À l’arrière de la voiture de police, j’ai caché ma
figure dans l’épaule de Jack. Il me serrait si fort que j’ai eu
l’impression qu’il voulait me retenir. Et c’est ce dont j’avais
besoin car je me sentais au bord de l’évanouissement.
Les premières lueurs du jour pointaient dans le
ciel quand nous avons pris la 34e Rue. Les deux policiers avaient le regard
fixé sur le pare-brise constellé de pluie, oublieux des
crachotements de leur radio de bord. Jack s’efforçait de demeurer
silencieux mais il était très visiblement bouleversé. J’entendais
son cœur battre très fort dans sa poitrine. Il avait peut-être peur
que je ne me remette à hurler comme plus tôt, dans la cuisine,
lorsqu’ils m’avaient annoncé la nouvelle. Et après, quand je
m’étais enfuie dans le lit et que je lui criais de me laisser seule
chaque fois qu’il tentait de me venir en aide. Mais rien ne pouvait
me consoler, rien, et c’est seulement lorsque l’un des flics avait
suggéré d’appeler un médecin que j’avais retrouvé un semblant de
volonté. Je m’étais habillée. Ils avaient voulu me soutenir jusqu’à l’auto mais je les avais
repoussés poliment. Comme Eric l’aurait dit dans l’une de ses
imitations narquoises de Père, « une Smythe reste digne en
public ». Même déchirée par la peine.
Il n’y avait plus de larmes en moi. Le chagrin
était tellement immense, tellement inimaginable qu’il se situait
au-delà des pleurs et des gémissements. J’avais perdu la parole, et
la raison.
Nous avons pris la 2e Avenue puis la 32e Rue avant de nous arrêter devant un immeuble
en briques rouges, dont le grand portail était orné d’une
inscription : « Services de la médecine légale de New
York ». Mais c’est vers une porte latérale qui portait une
plaque laconique, « Livraisons », qu’ils nous ont
conduits. À l’intérieur, un vieux Noir très digne était assis
à son bureau. Le saint Pierre de la morgue. L’un des policiers
s’est penché sur lui en chuchotant « Smythe ». Il a
ouvert un grand registre, son doigt a parcouru une colonne de noms
jusqu’à s’arrêter sur celui de mon frère. Il a décroché son
téléphone, composé un numéro :
— Smythe. Casier cinquante-huit.
À nouveau mes jambes menaçaient de me trahir,
et Jack l’a senti car il m’a prise par la taille. Au bout d’un
moment, un employé en blouse blanche a surgi dans l’entrée.
— Vous êtes là pour identifier Smythe ?
a-t-il demandé d’un ton neutre.
Sur un signe des policiers, il nous a escortés
dans un étroit couloir à la peinture verte réglementaire,
violemment éclairé. Il s’est arrêté devant une porte en acier, l’a
ouverte. C’était une petite salle réfrigérée comme une armoire de
boucher, dont un mur entier était occupé par des battants métalliques numérotés.
On m’a poussée doucement vers le casier cinquante-huit. Jack était
près de moi. Les policiers m’observaient d’un air gêné tandis qu’un
silence irréel s’installait. L’employé s’est mis à tambouriner
distraitement des doigts sur le loquet. J’ai pris ma respiration et
j’ai fait oui de la tête.
Le battant a pivoté avec un long soupir. Il m’a
fallu un moment pour rouvrir les yeux. Eric était couché devant
moi, un drap blanc tiré jusqu’au cou. Ses paupières étaient closes,
son visage plâtreux, ses lèvres bleues. Il n’avait pas l’air
apaisé, mais privé de vie. Une coquille vide qui avait été mon
frère.
J’ai étouffé un sanglot et j’ai refermé les yeux.
Je ne voulais pas le voir, je ne voulais pas que cette dernière
image de lui efface toutes les autres et me hante à jamais.
— C’est bien Eric Smythe ?
J’ai acquiescé. Le préposé a remonté le drap sur
ses traits, a repoussé le chariot à l’intérieur. La porte a claqué
avec un bruit sourd. Saisissant une liasse de feuilles accrochée au
mur, il a cherché dedans avant de me présenter un formulaire.
— Vous signez en bas, s’il vous plaît.
Il m’a prêté un crayon mâchonné qu’il avait sorti
de la poche de sa blouse d’un blanc grisâtre. J’ai obéi.
— C’est qui, vos pompes funèbres ?
— Je n’en sais rien.
Il a détaché un papillon qui portait le nom de mon
frère suivi d’un numéro de série, me l’a tendu :
— Quand vous aurez décidé, vous leur dites de nous
contacter en précisant ce numéro. Ils connaissent la
procédure.
— Compris. Bien, c’est fini ?
— Ouais, fini.
Dehors, l’un des policiers nous a demandé si nous
voulions qu’ils nous reconduisent chez moi.
— Je veux aller à l’Ansonia, ai-je annoncé.
— On ira plus tard, Sara. Pour l’instant, il faut
que tu te reposes.
— Je veux y aller maintenant. Je veux voir là… là
où il était.
— Franchement, Sara, je…
— J’y vais maintenant ! ai-je bredouillé en
contenant difficilement la colère dans ma voix.
— D’accord, d’accord.
Il a fait signe aux flics et nous sommes montés en
voiture. Jack paraissait épuisé, très préoccupé aussi. Et loin de
moi, même s’il me tenait la main. Ou bien était-ce parce que
j’avais l’impression d’être dans un cauchemar éveillé dont je ne
pouvais pas m’enfuir ?
Joey était encore de service à la réception. Il
s’est fait aussitôt remplacer et nous a entraînés au bar.
