Ce que j’ai remarqué avant toute chose chez Dudley
Thomson, c’étaient ses doigts. Courts, épais, boudinés, ils
faisaient penser à un chapelet de saucisses de cocktail. Pour le
reste, il avait une grosse figure ovale, un menton envahi par la
graisse, le cheveu rare, des lunettes rondes en écaille et un
trois-pièces gris foncé à larges rayures blanches certainement
taillé sur mesure par le bon (et cher) faiseur puisqu’il parvenait
à contenir sa corpulente anatomie. Avec ses boiseries sombres, ses
lourds rideaux en velours, ses fauteuils en cuir et sa vaste table
en acajou, son bureau m’a semblé un pastiche à échelle réduite de
ces clubs londoniens où se retrouve la gentry. D’ailleurs, il
empestait l’anglophile à trois lieues, Dudley Thomson. Une sorte de
T.S. Eliot guetté par l’obésité, sinon qu’il n’était pas un
poète sous les atours d’un banquier britannique, lui, mais un
avocat spécialisé en divorces de chez Potholm, Grey et Connell, le
cabinet de Wall Street dont Edwin Grey était l’un des plus
influents associés.
J’avais été
convoquée dans ce cadre prétentieux trois semaines après ma sortie
de l’hôpital de Greenwich. J’habitais chez Eric, le petit
appartement de Sullivan Street où chaque soir je me pelotonnais sur
son étroit canapé. L’infirmière ne s’était pas trompée quand elle
m’avait prévenue que je risquais de connaître une phase dépressive
lorsque je reviendrais à la vie normale. Pendant toute cette
période, je n’étais pratiquement pas sortie, à part pour quelques
courses ou, plus rarement encore, une double séance de cinéma
14e Rue. En fait, je n’avais pas
envie de fréquenter grand monde, à commencer par mes amies qui
étaient mariées et avaient des enfants. La seule vue d’un landau
dans la rue me glaçait jusqu’aux os, tout comme de passer devant
une vitrine de robes pour femmes enceintes ou d’articles pour
nourrissons.
Étonnamment, toutefois, je n’avais pas pleuré
depuis la crise de larmes sur mon lit d’hôpital. J’étais plutôt la
proie d’une sorte d’apathie qui me poussait à m’enfermer entre les
quatre murs de chez Eric. Avec sa tolérance coutumière, et son
immense patience, celui-ci n’avait pas exprimé la moindre réserve
devant cet accès de solipsisme. Alors je me contentais de passer
mes journées en puisant dans une réserve de romans policiers et en
explorant l’impressionnante discothèque de mon frère. Je n’allumais
presque jamais la radio, je n’achetais pas de journaux, je ne
répondais pas au téléphone – qui ne sonnait guère souvent,
d’ailleurs. Tout en veillant discrètement à mon bien-être, Eric ne
cherchait pas à me proposer un dîner au restaurant, ne faisait
aucun commentaire sur ma sombre humeur. Il comprenait ce qui
m’arrivait. Il savait qu’il fallait laisser du temps au
temps.
J’étais donc
en plein dans cet emprisonnement volontaire lorsque la lettre de
Dudley Thomson est arrivée. Représentant les intérêts de la famille
Grey dans une instance de divorce, il me demandait de convenir d’un
rendez-vous avec lui aussi rapidement que possible. Il précisait
que je pouvais venir avec mon propre avocat à cet entretien mais
qu’à ce stade préliminaire il était sans doute inutile que j’engage
de tels frais puisque les Grey désiraient parvenir à un accord au
plus vite.
— Prends un avocat, m’a conseillé Eric quand je
lui ai montré cette correspondance. Ils vont essayer de ne rien te
donner, ou pratiquement rien.
— Mais je n’attends pas quoi que ce soit
d’eux !
— Tu as droit à une pension. Ou au moins à une
compensation significative. Ces salauds-là te doivent bien ça, et
c’est un minimum.
— Je préférerais ne plus entendre parler
d’eux.
— Comment, ils t’ont exploitée et tu…
— Non, c’est faux.
— Ils ont voulu te transformer en poule de
batterie !
— Cesse de tourner cette histoire en épopée de la
guerre des classes, Eric ! Surtout que fondamentalement nous
sommes du même monde, eux et nous.
— Ce qui n’empêche pas de leur prendre jusqu’au
dernier dollar possible.
— Non. Parce que ce ne serait pas honnête et que
je ne suis pas de ce genre. Je sais exactement ce que j’attends
d’eux. S’ils me l’accordent, tout peut se régler sans de nouvelles
souffrances. Et pour l’instant il n’y a rien que je désire autant,
ne plus souffrir.
— Au moins trouve-toi un vétéran du prétoire sur
lequel compter en cas de besoin.
— Je n’ai
besoin de personne. C’est mon credo, maintenant : dorénavant,
je ne compte plus sur quiconque.
Et c’est ainsi que je suis entrée toute seule dans
le bureau « londonien » de Mr Thomson. Il en a été
plutôt surpris.
— Je m’attendais à vous voir arriver avec au moins
un conseil juridique.
— Ah vraiment ? Après m’avoir écrit que je
ferais mieux de m’épargner cette dépense ?
Il m’a décoché un sourire qui révélait surtout les
piètres compétences de son dentiste – un signe irréfutable de
son anglophilie compulsive.
— Je ne force personne à suivre mon avis.
— Eh bien, je l’ai fait, moi. Et maintenant,
allons droit au but. Quelles sont vos propositions ?
Il a toussoté en farfouillant dans ses papiers,
cherchant vainement à masquer son étonnement devant ma
fermeté.
— Bien. Donc les Grey désirent se montrer généreux
et c’est…
— Vous voulez dire que « George » Grey
veut se montrer généreux. C’est à lui que j’étais… que je suis
mariée, pas à sa famille.
— Oui, oui, évidemment, a-t-il repris avec une
pointe d’agacement. George Grey veut vous proposer un arrangement
des plus raisonnables.
— Et qu’entend-il, ou plutôt qu’entendez-vous par
là ?
— Nous pensions à quelque chose qui se situerait
autour des deux cents dollars mensuels. À verser jusqu’au jour
où vous contracterez une autre union matrimoniale.
— Je ne me remarierai jamais.
— Je comprends votre sentiment, vu les
circonstances. Mais je suis également certain qu’une jeune femme
aussi séduisante et spirituelle que vous n’aura aucun mal à trouver
un nouveau mari.
— Sauf si je n’en cherche pas, ce qui est le cas.
Et quand bien même cela serait autrement, je me retrouve
cliniquement parlant « inutilisable », pour reprendre la
charitable expression de ma belle-mère.
Il a eu l’air extrêmement gêné.
— Oui, en effet, j’ai entendu parler de ce… ces
complications médicales. Vous m’en voyez affreusement navré,
Mrs Grey.
— Merci. Mais pour en revenir au fait, j’ai bien
peur que deux cents dollars mensuels ne constituent une offre
inacceptable. Mon dernier salaire était de trois cents dollars.
J’estime que cette somme serait plus équitable.
— Et je suis persuadé que votre demande serait
recevable.
— Parfait. Maintenant, j’ai une proposition, à mon
tour. Lorsque je vous ai dit que je ne comptais pas me remarier,
vous avez dû certainement en déduire que George serait obligé de me
verser une pension jusqu’à la fin de mes jours ?
— C’est une déduction qui m’est en effet venue à
l’esprit, oui.
— Eh bien, je voudrais simplifier les choses sur
ce point. En clair, je suis prête à accepter un seul versement pour
solde de tout compte. Une fois cela réglé, je m’engage à ne plus
lui demander d’aide matérielle.
— Et quel montant avez-vous envisagé, au
juste ? s’est-il enquis d’un ton méfiant.
— J’ai été
mariée à George pendant cinq mois. Je l’ai connu deux mois,
auparavant. Donc sept, au total. Je désirerais une année de pension
alimentaire pour chacun de ces mois. Ce qui nous donne…
Il avait déjà aligné une multiplication sur son
bloc-notes.
— Vingt-cinq mille deux cents dollars.
— Exact.
— C’est une somme considérable.
— Pas si vous calculez que je peux rester en vie
pendant quarante-cinq ou cinquante ans, avec un peu de
chance.
— Je retiens cet argument. Et dites-moi,
Mrs Grey : il s’agit là d’une offre de départ,
simplement ?
— Non. Elle est définitive. Ou George accepte de
me verser cet argent tout de suite, ou il devra payer jusqu’à ma
mort. Est-ce clair, Mr Thomson ?
— On ne peut plus clair. Bien entendu, il va
falloir que j’en parle avec les Grey… pardon, avec George.
— Bien. Vous savez où me joindre, ai-je conclu en
me levant.
Il m’a tendu sa main, que j’ai serrée. Elle était
molle, spongieuse.
— Puis-je vous poser une question,
Mrs Grey ?
— Mais oui.
— Vous allez peut-être trouver cela étrange,
puisque je représente les intérêts de votre mari, et néanmoins la
curiosité est trop forte : pour quelles raisons refuser une
pension à vie ?
— Parce que je ne veux plus rien savoir d’eux une
fois le divorce prononcé. Et vous pouvez en informer vos clients,
si vous le souhaitez.
Il a enfin relâché ma main.
En regagnant la sortie, j’ai aperçu le père de
George qui arrivait dans l’autre sens. Il a aussitôt détourné son
regard et m’a croisée sans un mot.
Je suis rentrée directement chez Eric en taxi,
épuisée par cet entretien. Je n’étais, certes, pas habituée à jouer
les négociatrices dures en affaires mais je trouvais que je ne m’en
étais pas trop mal tirée. L’autre grande surprise avait été de
m’entendre déclarer qu’il n’y aurait plus de mariage dans ma vie.
Cela avait été une affirmation spontanée, à laquelle je n’avais
jamais réfléchi jusqu’alors mais qui reflétait sans nul doute mes
convictions, à ce stade. J’ignorais si je penserais encore de même
quelques années plus tard. Ce dont j’étais sûre, c’est que rien ne
marche quand on laisse son cœur parler à la place de sa tête, et
rien non plus lorsqu’on permet à sa tête de prendre le pas sur son
cœur. Résultat ? Nous avons toujours faux, peut-être. Nous
enchaînons erreur sur erreur.
