14
— Alors…
— Alors.
— Il s’en est passé, du temps.
— Oui, en effet.
— Comment vas-tu ?
— Bien. Et toi ?
— Bien.
Sa voix disait le contraire : fatiguée, altérée. Et il était aussi tendu que moi. J’ai entendu des voitures démarrer derrière lui.
— Où es-tu ?
— Au coin de Broadway et de la 77e.
Toujours le même scénario. Filer en douce de chez lui pour aller m’appeler.
— Tu es occupée ?
— Plutôt. Un papier à finir.
— Ah, dommage.
— Désolée. C’est… le travail.
— Je comprends.
— Comment as-tu appris que j’étais de retour ?
— Walter Winchell.
— Mon plus fidèle admirateur.
Il a lâché un petit rire qui s’est transformé en toux, puis en quintes incontrôlables.
— Tu vas bien ?
— Oui, oui… Une bronchite, c’est tout.
— Et tu restes dans le froid, dehors.
— Eh bien… C’était mon tour, pour promener le bébé.
Il m’a fallu un moment pour enregistrer l’information.
— Tu as un bébé ?
— Oui. Une fille. Kate.
— Quel âge ?
— Dix-sept mois.
— Félicitations.
— Merci… Bon, je voulais juste dire bonjour.
— Bonjour.
— Sara… Voyons-nous. S’il te plaît.
— Ce n’est pas une bonne idée, Jack.
— Quatre ans, Sara !
— Je sais.
— C’est beaucoup, quatre ans. Je ne te demande rien. Juste te voir un moment. Une demi-heure. Pas plus.
Ma main s’est mise à trembler sur le combiné.
— Au Gitlitz, dans dix minutes.
J’ai raccroché. Je suis restée immobile, paralysée. Un bébé. Une fille. Qui s’appelait Kate… J’ai eu l’impulsion de prendre quelques affaires et de me ruer à la gare. Pour m’enfuir où, cette fois ? Où que j’aille, il serait avec moi. Comme depuis le début. Luttant contre la tentation d’attraper la bouteille de scotch, je suis allée à la salle de bains. « Il va penser que j’ai vieilli, me suis-je dit, et il aura raison. » Je me suis lavé les dents, j’ai appliqué un peu de rouge à lèvres, j’ai saisi ma brosse à cheveux… et j’ai dû m’agripper au lavabo tant ce besoin de fuir était pressant. Lorsque j’ai retrouvé un semblant de calme, j’ai pris mon manteau et je suis sortie. Il commençait à neiger. Tête baissée pour avoir moins froid, j’ai marché jusqu’au Gitlitz.
En entrant, je n’ai d’abord vu qu’un grand landau bleu arrêté près d’une banquette. Je me suis approchée. Jack était assis là, ses deux mains serrées autour d’une tasse de café, le regard fixe. Il n’a pas tout de suite senti ma présence, et c’était heureux car j’ai eu une réaction horrifiée en découvrant son apparence. Il avait affreusement maigri, ses joues étaient creuses, son teint cireux, il avait perdu des cheveux. Il avait vieilli de vingt ans depuis la dernière fois.
Ses yeux ont croisé les miens. Il a tenté un sourire, sans succès. J’espérais avoir effacé mon expression stupéfaite mais il l’avait remarquée, certainement. Il s’est levé d’un bond. Debout, sa maigreur était encore plus choquante. Il s’apprêtait à m’enlacer mais il s’est ravisé et m’a tendu gravement sa main droite. Je l’ai serrée. Elle était osseuse, fragile. Il ne me quittait pas du regard.
— Bonjour.
— Bonjour.
— Tu as l’air en pleine forme.
Je n’ai pas pu lui répondre par le traditionnel « toi aussi ». C’était impossible. J’ai préféré porter mes yeux sur le landau. Kate dormait. Un joli bébé potelé, en combinaison matelassée sous une épaisse couverture écossaise. J’ai caressé d’un doigt l’une des petites mains qui s’est ouverte instinctivement et s’est refermée autour de mon index. Il m’a fallu prendre ma respiration pour parler :
— Elle est magnifique.
Il la regardait, lui aussi.
— Oui. C’est ce qu’elle est.
— Vous devez être contents, Dorothy et toi.
Il a acquiescé, m’a fait signe de m’asseoir. Après avoir retiré doucement mon doigt, j’ai pris place sur la banquette d’en face. Il a commandé du café, ses mains ont retrouvé leur position autour de sa tasse. Nous sommes restés silencieux un long moment. Ses yeux étaient baissés quand il s’est décidé :
— C’est… Je me suis toujours demandé si… Ah, je suis heureux de te revoir, Sara.