— Je sais que c’est un peu tôt mais vous avez sans
doute besoin d’un remontant, non ?
— Si.
— Whisky ?
Il nous a apporté une bouteille de scotch de
deuxième ordre et deux verres qu’il a remplis à ras bord. Jack a
vidé le sien d’un trait. J’ai failli m’étrangler à la première
gorgée mais j’ai continué. L’alcool me brûlait l’œsophage, cruel
mais radical remède. Joey nous a resservis.
— C’est vous qui l’avez trouvé ? lui ai-je
demandé.
— Oui,
a-t-il répondu d’une voix calme. C’est moi. Et si j’avais été là,
je ne l’aurais jamais laissé monter, le livreur.
— Quel livreur ?
— Le commissionnaire du magasin qui vend de
l’alcool, au coin de la rue, vous savez ? D’après ce que j’ai
compris de ce que Phil m’a raconté – c’est lui qui est là dans
la journée –, votre frère leur a commandé par téléphone deux
bouteilles de Canadian Club hier après-midi. Si j’avais été de
service, je vous aurais appelée tout de suite quand ils l’ont
livré, parce que après l’autre fois je savais qu’il ne devait plus
picoler. Enfin, j’ai pris mon poste à sept heures sans rien savoir.
Et à minuit il me téléphone, dans un état… Je ne comprenais pas un
mot de ce qu’il disait. Donc je suis monté tout de suite. J’ai dû
taper à sa porte au moins cinq minutes. Je suis redescendu, j’ai
pris le passe. Et quand j’ai ouvert la porte…
L’air lui a manqué. Il a dû s’interrompre.
— Ah, ce n’était pas beau à voir, miss
Smythe ! Il était par terre, avec le sang qui lui sortait de
la bouche. Du sang près du téléphone aussi, comme quoi l’hémorragie
avait commencé au moment où il m’a appelé. J’ai pensé vous alerter
mais c’était tellement grave que je me suis dit qu’il valait mieux
attendre l’ambulance. Ils ont fait vite, dix minutes, pas plus,
mais c’était trop tard. Et puis les flics ont débarqué et ils ont
pris les choses en main. Soi-disant que je ne devais pas vous
téléphoner, que c’était à eux de vous annoncer…
Il a attrapé un verre et s’est servi à son
tour.
— Moi aussi, il m’en faut. Ah, je peux pas vous
dire comme ça me navre, tout ça…
— Ce n’est pas votre faute, est intervenu
Jack.
— Oui. Complètement.
J’ai revu le moment où je lui avais annoncé ce que
le médecin avait recommandé : plus jamais d’alcool. Il avait
pris la nouvelle avec philosophie. Sans l’exprimer, il paraissait
content d’être revenu parmi les vivants. Et pendant ces quinze
jours à Sagaponack il avait vraiment repris le contrôle sur lui. Et
je l’avais déposé devant l’hôtel en pensant le revoir ce matin
même…
Un sanglot m’a échappé. J’ai caché ma tête dans le
cou de Jack.
— Ça va, ça va, a-t-il murmuré en me caressant les
cheveux.
— Non ! ai-je hurlé brusquement. Il s’est
tué !
— Nous n’en savons rien, Sara.
— Il a vidé ces deux bouteilles en sachant qu’il
n’y résisterait pas, avec son ulcère. Je l’avais prévenu, les
médecins aussi. Il avait l’air si bien, hier, dans le train. Je ne
me faisais plus de souci. Mais je n’ai pas compris que…
J’ai détourné mon visage. Joey a toussoté
nerveusement.
— Euh, il y a encore quelque chose que je dois
vous dire, miss Smythe. C’est Phil qui me l’a raconté. Vers trois
heures hier, il a eu de la visite, votre frère. Un type en costume,
avec un attaché-case. Il a montré à Phil son insigne d’huissier
fédéral et il lui a demandé d’appeler votre frère pour qu’il
descende à la réception, mais sans lui dire qui l’attendait.
Mr Smythe est arrivé et donc l’autre lui a sorti un baratin
officiel, comme quoi « je vous notifie par la présente injonction, blabla », Phil n’a
pas pu entendre la suite mais il m’a dit que votre frère avait
l’air plutôt remué.
— Et qu’est-ce qu’Eric a fait, après ?
— Il est remonté dans sa chambre.
— Et il n’est pas ressorti ?
— D’après Phil, non.
— Alors le papier doit toujours être dans sa
chambre. Allons-y.
Joey a hésité.
— Vous devriez peut-être attendre un peu, miss
Smythe. On n’a pas encore nettoyé et…
— Tant pis, ai-je fait en me levant.
— Ce n’est pas une bonne idée, a objecté
Jack.
— C’est à moi de juger.
Et je suis sortie du bar, suivie de près par Jack,
et Joey, qui a pris la clé du 512. Nous sommes montés au
cinquième en ascenseur. Parvenu devant la porte tout éraflée, Joey
a marqué un nouveau temps d’arrêt :
— Vous êtes sûre, miss Smythe ?
— Sûre.
— Laisse-moi entrer à ta place, a proposé
Jack.
— Non. Je veux voir.
J’ai fait un pas à l’intérieur. Je m’étais armée
de courage mais je ne m’attendais pas à une telle mare de sang,
encore humide sur la moquette, avec des éclaboussures sur le
téléphone, les meubles… La trace d’une main sanguinolente était
visible sur le mur et sur la table proche de l’endroit où Eric
s’était écroulé. Soudain, j’ai eu devant les yeux les derniers
moments de mon frère. Une bouteille de Canadian Club au pied de la
télévision, vide, une autre devant le canapé sur lequel il avait
laissé tomber son verre, lui aussi maculé de sang. L’hémorragie
avait commencé, il avait plaqué ses mains sur sa bouche, horrifié,
ce qui expliquait les traces.