Et c’est vraisemblablement ce qui explique que
l’amour soit chaque fois une source de déception. Nous nous y
abandonnons avec l’espoir qu’il nous fasse atteindre la plénitude,
nous raffermisse, nous accorde enfin cette stabilité que nous
poursuivons sans cesse. Puis nous découvrons qu’il s’agit au
contraire d’une dangereuse épreuve, parce que profondément
paradoxale : alors que nous cherchions des certitudes chez
l’autre, nous ne rencontrons que des doutes, aussi bien quant à
l’objet de notre flamme qu’envers nous-mêmes.
Alors peut-être le secret est-il d’accepter
l’ambivalence essentielle qui se tapit derrière n’importe quel
aspect de l’humaine condition. C’est seulement lorsqu’on a reconnu cela, lorsqu’on a assumé
l’imperfection de tout acte et de tout sentiment, qu’il est
possible de continuer de l’avant sans être tenaillé par la
déception. Jusqu’au jour où l’on retombe amoureux,
évidemment.
Deux jours après cette rencontre, Dudley Thomson
m’a adressé une seconde lettre. George Grey se rendait à ma
proposition de versement définitif, à condition que je
« renie » toute réclamation financière à venir, que ce
soit en termes de pension et/ou d’aide matérielle ponctuelle. Il
offrait de payer la moitié de la somme à la signature du contrat de
décharge qu’il se proposait de rédiger dès que je lui aurais
signifié mon accord, et le reste lorsque le divorce serait
officiellement prononcé, c’est-à-dire à échéance de vingt-quatre
mois, les autorités judiciaires de l’État de New York étant à cette
époque plus que réticentes à autoriser une dissolution de
mariage.
Je lui ai aussitôt téléphoné pour lui dire que
j’acceptais les conditions. Une semaine plus tard, j’ai reçu un
long document à la sémantique inabordable pour quiconque ne sortait
pas de la faculté de droit. Eric, qui a tenté de le lire lui aussi,
a décrété que c’était du pur sabir et s’est donc mis en chasse d’un
avoué dans le quartier. Il l’a trouvé en la personne de Joel
Eberts, un robuste cinquantenaire au physique de débardeur dont
l’étude se situait au coin de Prince et de Thompson. Enfin, étude…
Un studio couvert de linoléum fatigué et éclairé aux néons. Sa
poignée de main était redoutable mais j’ai tout de suite apprécié
son style direct.
Après avoir parcouru le projet de contrat, il a
laissé échapper un sifflement entre ses dents noircies :
— Malheureusement. Pourquoi, vous les
connaissez ?
— Je crois que je suis un peu trop sémite à leur
goût. Mais dans mon jeune temps j’ai fait pas mal de droit du
travail et j’ai défendu les dockers des installations de la Navy à
Brooklyn. Vous n’êtes jamais allée dans ce coin, je
suppose ?
— Si. Une fois.
— Enfin, le cabinet du père Grey se gagnait des
fortunes avec les entrepreneurs privés qui étaient présents sur les
docks. Lui-même avait la réputation d’être particulièrement féroce,
de prendre un malin plaisir à coincer les travailleurs quand il
s’agissait de renégocier des contrats. Et il gagnait toujours,
l’enfant de salope ! Pas d’offense, hein ? Je le déteste
depuis toujours et je serai donc heureux de regarder ça pour vous.
Six dollars l’heure, voilà mon tarif. Ça vous va ?
— C’est très raisonnable. Trop, même. Je ne
devrais pas vous donner plus ?
— Écoutez, on est au Village ici, pas à Wall
Street. Je vous ai dit mon prix et je ne vais certainement pas le
gonfler sous prétexte que vous avez affaire à Potholm, Grey et
Connell. Une chose m’intrigue, quand même : pourquoi vous vous
êtes contentée d’un seul versement à l’amiable ? Vous auriez
pu tirer bien plus de ces malpropres.
— J’ai mes raisons.
— Puisque je vous défends, vous feriez mieux de me
les expliquer.
Je me suis forcée à lui résumer mon pitoyable
mariage, mes démêlés avec ma cauchemardesque belle-mère, la fausse
couche et toutes ses conséquences… Quand j’ai terminé, il a tendu le bras
par-dessus son bureau pour m’effleurer la main.
— Vous en avez vu de rudes, miss Smythe. Désolé,
sincèrement.
— Merci.
— Bon, je vais vous régler ça rapidement. En tout,
ça ne devrait pas me prendre plus de dix ou douze heures de
travail, grand maximum.
— Parfait.
Une semaine plus tard, il me téléphonait chez
Eric.
— Pardon d’avoir un peu tardé, mais la négociation
a été plus longue que je ne m’y attendais.
— Mais je croyais que tout était assez
simple.
— Miss Smythe, dès qu’il s’agit de loi, rien n’est
simple. Enfin, voici où nous en sommes. Les mauvaises nouvelles,
d’abord : au final j’ai passé vingt heures là-dessus, de sorte
que ça va vous coûter cent vingt dollars. Je sais que c’est le
double de ce qui avait été prévu, mais je n’y peux rien. D’autant
plus que les bonnes nouvelles sont vraiment bonnes : le
versement s’élève maintenant à trente-cinq mille.
— Comment ? Mais nous étions convenus de
vingt-cinq, avec Mr Thomson…
— Ouais, en effet. Mais j’aime toujours gratter un
peu plus pour mes clients. Il se trouve que j’ai eu deux mots avec
un ami médecin, qui m’a confirmé que vous pourriez très bien
attaquer ce charlatan que votre belle-mère vous avait collé de
force. Comment c’était déjà, son nom ?
— Le docteur Eisenberg.
— Oui, il s’appelle comme ça, ce connard. Quoi
qu’il en soit, toujours d’après mon copain toubib, Eisenberg a fait
preuve de négligence grave en ne décelant pas la grossesse
extra-utérine. Il peut donc être tenu responsable du préjudice irréparable que
vous avez subi. Bien entendu, ce faux-jeton de Dudley Thomson a
commencé à faire des « oh » et des « ah » quand
j’ai soulevé cette question d’erreur médicale, mais il s’est vite
calmé dès que je lui ai dit : Okay, si la clique Grey veut un
divorce qui s’étale bien juteux dans toute la presse, on est prêts
à le leur donner.
— Mais jamais je n’accepterais d’en arriver
là !
— Vous pensez que je ne le savais pas ?
C’était un coup de bluff, rien d’autre. De quoi leur annoncer que
nos exigences étaient passées à cinquante mille dollars, pour la
peine.
— Mon Dieu !
— Je me doutais bien qu’ils ne marcheraient
jamais, évidemment. Mais ça a tout de même fait son petit effet
puisque le lendemain ils ont fait une contre-proposition à
trente-cinq. Thomson prétend que c’est définitif mais mon petit
doigt me dit que je peux les pousser jusqu’à quarante.
— Non, non ! Trente-cinq mille, c’est très
suffisant. Et franchement je ne sais même pas si je devrais…
— Pourquoi pas, bon sang ? Ils ont de
l’argent par-dessus la tête. Sur un plan médical, ils sont au moins
partiellement fautifs de ce qui vous est arrivé. Et puis ça reste
une excellente solution pour eux : ils paient une fois et ils
se dégagent de toute responsabilité envers vous. Ce qui est
exactement ce que vous vouliez, non ?
— Oui, mais… j’avais donné mon accord pour
vingt-cinq.
— Jusqu’à ce que vous preniez un avocat ! Et,
croyez-moi, ils vous doivent bien ça.
— Je ne sais plus quoi dire.
— Laissez-moi au moins augmenter vos
honoraires.
— Pourquoi ? Mon tarif ne change pas, je vous
répète.
— Merci.
— Non, merci à vous. Battre Edwin Grey, pour une
fois ! Vous n’imaginez pas comme j’étais content. Le contrat
définitif doit me parvenir demain, je vous appelle dès qu’il est
prêt à la signature. Et puis encore un peu de bonnes nouvelles,
pour finir : le versement est complet tout de suite, plus de
moitié-moitié. À condition que vous ne contestiez pas le
jugement de divorce.
— Moi ? Quelle idée !
— C’est exactement ce que je leur ai répondu. Donc
voilà. Satisfaite ?
— Et stupéfaite.
— Pas de quoi. Mais si vous voulez bien un petit
conseil, miss Smythe…
— Je vous en prie.
— Eh bien, comme on disait à Brooklyn dans le
temps : « Dépense avec ta tête, pas avec tes
mains. »
Je l’ai écouté. Quand l’argent est arrivé un mois
plus tard, je l’ai déposé en banque et je suis partie à la
recherche d’une seule chose : un appartement. Il ne m’a fallu
qu’une semaine pour trouver mon bonheur. Un grand et lumineux
trois-pièces au rez-de-chaussée d’un immeuble fin XIXe sur la
77e Rue, non loin de Riverside. Il
y avait de hauts plafonds, un beau parquet et même une alcôve dans
le living qui pourrait faire un bureau très agréable. Mais ce qui
m’a surtout décidée à le prendre immédiatement, c’était qu’il ouvrait sur un jardin
privatif. Trois mètres sur trois d’herbe morte et de dalles
disjointes, pour être plus précise, mais je me promettais d’en
tirer une merveille. Et puis avoir son propre jardin en plein cœur
de Manhattan, une petite pointe de couleur verte au milieu de tout
ce béton et ces briques !
Certes, les murs étaient tendus d’un déprimant
papier brun foncé et la cuisine datait un peu avec sa glacière en
bois qui demandait à être rechargée régulièrement. Mais l’agente
immobilière m’a assuré qu’elle obtiendrait un rabais de trois cents
dollars sur les huit mille demandés afin de compenser les frais de
rénovation. Je lui ai répondu que si elle réduisait d’encore deux
cents j’étais prête à signer tout de suite. Elle a accepté. Comme
ce n’était pas un immeuble en copropriété, je n’avais pas à
attendre la décision du conseil. Les charges mensuelles s’élevaient
modestement à vingt dollars. J’ai à nouveau fait appel à Joel
Eberts pour qu’il s’occupe de la transaction. J’ai payé en liquide.
Huit jours après avoir visité les lieux, j’avais les clés.
