dit à jeudi
M-O-U-S-E !

 

Pendant une fraction de seconde, je me suis retrouvée dans l’appartement familial de la 84e Rue, entre Broadway et Amsterdam. Six ans, retour de l’école, avec Annette, Frankie et tous les Mousquetaires sur notre vieille télé Zénith noir et blanc avec son écran en hublot, et ses antennes qui pointaient comme des oreilles de lapin, et ses portes en imitation acajou. Maman arrive en titubant avec deux grands verres dans les mains : soda à la framboise pour moi, whisky canadien à l’eau pour elle.
— Comment va Mickey et sa bande ? demande-t-elle, la langue pâteuse.
— Ce sont mes amis.
Elle se laisse tomber sur le canapé près de moi.
— Et toi, Katie, tu es mon amie ?
J’ignore sa question.
— Où est Charlie ?
Son visage s’assombrit d’un coup.
— Chez Mr Barclay.
Une école de danse où des adolescents de l’âge de Charlie sont traînés chaque semaine par leurs parents malgré leurs cris et leurs gémissements.
— Mais il déteste ça, la danse !
— Tu n’en sais rien, coupe-t-elle en avalant la moitié de son verre d’un trait.
— Je l’ai entendu te le dire : « Je déteste la danse. Je te déteste. »
— Il n’a pas dit qu’il me détestait.
— Si.
Je me replonge dans la contemplation des Mousquetaires. Maman finit son whisky.
— Il n’a pas dit ça.
Ce doit être un jeu.
— Si, il l’a dit.
— Tu ne l’as jamais entendu dire…
Je la coupe.
— Pourquoi papa est au ciel ?
Elle devient livide. Nous en sommes déjà passées par là, elle et moi, mais cela fait près d’une année que je ne lui ai plus parlé de mon père disparu. Simplement, je suis rentrée ce jour-là avec une invitation à une soirée « Les papas à l’école » qu’ils m’ont donnée en classe. J’insiste :
— Pourquoi est-ce qu’il a dû partir au ciel ?
— Je te l’ai déjà dit, chérie. Il ne voulait pas, lui, mais il est tombé malade et…
— Quand est-ce que je peux le voir ?
Il y a du désespoir dans ses yeux, maintenant.
— Katie… tu es mon amie, n’est-ce pas ?
— Si tu me laisses revoir papa.
Je l’entends ravaler un sanglot.
— Si je pouvais…
— Je veux qu’il vienne à cette soirée avec moi. Je veux…
— Dis-moi que tu es mon amie.
— Tu ramènes papa du ciel, d’abord.
— Je… je ne peux pas, Katie… Je…
Sa voix s’est brisée. Elle se met à pleurer. M’attire contre elle. Plonge sa tête dans mon épaule d’oiseau. Me flanque une trouille terrible. Et je m’enfuis de la pièce, affolée.
C’est la seule et unique fois où je l’ai vue ivre. La seule et unique fois où elle a pleuré devant moi. Et la dernière fois où je lui ai demandé de rappeler mon père d’un céleste au-delà.
« Tu es mon amie, Katie ? »
Je n’ai jamais répondu à sa question. Parce que, pour être très franche, je ne connaissais pas vraiment la réponse.
— M’man !
Ethan me tire par la main.
— Je veux rentrer à la maison, m’man !
Retour à Queens. Au cimetière, au cercueil. Je me suis redressée.
— On va dire au revoir à mamy, d’abord.
Consciente de tous ces regards posés sur nous, je l’entraîne vers la tombe. De son petit poing, Ethan tape une fois sur la boîte en teck poli.
— Bonjour, mamy. Au revoir, mamy.
Je me mords la lèvre, fort. Mes yeux se sont embués d’un coup. Je regarde la tombe de mon père. Ça y est. Orpheline, enfin.
Je sens une main se poser sur mon épaule. Je relève la tête. C’est Matt. En me dégageant d’un geste brusque, je suis assaillie par une conviction imparable : à partir de maintenant, c’est Ethan et moi, et personne d’autre.
Le pasteur me lance un nouveau regard pressant. D’accord, d’accord, on y va… Je pose ma main sur le cercueil. Le bois est aussi glacé qu’un frigo. Je la retire. Dans le genre adieux solennels, on repassera. Je lutte pour refouler mes émotions. J’entraîne mon fils vers la voiture.
