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Ce que j’ai remarqué avant toute chose chez Dudley Thomson, c’étaient ses doigts. Courts, épais, boudinés, ils faisaient penser à un chapelet de saucisses de cocktail. Pour le reste, il avait une grosse figure ovale, un menton envahi par la graisse, le cheveu rare, des lunettes rondes en écaille et un trois-pièces gris foncé à larges rayures blanches certainement taillé sur mesure par le bon (et cher) faiseur puisqu’il parvenait à contenir sa corpulente anatomie. Avec ses boiseries sombres, ses lourds rideaux en velours, ses fauteuils en cuir et sa vaste table en acajou, son bureau m’a semblé un pastiche à échelle réduite de ces clubs londoniens où se retrouve la gentry. D’ailleurs, il empestait l’anglophile à trois lieues, Dudley Thomson. Une sorte de T.S. Eliot guetté par l’obésité, sinon qu’il n’était pas un poète sous les atours d’un banquier britannique, lui, mais un avocat spécialisé en divorces de chez Potholm, Grey et Connell, le cabinet de Wall Street dont Edwin Grey était l’un des plus influents associés.
J’avais été convoquée dans ce cadre prétentieux trois semaines après ma sortie de l’hôpital de Greenwich. J’habitais chez Eric, le petit appartement de Sullivan Street où chaque soir je me pelotonnais sur son étroit canapé. L’infirmière ne s’était pas trompée quand elle m’avait prévenue que je risquais de connaître une phase dépressive lorsque je reviendrais à la vie normale. Pendant toute cette période, je n’étais pratiquement pas sortie, à part pour quelques courses ou, plus rarement encore, une double séance de cinéma 14e Rue. En fait, je n’avais pas envie de fréquenter grand monde, à commencer par mes amies qui étaient mariées et avaient des enfants. La seule vue d’un landau dans la rue me glaçait jusqu’aux os, tout comme de passer devant une vitrine de robes pour femmes enceintes ou d’articles pour nourrissons.
Étonnamment, toutefois, je n’avais pas pleuré depuis la crise de larmes sur mon lit d’hôpital. J’étais plutôt la proie d’une sorte d’apathie qui me poussait à m’enfermer entre les quatre murs de chez Eric. Avec sa tolérance coutumière, et son immense patience, celui-ci n’avait pas exprimé la moindre réserve devant cet accès de solipsisme. Alors je me contentais de passer mes journées en puisant dans une réserve de romans policiers et en explorant l’impressionnante discothèque de mon frère. Je n’allumais presque jamais la radio, je n’achetais pas de journaux, je ne répondais pas au téléphone – qui ne sonnait guère souvent, d’ailleurs. Tout en veillant discrètement à mon bien-être, Eric ne cherchait pas à me proposer un dîner au restaurant, ne faisait aucun commentaire sur ma sombre humeur. Il comprenait ce qui m’arrivait. Il savait qu’il fallait laisser du temps au temps.
J’étais donc en plein dans cet emprisonnement volontaire lorsque la lettre de Dudley Thomson est arrivée. Représentant les intérêts de la famille Grey dans une instance de divorce, il me demandait de convenir d’un rendez-vous avec lui aussi rapidement que possible. Il précisait que je pouvais venir avec mon propre avocat à cet entretien mais qu’à ce stade préliminaire il était sans doute inutile que j’engage de tels frais puisque les Grey désiraient parvenir à un accord au plus vite.
— Prends un avocat, m’a conseillé Eric quand je lui ai montré cette correspondance. Ils vont essayer de ne rien te donner, ou pratiquement rien.
— Mais je n’attends pas quoi que ce soit d’eux !
— Tu as droit à une pension. Ou au moins à une compensation significative. Ces salauds-là te doivent bien ça, et c’est un minimum.
— Je préférerais ne plus entendre parler d’eux.
— Comment, ils t’ont exploitée et tu…
— Non, c’est faux.
— Ils ont voulu te transformer en poule de batterie !
— Cesse de tourner cette histoire en épopée de la guerre des classes, Eric ! Surtout que fondamentalement nous sommes du même monde, eux et nous.
— Ce qui n’empêche pas de leur prendre jusqu’au dernier dollar possible.
— Non. Parce que ce ne serait pas honnête et que je ne suis pas de ce genre. Je sais exactement ce que j’attends d’eux. S’ils me l’accordent, tout peut se régler sans de nouvelles souffrances. Et pour l’instant il n’y a rien que je désire autant, ne plus souffrir.
— Au moins trouve-toi un vétéran du prétoire sur lequel compter en cas de besoin.
— Je n’ai besoin de personne. C’est mon credo, maintenant : dorénavant, je ne compte plus sur quiconque.
Et c’est ainsi que je suis entrée toute seule dans le bureau « londonien » de Mr Thomson. Il en a été plutôt surpris.
— Je m’attendais à vous voir arriver avec au moins un conseil juridique.
— Ah vraiment ? Après m’avoir écrit que je ferais mieux de m’épargner cette dépense ?
Il m’a décoché un sourire qui révélait surtout les piètres compétences de son dentiste – un signe irréfutable de son anglophilie compulsive.
— Je ne force personne à suivre mon avis.
— Eh bien, je l’ai fait, moi. Et maintenant, allons droit au but. Quelles sont vos propositions ?
Il a toussoté en farfouillant dans ses papiers, cherchant vainement à masquer son étonnement devant ma fermeté.
— Bien. Donc les Grey désirent se montrer généreux et c’est…
— Vous voulez dire que « George » Grey veut se montrer généreux. C’est à lui que j’étais… que je suis mariée, pas à sa famille.
— Oui, oui, évidemment, a-t-il repris avec une pointe d’agacement. George Grey veut vous proposer un arrangement des plus raisonnables.
— Et qu’entend-il, ou plutôt qu’entendez-vous par là ?
— Nous pensions à quelque chose qui se situerait autour des deux cents dollars mensuels. À verser jusqu’au jour où vous contracterez une autre union matrimoniale.
— Je ne me remarierai jamais.
Sa tentative de sourire bonasse a fait long feu.
— Je comprends votre sentiment, vu les circonstances. Mais je suis également certain qu’une jeune femme aussi séduisante et spirituelle que vous n’aura aucun mal à trouver un nouveau mari.
— Sauf si je n’en cherche pas, ce qui est le cas. Et quand bien même cela serait autrement, je me retrouve cliniquement parlant « inutilisable », pour reprendre la charitable expression de ma belle-mère.
Il a eu l’air extrêmement gêné.
— Oui, en effet, j’ai entendu parler de ce… ces complications médicales. Vous m’en voyez affreusement navré, Mrs Grey.
— Merci. Mais pour en revenir au fait, j’ai bien peur que deux cents dollars mensuels ne constituent une offre inacceptable. Mon dernier salaire était de trois cents dollars. J’estime que cette somme serait plus équitable.
— Et je suis persuadé que votre demande serait recevable.
— Parfait. Maintenant, j’ai une proposition, à mon tour. Lorsque je vous ai dit que je ne comptais pas me remarier, vous avez dû certainement en déduire que George serait obligé de me verser une pension jusqu’à la fin de mes jours ?
— C’est une déduction qui m’est en effet venue à l’esprit, oui.
— Eh bien, je voudrais simplifier les choses sur ce point. En clair, je suis prête à accepter un seul versement pour solde de tout compte. Une fois cela réglé, je m’engage à ne plus lui demander d’aide matérielle.
— Et quel montant avez-vous envisagé, au juste ? s’est-il enquis d’un ton méfiant.
— J’ai été mariée à George pendant cinq mois. Je l’ai connu deux mois, auparavant. Donc sept, au total. Je désirerais une année de pension alimentaire pour chacun de ces mois. Ce qui nous donne…
Il avait déjà aligné une multiplication sur son bloc-notes.
— Vingt-cinq mille deux cents dollars.
— Exact.
— C’est une somme considérable.
— Pas si vous calculez que je peux rester en vie pendant quarante-cinq ou cinquante ans, avec un peu de chance.
— Je retiens cet argument. Et dites-moi, Mrs Grey : il s’agit là d’une offre de départ, simplement ?
— Non. Elle est définitive. Ou George accepte de me verser cet argent tout de suite, ou il devra payer jusqu’à ma mort. Est-ce clair, Mr Thomson ?
— On ne peut plus clair. Bien entendu, il va falloir que j’en parle avec les Grey… pardon, avec George.
— Bien. Vous savez où me joindre, ai-je conclu en me levant.
Il m’a tendu sa main, que j’ai serrée. Elle était molle, spongieuse.
— Puis-je vous poser une question, Mrs Grey ?
— Mais oui.
— Vous allez peut-être trouver cela étrange, puisque je représente les intérêts de votre mari, et néanmoins la curiosité est trop forte : pour quelles raisons refuser une pension à vie ?
— Parce que je ne veux plus rien savoir d’eux une fois le divorce prononcé. Et vous pouvez en informer vos clients, si vous le souhaitez.
Il a enfin relâché ma main.
— J’ai l’impression qu’ils s’en doutent déjà. Bonne journée, Mrs Grey.
En regagnant la sortie, j’ai aperçu le père de George qui arrivait dans l’autre sens. Il a aussitôt détourné son regard et m’a croisée sans un mot.
Je suis rentrée directement chez Eric en taxi, épuisée par cet entretien. Je n’étais, certes, pas habituée à jouer les négociatrices dures en affaires mais je trouvais que je ne m’en étais pas trop mal tirée. L’autre grande surprise avait été de m’entendre déclarer qu’il n’y aurait plus de mariage dans ma vie. Cela avait été une affirmation spontanée, à laquelle je n’avais jamais réfléchi jusqu’alors mais qui reflétait sans nul doute mes convictions, à ce stade. J’ignorais si je penserais encore de même quelques années plus tard. Ce dont j’étais sûre, c’est que rien ne marche quand on laisse son cœur parler à la place de sa tête, et rien non plus lorsqu’on permet à sa tête de prendre le pas sur son cœur. Résultat ? Nous avons toujours faux, peut-être. Nous enchaînons erreur sur erreur.