Il avait chancelé jusqu’au téléphone, il voulait prévenir Joey mais
tout cet alcool et sa frayeur le rendaient trop incohérent pour se
faire comprendre. Il avait lâché le combiné, s’était rattrapé à la
table qui lui servait de bureau avant de s’effondrer sur le sol. Et
il était mort presque tout de suite. C’était ce que je souhaitais
de tout mon cœur, en tout cas. Que la souffrance n’ait pas trop
duré.
Une feuille était glissée sous un cendrier sur le
bureau, elle aussi éclaboussée de rouge. Je l’ai prise. C’était un
avis du Service des impôts l’informant qu’une procédure de
redressement fiscal avait été ouverte contre lui. Sur la base des
indications fournies par la NBC, ils exigeaient le paiement
immédiat de plus de quarante mille dollars, couvrant trois années
de taxes impayées. Il avait trente jours pour contester cette
injonction, en fournissant les justificatifs nécessaires.
Autrement, il devait s’acquitter de cette dette sur-le-champ s’il
ne voulait pas s’exposer à un recours en justice, à une peine de
prison et à la saisie de ses biens.
Quarante-trois mille cinq cent soixante dollars,
exactement… Si seulement il m’avait appelée. J’aurais loué une
voiture et je l’aurais conduit au Canada. Ou bien je lui aurais
donné de quoi s’enfuir au Mexique et subsister quelques mois
là-bas. Mais non, il avait cédé à la panique et s’était tué. Ou
peut-être n’avait-il pas supporté l’idée de ce nouveau procès après
son passage devant les inquisiteurs de la Commission, et de ce qui
s’annonçait pour lui après, banqueroute, incarcération, avenir
définitivement détruit par cette dette…
— Les salauds. Les salauds…
Jack m’a pris la lettre des mains, l’a lue
rapidement.
— Comment ? Comment ?
Ma voix tremblait de rage.
— C’est facile ! S’il avait accepté leurs
saletés, les impôts auraient proposé un arrangement. Mais quand on
ne joue pas leur jeu, à ces ordures, ils usent de toutes les armes
pour tuer ! Toutes !
J’étais en larmes. Jack m’a serrée contre lui. Et
puis j’ai senti une autre main sur mon épaule. Joey.
— Venez, les amis. Inutile de rester ici.
Il nous a ramenés au bar. Encore du whisky. Il le
fallait pour résister au désespoir. Jack était affaissé dans un
fauteuil, hagard. Je lui ai pris la main.
— Jack ?
— Je suis écœuré. Et je me sens coupable…
— De quoi ?
— De ne pas avoir été assez proche d’Eric.
— C’est ainsi, Jack.
— J’aurais dû faire plus d’efforts. J’aurais
dû…
Sa voix s’est étranglée. Comme on peut être
surpris par quelqu’un que l’on croit pourtant connaître…
Jack, qui ne l’avait jamais réellement apprécié,
pleurait sur mon frère. La mort apaise toutes les querelles, toutes
les inimitiés. Elle les abolit comme elle abolit cette agitation
éphémère qu’est la vie. Et cependant nous continuons avec les
disputes, la rancœur, la jalousie, le ressentiment, tout en sachant
qu’au final leur inanité sera patente. C’est peut-être cela, la
vraie nature de la colère : tempêter contre l’absolue futilité
de l’existence. La colère permet de donner un sens à ce qui n’en a
fondamentalement pas. La colère nous fait croire que nous n’allons
pas mourir.
Nous avons continué à boire, à nous laisser
prendre par les effets bénéfiques de l’alcool. La lumière du jour a envahi peu à peu le bar.
J’ai retrouvé la parole après un long moment :
— Il faut que je prévienne Ronnie.
— Oui… Je pensais à lui, justement. Tu veux que je
m’en charge ?
— Non. Il doit l’entendre de moi.
J’ai demandé à Joey de bien vouloir remonter à la
chambre et de trouver le programme de la tournée dans les papiers
d’Eric. Il est revenu rapidement. Ronnie était en concert à
Houston, ce soir-là. J’ai attendu midi pour l’appeler. À cette
heure, j’étais de retour chez moi et j’avais commencé à prendre les
dispositions pour les obsèques. Mal réveillé, Ronnie a été étonné
de m’entendre. Et inquiet, tout de suite :
— Vous avez une drôle de voix, Sara.
— Je sais, Ronnie.
— C’est… c’est Eric ?
Je lui ai annoncé la nouvelle le plus simplement
possible tant je craignais d’éclater en sanglots si j’entrais dans
les détails. À la fin, il n’y a eu que le silence sur la
ligne.
— Ronnie… Vous êtes là ?
— Pourquoi…
Il chuchotait.
— Pourquoi il ne m’a pas téléphoné ? Ou à
vous ?
— Je ne sais pas. Ou peut-être que si, je le sais,
mais je ne veux pas…
— Il vous aimait plus que…
— S’il vous plaît, Ronnie. Je ne pourrai
pas…
— D’accord, d’accord.
Nouveau silence.
— Vous êtes là ?
— Oh, Sara…
Il pleurait.
Et puis il a raccroché, sans un mot. Une demi-heure plus tard, le
téléphone a sonné chez moi.
— Pardon d’avoir coupé comme ça mais…
— Je comprends, Ronnie. Vous êtes
mieux ?
— Non. Je ne pourrai jamais accepter ça.
— Je sais.
— Je l’aimais, Sara.
— Et lui aussi, Ronnie.
