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Au bout de quelques pas dehors, j’ai dû m’asseoir sur les marches d’un perron, le temps de recouvrer mes esprits. Mille et une idées chaotiques fusaient dans mon crâne, à peine ébauchées, et au milieu de cette confusion je ne pouvais m’empêcher de me demander si c’était sur ce même escalier que mon père s’était effondré en pleurs quand Sara lui avait dit que tout était fini entre eux…
Mais j’avais terriblement sommeil, aussi, et c’est ce qui m’a forcée à me remettre en route. Je suis rentrée chez moi en taxi et j’ai appelé Matt à son travail. Nous avons eu un échange parfaitement courtois. Il m’a raconté qu’il avait emmené Ethan à un match des Knicks la veille au soir et que notre fils avait hâte de me revoir. Je l’ai remercié d’avoir pris soin de lui pendant ces deux jours. Il m’a demandé comment j’allais, j’ai répondu que cela avait été un moment « curieux », il a remarqué que j’avais une petite voix, j’ai confirmé. Quand il s’est lancé dans une tirade emberlificotée dont il ressortait qu’il espérait que nous allions être à nouveau en bons termes, je me suis contentée d’affirmer que nous allions rester en contact, « pour tout ce qui concerne Ethan, bien sûr », puis je me suis hâtée de raccrocher et d’aller me mettre au lit.
Alors que j’attendais de m’endormir, les yeux fermés, j’ai repensé à la photo de mon père que maman avait prise au temps où ils étaient tous deux en Angleterre. Il était jeune, séduisant, il souriait et il devait probablement être en train de se dire : « D’ici à quinze ou vingt jours, je ne reverrai plus jamais cette fille qui va appuyer sur le déclic. » Et sans doute avait-elle eu le même genre d’idée, derrière son objectif : « Et voilà pour mon album de souvenirs… Un flirt en temps de guerre. » Si ce cliché me tourmentait à ce point, c’est parce qu’il symbolisait le moment où cette femme et cet homme allaient être entraînés dans un destin qu’ils ne soupçonnaient même pas. Comment auraient-ils pu savoir ? On n’a jamais conscience de l’instant inexplicable qui décide de toute une vie.
L’image s’est estompée et je me suis endormie. Mon réveil a sonné juste avant trois heures. Je me suis habillée et je suis partie prendre Ethan à l’école. En chemin, je me suis surprise à chercher encore un sens à l’histoire de Sara. Non seulement je n’y suis pas arrivée, cette fois non plus, mais cela n’a fait qu’aggraver mon désarroi, la sensation que tout m’échappait. Ethan a fusé dehors, inspectant des yeux la petite foule de parents et de nounous. Quand son regard est tombé sur moi, il a souri timidement, s’est approché. Je me suis baissée pour l’embrasser. Il m’a observée d’un air inquiet.
— Qu’est-ce qu’il y a, Ethan ?
— Tu as les yeux tout rouges.
— Hein ? Vraiment ?
— Tu as pleuré ?
— Oh, c’est pour mamy, tu sais…
Nous avons commencé à marcher en direction de Lexington Avenue.
— Tu seras à la maison, ce soir ? m’a-t-il demandé avec une nuance d’anxiété bien discernable.
— Et pas seulement ce soir. J’ai dit à Claire qu’elle n’avait pas besoin de venir avant lundi. Demain aussi, je viens te chercher, et ensuite on va avoir tout le week-end ensemble, et on fera ce que tu veux.
— Super, a-t-il approuvé en me prenant la main.
Nous ne sommes pas sortis, ce soir-là. Je l’ai aidé à faire ses devoirs. J’ai préparé des hamburgers. Nous avons établi l’un de nos pactes : en acceptant deux parties de jeu de l’oie avec moi, il gagnait le droit à une demi-heure sur sa Game Boy. On a fait du pop-corn, regardé une cassette. Bref, je me suis un peu détendue, pour la première fois depuis des semaines. Il n’y a eu qu’un moment de tristesse, quand Ethan, pelotonné contre moi sur le canapé, a levé la tête pour m’interroger :
— Demain, après l’école, on pourra aller voir les dinosaures ?
— Comme tu veux.
— Et après, on regardera un film ici tous ensemble ?
— Tu veux dire tous les deux ? Bien sûr.
— Et papa aussi ?
— Je peux l’inviter, si tu veux.
— Et après, samedi matin, on se lève et on va tous…
— Tu sais bien que si j’invite ton père il ne passera pas la nuit ici, Ethan. Mais je vais lui proposer de passer vendredi soir.
Il n’a rien ajouté, moi non plus. C’était comme si nous étions convenus tacitement de laisser tomber le sujet et de reporter notre attention sur l’écran. Mais, quelques minutes plus tard, il a pris mon bras pour le serrer plus fort contre lui, sa manière de me faire comprendre en silence combien ce monde de parents séparés était difficile à vivre pour lui.
Après l’avoir déposé à l’école le lendemain, je suis revenue à la maison et j’ai téléphoné à Peter Tougas, qui était l’avocat de ma mère depuis trente ans mais avec lequel je n’avais encore jamais traité, ayant eu recours à un ancien copain de fac, Mark Palmer, pour régler mon divorce et autres gâteries juridiques. Il faut dire que maman ne l’avait guère fréquenté, elle non plus. À part pour la rédaction de son testament, elle n’avait pratiquement jamais eu besoin d’une assistance légale dans sa vie. Sa secrétaire m’a mise tout de suite en ligne avec lui.
