Il s’est bien déroulé, ce déjeuner. Tellement bien
que Nathaniel Hunter avait une offre de travail pour moi, rien
moins que chef adjointe de la section littéraire. Sans arriver tout
à fait à y croire, j’ai accepté immédiatement. Mon empressement a
paru l’étonner, d’ailleurs.
— Vous pouvez y réfléchir un jour ou deux, vous
savez, m’a-t-il glissé en allumant une Camel, qu’il fumait l’une
après l’autre.
— C’est tout réfléchi. Quand est-ce que je
commence ?
— Eh bien… lundi, si vous voulez. Mais Sara… Vous
vous rendez bien compte que vous n’aurez plus beaucoup de temps
pour écrire, si vous acceptez ?
— J’en trouverai toujours.
— Oui. J’ai entendu ça de beaucoup de jeunes
écrivains très prometteurs. Ils se font publier une fois et puis,
au lieu d’essayer de ne se consacrer qu’à leur art, ils trouvent
une place dans une agence de publicité, un cabinet de relations
publiques… Le résultat, c’est qu’ils sont bien trop épuisés à la fin de la journée
pour aligner deux lignes. La vie de bureau, ça finit par se payer.
Vous êtes au courant.
— Je dois payer mon loyer, aussi.
— Vous êtes jeune, libre, sans responsabilités
familiales. C’est le moment idéal pour vous mettre sérieusement à
un roman.
— Mais si vous en êtes convaincu à ce point,
pourquoi m’avoir fait cette proposition ?
— Parce que, petit a,
vous me semblez pleine d’idées et c’est la qualité qu’il me faut
chez un adjoint ; petit b,
étant moi-même quelqu’un qui a renoncé à une belle carrière
littéraire pour m’abrutir en éditant les textes des autres, je mets
un point d’honneur à inciter de jeunes auteurs à vendre eux aussi
leur âme au diable.
Je n’ai pas pu m’empêcher de rire.
— Vous avez le mérite de la franchise,
Mr Hunter !
— Pas de grandes promesses, pas de petits
mensonges : tel est mon credo. Mais si vous voulez penser à
votre bien, Sara, écoutez-moi… et refusez !
Pour moi, il n’en était pas question. Je n’avais
pas assez confiance en mon talent pour ne me consacrer qu’à la
création. La peur de l’échec était trop présente. Ensuite, toute
mon éducation, tout mon passé familial me recommandaient de choisir
la sécurité contre l’aventure. Et enfin j’avais le pressentiment
que c’était un heureux hasard qui m’avait fait croiser le chemin de
Nathaniel Hunter.
Il avait la trentaine, comme Eric. Grand, mince
comme un fil, une épaisse chevelure déjà grisonnante, des lunettes
en écaille, l’autodérision sans cesse apparente sur ses traits, il
ne manquait pas de charme, et encore moins d’humour. Il m’a appris
qu’il était marié depuis
douze ans à une enseignante d’histoire de l’art à Barnard, Rose,
qu’ils avaient deux enfants, des garçons, et qu’ils vivaient sur
Riverside Drive à la hauteur de la 108e.
À l’évidence, sa famille comptait beaucoup pour lui, même s’il
en parlait avec une note de cynisme, ce qui était sa manière
d’exprimer ses sentiments, comme je l’ai vite découvert. Je ne m’en
suis sentie que plus à l’aise avec lui puisque nos relations
étaient d’emblée dénuées de tentatives de flirt à la McGuire. J’ai
également apprécié qu’il ne m’interroge jamais sur ma vie privée,
préférant connaître mon avis sur tel problème d’écriture, ou tel
écrivain, ou sur Harry Truman, ou savoir quelle était mon équipe de
base-ball favorite, des Dodgers ou des Yankees – ni l’une ni
l’autre : les Bronx Bombers, évidemment ! Il n’a pas non
plus cherché à apprendre si ma nouvelle comportait des éléments
autobiographiques. Non, il s’est contenté de la juger très bonne,
et il a eu l’air surpris quand je lui ai avoué que c’était ma
première incursion sur le terrain de la fiction.