Comme je ne savais que répondre, je me suis tue.
— Je ne t’en veux pas de me détester, tu sais.
— Je ne te déteste pas.
— Mais avant, si.
— Oui, peut-être. Pendant un moment. Mais la haine… c’est difficile à entretenir. Alors que le chagrin, non. Le chagrin peut durer très, très longtemps.
— Je sais. Pendant ces quatre ans, il y a eu plein de fois où je me suis dit : « Est-ce que ça deviendra supportable, enfin ? »
— Et ?
— Et non. Jamais. Tu m’as manqué à chaque heure, à chaque minute.
— Je vois.
— Et pour Eric ? Est-ce que ta peine a fini…
— Par passer ? Non. Mais j’ai appris à vivre avec. Comme j’ai appris à vivre avec le regret de toi.
Il m’a lancé un coup d’œil.
— Moi ? Tu m’as… regretté ?
— Bien sûr. Sans arrêt.
Il paraissait perdu, et blessé.
— Mais, mais… tu as refusé de me parler !
— Oui.
— Et tu n’as pas lu mes lettres, je suppose ?
— Non. Je n’en ai pas ouvert une seule.
— Alors comment peux-tu dire…
— Que tu m’as manqué, toi aussi ? Parce que je t’aimais. Plus que n’importe qui.
Il a pris sa tête dans ses mains.
— Mais alors pourquoi ? Pourquoi tu ne m’as pas laissé te parler, bon sang ?
— Parce que je ne pouvais pas ! C’était trop dur, cette souffrance. La mort d’Eric, ce que tu nous as fait… Je n’avais pas la force de te voir. Et le plus terrible, c’est que je comprenais tes raisons. Ce qui t’a poussé à faire ce choix. Mais il n’empêche qu’à cause de lui… j’ai perdu les deux êtres auxquels je tenais le plus au monde.
Une serveuse m’a apporté mon café. Il fixait à nouveau la table.
— Tu sais, il y a une scène qui me hante, que je revis sans cesse…
— Laquelle ?
— Quand les deux types du FBI sont venus m’interroger à l’agence. L’avocat de la société était là, aussi. Toute la matinée, j’avais tenu bon, répété que je ne connaissais que ceux qui leur avaient déjà donné mon nom. Et puis ils se sont énervés, ils ont pris l’avocat à part, et au bout d’une vingtaine de minutes il est revenu tout seul et il m’a dit qu’ils voulaient un nom. Ça ou perdre ma place. À cet instant je n’avais qu’à refuser, j’aurais trouvé un autre job. Mais ils me tenaient… Ils s’y entendent, pour utiliser toutes nos faiblesses. L’un des agents du Bureau m’avait fait comprendre que, si je ne coopérais pas, non seulement je me retrouverais à la rue, et catalogué comme sympathisant communiste, mais qu’ils s’arrangeraient aussi pour que ma drôle de vie privée soit connue de tous. Il m’a dit, mot pour mot : « Si vous étiez bigame à Paris, mon ami, tout le monde s’en ficherait. Mais ici nous avons une moralité un peu moins flexible. Ici, c’est : “Si on te découvre, tu es cuit.” Ici, je ne sais même pas si on vous prendra comme cireur de chaussures, après… » Et donc j’ai donné… j’ai donné le nom d’Eric. Et à la seconde où je l’ai fait, j’ai compris que j’avais tout démoli. Que tu finirais par l’apprendre, tôt ou tard. Et quand Dorothy l’a su, elle m’a dit que j’étais l’être le plus méprisable qui soit.
— Elle n’a pas compris que c’était pour elle, pour Charlie ?
— Si, bien sûr. Mais elle y a quand même vu une nouvelle preuve que j’étais indigne de confiance. Elle n’a plus voulu que je rentre à la maison, pendant un moment. Elle a dit qu’elle allait m’accorder ce divorce dont je rêvais tant… que je serais libre de vivre avec toi, enfin…
J’étais muette de saisissement.
— J’ignorais tout cela.