— Les grands esprits se rencontrent ! J’avais l’intention de vous appeler aujourd’hui ou demain. Il est temps d’avancer, avec cette homologation.
— Vous auriez un moment pour moi vers midi ? Je suis en congé jusqu’à lundi et j’ai pensé qu’on pourrait en parler plus tranquillement avant que je reprenne le collier…
— Aucun problème. Vous savez où je suis ?
Non, je ne savais pas, ce qui était assez normal puisque je n’avais fait sa connaissance qu’aux obsèques de ma mère. Il exerçait dans l’un de ces vénérables immeubles années trente qui bordent encore Madison Avenue au niveau de la 51e Rue et suivantes. Un cabinet modeste, trois pièces meublées simplement avec pour tout personnel une secrétaire et un comptable à mi-temps. Lui-même avait une soixantaine d’années, taille moyenne, cheveux gris clairsemés, grosses lunettes teintées et un costume passe-partout qu’il avait l’air de porter depuis au moins deux décennies. L’antithèse absolue de mon oncle Ray, avec sa clientèle fortunée et sa distinction bostonienne. Et je me suis dit que c’était sans doute pour cette raison que maman l’avait choisi, en plus des tarifs très raisonnables qu’il pratiquait.
Il est venu me saluer dans la petite salle d’attente où la secrétaire travaillait, puis m’a fait passer dans son bureau, aménagé avec une sobriété démodée qui avait dû séduire ma mère, également, tant elle faisait écho à sa propre horreur de l’ostentation.
Il m’a fait signe de prendre l’un des deux fauteuils, s’est assis dans l’autre. Un dossier avec la mention « Mrs Dorothy Malone » attendait déjà sur la table. Je l’ai trouvé étonnamment épais, au premier coup d’œil.
— Et alors, Kate, a-t-il commencé avec le phrasé typique de Brooklyn, vous tenez le coup ?
— J’ai connu mieux. Ç’a été un drôle de moment à passer.
— Je le crois. Et si vous me pardonnez ma franchise, je vous dirai que le retour à la normale sera certainement plus long que vous ne le pensiez. Perdre sa mère, c’est très, très gros, comme expérience. Et jamais évident.
— Oui. Je commence à m’en rendre compte.
— Comment va votre fils ? Ethan, c’est ça ?
— Bien, merci. Je suis très impressionnée que vous vous rappeliez son nom.
— Votre mère parlait de lui chaque fois que je l’ai rencontrée. Évidemment, son unique petit-fils…
Il s’est interrompu, comprenant qu’il venait de commettre une gaffe.
— Le seul qu’elle voyait régulièrement, en tout cas.
— Vous savez que la femme de mon frère n’a jamais…
— Oui, Dorothy a aussi fait allusion à ce problème devant moi. J’ai compris qu’elle avait beaucoup de peine, même si elle ne l’a jamais exprimée ouvertement.
— Mon frère est quelqu’un de très faible.
— Il est venu aux obsèques, au moins. Il avait l’air effondré.
— Il le mérite. Quand on perd une mère que l’on a pratiquement ignorée pendant des années, l’excuse de « mieux vaut tard que jamais » ne fonctionne pas. Et pourtant… Il m’a fait pitié, en réalité. Ce qui est plutôt étonnant, de ma part. Je ne suis pas vraiment réputée pour mon indulgence.
— Ce n’est pas ce que votre mère disait.
— Oh, je vous en prie !
— Non, c’est vrai. Elle parlait de vous… eh bien, comme d’une fille pleine d’attentions, je dirais.
— Elle se trompait souvent, ma mère.
Il a souri.
— Elle m’a aussi confié qu’elle trouvait que vous étiez très dure avec vous-même.
— Là, elle ne se trompait pas.
Il a attrapé le dossier.
— Bon. On y va ?
J’ai hoché la tête. Il a d’abord retiré de la chemise un document de plusieurs pages agrafées.
— Voici une copie du testament de votre mère. L’original est dans mon coffre. Il partira au tribunal d’homologation ce soir, à condition bien entendu que vous l’approuviez, étant l’unique exécutrice testamentaire. Vous voulez prendre un moment pour le lire ou bien je vous résume le tout ?
— Y a-t-il quelque chose de personnel que je doive savoir ?
— Non. Tout est très explicite, très clair. Votre mère vous a légué la totalité de ses biens. Elle n’a stipulé aucune réserve particulière sur la manière dont vous devriez disposer de son héritage. Au cours de nos conversations, elle m’a affirmé qu’elle faisait confiance à votre bon sens quant à l’utilisation du fonds de pension. Euh, ce fonds… vous en connaissiez l’existence avant le décès de votre mère ?
— Non… J’ai fait plein de découvertes ces deux derniers jours.
— Qui vous en a parlé ? Miss Smythe ?
J’ai tressailli.
— Vous la connaissez ?
— Pas personnellement, non. Mais votre mère m’a parlé d’elle.
— Donc vous étiez au courant, à propos de… mon père et elle ?
— J’étais l’avocat de votre mère, Kate. Alors oui, en effet, je connaissais l’origine de ce fonds de pension. Et si je vous présentais son bilan financier, maintenant ?
— Comme vous voulez.
Il a pris une autre liasse de feuilles.
— Voilà. Ce fonds a été constitué en 1956 avec un capital initial de… oui, cinquante-sept mille dollars. Votre mère a retiré les intérêts générés par le principal pendant vingt ans. Et puis, en 1976…
— L’année où j’ai terminé mes études.