— Il y a dix ans, j’étais exactement au même stade
que vous, m’a-t-il déclaré. Le New
Yorker venait de me prendre une nouvelle et j’avais déjà la
moitié d’un roman dont j’étais certain qu’il allait faire de moi le
John Marquand de ma génération.
— Et qui l’a publié, finalement ?
— Personne. Je ne l’ai jamais terminé, ce damné
bouquin ! Et pourquoi ? Parce que je me suis bêtement
laissé absorber par des choix tels que d’avoir des enfants, et
d’entrer comme éditeur chez Harper pour avoir un salaire qui me
permette de les faire vivre, et de passer ensuite à un poste encore
mieux payé pour avoir de quoi les envoyer en école privée, prendre
un appartement plus grand, louer une maison d’été sur la côte… Bref, les exigences de la vie
de famille. Alors regardez bien ce vivant exemple de talent gâché
et… dites-moi non. Ne le prenez pas, ce job !
— Nat a tout à fait raison, m’a affirmé Eric quand
je lui ai téléphoné à son travail pour lui parler de cette
proposition. Tu n’as aucun boulet au pied, c’est le moment de
prendre des risques, d’éviter les pièges bourgeois dans…
— Les quoi ? l’ai-je coupé avec un petit
rire. Ah, une fois qu’on a été au Parti, on y reste, au moins dans
sa tête !
— Il n’y a rien de drôle là-dedans, a-t-il repris
d’un ton sec. Surtout quand on pense aux écoutes
téléphoniques.
— Pardon, Eric. C’était stupide, en effet.
— Bon, on continuera cette conversation plus
tard.
Nous nous sommes retrouvés le soir au McSorley, un
bar à bière proche du Bowery. Eric était assis à une table du fond,
une chope de brune posée devant lui. Sans un mot, je lui ai tendu
un paquet carré.
— Qu’est-ce que c’est ?
— Un mea culpa pour ne
pas savoir tenir ma langue au téléphone.
Dès qu’il a déchiré l’emballage en kraft, son
visage s’est illuminé en découvrant le disque de la Missa Solemnis de Beethoven sous la baguette de
Toscanini.
— Je devrais te faire sentir coupable plus
souvent, a-t-il plaisanté avant de se lever et de m’embrasser sur
la joue. Merci.
— J’ai été totalement irresponsable.
— Et moi sans doute un peu trop paranoïaque. Mais
il se trouve que…
Il a baissé la voix.
— Quel genre d’ennuis ?
Je chuchotais comme lui, à présent.
— Des questions de leur employeur à propos de leur
engagement politique passé. Surtout ceux qui travaillent dans
l’industrie du spectacle. Et puis il y a des rumeurs selon
lesquelles le FBI se serait mis à fouiner dans la vie de tous ceux
qui ont appartenu à ce petit machin que j’appelais « mon
parti », dans le temps.
— Mais tu l’as quitté en… 40, non ?
— 41.
— Il y a cinq ans, donc. C’est de l’histoire
ancienne, Eric ! Personne ne va s’intéresser au fait que tu as
pu être compagnon de route. Tiens, regarde Dos Passos : ce
n’était pas un membre important du Parti, dans les années
trente ?
— Oui, mais maintenant il est plus à droite que
n’importe qui.
— C’est bien ce que je dis ! Hoover et ses
mignons ne s’aviseraient pas de l’accuser d’être un co…
— Un subversif, s’est-il empressé de
m’interrompre, ne voulant pas que je prononce même à voix basse le
mot tabou.
— Oui, oui. Ce que j’essayais de dire, c’est qu’il
importe peu que tu aies fait partie de ce… club, dès lors que ce
n’est plus le cas aujourd’hui, à l’évidence. Imagine un athée
convaincu qui se convertit au christianisme : est-ce qu’on va
le considérer toute sa vie comme un « ancien athée » ou
comme quelqu’un qui a fini par avoir l’illumination ?