— Ma sœur en propriétaire foncière, maintenant, a
constaté Eric d’un ton incrédule alors que je lui faisais les
honneurs de l’appartement quelques jours avant la signature de
l’acte.
— Oui, traite-moi de vampire capitaliste, pendant
que tu y es.
— Je ne faisais pas de l’idéologie, mais de
l’humour distancié. Il y a une différence, vois-tu.
— Ah bon ? Je ne savais pas, camarade.
— Chuut !
— Cesse un peu ! Je serais étonnée que
Mr Hoover ait truffé cet endroit de micros. L’ancienne
occupante des lieux était une vieille dame lettonne.
— Tout le
monde est potentiellement subversif, pour Hoover. Tu n’as pas lu ce
qui se passe à Washington ? Au Congrès, ils sont toute une
bande à hurler que Hollywood est sous la coupe des cocos. Ils
exigent une commission d’enquête sur l’infiltration communiste des
milieux du spectacle.
— Ce n’est que Hollywood.
— Oui ? S’ils se mettent à traquer les rouges
à Los Angeles, il ne leur faudra pas longtemps pour débarquer à New
York.
— Je te l’ai dit : si on t’importune, tu
n’auras qu’à répondre que tu as quitté le Parti depuis 41. Et
au cas où le FBI insisterait, tu peux toujours leur parler de ta
sœur « la propriétaire foncière ».
— Très drôle.
— Bon, réponds-moi franchement, Eric : tu
aimes, ici ?
Il a jeté un nouveau regard circulaire sur le
salon vide.
— Oui. Tu peux en faire quelque chose de très
bien. Notamment quand tu te seras débarrassée de cet horrible
papier peint. Qu’est-ce que tu crois que ça représente ? Le
printemps à Riga ?
— Je n’en sais rien mais je ne m’installe pas ici
tant qu’il n’a pas disparu. Avec la cuisine.
— Tu es certaine que c’est pour toi, de vivre dans
le Upper West Side ? C’est plutôt… calme, comme contrée,
non ?
— Je vais te confier une chose : tout ce que
je regrette d’Old Greenwich, c’est la sensation d’avoir un espace
ouvert, de ne pas être confinée. Voilà pourquoi je suis sûre de me
plaire ici. Je suis à une minute de Riverside Park, j’ai les berges
de l’Hudson, j’ai mon jardin, j’ai…
J’ai ri de bon cœur, avant de reprendre d’un ton
plus grave :
— Quand j’aurai payé l’appartement et les travaux,
je devrais encore avoir dans les trente-deux mille en banque.
Là-dedans, je compte l’héritage des parents que j’ai placé en bons
du Trésor.
— Contrairement à ton dépensier de frère.
— C’est là où je voulais en venir, justement.
L’agente immobilière qui m’a amenée ici m’a dit qu’il y avait un
autre appartement en train de se libérer au deuxième étage.
Pourquoi est-ce que je ne te l’achèterais pas, et…
— Pas question.
— Ne repousse pas l’idée si vite. Il y a tout de
même mieux que ta tanière de Sullivan Street.
— Elle me convient parfaitement. Je n’ai pas
besoin de plus.
— Allons, Eric ! Il n’y a que des étudiants,
là-bas. On dirait une mauvaise version de La
Bohème. Et tu as presque trente-cinq ans.
— Je connais mon âge, S, a-t-il répliqué
abruptement. Et je sais aussi ce qu’il me faut ou pas. Je n’ai pas
besoin de ta charité, compris ?
La violence de sa réaction m’a prise de
court.
— Ce n’était qu’une suggestion… Bon, je sais que
tu n’apprécies pas le Upper West Side. Mais si tu voyais quelque
chose dans le Village que tu aimerais acheter, je…
— Je ne veux rien de toi, S.
— Mais pourquoi ? Si je peux
t’aider ?
— Parce que
je ne veux pas de ton aide, justement. Parce que avoir besoin
d’aide, ça me donne encore plus l’impression d’être un raté.
— Tu sais bien que je ne pense pas du tout cela de
toi.
— Mais moi si. Donc merci, mais c’est non
merci.
— Réfléchis, au moins.
— Non. Point final. Mais tiens, voici le conseil
réaliste que te donne un complet irréaliste : trouve-toi un
courtier malin qui t’investisse tout cet argent dans des valeurs
sûres comme General Electric, la RCA, General Motors, etc. Il
paraît qu’IBM est aussi un bon cheval, même s’ils en sont encore à
trouver leurs marques.
— Je ne savais pas que tu suivais la Bourse,
Eric.
— Bien sûr ! Quand on a été
marxiste-léniniste, on sait toujours où il faut investir.
Dès que j’ai pris possession des lieux, j’ai
embauché un décorateur qui a réglé son sort au fameux papier peint,
replâtré les murs et tout repeint en blanc mat. Je lui ai aussi
demandé de créer une cuisine à la fois simple et moderne, avec l’un
de ces nouveaux réfrigérateurs Amana pour remplacer l’impossible
glacière. Pour six cents dollars, il a encore accepté de poncer et
de vernir les parquets, de créer des étagères sur deux parois
entières du living et de carreler de neuf – et de blanc
aussi – la salle de bains. Les quatre cents dollars qui me
restaient sur mon budget ont été consacrés à l’achat de quelques
meubles : un lit ancien en cuivre, une commode, un canapé
Knoll tendu d’un beige discret avec un fauteuil assorti et une
grande table en bois brut qui me servirait de bureau. Incroyable ce
que l’on pouvait acheter à l’époque pour une telle somme, d’autant
qu’il m’est resté encore de quoi acheter deux descentes de lit, quelques lampes,
une table et deux chaises en acier chromé pour la cuisine.
Tout ce mobilier est arrivé le jour où les
peintres ont enfin remballé leur matériel après environ un mois de
travaux. À la tombée de la nuit, et grâce à la coopération
d’Eric, j’avais tout mis en place. J’ai encore fait l’emplette de
vaisselle, de linge de maison et j’ai décidé de dépasser de cent
cinquante dollars la limite que je m’étais initialement fixée pour
un combiné pick-up-radio dernier cri, présenté dans un beau meuble
en acajou. Un caprice nécessaire, me suis-je dit. Je n’étais pas
particulièrement matérialiste, loin de là, mais après avoir lu
l’article de Life consacré à
l’« Auditorium domestique RCA » – appellation
certifiée ! – j’étais certaine que je finirais par
l’acheter malgré son prix exorbitant. Je l’avais maintenant devant
moi, dans un coin de l’appartement dont j’étais la propriétaire
attitrée, diffusant à plein volume l’ouverture de la Symphonie n° 3 de Brahms, et j’étais entourée
des premiers meubles que j’aie achetés dans ma vie… J’avais des
biens matériels, désormais, pas seulement des
« affaires ». Je me sentais très adulte, soudain… et très
vide.
— Ohé, tu es toujours là ? a plaisanté Eric
en me tendant un verre du vin pétillant avec lequel nous fêtions
mon installation.
— Je suis un peu abasourdie, c’est tout.
— De quoi ? D’être la maîtresse de tout ce
sur quoi se porte ton regard, pour paraphraser William
Cowper ?
— De me retrouver ici, avec toutes ces… choses
autour de moi.
— Il y a
pire. Tu pourrais être encore pensionnaire de la Colonie
pénitentiaire Grey, à Old Greenwich.
— Oui. Le divorce a ses avantages, je
reconnais.
— Tu te sens toujours coupable à cause de cette
histoire, je le vois.
— Oh, je sais que c’est stupide mais je n’arrête
pas de me dire que ce n’est pas bien, d’avoir reçu tout cela
sans…
— Sans quoi ? Sans souffrance ?
Martyre ? Crucifixion ?
— Oui ! ai-je avoué avec un petit rire. Une
punition de ce genre.
— Masochiste et fière de l’être ! J’adore.
Mais d’après moi trente-cinq mille dollars ne sont qu’une broutille
face au fait que tu ne pourras plus jamais…
— Assez !
— Pardon.
— Non. Mais c’est mon problème. Et je finirai par
m’y résigner.
Il a passé un bras autour de mes épaules.
— Tu n’as pas à te résigner, S.
— Si. Parce que sinon…
— Sinon ?
— Sinon je prendrai une voie sans issue. J’en
ferai la grande tragédie de ma vie. Je n’en veux pas, de ce genre
de mythes. Je ne suis pas faite pour jouer les héroïnes éplorées.
Ce n’est pas mon style.
— Accorde-toi un peu de temps, au moins. Deux
mois, c’est court.
— Tout va bien, je t’assure. Tout va pour le
mieux.
Ce n’était pas qu’un pieux mensonge. De fait, je
ne me laissais pas le loisir d’avoir du vague à l’âme, je
m’employais à occuper entièrement mes journées. Une fois
l’installation terminée, j’ai pris contact avec une demi-douzaine de courtiers en
Bourse avant d’arrêter mon choix sur Lawrence Braun, le mari d’une
ancienne amie d’université, Virginia, qui s’était lancée dans la
vie conjugale sitôt ses études terminées et se débattait maintenant
avec trois marmots dans une immense maison de style colonial à
Ossining. Ce n’était pourtant pas ces liens avec Virginia qui
m’avaient décidée à lui confier mes intérêts ; la raison
essentielle, c’est qu’il avait été le seul de ces spécialistes à ne
pas me prendre de haut ni à m’infliger des niaiseries du
genre : « Oui, je sais que vous autres femmes n’avez pas
une tête faite pour les chiffres. À part quand il s’agit de se
souvenir de son tour de taille, ah, ah, ah ! » Au
contraire, Lawrence m’a questionnée très sérieusement sur ma
stratégie financière à long terme – de la sécurité, encore
plus de sécurité, toujours plus de sécurité – et ma position
vis-à-vis des investissements à risque – exclus.
— Voudriez-vous que cet argent vous rapporte
immédiatement un revenu fixe ?
— Pas du tout. J’ai l’intention de retrouver du
travail dès que possible. Je ne conçois pas que les femmes soient
vouées à l’oisiveté, même si cela reste l’idée dominante…
— Et si un mariage se présente à
nouveau ?
— Non. Jamais.
Il a réfléchi un instant.