Matt nous attend devant la portière. Il s’exprime posément.
— Écoute, Katie, je voulais juste…
— Je ne veux pas savoir.
— Tout ce que j’allais dire, c’est que…
— Tu n’as pas entendu ?
— Si tu veux bien m’accorder une…
J’attrape la poignée.
— Non, c’est exclu.
Ethan me tire par la manche.
— Papa a dit qu’il m’emmenait au ciné. Je peux y aller, m’man ?
C’est seulement là que je me rends compte de l’état désastreux dans lequel je me trouve. J’objecte sans réfléchir :
— On a une réception, maintenant.
— Un film lui conviendrait mieux, tu ne crois pas ? argumente son père.
Ouais, c’est sûr. Je plonge ma figure dans mes mains. Je ne me suis jamais sentie aussi fatiguée, de toute ma vie.
— S’il te plaît, m’man ?
Je regarde Matt.
— À quelle heure tu le ramènerais ?
— J’avais pensé qu’il pourrait passer la nuit chez nous…
Il s’en veut d’avoir employé ce « nous », je le vois tout de suite, mais il poursuit.
— Je le conduirai à l’école demain matin. Et il peut rester encore un ou deux jours, si ça t’arrange…
— Très bien.
Je me baisse pour embrasser mon fils. À ma grande surprise, je m’entends lui demander :
— Tu es mon ami, Ethan ?
Il me jette un regard timide, puis me plante un rapide baiser sur la joue, que je veux prendre pour une réponse positive même si je sais que c’est une dérobade sur laquelle je vais broyer du noir pendant le reste de la journée, et toute la nuit. Sans cesser de me demander pourquoi je lui ai posé cette question idiote, pour commencer…
Matt fait mine de me caresser le bras, se ravise au dernier moment.
— À plus, souffle-t-il avant de s’éloigner avec Ethan.
Une main sur mon épaule, encore. Je l’écarte comme une mouche importune, sans même prendre la peine de me retourner pour voir à qui elle appartient.
— J’ai eu mon compte de mots réconfortants, franchement…
— Alors ne les écoute plus.
Je plaque mes doigts sur ma bouche, confuse.
— Oh, pardon, Meg !
— Dis trois Ave Maria et monte dans cette voiture.
J’obéis. Meg prend place à côté de moi.
— Où il est, Ethan ?
— Il passe la journée avec son père.
— Parfait. Je peux fumer, alors.
Tout en sortant un paquet de cigarettes de sa poche, elle tapote la vitre de séparation de l’autre main. Le chauffeur appuie sur la commande électrique pour la baisser.
— On se tire de là, mon pote, annonce Meg en allumant sa cigarette.
Elle rejette la première bouffée avec un énorme soupir de soulagement.
— Il faut vraiment ?
— Oui, il faut.
— Ça te tuera.
— Ah bon ?
La limousine s’engage dans l’allée centrale. Meg prend ma main dans ses doigts fins, veinés de bleu.
— Tu tiens le coup, ma belle ?
— J’ai été en meilleure forme, Meg.
— Encore quelques heures et tout ce merdier sera terminé. Et là…
— Je pourrai m’effondrer.
Elle hausse les épaules tout en accentuant la pression de ses doigts.
— Et Charlie ?
— Il reprend le métro.
— Pourquoi il fait ça, bon sang ?
— Sa conception de la pénitence, faut croire.
— Quand je l’ai vu dans cet état, j’ai vraiment eu de la peine pour lui, tu sais ? Si seulement il avait eu le courage de prendre son téléphone, à la fin, il aurait pu arranger les choses avec maman.
— Non. Il n’aurait rien arrangé du tout.
Alors que nous franchissons les grilles du cimetière, je revois l’inconnue. Elle marche d’un pas décidé sur le trottoir, avec une aisance remarquable pour une femme de son âge. Meg la suit du regard, elle aussi.
— Tu la connais ?
Elle se contente d’une moue désabusée.
— Elle était à l’enterrement. Du début à la fin.
Toujours pas de réponse de Meg.
— Ah, sans doute une de ces cinglées qui aiment traîner dans les cimetières…
À notre passage, elle lève les yeux et les baisse aussitôt.
Nous prenons la direction de Manhattan. Je me laisse aller contre le dossier de la banquette, épuisée. Le silence règne un moment, puis Meg me décoche un coup de coude.
— Alors ? Ils sont où, mes vingt dollars ?