Je l’ai entendu avaler sa salive, refouler sa
peine. Pourquoi essayons-nous toujours de nous montrer courageux à
des moments où le courage ne signifie plus rien ?
— Je ne sais pas quoi dire, quoi penser. Je
n’arrive pas à trouver un sens à…
— Alors n’essayez pas. L’enterrement est
après-demain.Vous pourrez venir ?
— Impossible. Basie est intraitable, en tournée.
Si c’était ma mère, à la limite… Mais me laisser revenir à New York
pour enterrer un ami ? Il ne voudra jamais. Et puis les gens
commenceraient à se demander quel genre d’amis nous étions
et…
— Ne vous inquiétez pas, Ronnie.
— Mais si ! Je voudrais être là. Je devrais
être là !
— Appelez-moi à votre retour. N’importe
quand.
— Merci.
— Prenez soin de vous.
— Vous aussi. Et… Sara ?
— Oui ?
— Qu’est-ce que je vais faire,
maintenant ?
Moi, je savais ce qui me restait à faire. Sitôt
après avoir raccroché, je suis allée dans ma chambre, je me suis
jetée sur mon lit et j’ai pleuré, pleuré. Jack s’est approché. Je
lui ai crié de me laisser. J’avais besoin de m’abandonner au
chagrin, enfin.
Parfois, on
se dit qu’on ne s’arrêtera jamais de pleurer. Mais si, on s’arrête.
D’épuisement. Quand le corps n’en peut plus, oblige au calme après
le tourbillon démentiel de la détresse. Donc, au bout d’une heure,
ou plus, car je n’avais plus la notion du temps, je me suis
relevée. J’ai enlevé mes vêtements un par un, en les laissant
tomber sur le sol. Je me suis fait couler un bain chaud, non,
brûlant, dans lequel je suis entrée en réprimant un cri de douleur.
J’ai posé une serviette imbibée de ce feu sur mon visage et je me
suis abandonnée à la chaleur, à l’oubli. Jack a eu la sagesse de ne
pas venir me déranger, ni de m’infliger quelque platitude lorsque
j’ai fini par réapparaître en peignoir (« Ça va mieux,
chérie ? »), ni de tenter de me prendre dans
ses bras. Il avait compris ce que je venais de traverser.
— Tu as faim ? s’est-il contenté de me
demander.
J’ai fait non de la tête en m’asseyant sur le
canapé.
— Viens par là, ai-je murmuré.
Il s’est installé à côté de moi. J’ai pris sa tête
entre mes mains et je l’ai regardé longtemps, longtemps, sans un
mot. Il se taisait, lui aussi. Il n’a pas cherché à connaître mes
pensées. Il les a lues, peut-être. « Maintenant, tu es tout ce
que j’ai. Tout. »
Les obsèques d’Eric ont eu lieu deux jours après,
au funérarium de Riverside, 75e Rue
et Amsterdam. Il n’y avait qu’une douzaine de présents : Jack
et Meg, Joel Eberts, quelques amis de jeunesse, un ou deux
camarades d’études. Personne de la NBC, bien entendu. Marty Manning
avait envoyé une couronne et une lettre pour moi, dans laquelle il
affirmait qu’Eric n’avait pas mérité le sort qui s’était acharné
sur lui. « Nous vivons
une étrange époque, écrivait-il notamment, pour qu’un être aussi
brillant, spirituel et attentionné que votre frère soit conduit à
un tel désespoir. Toute l’équipe l’adorait. Nous aurions tous voulu
être là pour lui dire au revoir mais le lundi est le jour des
répétitions finales, et comme Eric l’aurait dit lui-même, “le
spectacle continue”. Sachez que nous sommes avec vous en
pensée. »
Je savais pertinemment, Eric me l’ayant raconté,
que le lundi était seulement consacré à une première lecture du
script et que le travail ne commençait pas avant onze heures. Si
Manning et sa bande l’avaient voulu, ils auraient pu aisément
assister au service en début de matinée. Mais je comprenais leur
réticence : ce qui se lisait dans sa lettre, c’était leur
terreur de connaître le même sort que lui. J’étais prête à parier
que la direction de la chaîne avait expressément interdit à son
personnel de se rendre aux funérailles, pour le cas où un sbire du
FBI aurait relevé le nom de ceux qui auraient osé se montrer.
Mr Hoover et ses seconds couteaux devaient
néanmoins avoir estimé qu’Eric ne représentait plus de danger pour
la sûreté nationale puisque je n’ai pas relevé la moindre présence
suspecte dans la chapelle de Riverside. Notre petit groupe s’est
massé sur les deux premiers rangs tandis que l’officiant, un prêtre
unitarien du nom de Roger Webb, entamait un éloge dans lequel il a
salué l’intégrité de mon frère, son sens des responsabilités, son
courage. Le directeur des pompes funèbres me l’avait recommandé
lorsque je lui avais expliqué qu’Eric avait été, par nature, un
agnostique : « Dans ce cas, c’est l’unitarien qu’il vous
faut ! » avait-il décidé, et je m’étais attendue à
quelque révérend morose égrenant des platitudes en surveillant
sa montre. Au contraire,
Roger Webb s’était révélé plein d’égards et de zèle. Il avait tenu
à me téléphoner la veille de l’enterrement et m’avait posé tant de
questions sur mon frère que j’avais fini par lui proposer de passer
me voir. Quelques heures plus tard, il était chez moi. À peine
la trentaine, une bouille enfantine de garçon de l’Ohio. Alors que
nous buvions un café ensemble, j’avais senti qu’il était d’esprit
ouvert, sincèrement libéral comme la plupart des unitariens, et
j’avais donc décidé de ne rien lui cacher de l’enfer qu’avait subi
Eric, de son choix admirable mais suicidaire de préférer son
honneur à sa sécurité, et même de sa liaison avec Ronnie. Il
m’avait écouté avec la plus grande attention, puis :
— C’était un homme remarquable, d’après ce que
vous me dites. Et un grand original.