— Tu as raison, je pense.
— Alors
cesse de t’inquiéter. Tu as reçu la foi, toi aussi. Tu es un
« bon Américain ». Tu es au clair avec tout le
monde.
— J’espère que tu dis vrai.
— Mais je ne te promets pas moins de m’abstenir
d’allusions comme celle de tout à l’heure, au téléphone.
— Bon, et cette place que Nat te propose ? Tu
vas vraiment y aller ?
— J’en ai bien peur, oui. D’accord, je sais qu’il
y aurait plein de raisons très logiques de refuser. Mais je suis
lâche, voilà tout. J’ai besoin de pouvoir compter sur un bulletin
de salaire. Et aussi je crois aux heureuses coïncidences.
— Comment ça ?
C’est là que je lui ai parlé de la carte de Jack
que j’avais reçue le matin même. Eric est resté songeur un
instant.
— Quoi, « désolé » et c’est
tout ?
— Oui. Laconique, on peut dire. Et pas très
gentil.
— Je comprends pourquoi tu veux accepter ce job,
maintenant.
— J’aurais saisi cette chance dans tous les
cas.
— Oui, mais la carte du Casanova n’a pas un peu
précipité ta décision ?
— Ne l’appelle pas comme ça, s’il te plaît.
— Pardon. Ça me rend furieux pour toi, c’est
tout.
— Je te l’ai déjà dit il y a des semaines :
je suis guérie.
— Oui…
— J’ai mis sa carte à la poubelle,
Eric !
— Et deux heures plus tard tu as dit d’accord à
Nat.
— Une porte se ferme, une autre s’ouvre.
— C’est de toi, cette formule ?
Nos bières sont arrivées. Eric a levé sa
chope :
— Eh bien, à la santé de la nouvelle chef adjointe
du service littéraire de Saturday Night/Sunday
Morning ! Et fais-moi plaisir : continue à
écrire.
— C’est promis.
Cette conversation est revenue me trotter dans la
tête par un après-midi enneigé de décembre, six mois plus tard.
J’étais dans mon bureau-placard au vingt-troisième étage du
Rockefeller Center. La minuscule fenêtre m’offrait le paysage d’une
arrière-cour lugubre. Une pile de manuscrits non sollicités
s’élevait sur ma table. Selon ma cadence habituelle, j’en avais
parcouru une bonne dizaine ce jour-là, sans rien trouver d’à peu
près publiable. Comme d’habitude, j’avais rédigé une note de
lecture plus ou moins longue sur chacun d’eux. Comme d’habitude,
j’avais joint une lettre de refus standard aux enveloppes de
retour, et comme d’habitude je m’affligeais de constater que je
n’avais rien écrit pour moi.
Le travail au journal s’était révélé plus ingrat
que je ne m’y étais attendue. Et il ne ressemblait pratiquement en
rien à celui d’une éditrice puisque mon rôle, tout comme celui des
deux autres assistants de Nat, se bornait à m’épuiser les yeux sur
les quelque trois cents manuscrits d’illustres inconnus qui
parvenaient chaque mois à la rédaction. Si la direction mettait un
point d’honneur à garantir que tous seraient « scrupuleusement
étudiés », j’avais vite eu la conviction que ma tâche
consistait essentiellement à dire non. Quand il m’arrivait
– très rarement – de tomber sur un texte digne d’intérêt,
voire pétri de vrai talent, je n’avais de toute façon pas le
pouvoir de le faire publier, mes prérogatives se limitant à le
« faire remonter » à Nat Hunter avec un commentaire enthousiaste tout en
sachant qu’il y avait fort peu de chance qu’il finisse par le
sortir puisque la section littéraire n’ouvrait ses colonnes à des
auteurs non confirmés qu’à quatre reprises sur les cinquante-deux
numéros annuels du magazine. Les écrivains réputés se taillaient
donc la part du lion, et, certes, l’hebdomadaire pouvait se targuer
de publier les plus grands noms littéraires du moment, Hemingway,
O’Hara, Steinbeck, Somerset Maugham, Evelyn Waugh, Pearl Buck…
Devant une liste aussi intimidante, je mesurais la veine à peine
croyable d’avoir été l’un des quatre auteurs sortis de l’anonymat
en 1946.