Et c’est vraisemblablement ce qui explique que l’amour soit chaque fois une source de déception. Nous nous y abandonnons avec l’espoir qu’il nous fasse atteindre la plénitude, nous raffermisse, nous accorde enfin cette stabilité que nous poursuivons sans cesse. Puis nous découvrons qu’il s’agit au contraire d’une dangereuse épreuve, parce que profondément paradoxale : alors que nous cherchions des certitudes chez l’autre, nous ne rencontrons que des doutes, aussi bien quant à l’objet de notre flamme qu’envers nous-mêmes.
Alors peut-être le secret est-il d’accepter l’ambivalence essentielle qui se tapit derrière n’importe quel aspect de l’humaine condition. C’est seulement lorsqu’on a reconnu cela, lorsqu’on a assumé l’imperfection de tout acte et de tout sentiment, qu’il est possible de continuer de l’avant sans être tenaillé par la déception. Jusqu’au jour où l’on retombe amoureux, évidemment.
Deux jours après cette rencontre, Dudley Thomson m’a adressé une seconde lettre. George Grey se rendait à ma proposition de versement définitif, à condition que je « renie » toute réclamation financière à venir, que ce soit en termes de pension et/ou d’aide matérielle ponctuelle. Il offrait de payer la moitié de la somme à la signature du contrat de décharge qu’il se proposait de rédiger dès que je lui aurais signifié mon accord, et le reste lorsque le divorce serait officiellement prononcé, c’est-à-dire à échéance de vingt-quatre mois, les autorités judiciaires de l’État de New York étant à cette époque plus que réticentes à autoriser une dissolution de mariage.
Je lui ai aussitôt téléphoné pour lui dire que j’acceptais les conditions. Une semaine plus tard, j’ai reçu un long document à la sémantique inabordable pour quiconque ne sortait pas de la faculté de droit. Eric, qui a tenté de le lire lui aussi, a décrété que c’était du pur sabir et s’est donc mis en chasse d’un avoué dans le quartier. Il l’a trouvé en la personne de Joel Eberts, un robuste cinquantenaire au physique de débardeur dont l’étude se situait au coin de Prince et de Thompson. Enfin, étude… Un studio couvert de linoléum fatigué et éclairé aux néons. Sa poignée de main était redoutable mais j’ai tout de suite apprécié son style direct.
Après avoir parcouru le projet de contrat, il a laissé échapper un sifflement entre ses dents noircies :
— Alors, vous étiez mariée avec le fils d’Edwin Grey ?
— Malheureusement. Pourquoi, vous les connaissez ?
— Je crois que je suis un peu trop sémite à leur goût. Mais dans mon jeune temps j’ai fait pas mal de droit du travail et j’ai défendu les dockers des installations de la Navy à Brooklyn. Vous n’êtes jamais allée dans ce coin, je suppose ?
— Si. Une fois.
— Enfin, le cabinet du père Grey se gagnait des fortunes avec les entrepreneurs privés qui étaient présents sur les docks. Lui-même avait la réputation d’être particulièrement féroce, de prendre un malin plaisir à coincer les travailleurs quand il s’agissait de renégocier des contrats. Et il gagnait toujours, l’enfant de salope ! Pas d’offense, hein ? Je le déteste depuis toujours et je serai donc heureux de regarder ça pour vous. Six dollars l’heure, voilà mon tarif. Ça vous va ?
— C’est très raisonnable. Trop, même. Je ne devrais pas vous donner plus ?
— Écoutez, on est au Village ici, pas à Wall Street. Je vous ai dit mon prix et je ne vais certainement pas le gonfler sous prétexte que vous avez affaire à Potholm, Grey et Connell. Une chose m’intrigue, quand même : pourquoi vous vous êtes contentée d’un seul versement à l’amiable ? Vous auriez pu tirer bien plus de ces malpropres.
— J’ai mes raisons.
— Puisque je vous défends, vous feriez mieux de me les expliquer.
Je me suis forcée à lui résumer mon pitoyable mariage, mes démêlés avec ma cauchemardesque belle-mère, la fausse couche et toutes ses conséquences… Quand j’ai terminé, il a tendu le bras par-dessus son bureau pour m’effleurer la main.
— Vous en avez vu de rudes, miss Smythe. Désolé, sincèrement.
— Merci.
— Bon, je vais vous régler ça rapidement. En tout, ça ne devrait pas me prendre plus de dix ou douze heures de travail, grand maximum.
— Parfait.
Une semaine plus tard, il me téléphonait chez Eric.
— Pardon d’avoir un peu tardé, mais la négociation a été plus longue que je ne m’y attendais.
— Mais je croyais que tout était assez simple.
— Miss Smythe, dès qu’il s’agit de loi, rien n’est simple. Enfin, voici où nous en sommes. Les mauvaises nouvelles, d’abord : au final j’ai passé vingt heures là-dessus, de sorte que ça va vous coûter cent vingt dollars. Je sais que c’est le double de ce qui avait été prévu, mais je n’y peux rien. D’autant plus que les bonnes nouvelles sont vraiment bonnes : le versement s’élève maintenant à trente-cinq mille.
— Comment ? Mais nous étions convenus de vingt-cinq, avec Mr Thomson…
— Ouais, en effet. Mais j’aime toujours gratter un peu plus pour mes clients. Il se trouve que j’ai eu deux mots avec un ami médecin, qui m’a confirmé que vous pourriez très bien attaquer ce charlatan que votre belle-mère vous avait collé de force. Comment c’était déjà, son nom ?
— Le docteur Eisenberg.
— Oui, il s’appelle comme ça, ce connard. Quoi qu’il en soit, toujours d’après mon copain toubib, Eisenberg a fait preuve de négligence grave en ne décelant pas la grossesse extra-utérine. Il peut donc être tenu responsable du préjudice irréparable que vous avez subi. Bien entendu, ce faux-jeton de Dudley Thomson a commencé à faire des « oh » et des « ah » quand j’ai soulevé cette question d’erreur médicale, mais il s’est vite calmé dès que je lui ai dit : Okay, si la clique Grey veut un divorce qui s’étale bien juteux dans toute la presse, on est prêts à le leur donner.
— Mais jamais je n’accepterais d’en arriver là !
— Vous pensez que je ne le savais pas ? C’était un coup de bluff, rien d’autre. De quoi leur annoncer que nos exigences étaient passées à cinquante mille dollars, pour la peine.
— Mon Dieu !
— Je me doutais bien qu’ils ne marcheraient jamais, évidemment. Mais ça a tout de même fait son petit effet puisque le lendemain ils ont fait une contre-proposition à trente-cinq. Thomson prétend que c’est définitif mais mon petit doigt me dit que je peux les pousser jusqu’à quarante.
— Non, non ! Trente-cinq mille, c’est très suffisant. Et franchement je ne sais même pas si je devrais…
— Pourquoi pas, bon sang ? Ils ont de l’argent par-dessus la tête. Sur un plan médical, ils sont au moins partiellement fautifs de ce qui vous est arrivé. Et puis ça reste une excellente solution pour eux : ils paient une fois et ils se dégagent de toute responsabilité envers vous. Ce qui est exactement ce que vous vouliez, non ?
— Oui, mais… j’avais donné mon accord pour vingt-cinq.
— Jusqu’à ce que vous preniez un avocat ! Et, croyez-moi, ils vous doivent bien ça.
— Je ne sais plus quoi dire.
— Ne dites rien, alors. Contentez-vous de prendre cet argent, et surtout pas de remords !
— Laissez-moi au moins augmenter vos honoraires.
— Pourquoi ? Mon tarif ne change pas, je vous répète.
— Merci.
— Non, merci à vous. Battre Edwin Grey, pour une fois ! Vous n’imaginez pas comme j’étais content. Le contrat définitif doit me parvenir demain, je vous appelle dès qu’il est prêt à la signature. Et puis encore un peu de bonnes nouvelles, pour finir : le versement est complet tout de suite, plus de moitié-moitié. À condition que vous ne contestiez pas le jugement de divorce.
— Moi ? Quelle idée !
— C’est exactement ce que je leur ai répondu. Donc voilà. Satisfaite ?
— Et stupéfaite.
— Pas de quoi. Mais si vous voulez bien un petit conseil, miss Smythe…
— Je vous en prie.
— Eh bien, comme on disait à Brooklyn dans le temps : « Dépense avec ta tête, pas avec tes mains. »
Je l’ai écouté. Quand l’argent est arrivé un mois plus tard, je l’ai déposé en banque et je suis partie à la recherche d’une seule chose : un appartement. Il ne m’a fallu qu’une semaine pour trouver mon bonheur. Un grand et lumineux trois-pièces au rez-de-chaussée d’un immeuble fin XIXe sur la 77e Rue, non loin de Riverside. Il y avait de hauts plafonds, un beau parquet et même une alcôve dans le living qui pourrait faire un bureau très agréable. Mais ce qui m’a surtout décidée à le prendre immédiatement, c’était qu’il ouvrait sur un jardin privatif. Trois mètres sur trois d’herbe morte et de dalles disjointes, pour être plus précise, mais je me promettais d’en tirer une merveille. Et puis avoir son propre jardin en plein cœur de Manhattan, une petite pointe de couleur verte au milieu de tout ce béton et ces briques !
Certes, les murs étaient tendus d’un déprimant papier brun foncé et la cuisine datait un peu avec sa glacière en bois qui demandait à être rechargée régulièrement. Mais l’agente immobilière m’a assuré qu’elle obtiendrait un rabais de trois cents dollars sur les huit mille demandés afin de compenser les frais de rénovation. Je lui ai répondu que si elle réduisait d’encore deux cents j’étais prête à signer tout de suite. Elle a accepté. Comme ce n’était pas un immeuble en copropriété, je n’avais pas à attendre la décision du conseil. Les charges mensuelles s’élevaient modestement à vingt dollars. J’ai à nouveau fait appel à Joel Eberts pour qu’il s’occupe de la transaction. J’ai payé en liquide. Huit jours après avoir visité les lieux, j’avais les clés.