— Oui, avais-je répondu, au bord des larmes. Il a
été tout cela.
— L’originalité est mal vue, dans ce pays. En
apparence, nous prônons l’individualisme pur et dur, toutes ces
bêtises à la John Wayne, mais intrinsèquement nous sommes une
nation de conformistes. Il ne faut pas faire de vague, jamais
s’écarter des conventions sociales, jamais mettre en doute le
système. Discipline de jeu, discipline d’entreprise… Et si vous
n’êtes pas dans la norme, que Dieu vous vienne en aide.
— On croirait entendre parler Eric.
— Je suis sûr qu’il l’aurait exprimé avec bien
plus d’humour que je n’en suis capable. Je n’ai pas raté une seule
émission du Manning Show, vous
savez.
— Je n’ai pas à vous dicter quoi que ce soit mais
j’aimerais que vous disiez tout cela, demain. Que vous parliez
aussi directement.
— Personne
ne peut parler directement, par les temps qui courent. Il y a trop
d’oreilles malveillantes. Mais il est toujours possible de faire
passer le message…
Et donc, debout à la gauche du cercueil de mon
frère, Roger Webb a évoqué devant la maigre assistance la question
du choix :
— C’est par nos choix que nous nous définissons.
Ce sont eux qui nous forcent à assumer ce que nous sommes
réellement, nos aspirations, nos craintes, nos exigences morales.
Souvent, nous faisons le mauvais choix. Ou bien, comme dans le cas
d’Eric, nous sommes discrètement héroïques en faisant le bon choix
tout en sachant qu’il risque de remettre en cause tout ce que nous
avons créé dans ce monde. Eric a été placé devant un terrible
dilemme : fallait-il nuire à d’autres pour se protéger
soi-même ? C’est un choix qui exalte la conscience d’un être,
celui-ci. S’il avait choisi de penser d’abord à lui, sa décision
aurait été compréhensible car l’instinct de préservation est
puissant, chez l’homme. Personnellement, j’ignore ce qu’aurait été
la mienne dans sa situation. Et c’est pourquoi j’espère que nous
saurons tous trouver de la compréhension dans nos cœurs envers ceux
qui ont été confrontés dans la période récente à un tel choix et
qui, pour une raison ou une autre, n’ont pas pu atteindre la même
force d’abnégation qu’Eric. Le pardon est l’un des actes les plus
difficiles à réaliser, et peut-être le plus fondamental. Eric s’est
montré d’un courage hors du commun, oui, mais ceux qui ont choisi
autrement ne devraient pas être condamnés sans appel. Notre pays
traverse une phase complexe, qui à mon sens sera jugée plus tard
comme une triste page de notre histoire collective. Permettez-moi
d’espérer que nous ayons tous
le courage de comprendre le désarroi moral dans lequel tant d’entre
nous ont plongé. De saluer la résolution d’Eric, sa suprême
exigence, mais aussi de manifester notre sympathie à ceux qui ont
dû faire des choix tout aussi difficiles mais plus guidés par
l’instinct de survie.
« Mon ministère voudrait sans doute que
j’invoque une parole de la Bible pour conclure ces propos. Mais
j’appartiens à l’Église unitarienne et de ce fait je peux aussi
convoquer la poésie, en l’occurrence ces vers de Swinburne :
“Dors/Et si la vie t’a été amère, pardonne/Si elle t’a été douce,
rends grâce/Car tu n’as plus à vivre/Et il est bon de rendre grâce
comme de pardonner.”
À côté de moi, Jack avait plaqué ses mains
sur son visage. Meg sanglotait, ainsi que la plupart des autres,
mais moi je gardais simplement le regard fixé sur le cercueil,
sidérée par son existence. Peut-être était-ce l’idée que mon frère
se soit trouvé dans cette boîte en bois brut, ou le constat que
tout dans notre vie se résumerait un jour ou l’autre à ces quelques
planches ? En tout cas, j’étais trop assommée pour pleurer,
trop engourdie par la souffrance de ces derniers jours.
Nous avons récité l’action de grâces en priant
pour que nos offenses soient pardonnées tout comme nous étions
censés pardonner à ceux qui nous avaient offensés. Nous n’avons
chanté qu’un hymne, Citadelle invincible est
Notre-Seigneur, que j’avais choisi non en raison de son
message d’optimisme luthérien mais parce que Eric m’avait confié un
jour que c’était le seul air qu’il n’avait pu sortir de sa tête
d’incroyant après tous ces dimanches où nos parents nous avaient
traînés à l’église. Roger Webb a terminé par une bénédiction et
nous a demandé d’aller en paix. Le cercueil a été emporté dehors, et nous avons suivi dans la
lumière d’un jour de printemps idéal. Il y a eu maintes embrassades
et larmes essuyées tandis que la bière était hissée dans le
corbillard, puis la petite foule a commencé à se disperser. Nous
n’étions que quatre à continuer avec Eric jusqu’au crématorium de
Queens : Jack, Joel Eberts, Roger Webb et moi. Je l’avais
voulu ainsi car je savais que tous les yeux seraient braqués sur
moi quand le cercueil allait disparaître dans les flammes et je
tenais à ce que ces derniers instants se passent dans la plus
stricte intimité.