Car, comme prévu, ma nouvelle a paru dans
l’édition du 6 septembre de cette année-là. Plusieurs de mes
collègues de bureau m’ont complimentée sur mon style, un éditeur de
chez Harper and Brothers m’a envoyé un mot élogieux en précisant
qu’il serait heureux d’envisager une publication lorsque j’aurais
assez de matière pour constituer un recueil. Un cadre de la RKO m’a
aussi téléphoné pour s’enquérir des droits éventuels en cas
d’adaptation cinématographique, puis m’a envoyé une lettre dans
laquelle il estimait que « le thème des amours en temps de
guerre était maintenant galvaudé ». Fidèle à ma promesse, j’ai
expédié un exemplaire du magazine à Ruth dans le Maine. Elle m’a
répondu avec une carte de félicitations : « Écrivain,
vous l’êtes. Et moi, lectrice, j’en redemande ! » Eric a
écorné son modeste budget pour m’offrir un dîner au 21, et Nat
Hunter a lui aussi voulu marquer l’occasion en m’invitant à
déjeuner au Longchamps.
Dès le début du repas, il m’a demandé :
— Alors, vous regrettez d’avoir
accepté ?
— Vous êtes trop bien élevée pour manifester votre
déception. Mais je sais que vous avez découvert que ce travail est
loin d’être gratifiant. Le mien non plus, je précise, mais il a au
moins l’avantage de m’assurer une note de frais, ce qui me permet
de régaler des écrivains à midi. Comme vous aujourd’hui,
tenez ! Oh, à ce propos : où en est votre prochaine
nouvelle ?
— J’y travaille. C’est un peu plus long que je
n’avais pensé.
— Vous mentez très mal, miss Smythe.
Il avait raison sur tous les tableaux, puisque
j’étais transparente, en effet, et que le texte que j’avais en tête
n’avançait pas même si j’avais une idée précise de l’histoire. Une
fillette de huit ans, en vacances d’été avec ses parents sur la
côte du Maine. Fille unique, très gâtée et choyée, elle a cependant
conscience que sa mère et son père ne s’entendent guère et qu’elle
est le ciment qui unit encore leur couple. Un après-midi, alors
qu’une dispute particulièrement pénible éclate entre eux, elle se
glisse hors de leur maison de location au bord de la mer, quitte la
plage, se trompe de route et se perd dans une forêt touffue où elle
finit par passer la nuit, seule. Quand la police la retrouve le
lendemain, elle a surmonté le choc. Elle est accueillie par ses
parents qui pleurent de bonheur mais l’harmonie induite par cet
heureux dénouement ne dure qu’un jour ou deux, puis ils
recommencent à se quereller. À nouveau elle fugue dans les
bois, parce qu’elle a compris que c’est seulement lorsqu’ils
s’inquiètent pour elle que ses parents redeviennent solidaires,
unis.