— Ma sœur en propriétaire foncière, maintenant, a constaté Eric d’un ton incrédule alors que je lui faisais les honneurs de l’appartement quelques jours avant la signature de l’acte.
— Oui, traite-moi de vampire capitaliste, pendant que tu y es.
— Je ne faisais pas de l’idéologie, mais de l’humour distancié. Il y a une différence, vois-tu.
— Ah bon ? Je ne savais pas, camarade.
— Chuut !
— Cesse un peu ! Je serais étonnée que Mr Hoover ait truffé cet endroit de micros. L’ancienne occupante des lieux était une vieille dame lettonne.
— Tout le monde est potentiellement subversif, pour Hoover. Tu n’as pas lu ce qui se passe à Washington ? Au Congrès, ils sont toute une bande à hurler que Hollywood est sous la coupe des cocos. Ils exigent une commission d’enquête sur l’infiltration communiste des milieux du spectacle.
— Ce n’est que Hollywood.
— Oui ? S’ils se mettent à traquer les rouges à Los Angeles, il ne leur faudra pas longtemps pour débarquer à New York.
— Je te l’ai dit : si on t’importune, tu n’auras qu’à répondre que tu as quitté le Parti depuis 41. Et au cas où le FBI insisterait, tu peux toujours leur parler de ta sœur « la propriétaire foncière ».
— Très drôle.
— Bon, réponds-moi franchement, Eric : tu aimes, ici ?
Il a jeté un nouveau regard circulaire sur le salon vide.
— Oui. Tu peux en faire quelque chose de très bien. Notamment quand tu te seras débarrassée de cet horrible papier peint. Qu’est-ce que tu crois que ça représente ? Le printemps à Riga ?
— Je n’en sais rien mais je ne m’installe pas ici tant qu’il n’a pas disparu. Avec la cuisine.
— Tu es certaine que c’est pour toi, de vivre dans le Upper West Side ? C’est plutôt… calme, comme contrée, non ?
— Je vais te confier une chose : tout ce que je regrette d’Old Greenwich, c’est la sensation d’avoir un espace ouvert, de ne pas être confinée. Voilà pourquoi je suis sûre de me plaire ici. Je suis à une minute de Riverside Park, j’ai les berges de l’Hudson, j’ai mon jardin, j’ai…
— Arrête, ou je vais penser que tu es devenue une émule de Thoreau !
J’ai ri de bon cœur, avant de reprendre d’un ton plus grave :
— Quand j’aurai payé l’appartement et les travaux, je devrais encore avoir dans les trente-deux mille en banque. Là-dedans, je compte l’héritage des parents que j’ai placé en bons du Trésor.
— Contrairement à ton dépensier de frère.
— C’est là où je voulais en venir, justement. L’agente immobilière qui m’a amenée ici m’a dit qu’il y avait un autre appartement en train de se libérer au deuxième étage. Pourquoi est-ce que je ne te l’achèterais pas, et…
— Pas question.
— Ne repousse pas l’idée si vite. Il y a tout de même mieux que ta tanière de Sullivan Street.
— Elle me convient parfaitement. Je n’ai pas besoin de plus.
— Allons, Eric ! Il n’y a que des étudiants, là-bas. On dirait une mauvaise version de La Bohème. Et tu as presque trente-cinq ans.
— Je connais mon âge, S, a-t-il répliqué abruptement. Et je sais aussi ce qu’il me faut ou pas. Je n’ai pas besoin de ta charité, compris ?
La violence de sa réaction m’a prise de court.
— Ce n’était qu’une suggestion… Bon, je sais que tu n’apprécies pas le Upper West Side. Mais si tu voyais quelque chose dans le Village que tu aimerais acheter, je…
— Je ne veux rien de toi, S.
— Mais pourquoi ? Si je peux t’aider ?
— Parce que je ne veux pas de ton aide, justement. Parce que avoir besoin d’aide, ça me donne encore plus l’impression d’être un raté.
— Tu sais bien que je ne pense pas du tout cela de toi.
— Mais moi si. Donc merci, mais c’est non merci.
— Réfléchis, au moins.
— Non. Point final. Mais tiens, voici le conseil réaliste que te donne un complet irréaliste : trouve-toi un courtier malin qui t’investisse tout cet argent dans des valeurs sûres comme General Electric, la RCA, General Motors, etc. Il paraît qu’IBM est aussi un bon cheval, même s’ils en sont encore à trouver leurs marques.
— Je ne savais pas que tu suivais la Bourse, Eric.
— Bien sûr ! Quand on a été marxiste-léniniste, on sait toujours où il faut investir.
Dès que j’ai pris possession des lieux, j’ai embauché un décorateur qui a réglé son sort au fameux papier peint, replâtré les murs et tout repeint en blanc mat. Je lui ai aussi demandé de créer une cuisine à la fois simple et moderne, avec l’un de ces nouveaux réfrigérateurs Amana pour remplacer l’impossible glacière. Pour six cents dollars, il a encore accepté de poncer et de vernir les parquets, de créer des étagères sur deux parois entières du living et de carreler de neuf – et de blanc aussi – la salle de bains. Les quatre cents dollars qui me restaient sur mon budget ont été consacrés à l’achat de quelques meubles : un lit ancien en cuivre, une commode, un canapé Knoll tendu d’un beige discret avec un fauteuil assorti et une grande table en bois brut qui me servirait de bureau. Incroyable ce que l’on pouvait acheter à l’époque pour une telle somme, d’autant qu’il m’est resté encore de quoi acheter deux descentes de lit, quelques lampes, une table et deux chaises en acier chromé pour la cuisine.
Tout ce mobilier est arrivé le jour où les peintres ont enfin remballé leur matériel après environ un mois de travaux. À la tombée de la nuit, et grâce à la coopération d’Eric, j’avais tout mis en place. J’ai encore fait l’emplette de vaisselle, de linge de maison et j’ai décidé de dépasser de cent cinquante dollars la limite que je m’étais initialement fixée pour un combiné pick-up-radio dernier cri, présenté dans un beau meuble en acajou. Un caprice nécessaire, me suis-je dit. Je n’étais pas particulièrement matérialiste, loin de là, mais après avoir lu l’article de Life consacré à l’« Auditorium domestique RCA » – appellation certifiée ! – j’étais certaine que je finirais par l’acheter malgré son prix exorbitant. Je l’avais maintenant devant moi, dans un coin de l’appartement dont j’étais la propriétaire attitrée, diffusant à plein volume l’ouverture de la Symphonie n° 3 de Brahms, et j’étais entourée des premiers meubles que j’aie achetés dans ma vie… J’avais des biens matériels, désormais, pas seulement des « affaires ». Je me sentais très adulte, soudain… et très vide.
— Ohé, tu es toujours là ? a plaisanté Eric en me tendant un verre du vin pétillant avec lequel nous fêtions mon installation.
— Je suis un peu abasourdie, c’est tout.
— De quoi ? D’être la maîtresse de tout ce sur quoi se porte ton regard, pour paraphraser William Cowper ?
— De me retrouver ici, avec toutes ces… choses autour de moi.
— Il y a pire. Tu pourrais être encore pensionnaire de la Colonie pénitentiaire Grey, à Old Greenwich.
— Oui. Le divorce a ses avantages, je reconnais.
— Tu te sens toujours coupable à cause de cette histoire, je le vois.
— Oh, je sais que c’est stupide mais je n’arrête pas de me dire que ce n’est pas bien, d’avoir reçu tout cela sans…
— Sans quoi ? Sans souffrance ? Martyre ? Crucifixion ?
— Oui ! ai-je avoué avec un petit rire. Une punition de ce genre.
— Masochiste et fière de l’être ! J’adore. Mais d’après moi trente-cinq mille dollars ne sont qu’une broutille face au fait que tu ne pourras plus jamais…
— Assez !
— Pardon.
— Non. Mais c’est mon problème. Et je finirai par m’y résigner.
Il a passé un bras autour de mes épaules.
— Tu n’as pas à te résigner, S.
— Si. Parce que sinon…
— Sinon ?
— Sinon je prendrai une voie sans issue. J’en ferai la grande tragédie de ma vie. Je n’en veux pas, de ce genre de mythes. Je ne suis pas faite pour jouer les héroïnes éplorées. Ce n’est pas mon style.
— Accorde-toi un peu de temps, au moins. Deux mois, c’est court.
— Tout va bien, je t’assure. Tout va pour le mieux.
Ce n’était pas qu’un pieux mensonge. De fait, je ne me laissais pas le loisir d’avoir du vague à l’âme, je m’employais à occuper entièrement mes journées. Une fois l’installation terminée, j’ai pris contact avec une demi-douzaine de courtiers en Bourse avant d’arrêter mon choix sur Lawrence Braun, le mari d’une ancienne amie d’université, Virginia, qui s’était lancée dans la vie conjugale sitôt ses études terminées et se débattait maintenant avec trois marmots dans une immense maison de style colonial à Ossining. Ce n’était pourtant pas ces liens avec Virginia qui m’avaient décidée à lui confier mes intérêts ; la raison essentielle, c’est qu’il avait été le seul de ces spécialistes à ne pas me prendre de haut ni à m’infliger des niaiseries du genre : « Oui, je sais que vous autres femmes n’avez pas une tête faite pour les chiffres. À part quand il s’agit de se souvenir de son tour de taille, ah, ah, ah ! » Au contraire, Lawrence m’a questionnée très sérieusement sur ma stratégie financière à long terme – de la sécurité, encore plus de sécurité, toujours plus de sécurité – et ma position vis-à-vis des investissements à risque – exclus.
— Voudriez-vous que cet argent vous rapporte immédiatement un revenu fixe ?
— Pas du tout. J’ai l’intention de retrouver du travail dès que possible. Je ne conçois pas que les femmes soient vouées à l’oisiveté, même si cela reste l’idée dominante…
— Et si un mariage se présente à nouveau ?