— En effet. Dorothy me l’avait dit. Donc, à partir de 76, elle n’a plus procédé à aucun prélèvement.
— Parce qu’il n’y avait plus rien, non ?
— Pas vraiment, a-t-il rétorqué en me lançant un regard gentiment amusé. Je vous ai expliqué que votre mère n’avait touché qu’aux intérêts. En d’autres termes, le capital est resté intact.
— Je ne comprends pas.
— C’est simple, pourtant. Après 76, votre mère n’a plus eu recours à ce fonds.
— Et qu’est-ce qu’il est devenu, alors ?
— Ce qu’il est devenu ? a-t-il repris avec un petit rire. Eh bien, il a pris de l’âge, comme nous tous ! Et il se trouve que le cabinet de placement qui en avait la charge…
Il a cité le nom d’une firme financière réputée.
— … a géré très intelligemment les intérêts de votre mère. Un portefeuille misant surtout sur la prudence, mais avec quelques investissements à risque calculé qui ont joliment rapporté, ma foi.
J’avais du mal à réaliser.
— Vous me dites qu’à la fin de mes études ma mère n’a plus jamais puisé dans cet argent ?
— Exactement. Elle n’a pas pris un seul dollar, même si son conseiller financier et moi-même l’avions encouragée à instituer une rente pour elle. Mais non, elle a toujours soutenu que ses revenus lui suffisaient amplement.
— C’est faux ! Elle a toujours eu du mal à joindre les deux bouts.
— J’en avais l’impression, moi aussi. Et c’est pourquoi sa décision de ne plus toucher à ce fonds m’a laissé assez perplexe, je l’avoue. Surtout qu’en l’espace de sept ans, grâce aux placements que je mentionnais, le principal a été tout simplement multiplié par deux. En 95, ainsi, capital et intérêts confondus, la somme était de…
Il a jeté un coup d’œil à la feuille qu’il avait devant lui.
— … trois cent cinquante-deux mille dollars et quelques cents.
— Mon Dieu…
— Attendez, je n’ai pas terminé. En 95, donc, ses conseillers financiers ont réalisé quelques bonnes opérations sur le terrain des nouvelles technologies, vous savez, commerce électronique, etc. Et depuis 96 la Bourse a été dans l’euphorie permanente, en plus. De sorte qu’ils ont encore doublé le principal pendant ces cinq ans.
— Doublé ?
— Oui. À la fermeture des cours vendredi dernier… Je leur ai demandé un bilan, oui…
Son doigt a cherché une autre volée de chiffres sur la page.
— Donc vendredi dernier le fonds s’établissait à sept cent quarante-neuf mille six cent douze dollars.
— Ce n’est pas possible.
— J’ai le tirage informatique de la situation actuelle, si vous voulez le voir. Votre mère avait de l’argent, Kate. Beaucoup d’argent. Mais elle a choisi de ne pas y toucher.
J’ai failli crier : « Mais pourquoi, pourquoi ? » C’était inutile. Je connaissais la réponse. Elle n’y avait pas touché parce qu’elle le gardait pour moi, évidemment sans jamais y faire la moindre allusion car… Je croyais l’entendre confier à Peter Tougas : « J’ai connu tant de jeunes gens tout à fait prometteurs qui ont mal tourné à cause d’un peu trop d’argent un peu trop tôt dans leur vie… Alors non, je ne veux pas que Kate soit au courant tant que je serai là. À ma mort, elle devrait avoir appris la valeur des choses, j’imagine, et avoir compris où elle va. »
Toujours partante pour les grands messages moraux, ma mère… Et toujours prête à se sacrifier, à se refuser de petits plaisirs. Pas de nouvelles robes, ni une jolie lampe, ni même la simple commodité d’un appareil ménager plus moderne. Je venais d’apprendre qu’elle aurait eu les moyens, et amplement, de se rendre la vie plus facile, mais non, la spartiate ne l’aurait pas toléré, la puritaine accomplie qui repoussait chaque fois les tentatives de sa fille par un « Mais non, tout va bien, ma chérie… Tu dois d’abord penser à toi ».
Avec tout ce que je savais d’elle, je comprenais la logique de sa décision, pourtant. Meg avait raison : elle avait eu un rare sens pratique qui n’entrait pas en contradiction avec ses exigences éthiques. Ainsi, elle s’était estimée obligée d’accepter l’argent de « cette femme » pour élever ses enfants, mais elle n’aurait voulu sous aucun prétexte qu’il lui serve à couvrir ses propres besoins. Son quant-à-soi ne l’aurait pas supporté. Elle avait peut-être fini par accorder son pardon à Sara Smythe, comme Meg le pensait, et cependant elle avait décidé d’oublier ce fonds de pension dès que Charlie et moi n’en avions plus eu besoin. Ou plutôt elle en avait fait un coffre enfoui en lieu sûr, un trésor à découvrir après sa mort. L’ultime bombe à retardement qui atterrirait sur mon palier dans les jours suivant son enterrement.
Sept cent quarante-neuf mille six cent douze dollars… Cela n’avait aucun sens. Aucun…
— Kate ?
Peter Tougas venait de poser sur la table basse une boîte de Kleenex qu’il avait prise sur son bureau et me regardait d’un air navré. Revenue à la réalité, j’ai brusquement senti que mes joues étaient trempées. J’ai sorti un mouchoir pour m’essuyer les yeux.
— Pardon…
— Mais non. Tout ça ne doit pas être évident pour vous.
— Je ne mérite pas cet argent.
Il a souri.
— Mais si, Kate. Il va faciliter plein de choses, pour Ethan et vous.