J’avais déjà un titre, Peine
perdue, et les grandes lignes de la construction. Ce qui me
manquait, en revanche, c’était la volonté de m’y atteler. Je
rentrais chaque soir du
bureau sur les nerfs, et après huit heures passées à lire la prose
des autres je n’avais pas la moindre envie d’aligner la mienne sur
la page. Ainsi a commencé la petite musique de l’atermoiement, sur
le thème « maintenant je suis trop fatiguée pour ouvrir ma
machine mais je me lève à six heures demain et j’écris trois cents
mots avant de partir au travail », sinon qu’au moment où le
réveil sonnait je remontais les couvertures sur ma tête et je
replongeais dans le sursis du sommeil. Les soirs où je ne me
sentais pas entièrement vidée de mon énergie, je finissais toujours
par trouver d’autres occupations, une double séance Howard Hawks
dans un cinéma de la 14e, un roman
à suspense de William Irish, ou encore le nettoyage de ma salle de
bains qui soudain me paraissait indispensable… Et le week-end,
c’était encore pire : résolue à ne pas relever la tête de mon
clavier pendant au moins quatre heures, j’écrivais une phrase, elle
me déplaisait, je déchirais la feuille, je refaisais un essai aussi
peu concluant, et puis je me disais qu’il valait mieux aller faire
un tour, m’arrêter au Café Reggio de Bleecker Street, remonter
jusqu’au Metropolitan Museum, ou passer à la laverie automatique,
n’importe quoi plutôt que d’écrire.
Ce manège a duré des mois. Chaque fois qu’Eric me
demandait où j’en étais, je lui disais que j’avançais lentement
mais sûrement dans ma nouvelle. Au scepticisme de son regard, je
comprenais qu’il ne me croyait pas et je me sentais encore plus
coupable. Je détestais mentir à mon frère, mais que pouvais-je lui
raconter ? Que je n’étais même plus capable de former une
phrase qui se tienne, et encore moins toute une nouvelle ? Que
je me voyais désormais comme un auteur sans lendemain, quelqu’un qui n’avait eu
qu’une histoire à raconter ?
Pour finir, je lui ai tout avoué. Thanksgiving
1946. Comme l’année précédente, nous nous étions retrouvés à
déjeuner au Luchows. Mais là, je n’étais plus amoureuse, seulement
déçue de mon travail, de mon existence, et de moi-même en
général.
Eric a commandé le même vin pétillant que l’année
d’avant. Alors qu’il venait de porter un toast à ma
« prochaine œuvre », j’ai reposé mon verre et, presque à
mon insu :
— Il n’y a pas de prochaine œuvre, Eric, et tu le
sais très bien.
— Je le sais, oui.
— Et depuis longtemps, non ?
Il a acquiescé.
— Alors pourquoi ne m’as-tu rien dit ?
— Parce qu’on est tous à la merci de la panne
d’inspiration, quand on écrit. Et c’est un sujet qu’on n’aime pas
trop aborder, en général.
— Je me fais l’effet d’une… ratée.
— C’est idiot, S !
— Peut-être, mais c’est vrai. J’ai tout gâché à
Life, je n’aurais jamais dû entrer à
Saturday/Sunday et maintenant je
n’arrive plus à écrire quoi que ce soit. Une petite nouvelle
publiée quand j’avais vingt-quatre ans, voilà toute la trace que je
laisserai en littérature.
Eric a dégusté une gorgée de vin en
souriant.
— Tu ne crois pas que tu donnes un peu dans le
mélodrame ?
— « C’est » un mélodrame !
— Parfait. Je te préfère en Bette Davis qu’en
Katharine Hepburn, de toute façon.
— Seigneur ! Je croirais l’entendre,
« lui »…
— Aujourd’hui seulement.
— Parce que c’est votre anniversaire, je
présume ?
J’ai tressailli.
— Ce n’est pas très gentil.
— Exact. Je regrette.
— Tu es dur avec moi, parfois.
— Pas autant que tu ne l’es avec toi-même. Et puis
ce n’était pas une critique, juste une taquinerie constructive. Une
tentative de te sortir de tes idées noires. L’important, c’est que
tu arrêtes de te torturer en te répétant que tu ne peux plus
écrire. Si tu as quelque chose à dire, ça finira par sortir. Sinon…
ce n’est pas la fin du monde. En tout cas c’est la conclusion à
laquelle je suis parvenu, moi.
— Quoi, tu n’as pas renoncé à ta pièce, quand
même ?
Il a contemplé son verre un moment avant d’allumer
une cigarette, les yeux toujours détournés.
— Il n’y a pas de pièce.
— Comment ? Je ne comprends pas.