— Non. Jamais.
Il a réfléchi un instant.
— Bien. Dans ce cas, nous allons calculer à très long terme.
Le plan financier qu’il m’a soumis était clair et simple. Les cinq mille dollars en bons du Trésor seraient convertis en épargne-retraite qui deviendrait disponible à mes soixante ans. Vingt mille autres devaient être consacrés à la constitution d’un portefeuille de valeurs sûres, avec un objectif de rendement de six pour cent annuels, au minimum. Les cinq mille restants seraient à ma disposition pour des opérations ponctuelles ou tout simplement pour assurer ma subsistance jusqu’à ce que je retrouve du travail.
— Si tout se passe bien, vous aurez un trésor de guerre conséquent pour vos vieux jours, m’a affirmé Lawrence. Ajoutez à cela que vous bénéficiez déjà d’un bon capital potentiel, en l’espèce un appartement déjà entièrement payé… Oui, je pense que votre indépendance financière est assurée.
Il avait prononcé le mot qui m’était le plus cher. Ne plus dépendre de quiconque, jamais. Cela ne signifiait pas que je renonçais aux hommes, à une vie sexuelle, ou même à l’éventualité de tomber amoureuse. Mais il était hors de question que j’échoue encore dans une situation où ma dignité, ma place dans la société, voire mon argent de poche, seraient à la merci de quelqu’un d’autre que moi. Je me voulais autonome, libre de mes mouvements et de mes choix, autosuffisante.
J’ai donc accepté son plan. Des chèques ont été émis, des contrats, signés. J’avais désormais cinq mille dollars sur mon compte courant, une coquette somme pour l’époque, que je pouvais dépenser à ma guise. Mais je me suis forcée à la prudence, résolue à ne pas la dilapider en frivolités. Pour moi, cet argent signifiait la liberté, ou tout du moins l’illusion de la liberté.
Une fois ma situation financière éclaircie, je suis passée en visite à la rédaction de Saturday Night/Sunday Morning. La harpie qui avait succédé à Nathaniel Hunter s’était maintenue à peine quelques mois à son poste : elle avait été remplacée par une certaine Imogen Woods, une femme frêle mais vibrante d’énergie, réputée pour son humour cinglant, ses déjeuners bien arrosés et son goût infaillible en littérature. Elle m’a proposé de venir la voir le lendemain vers dix-sept heures.
Je l’ai trouvée installée dans un fauteuil, en train de corriger des épreuves. Sur l’accoudoir de droite, une Pall Mall se consumait au bord d’un cendrier qui menaçait de déborder. Sur celui de gauche, un verre de whisky à l’eau. Son crayon arrêté en l’air, elle m’observait à travers ses lunettes en demi-lune perchées au bout de son nez.
— Tiens, encore une réfugiée de l’univers conjugal…
— Les nouvelles vont vite, ici.
— C’est un journal, vous oubliez ? Donc un endroit rempli de gens qui croient faire quelque chose d’important mais qui savent bien au fond d’eux-mêmes qu’ils perdent leur temps. Alors, quoi de mieux que de cancaner sur ceux qui ont des vies plus intéressantes ?
— La mienne ne l’est pas particulièrement.
— Un mariage qui dure aussi peu que le vôtre est toujours intéressant. Le plus court que j’aie fait, en trois catastrophes conjugales, c’était six mois.
— Et le plus long ?
— Un an et demi.
— Impressionnant.
Elle a lâché un rire sardonique, libérant un nuage de fumée de cigarette.
— Oui, affreusement impressionnant… Bien, dites-moi, maintenant : quand est-ce que vous allez nous écrire quelque chose ? J’ai retrouvé la première nouvelle que vous avez publiée chez nous. Vraiment bonne, je pense. Et la prochaine, où est-elle ?
Je lui ai expliqué que l’inspiration ne m’avait sans doute visitée qu’une seule et unique fois, que je m’étais essayée à poursuivre mais qu’apparemment je n’avais plus rien à raconter.
— Donc c’est cette histoire et rien d’autre ?
— Je crois, oui.
— Ce devait être quelqu’un, votre marin.
— C’est un personnage de fiction.
Elle a vidé son verre d’un trait.
— Oui. Et moi je suis Rita Hayworth. Enfin, je ne vais pas être indiscrète, même si j’adorerais. Alors, en quoi puis-je vous aider ?
— Je sais qu’on m’a remplacée à mon poste ici mais je me demandais si je ne pourrais pas faire quelques lectures pour vous, en indépendante.
— Sans problème. Depuis que cette fichue guerre est finie, on dirait que tout le monde s’est mis en tête de devenir écrivain, dans ce pays. Nous sommes submergés de manuscrits ni faits ni à faire. Ce sera un plaisir de vous en repasser une vingtaine par semaine. Trois dollars la note de lecture. Ce n’est pas une fortune, je sais, mais cela devrait vous payer l’épicerie. Votre amie qui est ici, Emily Flouton, me disait que vous veniez de vous prendre un appartement ?
— Oui.
— Racontez-moi.
Docilement, je lui ai décrit la manière dont je m’étais absorbée dans cette chasse immobilière après avoir quitté George, ma découverte 77e Rue Ouest, les travaux de rénovation…
— Bon. Ça fonctionnera très bien.
— Quoi donc ?
— Mais cette histoire d’appartement ! On va l’appeler « Deuxième acte », ou « Tout recommencer », ou un machin approchant. Ce que j’attends de vous, c’est un récit brillant, et drôle, de votre quête d’un endroit à vous après que votre mariage s’est cassé la figure.
— Mais je n’écris plus de fiction, je vous l’ai dit.
— Ce n’est pas ce que je vous demande. Je vous propose d’être la première intervenante dans une nouvelle rubrique que Notre Tout-Puissant Directeur m’a demandé de créer. Il veut que ça s’appelle « Tranches de vie », ce qui vous dit assez bien l’imagination qu’il a… Mais c’est l’idée, en gros : une courte dépêche en provenance de ce front oublié qu’est « la vie de tous les jours ». Cinq feuillets, pas plus, payés quarante dollars. Et, pour m’assurer que vous n’allez pas trop vous ronger les ongles là-dessus, je vous donne un délai précis : lundi prochain, à la première heure. Vous avez cinq jours, c’est bien assez. On est d’accord, Smythe ?
— Vous êtes sûre que vous voulez quelque chose de moi ?
— Non. J’ai l’habitude de perdre mon temps à commander des textes qui ne m’intéressent pas… Allons, Sara, vous vous y mettez, oui ou non ?
Il y a eu un silence tendu, puis je me suis résignée :
— Oui. Entendu.
— Marché conclu, donc. En attendant, je vais demander à l’une de mes esclaves de sortir vingt spécimens de notre tas de manuscrits en souffrance et de vous les envoyer chez vous. Mais vous commencez par écrire, n’est-ce pas ? Et quand je dis lundi, c’est lundi !
— Je ferai de mon mieux.
— Non, le « meilleur ». C’est ce que j’attends de vous, pas moins. Ah, une dernière chose : écrivez sans concession. J’aime qu’un texte aille droit au but. Ça marche toujours.
Bien entendu, mes derniers espoirs de tenir son délai de remise étaient partis en fumée dimanche à dix heures du soir, alors que le sol autour de mon bureau faisait penser à un champ de neige artificielle avec toutes ces feuilles rageusement froissées en boule qui s’étaient peu à peu accumulées. Mon esprit était plus que bloqué : congelé, barricadé. En quatre jours, j’avais essayé des douzaines d’entrées en matière qui toutes m’avaient arraché des cris de désespoir. Je me maudissais de m’être prêtée à cette sinistre farce, moi que l’on disait écrivain quand j’avais été fortuitement visitée par une muse en une seule occasion, puis laissée en tête à tête avec ma nullité ! Le pire, et je le savais parfaitement, c’était que l’inspiration ne comptait que pour moitié environ dans les ingrédients nécessaires à un bon texte : savoir-faire, application et pure volonté faisaient le reste, toutes qualités dont je manquais si clairement. Je n’étais pas assez obstinée ni confiante en moi pour aligner cinq malheureux feuillets à propos de la remise à neuf d’un appartement new-yorkais, alors comment avais-je pu imaginer une seule seconde pouvoir gagner ma vie en écrivant ? Je n’avais ni le talent, ni la rigueur, ni le toupet suffisants pour aborder le métier de l’écriture. Je ne croyais pas en moi.
Il était presque minuit quand j’ai téléphoné à Eric pour lui répéter ce lamento autodépréciateur, que j’ai conclu par une remarque qui se voulait désabusée :
— Enfin, je pourrai toujours éditer les textes des autres, à la limite.
— Quelle tragédie ! a-t-il remarqué avec plus qu’une pointe d’ironie.
— Je m’attendais à ce que tu me manifestes autant de compréhension, merci.
— Je ne comprends pas pourquoi tu ne veux pas tout simplement écrire ce machin et passer à autre chose.
— Parce que cela n’a rien de « simple », justement ! Pardon, je vois bien que je me mets dans tous mes états…
— Tu as encore un brin de lucidité, au moins.
— Pourquoi est-ce que je te raconte quoi que ce soit ?
— Dieu seul le sait. Mais si tu veux un conseil de cuisine, je t’en donne un : assieds-toi et balance ! Tu n’as pas à réfléchir. Contente-toi d’écrire.
— Merci encore !
— De rien. Bonne chance.
J’ai raccroché et je suis partie en chancelant dans ma chambre. Dès que je suis tombée sur mon lit, j’ai perdu connaissance car je n’avais pratiquement pas dormi la nuit précédente. Il était 5 h 12 à mon réveil quand j’ai rouvert les yeux. Avec une idée déjà formée dans ma tête : « Il ne me reste que cinq heures pour y arriver. »
Je me suis jetée sous la douche, terminée par trente secondes de jet glacé, brutal mais revigorant. Le temps de m’habiller et de préparer du café, il était 5 h 31. Après avoir engagé une feuille de papier sous le rouleau de la Remington, j’ai pris une gorgée de breuvage brûlant.