— Bien. Dans ce cas, nous allons calculer à très
long terme.
Le plan financier qu’il m’a soumis était clair et
simple. Les cinq mille dollars en bons du Trésor seraient convertis
en épargne-retraite qui deviendrait disponible à mes soixante ans.
Vingt mille autres devaient être consacrés à la constitution d’un
portefeuille de valeurs
sûres, avec un objectif de rendement de six pour cent annuels, au
minimum. Les cinq mille restants seraient à ma disposition pour des
opérations ponctuelles ou tout simplement pour assurer ma
subsistance jusqu’à ce que je retrouve du travail.
— Si tout se passe bien, vous aurez un trésor de
guerre conséquent pour vos vieux jours, m’a affirmé Lawrence.
Ajoutez à cela que vous bénéficiez déjà d’un bon capital potentiel,
en l’espèce un appartement déjà entièrement payé… Oui, je pense que
votre indépendance financière est assurée.
Il avait prononcé le mot qui m’était le plus cher.
Ne plus dépendre de quiconque, jamais. Cela ne signifiait pas que
je renonçais aux hommes, à une vie sexuelle, ou même à
l’éventualité de tomber amoureuse. Mais il était hors de question
que j’échoue encore dans une situation où ma dignité, ma place dans
la société, voire mon argent de poche, seraient à la merci de
quelqu’un d’autre que moi. Je me voulais autonome, libre de mes
mouvements et de mes choix, autosuffisante.
J’ai donc accepté son plan. Des chèques ont été
émis, des contrats, signés. J’avais désormais cinq mille dollars
sur mon compte courant, une coquette somme pour l’époque, que je
pouvais dépenser à ma guise. Mais je me suis forcée à la prudence,
résolue à ne pas la dilapider en frivolités. Pour moi, cet argent
signifiait la liberté, ou tout du moins l’illusion de la
liberté.
Une fois ma situation financière éclaircie, je
suis passée en visite à la rédaction de Saturday Night/Sunday Morning. La harpie qui avait
succédé à Nathaniel Hunter s’était maintenue à peine quelques mois
à son poste : elle avait été remplacée par une certaine Imogen
Woods, une femme frêle mais vibrante d’énergie, réputée pour son humour cinglant, ses
déjeuners bien arrosés et son goût infaillible en littérature. Elle
m’a proposé de venir la voir le lendemain vers dix-sept
heures.
Je l’ai trouvée installée dans un fauteuil, en
train de corriger des épreuves. Sur l’accoudoir de droite, une Pall
Mall se consumait au bord d’un cendrier qui menaçait de déborder.
Sur celui de gauche, un verre de whisky à l’eau. Son crayon arrêté
en l’air, elle m’observait à travers ses lunettes en demi-lune
perchées au bout de son nez.
— Tiens, encore une réfugiée de l’univers
conjugal…
— Les nouvelles vont vite, ici.
— C’est un journal, vous oubliez ? Donc un
endroit rempli de gens qui croient faire quelque chose d’important
mais qui savent bien au fond d’eux-mêmes qu’ils perdent leur temps.
Alors, quoi de mieux que de cancaner sur ceux qui ont des vies plus
intéressantes ?
— La mienne ne l’est pas particulièrement.
— Un mariage qui dure aussi peu que le vôtre est
toujours intéressant. Le plus court que j’aie fait, en trois
catastrophes conjugales, c’était six mois.
— Et le plus long ?
— Un an et demi.
— Impressionnant.
Elle a lâché un rire sardonique, libérant un nuage
de fumée de cigarette.
— Oui, affreusement impressionnant… Bien,
dites-moi, maintenant : quand est-ce que vous allez nous
écrire quelque chose ? J’ai retrouvé la première nouvelle que
vous avez publiée chez nous. Vraiment bonne, je pense. Et la
prochaine, où est-elle ?
Je lui ai
expliqué que l’inspiration ne m’avait sans doute visitée qu’une
seule et unique fois, que je m’étais essayée à poursuivre mais
qu’apparemment je n’avais plus rien à raconter.
— Donc c’est cette histoire et rien
d’autre ?
— Je crois, oui.
— Ce devait être quelqu’un, votre marin.
— C’est un personnage de fiction.
Elle a vidé son verre d’un trait.
— Oui. Et moi je suis Rita Hayworth. Enfin, je ne
vais pas être indiscrète, même si j’adorerais. Alors, en quoi
puis-je vous aider ?
— Je sais qu’on m’a remplacée à mon poste ici mais
je me demandais si je ne pourrais pas faire quelques lectures pour
vous, en indépendante.
— Sans problème. Depuis que cette fichue guerre
est finie, on dirait que tout le monde s’est mis en tête de devenir
écrivain, dans ce pays. Nous sommes submergés de manuscrits ni
faits ni à faire. Ce sera un plaisir de vous en repasser une
vingtaine par semaine. Trois dollars la note de lecture. Ce n’est
pas une fortune, je sais, mais cela devrait vous payer l’épicerie.
Votre amie qui est ici, Emily Flouton, me disait que vous veniez de
vous prendre un appartement ?
— Oui.
— Racontez-moi.
Docilement, je lui ai décrit la manière dont je
m’étais absorbée dans cette chasse immobilière après avoir quitté
George, ma découverte 77e Rue
Ouest, les travaux de rénovation…
— Bon. Ça fonctionnera très bien.
— Quoi donc ?
— Mais cette
histoire d’appartement ! On va l’appeler « Deuxième
acte », ou « Tout recommencer », ou un machin
approchant. Ce que j’attends de vous, c’est un récit brillant, et
drôle, de votre quête d’un endroit à vous après que votre mariage
s’est cassé la figure.
— Mais je n’écris plus de fiction, je vous l’ai
dit.
— Ce n’est pas ce que je vous demande. Je vous
propose d’être la première intervenante dans une nouvelle rubrique
que Notre Tout-Puissant Directeur m’a demandé de créer. Il veut que
ça s’appelle « Tranches de vie », ce qui vous dit assez
bien l’imagination qu’il a… Mais c’est l’idée, en gros : une
courte dépêche en provenance de ce front oublié qu’est « la
vie de tous les jours ». Cinq feuillets, pas plus, payés
quarante dollars. Et, pour m’assurer que vous n’allez pas trop vous
ronger les ongles là-dessus, je vous donne un délai précis :
lundi prochain, à la première heure. Vous avez cinq jours, c’est
bien assez. On est d’accord, Smythe ?
— Vous êtes sûre que vous voulez quelque chose de
moi ?
— Non. J’ai l’habitude de perdre mon temps à
commander des textes qui ne m’intéressent pas… Allons, Sara, vous
vous y mettez, oui ou non ?
Il y a eu un silence tendu, puis je me suis
résignée :
— Oui. Entendu.
— Marché conclu, donc. En attendant, je vais
demander à l’une de mes esclaves de sortir vingt spécimens de notre
tas de manuscrits en souffrance et de vous les envoyer chez vous.
Mais vous commencez par écrire, n’est-ce pas ? Et quand je dis
lundi, c’est lundi !
— Je ferai de mon mieux.
— Non, le
« meilleur ». C’est ce que j’attends de vous, pas moins.
Ah, une dernière chose : écrivez sans concession. J’aime qu’un
texte aille droit au but. Ça marche toujours.
Bien entendu, mes derniers espoirs de tenir son
délai de remise étaient partis en fumée dimanche à dix heures du
soir, alors que le sol autour de mon bureau faisait penser à un
champ de neige artificielle avec toutes ces feuilles rageusement
froissées en boule qui s’étaient peu à peu accumulées. Mon esprit
était plus que bloqué : congelé, barricadé. En quatre jours,
j’avais essayé des douzaines d’entrées en matière qui toutes
m’avaient arraché des cris de désespoir. Je me maudissais de m’être
prêtée à cette sinistre farce, moi que l’on disait écrivain quand
j’avais été fortuitement visitée par une muse en une seule
occasion, puis laissée en tête à tête avec ma nullité ! Le
pire, et je le savais parfaitement, c’était que l’inspiration ne
comptait que pour moitié environ dans les ingrédients nécessaires à
un bon texte : savoir-faire, application et pure volonté
faisaient le reste, toutes qualités dont je manquais si clairement.
Je n’étais pas assez obstinée ni confiante en moi pour aligner cinq
malheureux feuillets à propos de la remise à neuf d’un appartement
new-yorkais, alors comment avais-je pu imaginer une seule seconde
pouvoir gagner ma vie en écrivant ? Je n’avais ni le talent,
ni la rigueur, ni le toupet suffisants pour aborder le métier de
l’écriture. Je ne croyais pas en moi.
Il était presque minuit quand j’ai téléphoné à
Eric pour lui répéter ce lamento autodépréciateur, que j’ai conclu
par une remarque qui se voulait désabusée :
— Enfin, je pourrai toujours éditer les textes des
autres, à la limite.
— Je m’attendais à ce que tu me manifestes autant
de compréhension, merci.
— Je ne comprends pas pourquoi tu ne veux pas tout
simplement écrire ce machin et passer à autre chose.
— Parce que cela n’a rien de « simple »,
justement ! Pardon, je vois bien que je me mets dans tous mes
états…
— Tu as encore un brin de lucidité, au
moins.
— Pourquoi est-ce que je te raconte quoi que ce
soit ?
— Dieu seul le sait. Mais si tu veux un conseil de
cuisine, je t’en donne un : assieds-toi et balance ! Tu
n’as pas à réfléchir. Contente-toi d’écrire.
— Merci encore !
— De rien. Bonne chance.
J’ai raccroché et je suis partie en chancelant
dans ma chambre. Dès que je suis tombée sur mon lit, j’ai perdu
connaissance car je n’avais pratiquement pas dormi la nuit
précédente. Il était 5 h 12 à mon réveil quand j’ai
rouvert les yeux. Avec une idée déjà formée dans ma tête :
« Il ne me reste que cinq heures pour y arriver. »
Je me suis jetée sous la douche, terminée par
trente secondes de jet glacé, brutal mais revigorant. Le temps de
m’habiller et de préparer du café, il était 5 h 31. Après
avoir engagé une feuille de papier sous le rouleau de la Remington,
j’ai pris une gorgée de breuvage brûlant.