— C’est simple, pourtant. La pièce que j’écris
depuis deux ans n’existe pas.
— Mais… Explique-moi, Eric !
— Elle n’existe pas parce que je ne l’ai jamais
commencée, en réalité.
J’ai tenté de dissimuler ma stupéfaction. En
vain.
— Quoi, rien ?
— Pas un mot, a-t-il soufflé, les dents
serrées.
— Mais pourquoi ?
— Pourquoi ? Parce qu’on peut encaisser les
refus jusqu’à un certain point seulement. Sept spectacles jamais
montés, ça faisait assez pour moi.
— Oui, et « aide-toi, le Ciel
t’aidera », pendant que tu y es.
— Tu sais bien qu’on ne peut pas se contenter de
l’image que l’on a de soi-même.
— D’accord, et cela vaut pour toi aussi bien.
Conclusion, cesse de t’affliger et range ta machine à écrire tant
que tu n’es pas certaine d’être prête à t’en servir.
— Ce qui ne sera jamais le cas.
— Arrête de parler comme moi, bon Dieu !
Surtout que dans ton cas c’est faux.
— Comment en es-tu si sûr ?
— Parce que tu surmonteras ce passage, j’en suis
convaincu. Et parce que tu finiras par oublier ce garçon.
— Mais c’est déjà fait !
— Non, S. Il est toujours là, il te ronge. Je le
sens.
Était-ce patent à ce point ? La sécheresse de
la carte de Jack ne pouvait pourtant que me renforcer dans la
résolution de tourner la page. C’était donc la seule réponse qu’il
avait pu trouver aux trois douzaines de lettres que je lui avais
adressées ? Ses serments à l’entrée des docks n’étaient donc
que de creuses proclamations ? J’avais été plus que naïve de
le croire : ridicule. La colère, ce classique antidote aux
peines de cœur, m’avait aidée à surmonter ce constat. Ainsi qu’Eric
l’avait pressenti, Jack Malone n’avait été qu’un poseur, un
Casanova en uniforme. Si encore il avait eu la correction – ou
le courage ? – de m’écrire tout de suite, de m’annoncer
sans attendre que notre histoire n’avait pas d’avenir… Si seulement
je n’avais pas été aussi bêtement romantique !
Après la
colère vient le ressentiment, puis l’amertume, et quand même cela
finit par se dissiper arrive une certaine sagesse, ce mélange
insipide de résignation et de regret que l’on doit goûter à l’école
de la déception. Lors de ce déjeuner de Thanksgiving avec Eric,
cependant, je n’en étais pas qu’à ce stade. La date elle-même, cet
« anniversaire » qu’il avait raillé, me poussait à
l’introspection, au bilan de ce qu’avait été cette chaotique année.
Elle réveillait aussi une émotion que je ne cessais de dénier mais
que mon diable de frère avait aisément détectée en moi :
malgré tout ce que j’étais en droit de reprocher à Jack, il
continuait à me manquer. Et je ne parvenais toujours pas à
comprendre pourquoi une seule nuit avec un inconnu avait pu
produire un tel impact sur ma vie. À moins… À moins qu’il
n’ait été ce qu’on appelle « le destin » ? Mais je
ne voulais pas m’attarder sur cette idée. Elle risquait de
réveiller la douleur rémanente d’avoir perdu Jack.
Quelques jours après cet échange avec Eric, j’ai
donc remis Mr Malone dans le tiroir mental qui portait
l’étiquette « Faux pas sentimentaux ». J’ai aussi suivi
le conseil de mon frère en mettant ma Remington à hiberner dans le
placard. Non sans de nouveaux accès de culpabilité, certes, mais à
la mi-décembre j’avais retrouvé une certaine sérénité et, à grand
renfort de rationalisation, réussi à me convaincre que ma carrière
littéraire n’était pas forcément enterrée. Placée entre
parenthèses, plutôt.
Nathaniel Hunter est resté bouche bée quand je lui
ai appris qu’il n’y aurait pas d’autres nouvelles, pour l’instant.