— Et Charlie ?
— Quoi, Charlie ?
— Eh bien… Je me demandais quelle était sa part, dans tout ça ?
— Sa part ? Comme je vous l’ai expliqué, il n’en a pas. Votre mère l’a laissé en dehors de son testament. Elle ne vous l’avait pas dit ?
— Oh, elle m’a dit qu’il n’hériterait de rien. Mais elle disait aussi qu’il n’y aurait pratiquement rien à hériter…
— Je suppose qu’elle voulait vous faire une surprise.
— C’est réussi.
— Quoi qu’il en soit, Dorothy a été formelle : la succession doit aller à vous et à vous seule.
— Pauvre Charlie…
Il a haussé les épaules.
— On récolte ce qu’on a semé, Kate.
— Oui, sans doute.
Je me suis levée.
— Est-ce que nous pouvons en rester là, pour aujourd’hui ?
— Eh bien, il y a encore quelques détails concernant l’homologation. Mais si vous préférez attendre la semaine prochaine…
— Oui, je préférerais. J’ai besoin d’un peu de temps pour…
— Je comprends, je comprends. Alors appelez-moi quand vous voudrez.
Je suis partie à pied vers le nord, lentement, sans prendre garde aux passants, à l’agitation de la ville. À la hauteur de la 74e Rue, j’ai tourné à droite sans y penser, comme si j’avançais sur pilote automatique. Arrivée chez moi, j’ai aussitôt mis en action le plan que j’avais élaboré dans ma tête pendant que je marchais.
J’ai d’abord appelé Avis et réservé une voiture pour l’après-midi, à leur agence de la 64e Rue. Ensuite, j’ai téléphoné à un hôtel de Sarasota Springs, où j’ai pris une chambre, puis j’ai allumé l’ordinateur d’Ethan et j’ai envoyé un mail à Matt : « Nous partons jusqu’à lundi soir, Ethan et moi. Tu peux me joindre sur mon portable. » J’ai réfléchi une seconde : « Merci encore pour ta gentillesse pendant cette semaine éprouvante. Elle a été très appréciée. » J’ai signé et j’ai appuyé sur « envoi ».
À trois heures, j’étais devant l’entrée de l’école. Ethan n’a pas masqué sa surprise, et sa déception, lorsqu’il a découvert à mes pieds deux sacs de voyage.
— Quoi, on ne va pas voir les dinosaures ?
— J’ai eu une meilleure idée. Bien plus amusante.
— Quel genre d’amusement ?
— S’enfuir tous les deux pour le week-end, ça te dit ?
Il a battu des paupières, ravi.
— Tu parles !
Je lui ai tendu une enveloppe au nom de son conseiller d’éducation.
— Cours vite la donner, d’accord ? C’est pour Mr Mitchell. Je le préviens que tu seras parti jusqu’à mardi.
— Parti… loin ?
— Très loin !
— Wouaoh !
Il a filé déposer le mot au bureau des entrées. Une heure plus tard, nous étions en route. Voie express du Bronx, la 287, le pont sur l’Hudson au sud de Tarrytown, puis la 87 vers le nord.
— Où c’est, le Canada, m’man ? m’a-t-il demandé quand je lui ai enfin révélé notre destination.
— Tout là-haut, droit devant.
— Tout là-haut… Comme le pôle Nord, là où le Père Noël habite ?
— Exact.
— Mais on ne va pas le voir, lui.
— Non. On va voir… des Canadiens.
— Ah ! a-t-il soufflé, très impressionné.
Pourquoi le Canada ? Pas de raison précise, sinon que c’était la première direction qui m’était venue à l’esprit lorsque j’avais brusquement décidé de changer d’air avec Ethan. Et puis cela avait aussi été ma première sortie du territoire américain en 1976, lors d’une escapade supposément romantique à Québec avec un petit ami de l’époque, Brad Bingham. Avec un nom pareil, je ne pouvais que l’avoir rencontré à Amherst, où il était rédacteur en chef adjoint de la revue littéraire du campus, vouait un culte à Thomas Pynchon et rêvait de s’enfuir au Mexique pour y écrire un gros roman fumeux. Nous caressions tous ce genre de rêves chimériques, alors, l’espoir d’un avenir d’affranchis, qui serait vite ruiné lorsque nous allions intégrer le monde du travail et nous résigner à notre destin, c’est-à-dire à la normalité. La dernière fois que j’avais eu de ses nouvelles, Brad était un grand avocat de Chicago représentant une méga-multinationale dans un recours devant la Cour suprême à propos de la législation antitrust. Sur la photo que le New York Times avait publiée, il avait pris quinze kilos et perdu la majeure partie de ses cheveux. Un adulte, au sens le plus déprimant du terme. Comme nous tous… Mais, enfin, il m’avait permis de découvrir Québec et il avait plutôt bien réagi quand je lui avais annoncé une semaine ou deux après ce voyage que nous allions être « juste des amis », désormais. Et c’était grâce à lui que je roulais maintenant vers le Canada avec mon fils…
— Est-ce que papa sait où nous allons ? a lancé Ethan.
— Je lui ai envoyé un mail, oui.
— Il devait m’emmener à un match de hockey, samedi…
Merde ! J’avais complètement oublié qu’il m’en avait parlé, en effet. Il faut dire que ce samedi n’était pas inclus dans les deux week-ends qu’Ethan passait avec son père chaque mois, en temps normal. J’ai tâtonné dans la boîte à gants jusqu’à ce que je trouve mon portable.