« Tu n’as pas à réfléchir. Contente-toi
d’écrire. » D’accord, d’accord, j’essaie…
Le premier paragraphe a été mitraillé sur la
page :
« L’agence immobilière m’a envoyé une femme
d’une cinquantaine d’années trop maquillée, au sourire fixe,
mécanique. J’ai aussitôt surpris son regard sur ma main gauche
dépourvue d’alliance, puis sur la belle bague de fiançailles que je
venais de transférer à la main droite.
— C’était un bon à rien ?
— Non. Ça n’a pas marché, voilà tout. »
Je me suis interrompue, les yeux fixés sur ces
quelques lignes tandis que je reprenais un peu de café.
« Donc vous cherchez à tourner la
page ?
— Non. Je cherche un appartement. »
Pas mal. Continuons. J’ai baissé à nouveau la
tête. Quand je l’ai relevée, le jour entrait à flots dans la pièce,
il était 8 h 49 et quatre feuillets étaient empilés à
côté de la machine, auxquels j’ai ajouté celui que je venais
d’achever. Sans m’accorder un instant, j’ai attrapé un crayon et je
suis partie à la chasse aux fautes de grammaire et aux maladresses
de style. Ma montre marquait 9 h 02 quand j’ai engagé
deux feuilles séparées par un carbone et entrepris de tout retaper
au propre. Il m’a fallu quarante minutes. J’ai réuni un jeu de
copies, que j’ai fourré dans mon sac en ouvrant déjà ma porte à la
volée. Au premier taxi repéré sur Riverside j’ai promis un royal
pourboire s’il me déposait au Rockefeller Center avant dix
heures.
— Tout ce trajet en douze minutes ? Vous
rêvez, miss.
— Faites pour le mieux, s’il vous plaît.
— C’est le maximum qu’on puisse faire, tous tant
qu’on est, non ?
Le chauffeur ne se contentait pas d’être un
philosophe à temps partiel, c’était aussi un fou du volant qui m’a
arrêtée sur la 50e et 5e Avenue à 10 h 04. Le compteur indiquait seulement
quatre-vingt-cinq cents mais je lui ai donné un dollar
cinquante.
— Rappelez-moi de vous avoir encore comme cliente,
a-t-il observé quand je lui ai dit de garder la monnaie. Et
j’espère que vous serez à temps là où vous êtes si pressée
d’arriver.
L’ascenseur, bondé, n’a cessé de s’arrêter aux
étages avant de parvenir au quinzième. 10 h 11. J’ai
descendu le couloir presque en courant, frappé à la porte d’Imogen
Woods, m’attendant que sa secrétaire vienne m’ouvrir. Mais c’est
elle qui s’est déplacée.
— Vous êtes en retard.
— De quelques minutes, seulement.
— Et vous avez l’air à bout de nerfs.
— Les embouteillages, vous comprenez…
— Oui, oui, on me l’a déjà faite, celle-là.
Laissez-moi deviner, maintenant : votre chien vous a volé
votre texte et l’a déchiqueté.
— Non ! ai-je protesté en me battant avec le
fermoir de mon sac. Je l’ai ici, tenez !
— Eh bien, eh bien… Il faut croire aux miracles,
alors.
Elle a pris les feuillets que je lui tendais et
m’a rouvert la porte.
— Je vous appellerai quand je l’aurai lu. Ce qui
pourrait bien être dans un jour ou deux, vu le retard que j’ai sur
tout… En attendant, vous feriez mieux d’aller vous payer un café.
On dirait que vous en avez besoin.
Je me suis en effet accordé un somptueux petit
déjeuner au Lindy’s, bagels et saumon fumé accompagnés de litres de
café noir. Ensuite j’ai marché jusqu’au magasin de disques Colony
Record où j’ai déboursé deux dollars quarante-neuf pour une
nouvelle version de
Don Giovanni avec Ezio Pinza dans le
rôle-titre. Assaillie par quelques scrupules après toutes ces
dépenses, j’ai préféré rentrer chez moi en métro. J’ai envoyé au
diable mes chaussures, j’ai empilé les quatre disques sur le
pick-up que j’ai réglé en position marche, puis je me suis affalée
sur le canapé et je me suis laissé emporter par Mozart et Da Ponte,
par cette sublime et sensuelle histoire de crime et de châtiment.
Épuisée, transportée, je n’en revenais décidément pas d’avoir
réussi à relever le défi. La copie de mon texte était encore sur le
bureau mais je ne voulais pas le relire tout de suite. Il serait
toujours bien assez tôt pour m’assurer si le résultat était
satisfaisant ou non.
Il était trois heures et Don Giovanni venait
d’entamer sa descente aux enfers quand le téléphone a sonné. Imogen
Woods.
— Eh bien… vous avez une plume, vous !
— Euh… vraiment ?
— Oui, vraiment !
— Vous voulez dire que l’histoire vous a
plu ?
— Oui, au risque de heurter votre modestie
maladive. Oui ! À telle enseigne que je veux vous en
commander une autre. Si vous n’êtes pas trop assaillie de doutes
pour vous remettre en piste, évidemment.
— Je peux m’y remettre, je crois.
— Voilà qui est bien parlé.
C’était encore pour la rubrique « Tranches de
vie » mais cette fois elle voulait que j’évoque avec un humour
distancié ce rite de passage qu’est « le premier
rendez-vous ». Même longueur, mêmes délais, et de ma part
mêmes assauts d’angoisse jusqu’à ce que je me décide à suivre
encore le conseil d’Eric et que je me lance sans trop réfléchir
dans le récit de ma modeste
soirée avec Dick Becker, un camarade de lycée à Hartford, matheux,
dégingandé, boutonneux et les dents un peu en avant, qui m’avait
invitée à danser le quadrille à une fête de l’église
épiscopalienne. Ce n’était pas une expérience d’une insoutenable
sensualité, loin de là, mais il pouvait y avoir une certaine poésie
dans toute cette timidité adolescente, cette maladroite tension.
À neuf heures et demie – le début du couvre-feu imposé
par mes parents –, il m’avait raccompagnée à pied jusque
devant chez moi et m’avait chastement serré la main.
« Rien de mémorable n’est arrivé, ni en bien
ni en mal », ai-je commencé. « Rien d’embarrassant, comme
de buter durement tête contre tête dans une tentative de baiser.
Parce qu’il n’y en a pas eu, tout simplement. Nous étions l’un et
l’autre trop intimidés. Intimidés, bien élevés et tellement,
tellement innocents… Mais n’est-ce pas ainsi que se doit d’être un
premier rendez-vous, finalement ? »
Cette fois, j’avais vingt minutes d’avance sur
l’heure limite. En sortant de la rédaction, j’ai suivi ce qui
semblait devoir devenir un rituel : petit déjeuner au Lindy’s,
shopping à Colony Record où j’ai fait l’emplette d’un nouveau
disque de Vladimir Horowitz interprétant trois sonates de Mozart.
Le téléphone sonnait quand je suis rentrée chez moi.
— Jalouse comme je suis, je dirais que moi, pour
un premier rendez-vous, il faudrait au moins que je me réveille le
lendemain matin en découvrant Robert Mitchum à côté de moi dans le
lit. Mais il est vrai que je ne suis pas une fille bien comme
vous.
— Je ne le suis pas, miss Woods.
— Oh que si ! Et c’est pourquoi vous êtes la
contributrice idéale pour ce canard.
— Oui. À part une formule bateau par-ci
par-là, j’ai aimé. Mucho. Bon, et
maintenant ?
— Vous voudriez que j’écrive autre chose pour
vous ?
— Ah, ce pouvoir de déduction, c’est
épatant…
Ma troisième « tranche de vie »
s’attaquait à cette éternelle hantise des femmes américaines :
entamer sa journée en étant sûre que sa coiffure ne va pas. Sujet
anodin, encore, qui ne me vaudrait certainement pas un prix
Pulitzer. Mais je m’étais découvert la faculté de porter un regard
ironique sur les petits faits et gestes de la quotidienneté. Et
surtout, j’étais à nouveau capable d’écrire, un constat qui ne
laissait pas de me stupéfier et de m’enchanter. Ce n’était pas un
roman, ce n’était pas du « grand art », mais j’étais
contente de la densité de mes textes et je les trouvais
relativement spirituels. Pour la première fois depuis des années,
je me surprenais à avoir confiance en moi. J’avais un don, sans
doute modeste, mais…
« Quand on se fait des cheveux », ma
troisième contribution, a été rendue avec un jour d’avance.
À nouveau, un délicieux petit déjeuner au Lindy’s, à nouveau,
un disque, les Variations Goldberg par
Wanda Landowska au clavecin, « prix sacrifié » à
quatre-vingt-neuf cents… Mais cette fois je n’ai eu aucune nouvelle
d’Imogen Woods pendant quarante-huit heures. Quand elle a fini par
appeler, je m’étais convaincue qu’elle avait détesté mon texte et
que ma carrière à Saturday Night/Sunday
Morning était terminée.
— Nous avons eu une prise de bec à votre sujet,
Notre Tout-Puissant Directeur et moi, a-t-elle annoncé sans même
dire bonjour.
— Oui. Il ne peut pas souffrir ce que vous faites
et il m’a demandé de vous le dire.
Je suis restée un moment sans voix.
— Eh bien… il fallait s’y attendre, sans
doute.
— Doux Jésus ! Vous marchez à tous les coups,
avec votre fatalisme à la noix !
— Comment ? Mais vous disiez qu’il ne voulait
plus…
— Pas du tout ! Il a adoré ces trois petites
choses que vous nous avez données. À tel point qu’il veut que
je vous propose un contrat.
— Un contrat ? Quel genre de
contrat ?
— D’après vous ? Un contrat de travail,
grosse maligne ! Nous vous offrons un espace à vous dans le
journal.
— C’est encore une plaisanterie ?
Pas cette fois. Dès le début de l’année 1948, j’ai
commencé ma rubrique, « La vie selon Sara Smythe ». Il
s’agissait de poursuivre la voie que j’avais déjà explorée,
notations quotidiennes, anecdotes « sur le vif »,
observations qui devenaient le prétexte à un court
divertissement : « L’homme à la mauvaise haleine »,
« Pourquoi je ne réussis jamais mes spaghetti »,
« Comment acheter des bas qui filent »…, définitivement
prosaïque mais assez drôle, en fin de compte. Et je n’étais jamais
à court d’idées puisque je puisais mon matériau dans l’expérience
la plus quotidienne d’une New-Yorkaise.