Nous déjeunions ensemble, peu avant Noël.
— C’est dommage, Sara. Vous avez beaucoup de
ressources en vous.
— Merci pour
le compliment, mais si je n’arrive pas à écrire, les ressources ne
servent à rien, non ?
— Je me sens responsable.
— Pourquoi ? Vous m’aviez prévenue. Mais ce
n’est pas mon travail qui est l’obstacle. C’est moi.
— Vous vouliez continuer, pourtant ?
— Oui, sans doute… Mais je ne sais plus où j’en
suis, en réalité.
— C’est assez courant, hélas.
— À qui le dites-vous ! Moi, c’est
surtout depuis l’an dernier, depuis que la vie m’a donné une leçon
fondamentale.
— Laquelle ? J’aimerais apprendre, moi
aussi !
— C’est simple : chaque fois qu’on a
l’impression de savoir précisément ce que l’on attend de
l’existence, quelqu’un surgit et bouleverse toutes vos
certitudes.
— Il y en a qui appellent ça être capable de se
remettre en cause.
— Moi, je dirais que c’est le plus sûr moyen de se
rendre malheureux.
— Mais il arrive que ce « quelqu’un »
soit ce qu’on voulait, tout de même !
— Bien sûr ! La question, c’est : une
fois qu’on a trouvé ce qu’on attendait, est-ce qu’on peut le
garder ? Et ce qui est terrible, c’est que la réponse se
résume à des facteurs tels que la chance, le hasard, ou même votre
« bonne étoile »… Des données sur lesquelles nous n’avons
pratiquement aucun contrôle.
— Écoutez l’avis d’un type qui s’est contenté de
son lot, Sara : nous n’avons aucun contrôle sur quoi que ce
soit. On croit que si, mais en fait la plupart des grandes
décisions que nous prenons dans notre vie ne nous appartiennent pas
vraiment. Nous décidons dans l’urgence, guidés par l’instinct et en général sous
l’emprise de la peur. Et l’instant d’après vous vous retrouvez dans
une situation que vous n’aviez jamais cherchée, et vous êtes tout
étonné, et vous maudissez le sort, mais la vérité c’est que vous
l’avez voulu, depuis le début, même si vous passez le restant de
votre vie à prétendre le contraire.
— Nous nous piégeons nous-mêmes, c’est
cela ?
— Exactement. Je ne sais plus qui a dit que Dieu a
fait la liberté et l’homme, l’esclavage. Dans l’Amérique
d’aujourd’hui, nous nous couvrons de chaînes de notre plein gré.
À commencer par celles du mariage.
— Je ne me marierai jamais, moi.
— Ah, je l’ai déjà entendue, celle-là ! Mais
vous y passerez, croyez-moi. Et sans même y réfléchir tant que
ça.
J’ai éclaté de rire.
— Vous savez tout, alors ?
— Non, mais c’est comme ça que ça se passe,
toujours.
Sur le moment, je me suis dit qu’un regard aussi
désabusé s’expliquait par son cynisme de bon aloi, ainsi que par la
frustration d’atteindre le milieu de sa vie sans avoir réalisé ses
ambitions littéraires. Mais il était aussi un bon mari et un bon
père, je n’en doutais pas, et sans doute l’harmonie de sa vie
familiale compensait-elle ses déceptions professionnelles. Il était
« enchaîné », peut-être, et cependant il aimait sentir le
poids de ces entraves sur lui.
En arrivant au travail quinze jours après Noël, je
suis tombée sur une note de service épinglée à la porte de notre
section, qui nous conviait à une réunion urgente avec le directeur
de la rédaction à dix heures. Tous mes collègues étaient déjà regroupés devant le
bureau de Nat, échangeant des regards entendus et des chuchotements
de conspirateurs. Pas trace de Mr Hunter, par contre.
— Que se passe-t-il ? ai-je lancé en les
rejoignant.
