— Alors…
— Alors.
— Il s’en est passé, du temps.
— Oui, en effet.
— Comment vas-tu ?
— Bien. Et toi ?
— Bien.
Sa voix disait le contraire : fatiguée,
altérée. Et il était aussi tendu que moi. J’ai entendu des voitures
démarrer derrière lui.
— Où es-tu ?
— Au coin de Broadway et de la 77e.
Toujours le même scénario. Filer en douce de chez
lui pour aller m’appeler.
— Tu es occupée ?
— Plutôt. Un papier à finir.
— Ah, dommage.
— Désolée. C’est… le travail.
— Je comprends.
— Comment as-tu appris que j’étais de
retour ?
— Mon plus fidèle admirateur.
Il a lâché un petit rire qui s’est transformé en
toux, puis en quintes incontrôlables.
— Tu vas bien ?
— Oui, oui… Une bronchite, c’est tout.
— Et tu restes dans le froid, dehors.
— Eh bien… C’était mon tour, pour promener le
bébé.
Il m’a fallu un moment pour enregistrer
l’information.
— Tu as un bébé ?
— Oui. Une fille. Kate.
— Quel âge ?
— Dix-sept mois.
— Félicitations.
— Merci… Bon, je voulais juste dire bonjour.
— Bonjour.
— Sara… Voyons-nous. S’il te plaît.
— Ce n’est pas une bonne idée, Jack.
— Quatre ans, Sara !
— Je sais.
— C’est beaucoup, quatre ans. Je ne te demande
rien. Juste te voir un moment. Une demi-heure. Pas plus.
Ma main s’est mise à trembler sur le
combiné.
— Au Gitlitz, dans dix minutes.
J’ai raccroché. Je suis restée immobile,
paralysée. Un bébé. Une fille. Qui s’appelait Kate… J’ai eu
l’impulsion de prendre quelques affaires et de me ruer à la gare.
Pour m’enfuir où, cette fois ? Où que j’aille, il serait avec
moi. Comme depuis le début. Luttant contre la tentation d’attraper
la bouteille de scotch, je suis allée à la salle de bains.
« Il va penser que j’ai vieilli, me suis-je dit, et il aura raison. »
Je me suis lavé les dents, j’ai appliqué un peu de rouge à lèvres,
j’ai saisi ma brosse à cheveux… et j’ai dû m’agripper au lavabo
tant ce besoin de fuir était pressant. Lorsque j’ai retrouvé un
semblant de calme, j’ai pris mon manteau et je suis sortie. Il
commençait à neiger. Tête baissée pour avoir moins froid, j’ai
marché jusqu’au Gitlitz.
En entrant, je n’ai d’abord vu qu’un grand landau
bleu arrêté près d’une banquette. Je me suis approchée. Jack était
assis là, ses deux mains serrées autour d’une tasse de café, le
regard fixe. Il n’a pas tout de suite senti ma présence, et c’était
heureux car j’ai eu une réaction horrifiée en découvrant son
apparence. Il avait affreusement maigri, ses joues étaient creuses,
son teint cireux, il avait perdu des cheveux. Il avait vieilli de
vingt ans depuis la dernière fois.
Ses yeux ont croisé les miens. Il a tenté un
sourire, sans succès. J’espérais avoir effacé mon expression
stupéfaite mais il l’avait remarquée, certainement. Il s’est levé
d’un bond. Debout, sa maigreur était encore plus choquante. Il
s’apprêtait à m’enlacer mais il s’est ravisé et m’a tendu gravement
sa main droite. Je l’ai serrée. Elle était osseuse, fragile. Il ne
me quittait pas du regard.
— Bonjour.
— Bonjour.
— Tu as l’air en pleine forme.
Je n’ai pas pu lui répondre par le traditionnel
« toi aussi ». C’était impossible. J’ai préféré porter
mes yeux sur le landau. Kate dormait. Un joli bébé potelé, en
combinaison matelassée sous une épaisse couverture écossaise. J’ai
caressé d’un doigt l’une des petites mains qui s’est ouverte
instinctivement et s’est refermée autour de mon index. Il m’a fallu prendre
ma respiration pour parler :
— Elle est magnifique.
Il la regardait, lui aussi.
— Oui. C’est ce qu’elle est.
— Vous devez être contents, Dorothy et toi.
Il a acquiescé, m’a fait signe de m’asseoir. Après
avoir retiré doucement mon doigt, j’ai pris place sur la banquette
d’en face. Il a commandé du café, ses mains ont retrouvé leur
position autour de sa tasse. Nous sommes restés silencieux un long
moment. Ses yeux étaient baissés quand il s’est décidé :
— C’est… Je me suis toujours demandé si… Ah, je
suis heureux de te revoir, Sara.