« Tu n’as pas à réfléchir. Contente-toi d’écrire. » D’accord, d’accord, j’essaie…
Le premier paragraphe a été mitraillé sur la page :
« L’agence immobilière m’a envoyé une femme d’une cinquantaine d’années trop maquillée, au sourire fixe, mécanique. J’ai aussitôt surpris son regard sur ma main gauche dépourvue d’alliance, puis sur la belle bague de fiançailles que je venais de transférer à la main droite.
— C’était un bon à rien ?
— Non. Ça n’a pas marché, voilà tout. »
Je me suis interrompue, les yeux fixés sur ces quelques lignes tandis que je reprenais un peu de café.
« Donc vous cherchez à tourner la page ?
— Non. Je cherche un appartement. »
Pas mal. Continuons. J’ai baissé à nouveau la tête. Quand je l’ai relevée, le jour entrait à flots dans la pièce, il était 8 h 49 et quatre feuillets étaient empilés à côté de la machine, auxquels j’ai ajouté celui que je venais d’achever. Sans m’accorder un instant, j’ai attrapé un crayon et je suis partie à la chasse aux fautes de grammaire et aux maladresses de style. Ma montre marquait 9 h 02 quand j’ai engagé deux feuilles séparées par un carbone et entrepris de tout retaper au propre. Il m’a fallu quarante minutes. J’ai réuni un jeu de copies, que j’ai fourré dans mon sac en ouvrant déjà ma porte à la volée. Au premier taxi repéré sur Riverside j’ai promis un royal pourboire s’il me déposait au Rockefeller Center avant dix heures.
— Tout ce trajet en douze minutes ? Vous rêvez, miss.
— Faites pour le mieux, s’il vous plaît.
— C’est le maximum qu’on puisse faire, tous tant qu’on est, non ?
Le chauffeur ne se contentait pas d’être un philosophe à temps partiel, c’était aussi un fou du volant qui m’a arrêtée sur la 50e et 5e Avenue à 10 h 04. Le compteur indiquait seulement quatre-vingt-cinq cents mais je lui ai donné un dollar cinquante.
— Rappelez-moi de vous avoir encore comme cliente, a-t-il observé quand je lui ai dit de garder la monnaie. Et j’espère que vous serez à temps là où vous êtes si pressée d’arriver.
L’ascenseur, bondé, n’a cessé de s’arrêter aux étages avant de parvenir au quinzième. 10 h 11. J’ai descendu le couloir presque en courant, frappé à la porte d’Imogen Woods, m’attendant que sa secrétaire vienne m’ouvrir. Mais c’est elle qui s’est déplacée.
— Vous êtes en retard.
— De quelques minutes, seulement.
— Et vous avez l’air à bout de nerfs.
— Les embouteillages, vous comprenez…
— Oui, oui, on me l’a déjà faite, celle-là. Laissez-moi deviner, maintenant : votre chien vous a volé votre texte et l’a déchiqueté.
— Non ! ai-je protesté en me battant avec le fermoir de mon sac. Je l’ai ici, tenez !
— Eh bien, eh bien… Il faut croire aux miracles, alors.
Elle a pris les feuillets que je lui tendais et m’a rouvert la porte.
— Je vous appellerai quand je l’aurai lu. Ce qui pourrait bien être dans un jour ou deux, vu le retard que j’ai sur tout… En attendant, vous feriez mieux d’aller vous payer un café. On dirait que vous en avez besoin.
Je me suis en effet accordé un somptueux petit déjeuner au Lindy’s, bagels et saumon fumé accompagnés de litres de café noir. Ensuite j’ai marché jusqu’au magasin de disques Colony Record où j’ai déboursé deux dollars quarante-neuf pour une nouvelle version de Don Giovanni avec Ezio Pinza dans le rôle-titre. Assaillie par quelques scrupules après toutes ces dépenses, j’ai préféré rentrer chez moi en métro. J’ai envoyé au diable mes chaussures, j’ai empilé les quatre disques sur le pick-up que j’ai réglé en position marche, puis je me suis affalée sur le canapé et je me suis laissé emporter par Mozart et Da Ponte, par cette sublime et sensuelle histoire de crime et de châtiment. Épuisée, transportée, je n’en revenais décidément pas d’avoir réussi à relever le défi. La copie de mon texte était encore sur le bureau mais je ne voulais pas le relire tout de suite. Il serait toujours bien assez tôt pour m’assurer si le résultat était satisfaisant ou non.
Il était trois heures et Don Giovanni venait d’entamer sa descente aux enfers quand le téléphone a sonné. Imogen Woods.
— Eh bien… vous avez une plume, vous !
— Euh… vraiment ?
— Oui, vraiment !
— Vous voulez dire que l’histoire vous a plu ?
— Oui, au risque de heurter votre modestie maladive. Oui ! À telle enseigne que je veux vous en commander une autre. Si vous n’êtes pas trop assaillie de doutes pour vous remettre en piste, évidemment.
— Je peux m’y remettre, je crois.
— Voilà qui est bien parlé.
C’était encore pour la rubrique « Tranches de vie » mais cette fois elle voulait que j’évoque avec un humour distancié ce rite de passage qu’est « le premier rendez-vous ». Même longueur, mêmes délais, et de ma part mêmes assauts d’angoisse jusqu’à ce que je me décide à suivre encore le conseil d’Eric et que je me lance sans trop réfléchir dans le récit de ma modeste soirée avec Dick Becker, un camarade de lycée à Hartford, matheux, dégingandé, boutonneux et les dents un peu en avant, qui m’avait invitée à danser le quadrille à une fête de l’église épiscopalienne. Ce n’était pas une expérience d’une insoutenable sensualité, loin de là, mais il pouvait y avoir une certaine poésie dans toute cette timidité adolescente, cette maladroite tension. À neuf heures et demie – le début du couvre-feu imposé par mes parents –, il m’avait raccompagnée à pied jusque devant chez moi et m’avait chastement serré la main.
« Rien de mémorable n’est arrivé, ni en bien ni en mal », ai-je commencé. « Rien d’embarrassant, comme de buter durement tête contre tête dans une tentative de baiser. Parce qu’il n’y en a pas eu, tout simplement. Nous étions l’un et l’autre trop intimidés. Intimidés, bien élevés et tellement, tellement innocents… Mais n’est-ce pas ainsi que se doit d’être un premier rendez-vous, finalement ? »
Cette fois, j’avais vingt minutes d’avance sur l’heure limite. En sortant de la rédaction, j’ai suivi ce qui semblait devoir devenir un rituel : petit déjeuner au Lindy’s, shopping à Colony Record où j’ai fait l’emplette d’un nouveau disque de Vladimir Horowitz interprétant trois sonates de Mozart. Le téléphone sonnait quand je suis rentrée chez moi.
— Jalouse comme je suis, je dirais que moi, pour un premier rendez-vous, il faudrait au moins que je me réveille le lendemain matin en découvrant Robert Mitchum à côté de moi dans le lit. Mais il est vrai que je ne suis pas une fille bien comme vous.
— Je ne le suis pas, miss Woods.
— Oh que si ! Et c’est pourquoi vous êtes la contributrice idéale pour ce canard.
— Vous avez aimé, alors ?
— Oui. À part une formule bateau par-ci par-là, j’ai aimé. Mucho. Bon, et maintenant ?
— Vous voudriez que j’écrive autre chose pour vous ?
— Ah, ce pouvoir de déduction, c’est épatant…
Ma troisième « tranche de vie » s’attaquait à cette éternelle hantise des femmes américaines : entamer sa journée en étant sûre que sa coiffure ne va pas. Sujet anodin, encore, qui ne me vaudrait certainement pas un prix Pulitzer. Mais je m’étais découvert la faculté de porter un regard ironique sur les petits faits et gestes de la quotidienneté. Et surtout, j’étais à nouveau capable d’écrire, un constat qui ne laissait pas de me stupéfier et de m’enchanter. Ce n’était pas un roman, ce n’était pas du « grand art », mais j’étais contente de la densité de mes textes et je les trouvais relativement spirituels. Pour la première fois depuis des années, je me surprenais à avoir confiance en moi. J’avais un don, sans doute modeste, mais…
« Quand on se fait des cheveux », ma troisième contribution, a été rendue avec un jour d’avance. À nouveau, un délicieux petit déjeuner au Lindy’s, à nouveau, un disque, les Variations Goldberg par Wanda Landowska au clavecin, « prix sacrifié » à quatre-vingt-neuf cents… Mais cette fois je n’ai eu aucune nouvelle d’Imogen Woods pendant quarante-huit heures. Quand elle a fini par appeler, je m’étais convaincue qu’elle avait détesté mon texte et que ma carrière à Saturday Night/Sunday Morning était terminée.
— Nous avons eu une prise de bec à votre sujet, Notre Tout-Puissant Directeur et moi, a-t-elle annoncé sans même dire bonjour.
— Ah… Un problème ?
— Oui. Il ne peut pas souffrir ce que vous faites et il m’a demandé de vous le dire.
Je suis restée un moment sans voix.
— Eh bien… il fallait s’y attendre, sans doute.
— Doux Jésus ! Vous marchez à tous les coups, avec votre fatalisme à la noix !
— Comment ? Mais vous disiez qu’il ne voulait plus…
— Pas du tout ! Il a adoré ces trois petites choses que vous nous avez données. À tel point qu’il veut que je vous propose un contrat.
— Un contrat ? Quel genre de contrat ?
— D’après vous ? Un contrat de travail, grosse maligne ! Nous vous offrons un espace à vous dans le journal.
— C’est encore une plaisanterie ?