— Quoi, vous n’êtes pas au courant ? s’est
étonnée Emily Flouton, une autre de ses adjointes.
— Au courant de quoi ?
— Eh bien, que notre respectable patron vient de
laisser femme et enfants pour s’en aller avec Jane
Yates !
J’ai senti le sang refluer de mon visage. Jane
Yates. Avec ses traits anguleux, ses longs cheveux nattés, ses
lunettes rondes et son air pincé, cette critique d’art d’une
trentaine d’années m’avait toujours fait penser à une
bibliothécaire de Nouvelle-Angleterre promise à devenir vieille
fille.
J’ai exprimé ma stupéfaction sans
réfléchir :
— Comment ? Avec
« elle » ?
— C’est quelque chose, non ? Et en plus il
démissionne ! Il paraît qu’ils ont l’intention d’aller
s’installer à la campagne, dans le New Hampshire ou le Vermont,
pour qu’il puisse écrire.
— Mais je croyais qu’il était heureux en
ménage…
— Sara ! a-t-elle soupiré avec commisération.
Vous connaissez un seul homme « heureux en
ménage » ? Même si vous lui laissez toute la liberté du
monde, il aura toujours l’impression d’être en cage.
Et c’est ainsi que je n’ai plus jamais revu Nat
Hunter. Il n’a plus remis les pieds au journal, ce qui était
compréhensible, vu la mentalité de l’époque. En 1947, abandonner
son épouse était tenu pour un crime majeur, le coupable aussitôt
frappé d’ostracisme professionnel. S’il avait continué à la
tromper, personne n’aurait
protesté, l’adultère étant toléré… à condition de ne pas se faire
prendre en flagrant délit. Mais renoncer à ses responsabilités
conjugales et paternelles, c’était une conduite antiaméricaine,
carrément. Et dans son cas précis aussi immorale
qu’incompréhensible, puisque son démon de midi avait choisi une
femme qui me rappelait furieusement le personnage de
Mrs Danvers dans Rebecca !
Pendant des mois, j’ai repensé à ce qu’il m’avait
dit lors de notre dernière conversation. Cette décision radicale,
l’avait-il prise lui aussi « dans l’urgence, guidé par
l’instinct et sous l’emprise de la peur » ? La peur de
vieillir, peut-être, et de rester en cage, et de ne jamais écrire
ce grand roman qu’il s’était juré de donner dans sa
jeunesse ?
Autant que je sache, cependant, celui-ci n’a
jamais été publié, retraite bucolique avec Jane Yates ou pas. J’ai
entendu dire qu’il avait fini professeur de littérature anglaise
dans une obscure école privée près de Franconia, et ce jusqu’à sa
mort en 1960, que j’ai apprise par un bref avis de décès dans le
New York Times. Il n’avait que
cinquante et un ans.
Dans le temps qui avait suivi son départ impromptu
de Saturday/Sunday, son constat
implacable de notre inconséquence n’avait cessé de me hanter, et je
m’étais fait le serment de ne jamais, jamais commettre ce genre
d’erreur. Et puis, au début du printemps 1947, j’ai rencontré
quelqu’un. George Grey. Vingt-huit ans, banquier chez Lehmann
Brothers, diplômé de Princeton, cultivé, courtois, d’un physique un
peu froid mais séduisant. Nous avons été présentés à la réception
de mariage de l’une de mes anciennes camarades d’université, il m’a
proposé de nous revoir, j’ai accepté. Cette première soirée a été
plus qu’une agréable soirée
pour moi, et à ma grande surprise il m’a annoncé à notre troisième
rendez-vous qu’il était « ensorcelé ». À tel point
qu’il m’a demandé ma main alors que nous nous connaissions depuis à
peine un mois.
Ai-je mûri ma décision ? Ai-je demandé un peu
de temps pour soupeser les conséquences d’un choix aussi
déterminant ? Ou même pour essayer d’imaginer ce que serait ma
nouvelle vie ?
Non, bien entendu.
J’ai dit oui. Sans réfléchir.