— Si seulement tu avais lu mes lettres ! Si tu m’avais laissé te parler ! Je me suis dit que le sort n’avait jamais joué un tour pareil à quiconque. Et tout ça à cause de moi, rien que moi…
Il s’est arrêté, a tâtonné à la recherche de ses cigarettes dans sa poche. Quand il en a allumé une, la flamme de l’allumette a dansé sur un visage hagard, le visage d’un vaincu. Je me suis revue jeter ses lettres sans les ouvrir, des lettres qu’il avait passé des heures à m’écrire, tout comme moi lorsque j’étais dévorée par son silence et par mon amour. Quatre années d’appels au secours, accumulés chez Joel Eberts, que j’avais mis au panier dès mon retour à New York. Mon ultime revanche. Pourquoi ce besoin de le punir à ce point ? Si je les avais lues en leur temps, dans les mois qui avaient suivi la mort d’Eric, y aurais-je trouvé de quoi comprendre ? De quoi pardonner ? Un moyen de retrouver le chemin de l’un à l’autre ?
— Quand Dorothy n’a plus voulu te voir, qu’est-ce que tu as fait ?
— J’ai dormi pendant six mois sur un lit pliant, chez Meg.
Meg. Meg qui m’avait écrit qu’il était « dans une détresse extrême », qu’il avait besoin de mon aide. Mais non, j’étais inflexible, j’avais le bon droit de mon côté, sa condamnation était irrévocable. « Comme on fait son lit, on se couche », avais-je répondu à Meg. Cinglante. Aveugle.
— Finalement, ma sœur a entrepris la mission délicate de calmer Dorothy. Mais au fond c’est quelqu’un d’essentiellement pragmatique, Dorothy. Si elle a accepté que je revienne, c’était pour des raisons pratiques, rien d’autre. Parce que ce n’était pas facile d’élever un petit enfant toute seule. Elle m’a dit : « Pour moi tu es là pour aider, rien d’autre. Mais pour Charlie, c’est différent. Il a besoin d’un père, alors autant que ce soit toi. »
— Et tu es quand même revenu… après avoir entendu une chose pareille ?
— Oui. Je suis revenu à un mariage sans amour. Mais je suis lié, engagé. Je n’y peux rien. La culpabilité chez nous, les catholiques, c’est quelque chose. Quoique la véritable raison, en fait, ait été Charlie. Je ne pouvais pas supporter de ne plus le voir.
— Je suis certaine qu’il a besoin de toi.
— Et moi aussi. Je crois que je n’aurais pas tenu le coup ces deux dernières années, sans lui…
Il a secoué la tête, contrarié.
— Oh, pardon, je tombe dans le pathos…
— Comment vas-tu, franchement ?
— Comme un charme, a-t-il répliqué en tirant nerveusement sur sa cigarette.
— Tu m’as l’air assez… vidé.
— Tu veux dire que j’ai une gueule épouvantable.
— Il y a quelque chose, non ?
Il continuait à éviter mon regard.
— Il y a eu quelque chose. Une mauvaise hépatite. Petit conseil : ne mange jamais de clams à City Island.
— Seulement une hépatite ? ai-je insisté sans vouloir paraître trop sceptique.
— J’ai l’air encore pire que ça ?
— Eh bien…
— Ne réponds pas, c’est idiot. Mais oui, en effet. Ça peut te mettre à genoux, cette saleté.
— Tu es en arrêt maladie ?
— Depuis six mois.
— Mon Dieu…
— Ils ont été plutôt arrangeants, à l’agence. Ils m’ont maintenu mon salaire pendant les trois premiers mois, et depuis ils me donnent la moitié. C’est un peu juste, surtout depuis que Kate la magnifique est avec nous. Mais on s’est débrouillés.
— Est-ce que ça va mieux, avec Dorothy ?
— Kate a apporté du nouveau. Un sujet de conversation. En plus de Charlie, je veux dire.
— Il y a eu tout de même une… accalmie entre vous, forcément, ai-je remarqué en désignant le landau du menton.
— Pas vraiment. Juste une nuit où nous avions abusé du whisky, elle et moi, et où elle a oublié un moment qu’elle ne m’aimait pas.
— J’espère que Kate vous rend tous les deux très…
Il m’a coupée d’un ton agressif, soudain.
— Oui, merci pour les bons sentiments !
— Je suis sincère, Jack. Je ne te souhaite que du bien.
— C’est vrai ?
— Et cela a toujours été.
— Mais tu ne m’as pas pardonné, pour autant.
— Tu as raison. Pendant longtemps j’ai pensé que c’était impossible.
— Et maintenant ?
— Le passé, c’est le passé.
— Je ne peux pas effacer ce qui est arrivé.
— Je le sais.
Il a posé sa main sur la mienne. À ce contact, j’ai ressenti une décharge électrique remonter dans mon bras. La même impression que la première fois, en cette soirée de 1945. Quelques minutes se sont écoulées. Mon autre main est venue couvrir la sienne.