Pas cette fois. Dès le début de l’année 1948, j’ai commencé ma rubrique, « La vie selon Sara Smythe ». Il s’agissait de poursuivre la voie que j’avais déjà explorée, notations quotidiennes, anecdotes « sur le vif », observations qui devenaient le prétexte à un court divertissement : « L’homme à la mauvaise haleine », « Pourquoi je ne réussis jamais mes spaghetti », « Comment acheter des bas qui filent »…, définitivement prosaïque mais assez drôle, en fin de compte. Et je n’étais jamais à court d’idées puisque je puisais mon matériau dans l’expérience la plus quotidienne d’une New-Yorkaise.
Au départ, ils m’avaient garanti cinquante dollars la rubrique pour quarante-huit parutions dans l’année. Des conditions stupéfiantes pour moi, d’autant que chaque contribution ne me prenait qu’à peine une journée de travail. Et au bout de six mois, ayant appris que deux publications rivales avaient essayé de me débaucher, Notre Tout-Puissant Directeur a décidé d’augmenter le tarif. Car, à mon immense surprise, « La vie selon Sara Smythe » avait tourné au phénomène de presse : je recevais d’un peu partout une cinquantaine de lettres de lectrices par semaine, toutes pour me féliciter de la justesse de mon regard sur ce qu’Imogen Woods appelait avec un sourire sardonique « ces trucs de fille ». Le directeur lui-même, Ralph J. Linklater, avait commencé à enregistrer des retours très positifs à mon sujet, avec des indicateurs aussi importants pour lui que la demande faite par quatre gros annonceurs d’avoir leur publicité à côté de ma colonne, et ces propositions alléchantes que le Ladies’ Home Journal et le Woman’s Home Companion m’avaient adressées.
Quand je les avais très naïvement mentionnées à Imogen Woods alors que nous bavardions au téléphone, elle s’était aussitôt inquiétée et m’avait fait promettre de ne pas y répondre tant qu’elle n’en aurait pas parlé à son supérieur. Je n’en avais aucunement l’intention, d’ailleurs, car je me contentais fort bien de mes honoraires à Saturday/Sunday. Mais quand Ralph Linklater m’a personnellement appelée chez moi le lendemain matin, je me suis soudain rendu compte que ces ouvertures de la concurrence étaient devenues ce qu’elles n’avaient jamais été dans mon esprit : un argument de poids dans l’éventuelle renégociation de mon contrat.
Je ne l’avais rencontré qu’à une occasion, lorsqu’il m’avait invitée à déjeuner en compagnie de miss Woods quelques mois après le lancement de ma nouvelle rubrique. Grand, corpulent, son physique me rappelait beaucoup celui de Charles Laughton. Il avait la réputation de diriger le journal avec une affabilité de gentil grand-père, mais aussi de tolérer très difficilement la contradiction. Imogen Woods m’avait mise en garde avant notre rencontre :
— Traitez-le comme votre oncle préféré et tout ira bien. Mais si vous cherchiez à l’impressionner, et je sais que ce n’est pas du tout votre style, il ne marcherait pas.
Bien entendu, mon éducation me poussait naturellement au respect envers un homme plus âgé et bien plus haut placé que moi. Après ce déjeuner, miss Woods m’avait appris que Notre Tout-Puissant Directeur m’avait trouvée « mignonnette » (sic), « exactement le genre de charmante et fine jeune femme que nous avons envie de lire dans nos colonnes ».
Il m’a téléphoné à huit heures du matin. Je m’étais couchée tard pour terminer ma contribution hebdomadaire et c’est donc d’une voix ensommeillée que j’ai répondu.
— Sara ? Bonjour, Ralph Linklater à l’appareil ! Je ne vous ai pas réveillée, au moins ?
— N… non, monsieur. C’est un plaisir de vous entendre.
— Et pour moi un immense plaisir de parler à notre vedette. Vous êtes toujours notre vedette, n’est-ce pas ?
— Bien sûr, Mr Linklater ! Je suis ravie de travailler pour votre journal.
— Bien, Sara, parfait ! Parce que, vous le savez certainement, j’aime à penser que nous formons tous une famille, à la rédaction. Et vous nous voyez comme votre famille, je pense ?
— Absolument, Mr Linklater.
— Magnifique ! Et pour nous vous en êtes un membre très important. Si précieux, en fait, que nous avons décidé de vous placer sous contrat d’exclusivité et de porter votre rétribution hebdomadaire à quatre-vingts dollars.
J’ai tressailli à ce terme d’« exclusivité ». Ma prudence naturelle m’a dicté une réponse nuancée :
— C’est une offre extrêmement généreuse, Mr Linklater. Et Dieu sait si je tiens à continuer avec Saturday/Sunday. Mais si j’accepte, cela signifie que mes revenus ne pourront être « que » ceux-là. C’est un peu… limitatif, ne pensez-vous pas ?
— Cent dollars, alors.
— C’est très aimable à vous, Mr Linklater. Mais, en admettant que quelqu’un d’autre me propose cent vingt dollars, sans clause d’exclusivité ?
— Personne ne ferait ça, a-t-il rétorqué, soudain moins amène.
— Vous avez sans doute raison, Mr Linklater, ai-je approuvé avec la plus grande urbanité. Il faut croire que je suis uniquement perplexe à l’idée de me priver d’autres possibilités. N’est-ce pas ce qui est à la base même de notre société, entreprendre sans se fixer de contraintes ?
J’étais stupéfaite de me transformer ainsi en porte-parole du culte américain de la réussite, et de m’être engagée dans un bras de fer aussi risqué – pour moi – avec notre bienveillant patron. Mais j’étais entrée trop avant dans cette logique de négociation pour battre en retraite, désormais.
— Vous avez tout à fait raison, Sara, a concédé le grand homme. Un marché compétitif, c’est l’un des fleurons de notre système démocratique. Et je respecte qu’une jeune femme comme vous comprenne la valeur de son talent dans le jeu fondamental de l’offre et de la demande. Mais je ne pourrais absolument pas aller plus haut que cent vingt dollars par semaine, et ce serait pour bénéficier de votre apport en exclusivité, oui. Mais je suis prêt à faire encore un pas. Miss Woods m’a dit que vous étiez grande amatrice de musique classique, et très compétente sur ce sujet. Alors, que penseriez-vous d’une rubrique amusante qui nous explique avec le sourire comment écouter Brahms ou Beethoven, ou quel disque offrir à son fiancé pour Noël ? Nous appellerions ça… Voyons, vous avez une idée ?
— « Musique pour tous », peut-être ?
— Parfait ! Je suis disposé à vous donner soixante dollars pour cette intervention, en plus des cent vingt sur lesquels nous nous sommes entendus, je crois… Est-ce que ça ne vous paraît pas mignon, tout ça ?
— Très mignon.
Quelques jours plus tard, je soumettais le projet de contrat à mon conseiller juridique attitré, Joel Eberts. Grâce à quelques coups de fil au service administratif du magazine, il a obtenu le rajout d’une clause stipulant que chacune des deux parties pourrait demander une révision au bout de dix-huit mois. Il n’avait toujours pas changé ses tarifs, lui, et quand il m’a tendu une note d’honoraires de vingt-quatre dollars il s’est encore excusé :
— J’ai eu besoin d’un peu plus longtemps parce que…
— S’il vous plaît, Mr Eberts ! Cela n’a rien d’exorbitant pour moi. En fait, je gagne tellement d’argent, maintenant, que je ne sais plus quoi en faire !
— Je suis sûr que vous trouverez bien comment le dépenser.
Mais non. Toutes les maisons de disques m’inondaient d’exemplaires de presse depuis que j’avais débuté ma seconde rubrique. Je n’avais pas de prêt à rembourser, pas de loyer à payer. Personne n’était à ma charge. Je n’avais pas touché à mon compte courant, et Lawrence Braun semblait faire raisonnablement prospérer mon portefeuille d’actions. Et d’un coup je me retrouvais avec sept mille dollars de rentrées annuelles, soit cinq mille après impôt. Prudente comme toujours, j’ai décidé d’en transférer deux mille par an sur mon plan de retraite, mais il me restait encore soixante dollars par semaine pour vivre. À l’époque, les meilleures places dans un théâtre de Broadway ou à Carnegie Hall ne dépassaient pas les deux dollars cinquante. La place de cinéma était à soixante cents, le petit déjeuner au café grec de ma rue en coûtait quarante – œufs brouillés, bacon, toasts, jus d’orange et café à volonté –, un splendide dîner pour deux au Luchows revenait à huit dollars maximum…
J’aurais évidemment voulu aider Eric le plus possible, mais il n’acceptait que de me laisser payer l’addition de temps à autre, ou de prendre quelques disques gratuits dans le flot de ceux que l’on m’envoyait. Les rares fois où j’ai tenté de revenir à la charge sur ce projet de lui acheter un appartement, la réponse immédiate a été un « non merci » sans appel. Mais même s’il se disait enchanté par ma réussite, je voyais bien qu’elle le remettait en cause, aussi.
— Bientôt il faudra que je dise « Bonjour, je suis le frère de Sara Smythe » quand je me présenterai, a-t-il remarqué un soir.
— Mais moi, je commence toujours par annoncer que je suis la sœur du plus brillant auteur de gags de New York, ai-je répliqué sur le ton de la plaisanterie.
— Tout le monde s’en fiche, des auteurs de gags.
Il exagérait, ainsi que nous allions bientôt le voir. Un matin, peu après l’entrée en vigueur de mon nouveau statut à Saturday/Sunday, il m’a téléphoné dans un état de grande excitation. Marty Manning, un jeune artiste comique, venait d’être chargé par la NBC de créer un show télévisé à une heure de grande écoute, avec une première diffusion prévue pour janvier 1949. Il avait invité Eric à déjeuner, lui avait répété tout le bien que son vieil ami Joe E. Brown disait de lui et lui avait proposé d’entrer dans son équipe.
— J’ai accepté tout de suite, tu penses ! C’est quelqu’un de très bien, Manning. Non conformiste, vraiment intelligent… Le seul problème, c’est que ce soit pour la télévision. Qui regarde ça ? Enfin, est-ce que tu connais seulement quelqu’un qui a un téléviseur chez lui ?