Comme je ne savais que répondre, je me suis
tue.
— Je ne t’en veux pas de me détester, tu
sais.
— Je ne te déteste pas.
— Mais avant, si.
— Oui, peut-être. Pendant un moment. Mais la
haine… c’est difficile à entretenir. Alors que le chagrin, non. Le
chagrin peut durer très, très longtemps.
— Je sais. Pendant ces quatre ans, il y a eu plein
de fois où je me suis dit : « Est-ce que ça deviendra
supportable, enfin ? »
— Et ?
— Et non. Jamais. Tu m’as manqué à chaque heure, à
chaque minute.
— Je vois.
— Et pour Eric ? Est-ce que ta peine a
fini…
— Par passer ? Non. Mais j’ai appris à vivre
avec. Comme j’ai appris à vivre avec le regret de toi.
Il m’a lancé un coup d’œil.
— Moi ? Tu m’as… regretté ?
Il paraissait perdu, et blessé.
— Mais, mais… tu as refusé de me
parler !
— Oui.
— Et tu n’as pas lu mes lettres, je
suppose ?
— Non. Je n’en ai pas ouvert une seule.
— Alors comment peux-tu dire…
— Que tu m’as manqué, toi aussi ? Parce que
je t’aimais. Plus que n’importe qui.
Il a pris sa tête dans ses mains.
— Mais alors pourquoi ? Pourquoi tu ne m’as
pas laissé te parler, bon sang ?
— Parce que je ne pouvais pas ! C’était trop
dur, cette souffrance. La mort d’Eric, ce que tu nous as fait… Je
n’avais pas la force de te voir. Et le plus terrible, c’est que je
comprenais tes raisons. Ce qui t’a poussé à faire ce choix. Mais il
n’empêche qu’à cause de lui… j’ai perdu les deux êtres auxquels je
tenais le plus au monde.
Une serveuse m’a apporté mon café. Il fixait à
nouveau la table.
— Tu sais, il y a une scène qui me hante, que je
revis sans cesse…
— Laquelle ?
— Quand les deux types du FBI sont venus
m’interroger à l’agence. L’avocat de la société était là, aussi.
Toute la matinée, j’avais tenu bon, répété que je ne connaissais
que ceux qui leur avaient déjà donné mon nom. Et puis ils se sont
énervés, ils ont pris l’avocat à part, et au bout d’une vingtaine
de minutes il est revenu tout seul et il m’a dit qu’ils voulaient
un nom. Ça ou perdre ma place. À cet instant je n’avais qu’à
refuser, j’aurais trouvé un autre job. Mais ils me tenaient… Ils
s’y entendent, pour utiliser toutes nos faiblesses. L’un des agents du Bureau m’avait
fait comprendre que, si je ne coopérais pas, non seulement je me
retrouverais à la rue, et catalogué comme sympathisant communiste,
mais qu’ils s’arrangeraient aussi pour que ma drôle de vie privée
soit connue de tous. Il m’a dit, mot pour mot : « Si vous
étiez bigame à Paris, mon ami, tout le monde s’en ficherait. Mais
ici nous avons une moralité un peu moins flexible. Ici,
c’est : “Si on te découvre, tu es cuit.” Ici, je ne sais même
pas si on vous prendra comme cireur de chaussures, après… » Et
donc j’ai donné… j’ai donné le nom d’Eric. Et à la seconde où je
l’ai fait, j’ai compris que j’avais tout démoli. Que tu finirais
par l’apprendre, tôt ou tard. Et quand Dorothy l’a su, elle m’a dit
que j’étais l’être le plus méprisable qui soit.
— Elle n’a pas compris que c’était pour elle, pour
Charlie ?
— Si, bien sûr. Mais elle y a quand même vu une
nouvelle preuve que j’étais indigne de confiance. Elle n’a plus
voulu que je rentre à la maison, pendant un moment. Elle a dit
qu’elle allait m’accorder ce divorce dont je rêvais tant… que je
serais libre de vivre avec toi, enfin…
J’étais muette de saisissement.
— J’ignorais tout cela.
— Si seulement tu avais lu mes lettres ! Si
tu m’avais laissé te parler ! Je me suis dit que le sort
n’avait jamais joué un tour pareil à quiconque. Et tout ça à cause
de moi, rien que moi…
Il s’est arrêté, a tâtonné à la recherche de ses
cigarettes dans sa poche. Quand il en a allumé une, la flamme de
l’allumette a dansé sur un visage hagard, le visage d’un vaincu. Je
me suis revue jeter ses lettres sans les ouvrir, des lettres qu’il
avait passé des heures à
m’écrire, tout comme moi lorsque j’étais dévorée par son silence et
par mon amour. Quatre années d’appels au secours, accumulés chez
Joel Eberts, que j’avais mis au panier dès mon retour à New York.