— Je suis désolé.
— Tout ira mieux, Jack.
— Non, a-t-il murmuré. Tout n’ira jamais mieux.
Les mots sont sortis tout seuls de ma bouche :
— Je te pardonne, Jack.
Nous sommes restés silencieux un long moment. Et puis Kate a commencé à se réveiller, quelques gazouillis qui se sont vite mués en vagissements très sonores. Il s’est levé en hâte pour chercher dans les couvertures la tétine qu’elle avait rejetée. Quand il l’a remise dans sa bouche, elle l’a crachée en pleurant de plus belle.
— Je crois que cette demoiselle réclame son biberon. Il vaudrait mieux que je rentre.
— D’accord.
Il s’est rassis lentement en face de moi.
— Je pourrai te revoir ?
— Je ne sais pas.
— Compris.
— Il n’y a personne dans ma vie.
— Ce n’est pas ce que je sous-entendais.
— C’est simplement que… Je n’arrive pas à voir clair dans mes pensées, pour l’instant.
— Rien ne presse. Quoi qu’il en soit, je vais devoir m’absenter une semaine. Voyage d’affaires à Boston. Un client que mes patrons veulent que je voie dès que je reprends le travail.
— Tu es suffisamment rétabli pour voyager ?
— J’ai l’air plus mal que je ne le suis.
Kate est passée aux piaillements.
— Tu devrais y aller, Jack.
— Je t’appellerai de Boston.
— D’accord. Appelle-moi.
Il s’est levé, a rebordé sa fille. Il s’est retourné quand je me suis mise debout à mon tour. Soudain, il m’a attirée à lui et m’a embrassée sur les lèvres. Je lui ai rendu son baiser. Quelques secondes, peut-être, et puis il a chuchoté :
— Au revoir.
Je suis retombée sur la banquette. J’ai croisé mes bras sur la table et ma tête s’est posée dessus. Je n’ai plus bougé pendant très longtemps.
La semaine suivante, je suis restée en état de choc. J’abattais mon travail, j’allais au cinéma, je voyais des amis. Le baiser que nous avions échangé restait gravé dans ma mémoire. Je ne savais qu’en penser. Je ne savais plus rien.
Il n’a pas téléphoné. Mais il a envoyé une carte postale, avec le cachet de Boston. « Je suis toujours là. Ce devrait être bientôt fini. Je t’aime. Jack. » Je l’ai relue dix fois, cherchant à déchiffrer un message sous-jacent. J’ai conclu qu’il n’y en avait pas. Il était toujours à Boston, ce qu’il avait à faire serait prochainement terminé, et il m’aimait.
Et je l’aimais, moi aussi. Mais je n’attendais plus rien. Parce que la vie m’avait appris que si l’on n’attend rien tout devient une surprise.
Encore une semaine. Pas de coup de fil ni de lettre. J’ai gardé mon calme. Le matin du 17 avril, je suis sortie de chez moi en trombe. Je devais me rendre à une projection de presse et j’étais en retard. Comme la circulation était effrayante sur Broadway, j’ai décidé d’oublier le bus et de prendre le métro. Je me suis hâtée jusqu’à la station de la 79e Rue, prenant juste le temps d’acheter le New York Times au kiosque. Assise dans la rame, j’ai parcouru le journal rapidement, comme à mon habitude. La notice nécrologique a arrêté mon œil : le décès d’un assureur d’Hartford qu’avait bien connu mon père était annoncé en gros caractères. Après avoir lu la notice, j’allais passer à l’autre page lorsque mon regard s’est posé sur un court prière d’insérer :

 

John Joseph Malone, 33 ans, s’est éteint le 16 avril à l’Hôpital général de Boston. Époux de Dorothy, père de Charles et Katherine. Ancien collaborateur de l’agence de relations publiques Steele & Sherwood, New York, il est pleuré par sa famille et ses amis. Une messe sera dite pour le repos de son âme le jeudi 19 avril en l’église de la Sainte-Trinité, 82e Rue Ouest, Manhattan. Ni visites ni fleurs. »

 

J’ai laissé tomber le journal sur mes genoux. Je regardais devant moi sans rien voir. Le temps s’est arrêté. Jusqu’à ce qu’un homme en uniforme se penche au-dessus de moi :
— Vous vous sentez bien, m’dame ?
Je me suis rendu compte que la rame ne bougeait plus et qu’elle était déserte.
— Où sommes-nous ?
— En fin de ligne.