Précédant le corbillard, la limousine dans
laquelle nous étions montés s’est retrouvée au milieu d’un énorme
embouteillage sur le pont de Queensboro. Un accident s’était
produit plus loin devant nous et un concert de klaxons s’est élevé
peu à peu. C’est Roger Webb qui a rompu le silence dans lequel nous
étions restés depuis le départ :
— On dirait que nous allons être un peu en retard,
a-t-il observé machinalement.
— Je pense qu’ils nous attendront, a répondu Joel
Eberts.
Je n’ai pu m’empêcher de rire, pour la première
fois depuis…
— Eric aurait adoré, ai-je remarqué par-dessus le
vacarme. Un vrai adieu à la new-yorkaise. Quoiqu’il n’ait jamais
beaucoup aimé Queens.
— Quand on est de Manhattan, on ne peut pas aimer
Queens, ni le Bronx ni Brooklyn, a noté Joel. Le problème, c’est
que quand vous êtes mort Manhattan ne veut plus de vous, et donc
vous vous retrouvez forcément expédié à Queens, ou dans le Bronx,
ou à Brooklyn. C’est ce qu’on appelle « l’ironie du
sort », sans doute.
— Il n’y avait pas de testament, l’a informé
Joel.
— Le contraire m’aurait étonnée, de la part
d’Eric, ai-je remarqué. Mais il n’avait presque rien à léguer, le
pauvre. Et ce presque rien, les impôts se seraient empressés de le
rafler. Je suis sûre qu’ils vont faire main basse sur le peu qu’il
laisse derrière lui, ces rapaces.
— Il sera temps de s’occuper de ça plus tard,
Sara, a objecté Joel.
— Oui, vous avez peut-être raison.
— Il a raison, s’est interposé Jack. Chaque chose
en son heure. Tu en as déjà vu assez, pour l’instant.
— Et ce n’est pas terminé, ai-je ajouté
sombrement.
Joel s’est tourné vers Roger Webb.
— Sacrément fort, votre sermon, mon révérend. Je
dois vous faire un aveu, quand même. Tendre la joue gauche, je
pense que c’est une belle et noble idée. Mais la mettre en
pratique, c’est infernal… si vous me permettez l’expression.
— Je ne m’offusquerais pas pour si peu, a répondu
Webb en souriant. Et vous avez raison, en plus. C’est un idéal
chrétien, oui, et comme tous les idéaux – surtout les
chrétiens, d’ailleurs – il est très difficile à réaliser.
Cependant, nous devons essayer.
— Même quand on est face à la lâcheté la plus
totale ? Vous m’excuserez, mais je crois qu’il y a une
relation de cause à effet pour chacun de nos actes. Si vous prenez
le risque de faire telle chose, appelons-la petit a, telle autre, petit b, se produira forcément. Le problème, c’est que la
plupart des gens pensent qu’ils pourront esquiver les conséquences
de petit b. Mais ils ne peuvent pas. On
est toujours rattrapé au tournant.
— Mais oui ! Je suis juif, moi ! Sur ce
genre de question, je suis totalement dans la ligne de l’Ancien
Testament. On fait un choix, on prend une décision, on assume la
suite.
— Donc il n’y a rien qui ressemble à l’absolution,
dans cette logique ? est intervenu Jack.
— Typiquement catholique, la question ! Oui,
c’est la grande différence entre nous, les Irlandais et les juifs.
Nous nous vautrons dans la culpabilité, les uns et les autres, mais
vous, vous êtes sans cesse à la recherche du confessionnal et de
l’absolution. Vous fonctionnez au pardon. Tandis que nous autres
juifs nous allons à notre tombe en prenant sur nous la faute de
tout, absolument tout !
La circulation a fini par reprendre son cours
normal. Lorsque nous sommes arrivés devant le cimetière dix minutes
plus tard, le silence était revenu dans la voiture. Sans un mot,
nous avons remonté l’allée centrale à travers des kilomètres de
stèles et de pierres tombales. Le corbillard a contourné un petit
bâtiment en granit flanqué d’une cheminée tandis que nous faisions
halte devant l’entrée principale. Notre chauffeur s’est retourné
vers nous :
— On va attendre ici jusqu’à ce qu’ils nous
préviennent qu’ils sont prêts, entendu ?
Un quart d’heure a passé et puis un homme
grisonnant, en costume sombre, est apparu sur le perron en nous
faisant signe de le rejoindre. La chapelle du crématorium était
toute simple, avec cinq rangées de bancs alignés devant le cercueil
d’Eric, déjà placé à droite de l’autel. Ainsi que nous en étions
convenus, Roger Webb n’a pas prononcé d’ultime prière ni de bénédiction, se bornant à réciter
un passage de l’Apocalypse :
Et Dieu essuiera toute larme
de leurs yeux,
Et la mort ne sera plus, ni
deuil,
Ni pleurs, ni souffrance ne
seront plus
Car ce qui est passé s’en
est allé.
Je ne croyais pas un seul mot de ce message
biblique, pas plus que mon frère disparu. Pas plus que Roger Webb,
j’en avais l’intuition. Mais j’avais toujours aimé ce qui était
suggéré au-delà des mots, l’idée d’une éternité enfin paisible et
sereine, d’une récompense céleste pour les vicissitudes de
l’humaine condition. Et dans sa bouche ils étaient si beaux que
j’ai senti un sanglot monter dans ma gorge. Et puis il y a eu un
bruit de mécanique se mettant en route, le rideau derrière la bière
s’est ouvert en glissant et le tapis roulant sur lequel le cercueil
était posé l’a entraîné vers le brasier. J’ai tressailli. Jack a
saisi ma main et l’a serrée dans la sienne, fort. C’était
fini.