— J’aurais pu lancer les flics à tes trousses pour kidnapping, a remarqué Matt dès que je l’ai joint à son travail.
Il avait un ton ironique, heureusement. Je ne m’en suis pas moins sentie honteuse.
— Ça s’est décidé sur un coup de tête. Mais je peux faire demi-tour tout de suite, si tu…
— Mais non, mais non. C’est une bonne idée ! Tu le ramènes à temps pour l’école, mardi ?
— Certainement.
— Et tu les as prévenus qu’il ne serait pas là lundi ?
— Bien sûr. Je ne suis pas irresponsable à ce point.
— Personne n’a dit que tu l’étais, Kate.
— C’est le sens implicite de tes questions.
— Pas du tout.
— D’accord, d’accord. Écoute, je suis désolée d’avoir flanqué par terre tes plans, pour ce match de hockey, mais…
— Là n’est pas la question.
— Oui ? Où elle est, alors, la question ?
— Tu ne pourras jamais arrêter, donc ?
— Je n’ai rien à arrêter. Je ne cherche surtout pas à…
— Très bien, très bien. Tu as gagné. Voilà, tu es contente ?
— Je n’essaie pas de gagner quoi que ce soit, Matt !
— Fin de la discussion, alors.
— Parfait, ai-je concédé, soudain atterrée par la stupidité gratuite de cet accrochage.
Il fallait donc que je gâche tout, chaque fois ? Après un silence, j’ai repris :
— Tu veux parler à Ethan ?
— J’aimerais, oui.
Je lui ai passé l’appareil.
— C’est papa.
Je n’ai pu m’empêcher de l’écouter pendant qu’il répondait à Matt. Il avait l’air un peu hésitant, intimidé, sans doute refroidi par l’agressivité de l’échange qu’il avait surpris entre nous. Prise d’un horrible accès de culpabilité, je me suis demandé s’il allait finir par nous détester pour avoir ruiné ses certitudes, compromis son équilibre à un si jeune âge.
— Oui, p’pa… Ce serait bien, oui… Et le cirque aussi, oui… D’accord, je serai sage avec m’man… Oui, à bientôt.
Il m’a rendu le téléphone et nous n’avons plus rien dit pendant un long moment, jusqu’à ce qu’il annonce en forme de constat :
— J’ai faim.
Nous nous sommes arrêtés à un McDonald’s aux abords de New Paltz. Il a mangé posément ses nuggets et ses frites, prenant de temps à autre le jouet de pacotille qui était inclus dans son menu enfant. Je le surveillais d’un œil inquiet en me forçant à boire quelques gorgées d’un immonde café. Si seulement je pouvais lui rendre la vie plus belle… Mais c’était impossible. J’ai posé ma main sur sa joue.
— Ethan, mon chéri…
Il a rejeté la tête en arrière. Soudain, il était en larmes.
— Je… voudrais que tu vives… avec papa, a-t-il articulé entre deux sanglots.
Il s’est dégagé quand j’ai cherché à le prendre dans mes bras. Le gros chagrin devenait du désespoir.
— Je veux que ma maman et mon papa ils soient ensemble !
La plainte était perçante, maintenant, déchirante. Un couple âgé à une table voisine m’a fusillée du regard comme si je personnifiais tout ce qu’ils réprouvaient chez les femmes d’aujourd’hui. Brusquement, Ethan s’est jeté contre moi. Je l’ai cajolé et bercé jusqu’à ce qu’il recouvre son calme.
Il s’est endormi presque tout de suite lorsque nous avons repris la voiture. Les yeux lourds, je me concentrais au maximum, l’esprit aussi embrumé que la route envahie peu à peu par un brouillard bas dans lequel les phares plongeaient comme des doigts dans de la barbe à papa. Je me sentais au milieu du néant, qui était aussi vide que moi.
Ethan était toujours assoupi à notre arrivée à l’hôtel de Sarasota Springs. Je l’ai porté à notre chambre et je l’ai bordé dans l’un des deux lits jumeaux après l’avoir mis en pyjama. Ensuite, je suis restée une heure dans la baignoire, le regard perdu au plafond. J’ai fini par en sortir pour appeler le service et me commander une salade César ainsi qu’une demi-bouteille de vin rouge. J’ai chipoté quelques feuilles de laitue, vidé le bordeaux, essayé en vain de me plonger dans un roman d’Anne Tyler que j’avais pris avec moi mais les lignes se brouillaient sous mes yeux, alors je me suis contentée de regarder la neige tomber derrière la vitre. Malgré tous mes efforts, mon esprit ne pouvait former qu’une seule et lancinante idée : « J’ai tout foiré. »
Quand je me suis réveillée en sursaut, il ne neigeait plus. C’était un matin clair et froid, la promesse d’un beau jour. Je me sentais reposée, Ethan paraissait plus gai, et pressé de reprendre le voyage. Il a dévoré une pile de crêpes en me bombardant de questions sur ce qui nous attendait au nord. Y avait-il encore des ours, au Canada ? Et des élans ? Et des loups ?
— On verra peut-être un loup, si on a de la chance.
— Mais je voulais voir un ours, aussi !
— Bon. Ça peut s’arranger, peut-être.