— Non, mais tout le monde dit que c’est le divertissement du futur.
— Ah ? Dans trois siècles, peut-être.
Quelques jours plus tard, un avocat de la chaîne l’a appelé pour discuter de son contrat. La somme proposée était incroyable : huit cents dollars mensuels, et ce à partir de septembre 1948 quand bien même l’émission ne débuterait que le 28 janvier de l’année suivante. Il y avait une réserve, cependant. La direction avait appris qu’Eric était activement engagé dans la campagne électorale d’Henry Wallace, l’ancien vice-président de Roosevelt que celui-ci avait abandonné lors des élections de 1944 parce qu’il le trouvait trop radical, lui préférant le peu populaire et peu expérimenté Harry Truman. Si FDR avait eu le courage de le garder alors, Wallace l’aurait remplacé à la Maison-Blanche après son décès, et nous aurions eu un vrai socialiste à la tête du pays, ainsi qu’Eric aimait à le répéter, au lieu de « cette vieille carne du Missouri » que personne ne voyait vaincre le républicain Dewey en novembre. D’autant que Wallace était maintenant dans la course, présenté par son « parti progressiste », et allait sans doute ravir de nombreuses voix de gauche à Truman.
Eric admirait Henry Wallace pour son intelligence, ses convictions sociales, son soutien indéfectible à la cause ouvrière et aux principes fondateurs du New Deal. Dès que celui-ci avait annoncé sa candidature, au printemps 1948, mon frère était donc devenu un membre en vue du mouvement « Les professionnels du spectacle pour Wallace » et l’un de ses plus actifs supporters à New York. Et maintenant, comme il allait me le raconter plus tard, l’avocat de NBC, Jerry Jameson, lui expliquait en termes très raisonnables, d’une voix très raisonnable, que ses patrons sourcillaient devant tant de zèle politique.
— Dieu sait si on respecte les droits garantis par le Premier Amendement, à la NBC, lui avait déclaré Jameson. Et donc la liberté de soutenir le parti ou le candidat de son choix, qu’il soit complètement à gauche, complètement à droite ou complètement loufoque !
Eric ne s’était pas joint à son hilarité, au contraire :
— Venez-en au fait, Mr Jameson.
— Oh, c’est très simple, Mr Smythe. Que vous souteniez individuellement Wallace, cela vous regarde. Mais il y en a à la tête de la chaîne qui ne sont pas très contents de vous voir vous démener en public pour ce… radical. Ils savent que Manning tient à vous, et ils veulent lui donner toute satisfaction, mais ils craignent juste que…
— Que quoi ? Que je monte mon Politburo dans les studios ? Que je dise à Joe Staline de venir écrire des blagues avec nous ?
— Oui, je vois pourquoi Manning vous réclame à cor et à cri. Vous avez de la repartie, pour sûr !
— Je ne suis pas communiste.
— Je suis ravi de l’entendre.
— Je suis un honnête citoyen américain. Je n’ai jamais collaboré avec quelque régime étranger que ce soit. Ni appelé à l’insurrection, ni préconisé le renversement du Congrès, ni soutenu que notre prochain commandant en chef devait être un cadre de l’Armée rouge.
— Franchement, Mr Smythe, vous n’avez pas à me convaincre de votre patriotisme. Tout ce que nous demandons… Ou plutôt, le conseil que je vous donne, c’est de mettre la pédale douce dans votre soutien à Wallace. Vous pouvez aller à des réunions, si vous voulez, mais que vous soyez à la tribune, à récolter des fonds pour sa campagne… Admettez qu’il n’a absolument aucune chance d’être élu, de toute façon. Le 6 novembre, Dewey sera notre nouveau Président et tout le monde aura oublié ces petites histoires. Mais la télévision, par contre, la télévision va compter de plus en plus, Eric. Croyez-moi, d’ici cinq ou six ans elle aura liquidé les radios. Et vous, vous pouvez être un des pionniers de cette ruée vers l’or. À l’avant-garde d’une vraie révolution, mon cher ami !
— Arrêtez votre baratin, Jameson. J’écris des gags, pas une nouvelle Déclaration d’indépendance ! Et puis que ce soit clair : je ne suis pas votre ami.
— Très bien. Pour moi aussi, c’est très clair. Donc je vous demande simplement de vous montrer réaliste.
— Ah, vous voulez du réalisme ? En voilà : si vous voulez que je me retire de la campagne Wallace, vous me signez un contrat de deux ans avec Manning, à trois cents dollars la semaine.
— C’est très exagéré.
— Non, Jameson. C’est ça ou rien.
Et il avait raccroché.
J’ai rempli à nouveau son verre de vin. Il en avait besoin.
— Et ensuite, que s’est-il passé ?
— Il a rappelé au bout d’une heure, ce macaque. Pour me dire que mon prix était accepté, que le contrat serait de deux ans, avec trois semaines de congés payés, assurance maladie, et patati, et patata, mais qu’ils me couperaient tout ça si on me voyait collecter des fonds en soutien au satanique Wallace. Même si on m’apercevait à l’un de ses meetings !
— Mais c’est scandaleux ! Et contraire à la Constitution, en plus.
— Jameson a lui-même souligné que rien ne m’obligeait à répondre oui. Parce que, je cite, « nous sommes une grande démocratie, après tout ».
— Et alors, que vas-tu faire ?
— C’est déjà fait. J’ai dit oui.
Comme je restais silencieuse, il m’a fixée du regard :
— J’ai l’impression de déceler une pointe de désapprobation, non ?
— Je suis un peu… surprise par ta décision, c’est tout.
— Je dois préciser qu’ils ont été très compréhensifs, dans l’entourage de Wallace. Et très reconnaissants, aussi.
— Reconnaissants de quoi ?
— Mais que je leur donne les cinq mille dollars de plus que j’ai arrachés à ces requins en échange de ma discrétion, tiens !
J’ai éclaté de rire.
— Pour une belle revanche, c’en est une !
— Chuuut ! C’est ultra-secret, tu penses bien. Si les gros bonnets de la NBC apprennent où part la rançon de mon silence, ils me pendront haut et court ! Le problème, c’est que je ne vais pas toucher cet argent d’un coup, dès le début…
— Je te fais un chèque.
— Et tu seras entièrement remboursée d’ici au 1er février, je m’y engage.
— Rien ne presse. Mais, quand même, comme Machiavel, tu te poses un peu là ! Tu arrives toujours aussi bien à jouer sur les deux tableaux ?
— Hé, S ! C’est ça, l’Amérique, non ?
Wallace a subi une cuisante défaite aux élections, ce qui était prévisible. L’était moins, par contre, la victoire in extremis de Truman : alors que tard dans la nuit tous les résultats donnaient Dewey vainqueur, le pays s’est reveillé en apprenant que le locataire de la Maison-Blanche resterait à sa place. Moi-même, je m’étais résignée à voter « utile », craignant que voter pour Wallace ne puisse qu’aider le républicain à gagner. Lorsque j’ai avoué ce revirement à Eric, il a eu un haussement d’épaules et cette remarque :
— Il faut bien qu’il y ait quelqu’un de raisonnable, dans cette famille…
Deux mois plus tard, The Big Broadway Review, le show de Marty Manning, a débuté sur NBC avec un succès aussi immédiat que massif. Peu après, un matin, mon banquier m’a téléphoné pour m’aviser que je venais de recevoir un chèque de cinq mille dollars. Égal à lui-même, Eric : un homme de parole. Et qui atteignait enfin, enfin, la consécration. Toute la ville s’est mise à attendre l’émission, rebaptisée The Marty Manning Show, et j’ai fini par m’acheter un téléviseur, moi aussi, désireuse comme je l’étais de suivre ce que mon frère concoctait pour sa vedette comique. L’attention s’est évidemment portée sur Eric et son équipe d’auteurs : le New York Times lui a consacré un long portrait dans son supplément dominical et le célébrissime Walter Winchell a salué son talent dans sa rubrique « On Broadway », non sans mentionner au passage que je faisais « rire les dames chaque semaine » avec ma chronique et que le frère et la sœur Smythe constituaient « une paire de rigolos sacrément doués ».
— Comme tous ces républicains enragés, il n’a aucun humour, Winchell, a noté Eric tandis que nous commentions son papier.
— Être qualifiés de « rigolos », c’est charmant, non ?
— Que veux-tu, S ? C’est ça, la gloire…
Et, de fait, il semblait transfiguré par son succès, sa réputation professionnelle et sa soudaine prospérité. En l’espace d’un mois, il s’est dépouillé de la dégaine d’écrivain raté qu’il s’était imposée. Il a aussi abandonné son atelier étriqué du Village pour s’installer dans un bel appartement meublé à Central Park Sud. Le loyer était quatre fois plus élevé que dans son antre de Sullivan Street mais, ainsi qu’il aimait à le répéter, « l’argent est fait pour être dépensé, pas vrai ? ». Car, outre ses talents humoristiques, Eric s’était découvert un autre don peu commun en cette année euphorique avec Manning, à savoir une propension à dilapider allégrement tout ce qu’il gagnait. Dès son installation à Central Park, il a changé du tout au tout ses habitudes vestimentaires, affichant un goût prononcé pour les costumes prince-de-galles sur mesure, les chaussures cousues main, les eaux de toilette de luxe. De sortie tous les soirs, c’était un habitué du Stork Club, du 21, de l’Astor Bar et des multiples clubs de jazz qui se succédaient sur la 52e Rue. Et c’était lui qui prenait toujours l’addition, de même qu’il avait tenu à tout payer lorsqu’il m’avait invitée à un séjour d’une semaine à Cuba, au ruineux hôtel Nacional. Il avait engagé un valet de chambre. Il prêtait de l’argent à tous ceux qui en avaient besoin. Et donc il terminait chaque mois sans un cent en poche. Quand je lui conseillais une certaine prudence financière, il ne m’écoutait pas, voué comme il l’était au plaisir de la prodigalité.