Au départ, ils m’avaient garanti cinquante dollars
la rubrique pour quarante-huit parutions dans l’année. Des
conditions stupéfiantes pour moi, d’autant que chaque contribution
ne me prenait qu’à peine une journée de travail. Et au bout de six
mois, ayant appris que deux
publications rivales avaient essayé de me débaucher, Notre
Tout-Puissant Directeur a décidé d’augmenter le tarif. Car, à mon
immense surprise, « La vie selon Sara Smythe » avait
tourné au phénomène de presse : je recevais d’un peu partout
une cinquantaine de lettres de lectrices par semaine, toutes pour
me féliciter de la justesse de mon regard sur ce qu’Imogen Woods
appelait avec un sourire sardonique « ces trucs de
fille ». Le directeur lui-même, Ralph J. Linklater, avait
commencé à enregistrer des retours très positifs à mon sujet, avec
des indicateurs aussi importants pour lui que la demande faite par
quatre gros annonceurs d’avoir leur publicité à côté de ma colonne,
et ces propositions alléchantes que le Ladies’
Home Journal et le Woman’s Home
Companion m’avaient adressées.
Quand je les avais très naïvement mentionnées à
Imogen Woods alors que nous bavardions au téléphone, elle s’était
aussitôt inquiétée et m’avait fait promettre de ne pas y répondre
tant qu’elle n’en aurait pas parlé à son supérieur. Je n’en avais
aucunement l’intention, d’ailleurs, car je me contentais fort bien
de mes honoraires à Saturday/Sunday.
Mais quand Ralph Linklater m’a personnellement appelée chez moi le
lendemain matin, je me suis soudain rendu compte que ces ouvertures
de la concurrence étaient devenues ce qu’elles n’avaient jamais été
dans mon esprit : un argument de poids dans l’éventuelle
renégociation de mon contrat.
Je ne l’avais rencontré qu’à une occasion,
lorsqu’il m’avait invitée à déjeuner en compagnie de miss Woods
quelques mois après le lancement de ma nouvelle rubrique. Grand,
corpulent, son physique me rappelait beaucoup celui de Charles
Laughton. Il avait la
réputation de diriger le journal avec une affabilité de gentil
grand-père, mais aussi de tolérer très difficilement la
contradiction. Imogen Woods m’avait mise en garde avant notre
rencontre :
— Traitez-le comme votre oncle préféré et tout ira
bien. Mais si vous cherchiez à l’impressionner, et je sais que ce
n’est pas du tout votre style, il ne marcherait pas.
Bien entendu, mon éducation me poussait
naturellement au respect envers un homme plus âgé et bien plus haut
placé que moi. Après ce déjeuner, miss Woods m’avait appris que
Notre Tout-Puissant Directeur m’avait trouvée
« mignonnette » (sic),
« exactement le genre de charmante et fine jeune femme que
nous avons envie de lire dans nos colonnes ».
Il m’a téléphoné à huit heures du matin. Je
m’étais couchée tard pour terminer ma contribution hebdomadaire et
c’est donc d’une voix ensommeillée que j’ai répondu.
— Sara ? Bonjour, Ralph Linklater à
l’appareil ! Je ne vous ai pas réveillée, au
moins ?
— N… non, monsieur. C’est un plaisir de vous
entendre.
— Et pour moi un immense plaisir de parler à notre
vedette. Vous êtes toujours notre vedette, n’est-ce
pas ?
— Bien sûr, Mr Linklater ! Je suis ravie
de travailler pour votre journal.
— Bien, Sara, parfait ! Parce que, vous le
savez certainement, j’aime à penser que nous formons tous une
famille, à la rédaction. Et vous nous voyez comme votre famille, je
pense ?
— Absolument, Mr Linklater.
—
Magnifique ! Et pour nous vous en êtes un membre très
important. Si précieux, en fait, que nous avons décidé de vous
placer sous contrat d’exclusivité et de porter votre rétribution
hebdomadaire à quatre-vingts dollars.
J’ai tressailli à ce terme
d’« exclusivité ». Ma prudence naturelle m’a dicté une
réponse nuancée :
— C’est une offre extrêmement généreuse,
Mr Linklater. Et Dieu sait si je tiens à continuer avec
Saturday/Sunday. Mais si j’accepte,
cela signifie que mes revenus ne pourront être « que »
ceux-là. C’est un peu… limitatif, ne pensez-vous pas ?
— Cent dollars, alors.
— C’est très aimable à vous, Mr Linklater.
Mais, en admettant que quelqu’un d’autre me propose cent vingt
dollars, sans clause d’exclusivité ?
— Personne ne ferait ça, a-t-il rétorqué, soudain
moins amène.
— Vous avez sans doute raison, Mr Linklater,
ai-je approuvé avec la plus grande urbanité. Il faut croire que je
suis uniquement perplexe à l’idée de me priver d’autres
possibilités. N’est-ce pas ce qui est à la base même de notre
société, entreprendre sans se fixer de contraintes ?
J’étais stupéfaite de me transformer ainsi en
porte-parole du culte américain de la réussite, et de m’être
engagée dans un bras de fer aussi risqué – pour moi –
avec notre bienveillant patron. Mais j’étais entrée trop avant dans
cette logique de négociation pour battre en retraite,
désormais.
— Vous avez tout à fait raison, Sara, a concédé le
grand homme. Un marché compétitif, c’est l’un des fleurons de notre
système démocratique. Et je respecte qu’une jeune femme comme vous
comprenne la valeur de son
talent dans le jeu fondamental de l’offre et de la demande. Mais je
ne pourrais absolument pas aller plus haut que cent vingt dollars
par semaine, et ce serait pour bénéficier de votre apport en
exclusivité, oui. Mais je suis prêt à faire encore un pas. Miss
Woods m’a dit que vous étiez grande amatrice de musique classique,
et très compétente sur ce sujet. Alors, que penseriez-vous d’une
rubrique amusante qui nous explique avec le sourire comment écouter
Brahms ou Beethoven, ou quel disque offrir à son fiancé pour
Noël ? Nous appellerions ça… Voyons, vous avez une
idée ?
— « Musique pour tous »,
peut-être ?
— Parfait ! Je suis disposé à vous donner
soixante dollars pour cette intervention, en plus des cent vingt
sur lesquels nous nous sommes entendus, je crois… Est-ce que ça ne
vous paraît pas mignon, tout ça ?
— Très mignon.
Quelques jours plus tard, je soumettais le projet
de contrat à mon conseiller juridique attitré, Joel Eberts. Grâce à
quelques coups de fil au service administratif du magazine, il a
obtenu le rajout d’une clause stipulant que chacune des deux
parties pourrait demander une révision au bout de dix-huit mois. Il
n’avait toujours pas changé ses tarifs, lui, et quand il m’a tendu
une note d’honoraires de vingt-quatre dollars il s’est encore
excusé :
— J’ai eu besoin d’un peu plus longtemps parce
que…
— S’il vous plaît, Mr Eberts ! Cela n’a
rien d’exorbitant pour moi. En fait, je gagne tellement d’argent,
maintenant, que je ne sais plus quoi en faire !
— Je suis sûr que vous trouverez bien comment le
dépenser.
Mais non.
Toutes les maisons de disques m’inondaient d’exemplaires de presse
depuis que j’avais débuté ma seconde rubrique. Je n’avais pas de
prêt à rembourser, pas de loyer à payer. Personne n’était à ma
charge. Je n’avais pas touché à mon compte courant, et Lawrence
Braun semblait faire raisonnablement prospérer mon portefeuille
d’actions. Et d’un coup je me retrouvais avec sept mille dollars de
rentrées annuelles, soit cinq mille après impôt. Prudente comme
toujours, j’ai décidé d’en transférer deux mille par an sur mon
plan de retraite, mais il me restait encore soixante dollars par
semaine pour vivre. À l’époque, les meilleures places dans un
théâtre de Broadway ou à Carnegie Hall ne dépassaient pas les deux
dollars cinquante. La place de cinéma était à soixante cents, le
petit déjeuner au café grec de ma rue en coûtait quarante
– œufs brouillés, bacon, toasts, jus d’orange et café à
volonté –, un splendide dîner pour deux au Luchows revenait à
huit dollars maximum…
J’aurais évidemment voulu aider Eric le plus
possible, mais il n’acceptait que de me laisser payer l’addition de
temps à autre, ou de prendre quelques disques gratuits dans le flot
de ceux que l’on m’envoyait. Les rares fois où j’ai tenté de
revenir à la charge sur ce projet de lui acheter un appartement, la
réponse immédiate a été un « non merci » sans appel. Mais
même s’il se disait enchanté par ma réussite, je voyais bien
qu’elle le remettait en cause, aussi.
— Bientôt il faudra que je dise « Bonjour, je
suis le frère de Sara Smythe » quand je me présenterai, a-t-il
remarqué un soir.
— Mais moi,
je commence toujours par annoncer que je suis la sœur du plus
brillant auteur de gags de New York, ai-je répliqué sur le ton de
la plaisanterie.
— Tout le monde s’en fiche, des auteurs de
gags.
Il exagérait, ainsi que nous allions bientôt le
voir. Un matin, peu après l’entrée en vigueur de mon nouveau statut
à Saturday/Sunday, il m’a téléphoné
dans un état de grande excitation. Marty Manning, un jeune artiste
comique, venait d’être chargé par la NBC de créer un show télévisé
à une heure de grande écoute, avec une première diffusion prévue
pour janvier 1949. Il avait invité Eric à déjeuner, lui avait
répété tout le bien que son vieil ami Joe E. Brown disait de
lui et lui avait proposé d’entrer dans son équipe.
— J’ai accepté tout de suite, tu penses !
C’est quelqu’un de très bien, Manning. Non conformiste, vraiment
intelligent… Le seul problème, c’est que ce soit pour la
télévision. Qui regarde ça ? Enfin, est-ce que tu connais
seulement quelqu’un qui a un téléviseur chez lui ?
— Non, mais tout le monde dit que c’est le
divertissement du futur.