Mon ultime revanche. Pourquoi ce besoin de le punir à ce
point ? Si je les avais lues en leur temps, dans les mois qui
avaient suivi la mort d’Eric, y aurais-je trouvé de quoi
comprendre ? De quoi pardonner ? Un moyen de retrouver le
chemin de l’un à l’autre ?
— Quand Dorothy n’a plus voulu te voir, qu’est-ce
que tu as fait ?
— J’ai dormi pendant six mois sur un lit pliant,
chez Meg.
Meg. Meg qui m’avait écrit qu’il était « dans
une détresse extrême », qu’il avait besoin de mon aide. Mais
non, j’étais inflexible, j’avais le bon droit de mon côté, sa
condamnation était irrévocable. « Comme on fait son lit, on se
couche », avais-je répondu à Meg. Cinglante. Aveugle.
— Finalement, ma sœur a entrepris la mission
délicate de calmer Dorothy. Mais au fond c’est quelqu’un
d’essentiellement pragmatique, Dorothy. Si elle a accepté que je
revienne, c’était pour des raisons pratiques, rien d’autre. Parce
que ce n’était pas facile d’élever un petit enfant toute seule.
Elle m’a dit : « Pour moi tu es là pour aider, rien
d’autre. Mais pour Charlie, c’est différent. Il a besoin d’un père,
alors autant que ce soit toi. »
— Et tu es quand même revenu… après avoir entendu
une chose pareille ?
— Oui. Je suis revenu à un mariage sans amour.
Mais je suis lié, engagé. Je n’y peux rien. La culpabilité chez
nous, les catholiques, c’est quelque chose. Quoique la véritable raison, en fait, ait été
Charlie. Je ne pouvais pas supporter de ne plus le voir.
— Je suis certaine qu’il a besoin de toi.
— Et moi aussi. Je crois que je n’aurais pas tenu
le coup ces deux dernières années, sans lui…
Il a secoué la tête, contrarié.
— Oh, pardon, je tombe dans le pathos…
— Comment vas-tu, franchement ?
— Comme un charme, a-t-il répliqué en tirant
nerveusement sur sa cigarette.
— Tu m’as l’air assez… vidé.
— Tu veux dire que j’ai une gueule
épouvantable.
— Il y a quelque chose, non ?
Il continuait à éviter mon regard.
— Il y a eu quelque chose. Une mauvaise hépatite.
Petit conseil : ne mange jamais de clams à City Island.
— Seulement une hépatite ? ai-je insisté sans
vouloir paraître trop sceptique.
— J’ai l’air encore pire que ça ?
— Eh bien…
— Ne réponds pas, c’est idiot. Mais oui, en effet.
Ça peut te mettre à genoux, cette saleté.
— Tu es en arrêt maladie ?
— Depuis six mois.
— Mon Dieu…
— Ils ont été plutôt arrangeants, à l’agence. Ils
m’ont maintenu mon salaire pendant les trois premiers mois, et
depuis ils me donnent la moitié. C’est un peu juste, surtout depuis
que Kate la magnifique est avec nous. Mais on s’est
débrouillés.
— Est-ce que ça va mieux, avec
Dorothy ?
— Kate a apporté du nouveau. Un sujet de
conversation. En plus de Charlie, je veux dire.
— Il y a eu
tout de même une… accalmie entre vous, forcément, ai-je remarqué en
désignant le landau du menton.
— Pas vraiment. Juste une nuit où nous avions
abusé du whisky, elle et moi, et où elle a oublié un moment qu’elle
ne m’aimait pas.
— J’espère que Kate vous rend tous les deux
très…
Il m’a coupée d’un ton agressif, soudain.
— Oui, merci pour les bons sentiments !
— Je suis sincère, Jack. Je ne te souhaite que du
bien.
— C’est vrai ?
— Et cela a toujours été.
— Mais tu ne m’as pas pardonné, pour autant.
— Tu as raison. Pendant longtemps j’ai pensé que
c’était impossible.
— Et maintenant ?
— Le passé, c’est le passé.
— Je ne peux pas effacer ce qui est arrivé.
— Je le sais.
Il a posé sa main sur la mienne. À ce
contact, j’ai ressenti une décharge électrique remonter dans mon
bras. La même impression que la première fois, en cette soirée de
1945. Quelques minutes se sont écoulées. Mon autre main est venue
couvrir la sienne.