Il nous a fallu près de sept heures pour atteindre Québec mais il n’a pas eu l’air de s’ennuyer, d’autant que j’avais eu soin de glisser sa Game Boy dans son sac et qu’il a découvert avec soulagement qu’il pouvait l’utiliser en auto sans avoir la nausée. Ou bien il a lu, et nous avons également discuté d’un nombre incalculable de sujets, depuis la nature profonde de Godzilla – un brave monstre qui s’était un peu égaré en chemin ? – jusqu’au Power Ranger auquel Ethan rêvait de ressembler quand il serait grand. Il a adoré le passage du poste-frontière, a charmé la préposée des Douanes canadiennes en lui demandant où nous pourrions acheter un loup. Les panneaux rédigés en français n’ont pas manqué de le fasciner. Quand nous avons contourné Montréal et suivi l’autoroute 40 vers le nord en longeant le Saint-Laurent, il est resté interdit devant le spectacle d’un aussi grand fleuve transformé en bloc de glace. Nous avions encore deux heures avant d’atteindre Québec. La nuit tombait, Ethan s’est assoupi mais il a rouvert les yeux dans l’allée du château Frontenac et l’air glacé l’a réveillé d’un coup. Notre chambre était assez chichiteuse mais offrait une vue fantastique sur la ville. Il a contemplé les lumières féeriques du Vieux Québec.
— On y va ? m’a-t-il demandé.
Nous nous sommes rhabillés pour sortir. Il neigeait doucement, les réverbères rétro de la vieille ville baignaient les rues pavées d’une lumière surnaturelle. Sa main dans la mienne, Ethan ouvrait de grands yeux devant les immeubles qu’on aurait crus de pain d’épices. Pour la première fois depuis des semaines, j’ai eu chaud au cœur en constatant son émerveillement.
— Je veux vivre ici, m’man !
J’ai éclaté de rire.
— Il faudra que tu apprennes le français, alors.
— Je peux, oui. Et p’pa et toi aussi !
La tristesse est revenue, soudain.
— Viens, Ethan, on rentre à l’hôtel. Il fait froid.
Nous avons dîné dans notre chambre. Alors qu’il avait terminé son hot dog pommes frites, et que j’avais à peine touché au coq au vin plutôt fadasse, il a annoncé :
— La prochaine fois qu’on part, p’pa vient avec nous.
— Écoute, mon chéri…
— Et à Pâques on va tous à DisneyWorld !
— Nous irons à DisneyWorld toi et moi, Ethan.
— Et p’pa aussi !
J’ai pris ma respiration en cherchant sa main.
— Ethan ? Tu sais bien que papa vit avec Blair, maintenant, et donc…
— Mais il va revivre avec toi.
— Non, Ethan. C’est impossible.
— Ne dis pas ça !
— Nous te l’avons déjà expliqué, lui et moi.
— Mais c’est pas juste !
— Tu as raison. Ce n’est pas juste mais c’est ainsi. On ne peut plus vivre ensemble.
— Si, vous pouvez !
— Non, Ethan. Plus jamais. Je sais que c’est triste mais ça ne veut pas dire que…
Il s’était déjà rué dans la salle de bains, en claquant la porte derrière lui. Je l’ai entendu éclater en sanglots. Je l’ai rejoint en hâte. Il était assis sur le couvercle de la cuvette, la figure dissimulée sous ses mains.
— Laisse-moi !
— Attends que je t’explique, Ethan.
— Va-t’en !
J’ai préféré ne pas insister. Revenue dans la chambre, j’ai allumé la télé et j’ai zappé sans but, l’estomac noué. Je ne savais plus que faire ou que dire pour arranger les choses. Au bout de deux minutes, je suis allée à la porte sur la pointe des pieds et j’ai écouté. Il ne pleurait plus. Je l’ai entendu soulever le couvercle, se soulager, tirer la chasse, faire couler l’eau dans le lavabo. Je suis retournée dans mon fauteuil à toute allure. Il est sorti de la salle de bains la tête baissée. Il est allé droit à son lit, s’est glissé sous les couvertures. Je me suis retournée pour lui demander :
— Tu voudrais regarder des dessins animés ?
Il a fait oui de la tête, alors j’ai recommencé à zapper jusqu’à tomber sur le Cartoon Network. Doublé en français, évidemment.
— Tu veux que je change ?
— Non. C’est rigolo, comme ça.
Nous avons regardé Tom et Jerry avec l’accent canadien, Ethan allongé sur le côté. Cinq minutes avaient dû s’écouler quand il a murmuré :
— Je veux un câlin.
Aussitôt, j’étais près de lui, un bras passé autour de ses épaules.
— Je suis désolée, Ethan. Vraiment.
Il n’a rien répondu, les yeux toujours fixés sur le jeu du chat et de la souris. Son silence disait tout. Il confirmait une crainte qui m’obsédait depuis longtemps : même si nous ne lui avions jamais laissé d’illusions quant à une possible réconciliation, il avait fini par se persuader que la séparation de ses parents n’était que temporaire, qu’un beau matin papa reviendrait auprès de maman et avec lui l’harmonie du monde telle qu’il l’avait connue. Et là, soudain, la réalité venait s’imposer en détruisant cet espoir. Tout en le serrant contre moi, je n’ai pas pu m’empêcher de penser que l’échec combiné de ses parents lui avait donné un avant-goût très prématuré de l’une des tristes vérités de l’existence, celle selon laquelle les gens autour de vous s’arrangent toujours pour vous décevoir quand vous auriez le plus besoin d’équilibre, de sécurité.