— Ah ? Dans trois siècles, peut-être.
Quelques jours plus tard, un avocat de la chaîne
l’a appelé pour discuter de son contrat. La somme proposée était
incroyable : huit cents dollars mensuels, et ce à partir de
septembre 1948 quand bien même l’émission ne débuterait que le
28 janvier de l’année suivante. Il y avait une réserve,
cependant. La direction avait appris qu’Eric était activement
engagé dans la campagne électorale d’Henry Wallace, l’ancien
vice-président de Roosevelt que celui-ci avait abandonné lors des
élections de 1944 parce qu’il le trouvait trop radical, lui préférant le peu populaire et peu
expérimenté Harry Truman. Si FDR avait eu le courage de le garder
alors, Wallace l’aurait remplacé à la Maison-Blanche après son
décès, et nous aurions eu un vrai socialiste à la tête du pays,
ainsi qu’Eric aimait à le répéter, au lieu de « cette vieille
carne du Missouri » que personne ne voyait vaincre le
républicain Dewey en novembre. D’autant que Wallace était
maintenant dans la course, présenté par son « parti
progressiste », et allait sans doute ravir de nombreuses voix
de gauche à Truman.
Eric admirait Henry Wallace pour son intelligence,
ses convictions sociales, son soutien indéfectible à la cause
ouvrière et aux principes fondateurs du New Deal. Dès que celui-ci
avait annoncé sa candidature, au printemps 1948, mon frère était
donc devenu un membre en vue du mouvement « Les professionnels
du spectacle pour Wallace » et l’un de ses plus actifs
supporters à New York. Et maintenant, comme il allait me le
raconter plus tard, l’avocat de NBC, Jerry Jameson, lui expliquait
en termes très raisonnables, d’une voix très raisonnable, que ses
patrons sourcillaient devant tant de zèle politique.
— Dieu sait si on respecte les droits garantis par
le Premier Amendement, à la NBC, lui avait déclaré Jameson. Et donc
la liberté de soutenir le parti ou le candidat de son choix, qu’il
soit complètement à gauche, complètement à droite ou complètement
loufoque !
Eric ne s’était pas joint à son hilarité, au
contraire :
— Venez-en au fait, Mr Jameson.
— Oh, c’est très simple, Mr Smythe. Que vous
souteniez individuellement Wallace, cela vous regarde. Mais il y en
a à la tête de la chaîne qui ne sont pas très contents de vous voir vous démener en public
pour ce… radical. Ils savent que Manning tient à vous, et ils
veulent lui donner toute satisfaction, mais ils craignent juste
que…
— Que quoi ? Que je monte mon Politburo dans
les studios ? Que je dise à Joe Staline de venir écrire des
blagues avec nous ?
— Oui, je vois pourquoi Manning vous réclame à cor
et à cri. Vous avez de la repartie, pour sûr !
— Je ne suis pas communiste.
— Je suis ravi de l’entendre.
— Je suis un honnête citoyen américain. Je n’ai
jamais collaboré avec quelque régime étranger que ce soit. Ni
appelé à l’insurrection, ni préconisé le renversement du Congrès,
ni soutenu que notre prochain commandant en chef devait être un
cadre de l’Armée rouge.
— Franchement, Mr Smythe, vous n’avez pas à
me convaincre de votre patriotisme. Tout ce que nous demandons… Ou
plutôt, le conseil que je vous donne, c’est de mettre la pédale
douce dans votre soutien à Wallace. Vous pouvez aller à des
réunions, si vous voulez, mais que vous soyez à la tribune, à
récolter des fonds pour sa campagne… Admettez qu’il n’a absolument
aucune chance d’être élu, de toute façon. Le 6 novembre, Dewey
sera notre nouveau Président et tout le monde aura oublié ces
petites histoires. Mais la télévision, par contre, la télévision va
compter de plus en plus, Eric. Croyez-moi, d’ici cinq ou six ans
elle aura liquidé les radios. Et vous, vous pouvez être un des
pionniers de cette ruée vers l’or. À l’avant-garde d’une vraie
révolution, mon cher ami !
— Arrêtez
votre baratin, Jameson. J’écris des gags, pas une nouvelle
Déclaration d’indépendance ! Et puis que ce soit clair :
je ne suis pas votre ami.
— Très bien. Pour moi aussi, c’est très clair.
Donc je vous demande simplement de vous montrer réaliste.
— Ah, vous voulez du réalisme ? En
voilà : si vous voulez que je me retire de la campagne
Wallace, vous me signez un contrat de deux ans avec Manning, à
trois cents dollars la semaine.
— C’est très exagéré.
— Non, Jameson. C’est ça ou rien.
Et il avait raccroché.
J’ai rempli à nouveau son verre de vin. Il en
avait besoin.
— Et ensuite, que s’est-il passé ?
— Il a rappelé au bout d’une heure, ce macaque.
Pour me dire que mon prix était accepté, que le contrat serait de
deux ans, avec trois semaines de congés payés, assurance maladie,
et patati, et patata, mais qu’ils me couperaient tout ça si on me
voyait collecter des fonds en soutien au satanique Wallace. Même si
on m’apercevait à l’un de ses meetings !
— Mais c’est scandaleux ! Et contraire à la
Constitution, en plus.
— Jameson a lui-même souligné que rien ne
m’obligeait à répondre oui. Parce que, je cite, « nous sommes
une grande démocratie, après tout ».
— Et alors, que vas-tu faire ?
— C’est déjà fait. J’ai dit oui.
Comme je restais silencieuse, il m’a fixée du
regard :
— J’ai l’impression de déceler une pointe de
désapprobation, non ?
— Je dois préciser qu’ils ont été très
compréhensifs, dans l’entourage de Wallace. Et très reconnaissants,
aussi.
— Reconnaissants de quoi ?
— Mais que je leur donne les cinq mille dollars de
plus que j’ai arrachés à ces requins en échange de ma discrétion,
tiens !
J’ai éclaté de rire.
— Pour une belle revanche, c’en est
une !
— Chuuut ! C’est ultra-secret, tu penses
bien. Si les gros bonnets de la NBC apprennent où part la rançon de
mon silence, ils me pendront haut et court ! Le problème,
c’est que je ne vais pas toucher cet argent d’un coup, dès le
début…
— Je te fais un chèque.
— Et tu seras entièrement remboursée d’ici au
1er février, je m’y engage.
— Rien ne presse. Mais, quand même, comme
Machiavel, tu te poses un peu là ! Tu arrives toujours aussi
bien à jouer sur les deux tableaux ?
— Hé, S ! C’est ça, l’Amérique,
non ?
Wallace a subi une cuisante défaite aux élections,
ce qui était prévisible. L’était moins, par contre, la victoire in
extremis de Truman : alors que tard dans la nuit tous les
résultats donnaient Dewey vainqueur, le pays s’est reveillé en
apprenant que le locataire de la Maison-Blanche resterait à sa
place. Moi-même, je m’étais résignée à voter « utile »,
craignant que voter pour Wallace ne puisse qu’aider le républicain
à gagner. Lorsque j’ai avoué ce revirement à Eric, il a eu un
haussement d’épaules et cette remarque :
Deux mois plus tard, The Big
Broadway Review, le show de Marty Manning, a débuté sur NBC
avec un succès aussi immédiat que massif. Peu après, un matin, mon
banquier m’a téléphoné pour m’aviser que je venais de recevoir un
chèque de cinq mille dollars. Égal à lui-même, Eric : un homme
de parole. Et qui atteignait enfin, enfin, la consécration. Toute
la ville s’est mise à attendre l’émission, rebaptisée The Marty Manning Show, et j’ai fini par m’acheter
un téléviseur, moi aussi, désireuse comme je l’étais de suivre ce
que mon frère concoctait pour sa vedette comique. L’attention s’est
évidemment portée sur Eric et son équipe d’auteurs : le
New York Times lui a consacré un long
portrait dans son supplément dominical et le célébrissime Walter
Winchell a salué son talent dans sa rubrique « On
Broadway », non sans mentionner au passage que je faisais
« rire les dames chaque semaine » avec ma chronique et
que le frère et la sœur Smythe constituaient « une paire de
rigolos sacrément doués ».
— Comme tous ces républicains enragés, il n’a
aucun humour, Winchell, a noté Eric tandis que nous commentions son
papier.
— Être qualifiés de « rigolos », c’est
charmant, non ?
— Que veux-tu, S ? C’est ça, la gloire…
Et, de fait, il semblait transfiguré par son
succès, sa réputation professionnelle et sa soudaine prospérité. En
l’espace d’un mois, il s’est dépouillé de la dégaine d’écrivain
raté qu’il s’était imposée. Il a aussi abandonné son atelier
étriqué du Village pour s’installer dans un bel appartement meublé
à Central Park Sud. Le loyer
était quatre fois plus élevé que dans son antre de Sullivan Street
mais, ainsi qu’il aimait à le répéter, « l’argent est fait
pour être dépensé, pas vrai ? ». Car, outre ses talents
humoristiques, Eric s’était découvert un autre don peu commun en
cette année euphorique avec Manning, à savoir une propension à
dilapider allégrement tout ce qu’il gagnait. Dès son installation à
Central Park, il a changé du tout au tout ses habitudes
vestimentaires, affichant un goût prononcé pour les costumes
prince-de-galles sur mesure, les chaussures cousues main, les eaux
de toilette de luxe. De sortie tous les soirs, c’était un habitué
du Stork Club, du 21, de l’Astor Bar et des multiples clubs de
jazz qui se succédaient sur la 52e Rue. Et c’était lui qui prenait toujours
l’addition, de même qu’il avait tenu à tout payer lorsqu’il m’avait
invitée à un séjour d’une semaine à Cuba, au ruineux hôtel
Nacional. Il avait engagé un valet de chambre. Il prêtait de
l’argent à tous ceux qui en avaient besoin. Et donc il terminait
chaque mois sans un cent en poche. Quand je lui conseillais une
certaine prudence financière, il ne m’écoutait pas, voué comme il
l’était au plaisir de la prodigalité.
Il était amoureux, également. De Ronnie Garcia, un
saxophoniste qui jouait dans l’orchestre attitré du Rainbow Room.