Nous sommes repartis, muets, perdus dans nos
pensées. Quand nous sommes arrivés devant chez moi, Jack m’a
proposé de rester encore une nuit avec moi. Seulement, cela en
faisait cinq d’affilée qu’il passait loin de chez lui et je
devinais que cette absence prolongée devait rendre Dorothy encore
plus anxieuse. Ne voulant pas mettre en danger l’équilibre précaire
qui s’était établi entre ses deux foyers, je l’ai encouragé à
retourner vers sa famille.
— Bon. Dans ce cas je vais me mettre en congé
jusqu’à la fin de la semaine. Comme ça je pourrai passer toute la
journée avec toi demain.
— C’est toi qui passes avant tout le reste.
— Non, ai-je répliqué en le prenant dans mes bras.
Tu as une place à tenir, ne risque pas de la perdre pour moi. Tout
ira bien, je t’assure.
Il m’a promis de m’appeler deux fois par jour,
matin et soir. Le premier coup de fil du lendemain n’a pas été de
lui, pourtant, mais du funérarium de Riverside. Ils avaient reçu
les cendres d’Eric et se proposaient de me les apporter.
Une heure plus tard, j’ai ouvert à un monsieur en
costume et chapeau noirs. Très poliment, il m’a demandé de
confirmer mon identité avant de me remettre une petite boîte
enveloppée dans du papier marron. Je l’ai posée sur la table de la
cuisine et je suis restée les yeux sur elle, d’abord incapable de
la toucher. Je me suis décidée, finalement. Je n’avais pas demandé
d’urne et c’était une simple boîte en carton peint dans des tons de
faux marbre gris. Une carte blanche était collée sur le couvercle.
Eric Smythe. J’ai admiré la calligraphie. Très
impressionnante.
Je me suis interdit de jeter un coup d’œil au
contenu. Brusquement, je me suis levée, j’ai pris mon imperméable,
glissé la boîte dans ma poche, et je suis partie vers la station de
métro de la 72e Rue.
Je savais où j’allais. J’avais décidé de la marche
à suivre durant les rares moments de lucidité que j’avais eus
depuis la mort d’Eric, quand je me demandais où il aurait aimé que
ses cendres soient dispersées. Les eaux de l’Hudson paraissaient la
destination la plus pratique mais je me doutais qu’il n’aurait pas
apprécié de terminer aux abords du New Jersey, connaissant son
aversion pour l’« État-Jardin ». East River ? Cela
n’avait aucune signification
pour lui. Central Park ? Mon ultra-citadin de frère n’avait
jamais manifesté grand intérêt pour la verdure. Non, il aimait le
chaos des rues encombrées, la clameur de la ville, la foule pressée
sur les trottoirs, la grandiose folie de Manhattan. J’avais eu
l’idée de laisser ses cendres sur la 42e Rue mais cela aurait été aller un peu trop
loin dans le grinçant. Et puis j’avais eu une illumination :
le parc de Washington Square, le moins verdoyant, le plus urbain
des espaces verts de Manhattan où il adorait traîner pendant des
heures. Durant ses années au Village, la petite place avait été son
bureau en plein air. Il s’asseyait sur un banc avec un livre, ou
bien engageait d’interminables parties avec les joueurs d’échecs
qui campaient à droite de l’arche. Il me parlait souvent de la
faune hétéroclite qui se retrouvait là dans un coude-à-coude bon
enfant, cet échantillon humain de New York sans cesse en mouvement.
« Je m’assois là-bas et je comprends pourquoi j’ai tiré un
trait définitif sur Hartford et tout ce que ça représente »,
m’avait-il confié.
Il n’était pas question de m’y rendre en taxi.
Malgré ses habitudes dispendieuses, Eric aurait sans doute adoré
l’idée de se rendre à sa dernière demeure en métro. Et je ne
voulais personne avec moi, non plus. Cet ultime instant avec mon
frère n’appartenait qu’à nous.
J’ai pris la ligne 1 en direction du sud.
L’heure de pointe était passée mais la rame était encore pleine,
sans un siège libre. Je suis restée debout, agrippée à une poignée.
Quelqu’un m’a bousculée. Instinctivement, j’ai palpé ma poche,
étonnée par la bizarrerie de ce qui venait de me traverser
l’esprit : si cela avait été un pickpocket et qu’il m’avait
dérobé ma boîte, le pauvre
bonhomme aurait eu une crise cardiaque en découvrant sa
prise…
Sortie à Sheridan Square, j’ai fait un détour par
Bedford Street, ma première adresse new-yorkaise, puis je suis
passée devant l’immeuble de Sullivan où Eric avait vécu plus d’une
décennie. La bohème… Est-ce que mon frère aurait été encore en vie
s’il n’avait pas atteint la notoriété ? Auraient-ils cherché à
le tourmenter s’il était resté dans l’obscurité, s’il n’était pas
devenu un auteur célèbre travaillant pour un moyen de communication
dont la nouveauté excitait toutes les imaginations ? Aucun
succès ne méritait de payer un prix pareil. Aucun.
Quand je suis arrivée à Washington Square, le
soleil était à son zénith. Quelques ivrognes étaient endormis sur
un banc, deux petits génies s’affrontaient aux échecs, quelques
étudiants de la NYU avaient enfreint le commandement des pancartes
« Gazon interdit », un joueur d’orgue de Barbarie
tournait sa manivelle avec un singe apprivoisé sur l’épaule,
égrenant une version bastringue de La donna è
mobile. Eric aurait apprécié, oui, aussi bien Verdi que ce
départ vers l’au-delà avec un accompagnement musical aussi
incongru. J’ai regardé le ciel immaculé, heureuse que le vent se
soit abstenu de souffler ce jour-là. J’ai sorti la boîte, retiré le
couvercle et contemplé la poussière blanche qu’elle contenait. Et
puis j’ai commencé à faire le tour du parc, moins de dix minutes à
pas tranquilles, dispersant une pincée de cendres toutes les deux
ou trois enjambées. Je n’ai pas cherché à vérifier si quelqu’un
avait remarqué mon manège, m’attachant seulement à accomplir un
tour complet. Lorsque je suis revenue à l’entrée de la 5e Avenue, la boîte était vide. Cap au nord.