Il était amoureux, également. De Ronnie Garcia, un saxophoniste qui jouait dans l’orchestre attitré du Rainbow Room. Un garçon d’origine cubaine qui avait grandi dans le Bronx, n’avait jamais terminé ses études, avait appris la musique tout seul et trouvait encore le temps de dévorer les livres. Il accompagnait des vedettes telles que Mel Torme ou Rosemary Clooney mais il était aussi capable de parler avec érudition – et avec son accent faubourien – de la poésie d’Eliot. Ils s’étaient rencontrés à une soirée donnée au Rainbow pour Artie Shaw en avril 1949 et ne se quittaient plus depuis. La plus grande discrétion était de rigueur, cependant. Même si le personnel de la résidence d’Eric savait que Ronnie vivait avec lui, aucune allusion n’y était faite. Quant à ses collègues, ils ne lui posaient pas de questions sur sa vie privée, même s’ils avaient remarqué qu’il était le seul d’entre eux à ne pas se vanter de multiples conquêtes féminines. En public, ils veillaient tous deux à s’interdire le moindre geste d’affection et même devant moi ils n’évoquaient jamais leur intimité. Sauf une seule fois, quand Eric m’a demandé ouvertement ce que je pensais de Ronnie alors que nous dînions ensemble à Chinatown.
— Je le trouve merveilleux. Tellement brillant, et au saxo il est époustouflant.
— Ah, très bien, a-t-il approuvé en rougissant un peu. Je suis content parce que… parce que tu vois où je veux en venir, non ?
J’ai posé ma main sur la sienne.
— Oui, Eric. Je vois. Aucun problème.
— Tu es sûre ?
— Si tu es heureux, je le suis aussi. C’est tout ce qui compte.
— Vraiment ?
— Vrai de vrai.
— Merci, a-t-il murmuré. Tu n’imagines pas comme c’est important pour moi, ce que tu…
— Suffit ! l’ai-je coupé en l’embrassant sur le front.
— Maintenant il ne nous reste plus qu’à te trouver quelqu’un de bien.
— Oublie-moi, ai-je répliqué, sans doute trop sèchement.
J’étais sincère. Je ne manquais pas d’hommes autour de moi, voire de prétendants, mais je me gardais bien de m’engager trop loin avec quiconque. D’accord, j’avais eu une relation de près de quatre mois avec un éditeur à Random House, ainsi qu’une courte aventure avec un journaliste du Daily News, mettant fin à l’une et à l’autre d’autant plus volontiers que le premier était décidément trop conventionnel et que le second, âgé d’à peine trente ans, essayait de s’anéantir dans l’alcool. Quand il était à jeun, cependant, Gene pouvait être délicieux. Et il n’a pas été enchanté en m’entendant lui annoncer que c’était terminé, car il avait fini par se persuader qu’il était fou amoureux de moi.
— Attends que je devine. Tu me quittes pour un type du genre cadre supérieur, quelqu’un qui te donnera tout le confort et la sécurité que je suis incapable de t’assurer.
— J’ai déjà été mariée à ce genre d’individu, Gene, et tu le sais très bien. Tu sais aussi que cela n’a pas dépassé cinq mois. Je ne suis pas à la recherche de sécurité, non. J’en ai bien assez en moi-même.
— Mais il y a quelqu’un d’autre, c’est forcé !
— Pourquoi les hommes pensent-ils toujours qu’une femme qui ne tient plus à les voir a forcément quelqu’un d’autre dans sa vie ? Non, je suis désolée de te décevoir mais je ne te quitte pas pour un autre. Je m’en vais parce que tu es décidé à t’autodétruire d’ici cinq ans et que je n’ai pas envie de jouer le second rôle dans ce mélodrame.
— C’est qu’elle a la dent dure, la gisquette !
— Je suis obligée d’être dure, vois-tu. C’est le seul moyen de s’en tirer, quand on est… une « gisquette ».
Après cet échange final au bar du New Yorker Hotel, je suis rentrée chez moi en métro et j’ai passé la fin de la soirée à réécouter Don Giovanni dans la fabuleuse interprétation d’Ezio Pinza, qui demeurait mon disque préféré dans ma collection chaque jour plus fournie. Ce soir-là, j’ai compris pourquoi l’intrigue de cet opéra me fascinait autant. Donna Elvira jure de se venger de celui qui l’a dépouillée de sa vertu, et son désespoir est d’autant plus aigu qu’elle a perdu la tête pour le traître séducteur. De son côté, Donna Anna est prête à tout pour échapper au soporifique Ottavio qui voudrait tellement l’épouser… Oui, cette histoire réveillait de curieux échos en moi. J’avais cédé à un Don Giovanni, et à un Don Ottavio. Mais pourquoi s’abandonner encore à quiconque lorsqu’on a enfin trouvé sa place dans le vaste monde ?
Pour la nouvelle année 1950, Eric a donné une grande réception chez lui, avec plus d’une quarantaine d’invités et un quintette de jazz où figurait évidemment Ronnie au saxo. Je venais de renouveler mon contrat à Saturday/Sunday pour deux ans, me voyant confier en plus de mes rubriques la critique cinématographique hebdomadaire, ce qui portait mes honoraires annuels à seize mille dollars, une fortune pour un travail aussi facile et amusant. De son côté, Eric s’était chargé de superviser d’autres programmes de la NBC, qui avait décidé de porter son salaire à mille six cents dollars mensuels, d’y ajouter une prime annuelle de douze mille dollars pour son intervention de « consultant » et de lui donner un bureau et une secrétaire personnelle, tout cela dans le but non avoué de le tenir loin des sirènes de la chaîne concurrente, CBS.
Dans le grand salon dont les baies donnaient sur Central Park, nous avons donc compté à l’unisson les dernières secondes des années quarante avant d’accueillir par des hourras la nouvelle décennie. Deux douzaines d’inconnus m’avaient embrassée pour me souhaiter une bonne année quand j’ai fini par trouver mon frère près de l’une des fenêtres, les yeux perdus sur le feu d’artifice qui montait du parc. Il m’a enlacée impétueusement, encore plus expansif avec tout le champagne qu’il avait bu.
— Tu arrives à y croire ? m’a-t-il chuchoté à l’oreille.
— Croire à quoi ?
— Toi. Moi. Ici. Tout !
— Non, je n’y arrive pas. Ni à la chance que nous avons.
Il y a eu une rafale d’explosions au-dehors, suivie par un bouquet de lumières rouge, blanc, bleu.
— On y est, S ! Et il faut le goûter, ce moment, parce que ça ne durera pas forcément. Tout peut changer du jour au lendemain. Mais pour l’instant la vie est à nous, on a gagné, on les em… ! Ici et maintenant, en tout cas…
La fête s’est achevée à l’aube. Mes yeux rouges de fatigue ont cligné dans le premier soleil 1950 tandis que le portier de chez Eric me cherchait un taxi. Je me suis jetée dans mon lit dès mon retour et je n’ai émergé à nouveau qu’à deux heures de l’après-midi. Il avait commencé à neiger. À la nuit tombée, c’était une tempête, qui s’est poursuivie jusqu’au 3 janvier au matin. La ville était prise sous un épais manteau blanc qui a rendu tout mouvement pratiquement impossible pendant deux jours supplémentaires. Résignée à tirer parti de cet emprisonnement forcé, j’ai épuisé ma réserve de conserves tout en écrivant quatre rubriques d’avance.
Le 5, la radio a annoncé que la vie reprenait son cours normal dans la cité. C’était une belle et froide journée, les rues avaient été déblayées, les trottoirs grattés et salés. Je suis sortie, prenant à pleins poumons l’air vicié de Manhattan. Il fallait que je regarnisse mon garde-manger mais j’avais d’abord besoin de marcher après toutes ces journées entre quatre murs. Sur un coup de tête, j’ai décidé de partir à l’est plutôt que de me contenter de ma promenade habituelle au Riverside Park.
La 77e jusqu’à Broadway, Amsterdam et Columbus Avenue, le musée d’Histoire naturelle dont la splendeur gothique m’a comme toujours arrêtée, Central Park. Ici, les allées n’avaient pas encore été déneigées, et au bout de quelques pas je n’étais plus à New York mais dans un coin perdu de Nouvelle-Angleterre, au milieu d’un paysage immaculé où tous les sons étaient assourdis. J’ai continué à descendre jusqu’au chemin qui conduisait à un petit kiosque. Je me suis assise sur un banc, face au lac gelé au-dessus duquel s’élevait la silhouette de la ville, fière, hautaine, impavide. J’aimais par-dessus tout ce contraste saisissant entre le calme bucolique du parc et l’audace tape-à-l’œil de cette cité unique. Quel meilleur endroit pour se préparer à une nouvelle décennie et à toutes ses promesses, et à tous ses risques ?
Au bout de quelques minutes, j’ai entendu quelqu’un entrer sous le kiosque. Une femme de mon âge, aux traits nobles et simples, de cette belle austérité qui m’a fait aussitôt comprendre qu’elle était de la Nouvelle-Angleterre, elle aussi. Elle poussait un landau. Avec un sourire, j’ai regardé à l’intérieur. En y découvrant le bébé soigneusement emmitouflé, j’ai ressenti la vague de tristesse trop connue, que j’ai repoussée comme d’habitude derrière un masque avenant et quelque banalité.
— Un beau garçon.
— Merci, a-t-elle répondu en me rendant mon sourire. Je trouve aussi.
— Comment s’appelle-t-il ?
Une voix d’homme s’est élevée derrière elle. Une voix que j’ai eu l’impression de connaître.
— Il s’appelle Charlie !
Il suivait la femme au landau, sur le bras de laquelle il a aussitôt posé une main de propriétaire. Puis il s’est tourné vers moi et soudain il est devenu blanc comme la neige autour de nous.
Ma gorge s’est nouée d’un coup. Après quelques secondes de douloureux silence, j’ai réussi à articuler un vague « Bonjour ».
Jack Malone a mis un moment à surmonter le choc, lui aussi. Un sourire contraint est apparu sur ses lèvres.
— Bonjour, Sara.