Un garçon d’origine cubaine qui avait grandi dans le Bronx, n’avait
jamais terminé ses études, avait appris la musique tout seul et
trouvait encore le temps de dévorer les livres. Il accompagnait des
vedettes telles que Mel Torme ou Rosemary Clooney mais il était
aussi capable de parler avec érudition – et avec son accent
faubourien – de la poésie d’Eliot. Ils s’étaient rencontrés à
une soirée donnée au Rainbow pour Artie Shaw en avril 1949 et
ne se quittaient plus depuis.
La plus grande discrétion était de rigueur, cependant. Même si le
personnel de la résidence d’Eric savait que Ronnie vivait avec lui,
aucune allusion n’y était faite. Quant à ses collègues, ils ne lui
posaient pas de questions sur sa vie privée, même s’ils avaient
remarqué qu’il était le seul d’entre eux à ne pas se vanter de
multiples conquêtes féminines. En public, ils veillaient tous deux
à s’interdire le moindre geste d’affection et même devant moi ils
n’évoquaient jamais leur intimité. Sauf une seule fois, quand Eric
m’a demandé ouvertement ce que je pensais de Ronnie alors que nous
dînions ensemble à Chinatown.
— Je le trouve merveilleux. Tellement brillant, et
au saxo il est époustouflant.
— Ah, très bien, a-t-il approuvé en rougissant un
peu. Je suis content parce que… parce que tu vois où je veux en
venir, non ?
J’ai posé ma main sur la sienne.
— Oui, Eric. Je vois. Aucun problème.
— Tu es sûre ?
— Si tu es heureux, je le suis aussi. C’est tout
ce qui compte.
— Vraiment ?
— Vrai de vrai.
— Merci, a-t-il murmuré. Tu n’imagines pas comme
c’est important pour moi, ce que tu…
— Suffit ! l’ai-je coupé en l’embrassant sur
le front.
— Maintenant il ne nous reste plus qu’à te trouver
quelqu’un de bien.
— Oublie-moi, ai-je répliqué, sans doute trop
sèchement.
J’étais sincère. Je ne manquais pas d’hommes
autour de moi, voire de prétendants, mais je me gardais bien de m’engager trop loin avec
quiconque. D’accord, j’avais eu une relation de près de quatre mois
avec un éditeur à Random House, ainsi qu’une courte aventure avec
un journaliste du Daily News, mettant
fin à l’une et à l’autre d’autant plus volontiers que le premier
était décidément trop conventionnel et que le second, âgé d’à peine
trente ans, essayait de s’anéantir dans l’alcool. Quand il était à
jeun, cependant, Gene pouvait être délicieux. Et il n’a pas été
enchanté en m’entendant lui annoncer que c’était terminé, car il
avait fini par se persuader qu’il était fou amoureux de moi.
— Attends que je devine. Tu me quittes pour un
type du genre cadre supérieur, quelqu’un qui te donnera tout le
confort et la sécurité que je suis incapable de t’assurer.
— J’ai déjà été mariée à ce genre d’individu,
Gene, et tu le sais très bien. Tu sais aussi que cela n’a pas
dépassé cinq mois. Je ne suis pas à la recherche de sécurité, non.
J’en ai bien assez en moi-même.
— Mais il y a quelqu’un d’autre, c’est
forcé !
— Pourquoi les hommes pensent-ils toujours qu’une
femme qui ne tient plus à les voir a forcément quelqu’un d’autre
dans sa vie ? Non, je suis désolée de te décevoir mais je ne
te quitte pas pour un autre. Je m’en vais parce que tu es décidé à
t’autodétruire d’ici cinq ans et que je n’ai pas envie de jouer le
second rôle dans ce mélodrame.
— C’est qu’elle a la dent dure, la
gisquette !
— Je suis obligée d’être dure, vois-tu. C’est le
seul moyen de s’en tirer, quand on est… une
« gisquette ».
Après cet échange final au bar du New Yorker
Hotel, je suis rentrée chez moi en métro et j’ai passé la fin de la
soirée à réécouter Don Giovanni dans la
fabuleuse interprétation
d’Ezio Pinza, qui demeurait mon disque préféré dans ma collection
chaque jour plus fournie. Ce soir-là, j’ai compris pourquoi
l’intrigue de cet opéra me fascinait autant. Donna Elvira jure de
se venger de celui qui l’a dépouillée de sa vertu, et son désespoir
est d’autant plus aigu qu’elle a perdu la tête pour le traître
séducteur. De son côté, Donna Anna est prête à tout pour échapper
au soporifique Ottavio qui voudrait tellement l’épouser… Oui, cette
histoire réveillait de curieux échos en moi. J’avais cédé à un Don
Giovanni, et à un Don Ottavio. Mais pourquoi s’abandonner encore à
quiconque lorsqu’on a enfin trouvé sa place dans le vaste
monde ?
Pour la nouvelle année 1950, Eric a donné une
grande réception chez lui, avec plus d’une quarantaine d’invités et
un quintette de jazz où figurait évidemment Ronnie au saxo. Je
venais de renouveler mon contrat à Saturday/Sunday pour deux ans, me voyant confier en
plus de mes rubriques la critique cinématographique hebdomadaire,
ce qui portait mes honoraires annuels à seize mille dollars, une
fortune pour un travail aussi facile et amusant. De son côté, Eric
s’était chargé de superviser d’autres programmes de la NBC, qui
avait décidé de porter son salaire à mille six cents dollars
mensuels, d’y ajouter une prime annuelle de douze mille dollars
pour son intervention de « consultant » et de lui donner
un bureau et une secrétaire personnelle, tout cela dans le but non
avoué de le tenir loin des sirènes de la chaîne concurrente,
CBS.
Dans le grand salon dont les baies donnaient sur
Central Park, nous avons donc compté à l’unisson les dernières
secondes des années quarante avant d’accueillir par des hourras la nouvelle décennie.
Deux douzaines d’inconnus m’avaient embrassée pour me souhaiter une
bonne année quand j’ai fini par trouver mon frère près de l’une des
fenêtres, les yeux perdus sur le feu d’artifice qui montait du
parc. Il m’a enlacée impétueusement, encore plus expansif avec tout
le champagne qu’il avait bu.
— Tu arrives à y croire ? m’a-t-il chuchoté à
l’oreille.
— Croire à quoi ?
— Toi. Moi. Ici. Tout !
— Non, je n’y arrive pas. Ni à la chance que nous
avons.
Il y a eu une rafale d’explosions au-dehors,
suivie par un bouquet de lumières rouge, blanc, bleu.
— On y est, S ! Et il faut le goûter, ce
moment, parce que ça ne durera pas forcément. Tout peut changer du
jour au lendemain. Mais pour l’instant la vie est à nous, on a
gagné, on les em… ! Ici et maintenant, en tout cas…
La fête s’est achevée à l’aube. Mes yeux rouges de
fatigue ont cligné dans le premier soleil 1950 tandis que le
portier de chez Eric me cherchait un taxi. Je me suis jetée dans
mon lit dès mon retour et je n’ai émergé à nouveau qu’à deux heures
de l’après-midi. Il avait commencé à neiger. À la nuit tombée,
c’était une tempête, qui s’est poursuivie jusqu’au 3 janvier
au matin. La ville était prise sous un épais manteau blanc qui a
rendu tout mouvement pratiquement impossible pendant deux jours
supplémentaires. Résignée à tirer parti de cet emprisonnement
forcé, j’ai épuisé ma réserve de conserves tout en écrivant quatre
rubriques d’avance.
Le 5, la
radio a annoncé que la vie reprenait son cours normal dans la cité.
C’était une belle et froide journée, les rues avaient été
déblayées, les trottoirs grattés et salés. Je suis sortie, prenant
à pleins poumons l’air vicié de Manhattan. Il fallait que je
regarnisse mon garde-manger mais j’avais d’abord besoin de marcher
après toutes ces journées entre quatre murs. Sur un coup de tête,
j’ai décidé de partir à l’est plutôt que de me contenter de ma
promenade habituelle au Riverside Park.
La 77e jusqu’à
Broadway, Amsterdam et Columbus Avenue, le musée d’Histoire
naturelle dont la splendeur gothique m’a comme toujours arrêtée,
Central Park. Ici, les allées n’avaient pas encore été déneigées,
et au bout de quelques pas je n’étais plus à New York mais dans un
coin perdu de Nouvelle-Angleterre, au milieu d’un paysage immaculé
où tous les sons étaient assourdis. J’ai continué à descendre
jusqu’au chemin qui conduisait à un petit kiosque. Je me suis
assise sur un banc, face au lac gelé au-dessus duquel s’élevait la
silhouette de la ville, fière, hautaine, impavide. J’aimais
par-dessus tout ce contraste saisissant entre le calme bucolique du
parc et l’audace tape-à-l’œil de cette cité unique. Quel meilleur
endroit pour se préparer à une nouvelle décennie et à toutes ses
promesses, et à tous ses risques ?
Au bout de quelques minutes, j’ai entendu
quelqu’un entrer sous le kiosque. Une femme de mon âge, aux traits
nobles et simples, de cette belle austérité qui m’a fait aussitôt
comprendre qu’elle était de la Nouvelle-Angleterre, elle aussi.
Elle poussait un landau. Avec un sourire, j’ai regardé à
l’intérieur. En y découvrant le bébé soigneusement emmitouflé, j’ai
ressenti la vague de tristesse trop connue, que j’ai repoussée comme d’habitude derrière
un masque avenant et quelque banalité.
— Un beau garçon.
— Merci, a-t-elle répondu en me rendant mon
sourire. Je trouve aussi.
— Comment s’appelle-t-il ?
Une voix d’homme s’est élevée derrière elle. Une
voix que j’ai eu l’impression de connaître.
— Il s’appelle Charlie !
Il suivait la femme au landau, sur le bras de
laquelle il a aussitôt posé une main de propriétaire. Puis il s’est
tourné vers moi et soudain il est devenu blanc comme la neige
autour de nous.
Ma gorge s’est nouée d’un coup. Après quelques
secondes de douloureux silence, j’ai réussi à articuler un vague
« Bonjour ».
Jack Malone a mis un moment à surmonter le choc,
lui aussi. Un sourire contraint est apparu sur ses lèvres.
— Bonjour, Sara.