J’ai remonté Manhattan à pied.
Le
lendemain, j’ai encore beaucoup marché, jusqu’à Battery Park et
retour. Le jour suivant, ou celui d’après, car j’avais perdu la
notion du temps, je suis allée à Fort George, toujours à pied. Jack
m’appelait régulièrement, s’inquiétant de mon état. Je lui disais
que tout était pour le mieux. Il avait dû se rendre à Wilmington et
Baltimore pour son travail et s’en voulait de ne pas être avec
moi.
— Je t’assure que tu n’as aucun souci à te faire.
Je tiens le coup.
— Tu es sûre ?
— Sûre, ai-je menti.
— Tu me manques. Affreusement.
— Tu es en or, Jack. Sans toi, je n’aurais pas pu
surmonter tout cela.
Mais je n’avais rien surmonté du tout. Je ne
dormais plus. Je ne m’alimentais qu’avec des crackers, de la soupe
en boîte et des litres de café. Quand je ne marchais pas des heures
sans but, je me réfugiais dans l’un ou l’autre des grands cinémas
de Broadway. J’étais devenue comme mon frère dans ses dernières
semaines. Une vagabonde professionnelle.
Huit jours avaient dû passer depuis l’enterrement
quand Joel Eberts m’a téléphoné.
— Vous avez un moment, ce matin ? m’a-t-il
demandé d’un ton préoccupé.
— Je suis une femme oisive, grâce à qui vous
savez.
— Passez me voir à mon bureau, alors. Il y a deux
ou trois choses dont je voudrais discuter avec vous.
Je suis arrivée une heure plus tard. Joel était
nettement plus tendu qu’à son habitude. Il m’a serrée
paternellement dans ses bras, a remarqué que j’avais l’air
fatiguée, puis m’a fait signe de m’asseoir en face de lui. Il a pris un dossier sur son
bureau et s’est mis à le feuilleter. Le nom de mon frère s’étalait
sur la couverture.
— Il faudrait que nous examinions quelques points.
Pour commencer, l’assurance vie d’Eric.
— La quoi ?
— Oui. Il se trouve que la NBC lui avait pris une
assurance. Dans le cadre du contrat de couverture sociale qui a
servi à régler ses frais d’hospitalisation. Or, non seulement il
est resté en vigueur après son licenciement mais j’ai aussi
découvert que l’an dernier ses ex-employeurs avaient compris qu’ils
tenaient la huitième merveille du monde avec lui… et quelqu’un de
très rentable, en plus. Résultat, ils ont augmenté notablement son
capital décès. Soixante-quinze mille dollars.
— Mon Dieu !
— N’est-ce pas ? C’est une sacrée somme. Qui
vous revient entièrement.
— Quoi ?
— Enfin, disons qu’au final la moitié vous
parviendra. Parce que nos amis des impôts guettent, évidemment.
Bon, pour l’instant ils réclament dans les quarante-trois mille
mais j’ai dans ma manche un expert fiscal qui est une vraie terreur
quand il veut. Je lui ai exposé le cas et il se fait fort de
rabattre leur caquet de sept à dix mille dollars. Ce qui nous
amènerait à environ trente-cinq mille pour vous. Pas trop mal, je
dirais.
— Je ne sais pas quoi dire.
— Eric aurait été heureux de savoir que cet argent
va être à vous.
— Mais puisqu’il n’y a pas de testament,
comment…
— Vous êtes
son unique parente vivante, non ? Pas de demi-frère ou de
demi-sœur quelque part, non ? Bien, il va falloir en passer
par quelques tracasseries juridiques mais c’est du tout cuit,
croyez-moi.
Il m’a observée un moment tandis que je restais
sans voix, puis il s’est raclé la gorge :
— Voilà pour les bonnes nouvelles, Sara.
— Ce qui signifie qu’il y en a d’autres qui…
— Il y a un problème, oui.
— Grave ? ai-je demandé, effrayée par la
tristesse que j’avais vue passer sur ses traits.
— J’en ai peur.
Il s’est interrompu. Ce n’était pas le Joel Eberts
que je connaissais.
— Sara ? Je dois vous poser une
question.
— Très bien. Allez-y.
— Admettons que je vous dise…
Les mots ne sortaient pas.
— Que se passe-t-il, Joel ?
— Ah, je ne voudrais pas faire ça mais…
— Faire quoi ?
— Vous poser cette question.
— Allez-y.
Il a pris son souffle.
— D’accord… En admettant que je vous dise que je
sais qui a mis le FBI sur la piste de votre frère, est-ce
que…
— C’est vrai ? Vous le savez ?
Il a levé une main devant lui.
— Une minute, Sara. Admettons que je le sache,
oui. Mais ce que je veux vous demander, c’est… Et s’il vous plaît,
pesez bien votre réponse. Est-ce que vous voudriez connaître le nom
de ce… de cet individu ?
— Sara ? Vous en êtes sûre ? Sûre et
certaine ?
Je me suis sentie glacée, d’un coup. Mais j’ai
acquiescé de la tête.
— Je veux savoir, oui.
Ses yeux n’ont pas quitté les miens quand il a
repris la parole :
— Jack Malone.