Il n’a plus abordé le sujet pendant le reste du voyage. Le lendemain, nous avons exploré les ruelles du Vieux Québec, puis nous sommes allés en taxi à la campagne et nous avons fait une promenade en traîneau tiré par un cheval dans les bois enneigés. En début de soirée, nous avons vu un spectacle de marionnettes, Pierre et le loup, en français naturellement, mais comme Ethan connaissait l’histoire par cœur – il a le CD depuis qu’il est tout petit – il a été très fier de pouvoir la suivre en langue étrangère. Nous avons dîné dans un petit restaurant où un accordéoniste jouait ce que j’ai identifié par déduction comme de vieux airs québécois, une musique pas vraiment envoûtante mais dont Ethan a paru apprécier l’exotisme, notamment lorsque le musicien s’est approché de notre table, lui a demandé quelle chanson française il connaissait et l’a régalé d’une interprétation de Frère Jacques.
Une bonne journée, donc, au cours de laquelle il n’a pas manifesté le moindre signe de tristesse ou de préoccupation, et Dieu sait si je surveillais ses réactions… Il s’est couché volontiers, m’a souhaité bonne nuit et m’a confié qu’il aurait aimé rester un jour de plus.
— Moi aussi, chéri, mais ils ne seraient pas contents, à ton école.
— Tu peux leur dire que je suis tombé malade.
J’ai eu un petit rire.
— Mon patron aussi, il risque de faire la tête s’il ne me voit pas mardi. Mais bon, les vacances de Pâques ne sont pas loin ! Et là…
— DisneyWorld ?
— Voilà. Maintenant repose-toi.
Dès qu’il s’est endormi, j’ai attrapé le téléphone et j’ai appelé Meg.
— Où tu as disparu, bon sang ? Hein ? Québec en plein janvier ? Je confirme, tu es maso.
— Les vieilles habitudes ont la peau dure.
— Ah ! Tu m’as l’air un peu plus en forme.
— On a passé un bon moment. Ce qui n’avait pas trop été le cas pour moi depuis…
— Je sais.
— Et puis j’ai vu l’avocat de maman, vendredi.
— Et alors ?
— Alors ce fonds n’était pas épuisé, contrairement à ce que je croyais.
— Ah bon ?
— En fait, il y a…
Je lui ai indiqué la somme que Tougas m’avait donnée.
— Tu me mènes en bateau.
— Pas du tout.
— Seigneur ! C’est toi qui paies le restau, la prochaine fois.
— C’est assez surprenant, non ?
— Tu veux dire que c’est renversant, oui !
— Oui, sans doute.
— Je vais te dire, ma belle : c’était quelqu’un, ta mère.
— Oui. Certainement.
— Tu ne vas pas me raconter que tu n’es pas contente de cette aubaine ?
— Je ne sais pas… C’est juste que… tout me dépasse, quoi.
— Je comprends, Kate. Mais ne sois pas dépassée par « ça ». C’est une grande nouvelle.
— Oui, bien sûr… Mais bon, je me sens un peu bizarre vis-à-vis de… à cause de Charlie.
— Qu’il aille se faire voir ! C’est toi qui as pris soin de ta mère, pas lui.
— Mais c’est lui qui a perdu son père.
— C’était le tien aussi.
— Mais moi je ne l’ai jamais connu. Et maman ne m’a jamais fait sentir que je lui avais gâché la vie, comme à Charlie.
— Minute, Kate ! Elle l’aimait, Charlie !
— Oui, c’est certain. Mais est-ce qu’elle le lui a montré ?
— Je ne sais pas.
— C’est un fait, Meg : si Charlie n’était pas arrivé, elle n’aurait sans doute jamais épousé Jack Malone. Et elle aurait été plus heureuse.
— Ne crois pas ça, non. Elle était programmée pour être une martyre, ta mère.
— C’est sûr… Avec tout cet argent en banque, penser à la vie qu’elle a menée…
— Elle n’a jamais pu surmonter cette histoire, Kate. Ç’a été sa grande tragédie.
Sara Smythe, par contre… Elle avait vécu une tragédie, elle aussi, mais elle avait fini par l’accepter, ou du moins apprendre à vivre avec. Tandis que ma mère avait été hantée par elle, à chaque instant. C’est ce que je comprenais maintenant, de même que je me rendais compte que je ne l’avais jamais comprise, en réalité. Le courage d’élever ses deux enfants toute seule, je ne l’avais pas mesuré. Ni soupçonné la volonté qu’il y avait derrière son austérité. Elle avait reprisé des robes vieilles de vingt ans, refusé de faire retapisser son vieux canapé, accepté son petit appartement sans lumière, tout cela uniquement pour que je n’aie pas à revivre son infortune plus tard, pour que ma vie adulte soit confortable, assurée, capitonnée… Mais moi j’étais trop absorbée par mes propres déconvenues, par ce sentiment d’avoir été la dupe des hommes et du hasard, je me plaignais quand ma mère avait gardé un silence de quarante années sur une trahison qui pourtant avait changé son sort à jamais. « Moi, moi, moi ! » Elle avait eu sans doute envie de le crier, elle aussi, d’entonner cette complainte nombriliste. Mais non, elle avait préféré rester stoïque, muette. Sans même se rendre compte qu’il y avait là, derrière cette discrétion obstinée, un véritable héroïsme.
— Kate ? Ça va ? s’est inquiétée Meg devant mon long silence.
— J’essaie, oui.
— Ça ira. Je le sais. Et même si ça ne va pas au moins tu peux être une rabat-joie bourrée aux as, maintenant.
Je n’ai pas pu m’empêcher de rire.
— Je vais me coucher, Meg.
— On déjeune la semaine prochaine ?
— Mais oui ! Et cette fois l’addition est pour moi, sérieusement.