— Je suis désolé.
— Tout ira mieux, Jack.
— Non, a-t-il murmuré. Tout n’ira jamais
mieux.
Les mots sont sortis tout seuls de ma
bouche :
— Je te pardonne, Jack.
Nous sommes restés silencieux un long moment. Et
puis Kate a commencé à se réveiller, quelques gazouillis qui se
sont vite mués en vagissements très sonores. Il s’est levé en hâte
pour chercher dans les couvertures la tétine qu’elle avait rejetée. Quand
il l’a remise dans sa bouche, elle l’a crachée en pleurant de plus
belle.
— Je crois que cette demoiselle réclame son
biberon. Il vaudrait mieux que je rentre.
— D’accord.
Il s’est rassis lentement en face de moi.
— Je pourrai te revoir ?
— Je ne sais pas.
— Compris.
— Il n’y a personne dans ma vie.
— Ce n’est pas ce que je sous-entendais.
— C’est simplement que… Je n’arrive pas à voir
clair dans mes pensées, pour l’instant.
— Rien ne presse. Quoi qu’il en soit, je vais
devoir m’absenter une semaine. Voyage d’affaires à Boston. Un
client que mes patrons veulent que je voie dès que je reprends le
travail.
— Tu es suffisamment rétabli pour
voyager ?
— J’ai l’air plus mal que je ne le suis.
Kate est passée aux piaillements.
— Tu devrais y aller, Jack.
— Je t’appellerai de Boston.
— D’accord. Appelle-moi.
Il s’est levé, a rebordé sa fille. Il s’est
retourné quand je me suis mise debout à mon tour. Soudain, il m’a
attirée à lui et m’a embrassée sur les lèvres. Je lui ai rendu son
baiser. Quelques secondes, peut-être, et puis il a
chuchoté :
— Au revoir.
Je suis retombée sur la banquette. J’ai croisé mes
bras sur la table et ma tête s’est posée dessus. Je n’ai plus bougé
pendant très longtemps.
La semaine
suivante, je suis restée en état de choc. J’abattais mon travail,
j’allais au cinéma, je voyais des amis. Le baiser que nous avions
échangé restait gravé dans ma mémoire. Je ne savais qu’en penser.
Je ne savais plus rien.
Il n’a pas téléphoné. Mais il a envoyé une carte
postale, avec le cachet de Boston. « Je suis toujours là. Ce
devrait être bientôt fini. Je t’aime. Jack. » Je l’ai relue
dix fois, cherchant à déchiffrer un message sous-jacent. J’ai
conclu qu’il n’y en avait pas. Il était toujours à Boston, ce qu’il
avait à faire serait prochainement terminé, et il m’aimait.
Et je l’aimais, moi aussi. Mais je n’attendais
plus rien. Parce que la vie m’avait appris que si l’on n’attend
rien tout devient une surprise.
Encore une semaine. Pas de coup de fil ni de
lettre. J’ai gardé mon calme. Le matin du 17 avril, je suis
sortie de chez moi en trombe. Je devais me rendre à une projection
de presse et j’étais en retard. Comme la circulation était
effrayante sur Broadway, j’ai décidé d’oublier le bus et de prendre
le métro. Je me suis hâtée jusqu’à la station de la 79e Rue, prenant juste le temps d’acheter le
New York Times au kiosque. Assise dans
la rame, j’ai parcouru le journal rapidement, comme à mon habitude.
La notice nécrologique a arrêté mon œil : le décès d’un
assureur d’Hartford qu’avait bien connu mon père était annoncé en
gros caractères. Après avoir lu la notice, j’allais passer à
l’autre page lorsque mon regard s’est posé sur un court prière
d’insérer :
John Joseph Malone, 33 ans, s’est éteint le
16 avril à l’Hôpital général de Boston. Époux de Dorothy, père
de Charles et Katherine. Ancien collaborateur de l’agence de relations publiques Steele &
Sherwood, New York, il est pleuré par sa famille et ses amis. Une
messe sera dite pour le repos de son âme le jeudi 19 avril en
l’église de la Sainte-Trinité, 82e Rue Ouest, Manhattan. Ni visites ni
fleurs. »
J’ai laissé tomber le journal sur mes genoux. Je
regardais devant moi sans rien voir. Le temps s’est arrêté. Jusqu’à
ce qu’un homme en uniforme se penche au-dessus de moi :
— Vous vous sentez bien, m’dame ?
Je me suis rendu compte que la rame ne bougeait
plus et qu’elle était déserte.
— Où sommes-nous ?
— En fin de ligne.