Nous avons bien dormi, tous les deux. En me réveillant, j’ai constaté avec soulagement que le blizzard qui menaçait la veille s’était éloigné. Nous étions sur la route du retour à neuf heures. Nous venions de repasser la frontière, trois heures plus tard, quand Ethan m’a soudain annoncé :
— Je passe la nuit chez papa, ce soir.
Je me suis mordu la lèvre.
— Comme tu veux, mon grand. On l’appelle tout de suite.
J’ai appelé Matt sur mon portable. Nous nous sommes parlé un moment puis j’ai tendu l’appareil à Ethan.
— Papa, je peux venir chez toi ce soir ?
Ils ont bavardé quelques minutes. Ethan paraissait enchanté par cet échange, ce qui a évidemment réveillé en moi une jalousie que j’ai tout aussi évidemment combattue. Lorsque des parents séparés se partagent un enfant, il y a toujours cette inquiétude que « l’autre » s’entende mieux avec lui, le contente plus. Malgré tous les efforts pour résister à cet engrenage, une compétition s’instaure : il t’a emmené au cirque ? Moi, je vais te payer Le Roi lion à Broadway. Il t’a acheté des Nike ? Moi, ce sera ta première paire de Timberland. Il n’a rien de joli, ce jeu plein d’agressivité à qui sera le meilleur parent. Et cependant il est absolument inévitable.
Ethan m’a rendu le téléphone.
— Tu es sûre que ce n’est pas un problème qu’il vienne ce soir ? m’a demandé Matt.
Si, c’en était un. Mais je comprenais aussi qu’il fallait cesser de voir des problèmes partout. Pour mon propre bien.
— Mais non, franchement.
— Parfait, a-t-il approuvé, visiblement surpris. Merci.
J’ai maintenu une bonne moyenne. Après un arrêt rapide pour dîner, nous étions en haut de Manhattan à huit heures. J’ai rappelé Matt pour le prévenir que nous arriverions dans vingt minutes. Comme j’avais donné sa tenue d’école à nettoyer à l’hôtel, et qu’il avait ses livres et ses cahiers dans la malle arrière, nous n’avions pas besoin de repasser par chez moi. Matt nous attendait en bas de son immeuble, 20e Rue Ouest. Je m’étais à peine garée qu’Ethan avait bondi dehors et sautait dans les bras de son père. Je suis allée ouvrir le coffre, j’ai transféré quelques affaires de toilette dans son sac de classe, j’ai pris l’uniforme encore sous cellophane et je l’ai tendu à Matt. Ethan s’est chargé de son cartable.
— Il a des chaussettes et un slip propres là-dedans, ainsi que sa brosse à dents. Et voilà sa tenue d’école.
— Il a tout ce qu’il faut ici, tu sais…
— Ah, je n’y avais pas pensé.
— Pas grave.
Il a donné un coup de coude à Ethan.
— Alors, dis merci à maman pour ce super week-end.
Je me suis penchée, il m’a planté un baiser sur la joue avec un simple « merci, m’man ». Je me suis redressée.
— Eh bien…
— Eh bien, ai-je répété bêtement.
Comme nous étions maladroits l’un envers l’autre, désormais… On se rencontre. On vit ensemble. On partage une intimité totale. On fait un enfant ensemble. Et puis tout tourne mal, si mal qu’on en est réduits à des attitudes guindées, à des mots sans chaleur, avec un enfant déchiré…
Matt m’a tendu la main. Je l’ai serrée.
— Cette dispute l’autre jour, c’était idiot, ai-je reconnu.
— En effet.
— On a toujours eu le chic pour ça, nous deux. Les disputes idiotes.
— Oui, a-t-il acquiescé avec un petit rire. On est doués pour s’asticoter mutuellement. Mais… ça arrive, il faut croire.
— Oui. Ça arrive.
Un bref sourire. Nos mains se sont séparées. Je me suis encore penchée pour embrasser Ethan.
— On se voit demain après l’école, chéri. Je serai à la maison vers sept heures.
Il a hoché la tête et tourné les talons pour disparaître dans l’immeuble avec son père.
J’ai rendu la voiture. Je suis rentrée. Le silence de l’appartement déserté m’a déprimée. « C’est seulement pour un soir », me suis-je répété.
J’ai repris le travail le lendemain matin. Il y avait tellement de dossiers en attente que j’ai eu à peine le temps de grignoter un sandwich. Mais j’ai pris cinq minutes pour appeler Peter Tougas.
— Vous vous sentez mieux, Kate ?
— Un peu.
— Je vous l’ai dit, ce sera long.
— Comme tout, non ?
— Vous n’avez peut-être pas tort, là. Bien. Cette homologation, on reprend ?
— Tout à fait. Mais j’avais une question : en tant que légataire universelle, je suis libre de faire ce que je veux de cet argent, non ?
— Bien sûr, a-t-il confirmé, légèrement agacé. Ainsi que je vous l’ai précisé l’autre jour, il n’y a aucune clause particulière dans le testament.
— Parfait. J’ai décidé que mon frère aurait sa part, lui aussi.
— Pardon ?
— Je veux que Charlie reçoive la moitié de l’héritage.
— Un petit instant, Kate…
— Voyons… Sept cent cinquante mille, en gros ? Donnez-lui trois cent soixante-quinze.
— Vous n’êtes pas obligée de…
— Je le sais, oui.
— Accordez-vous au moins deux jours de réflexion, Kate.
— C’est déjà fait.
— Alors deux de plus !
— Non. J’ai bien réfléchi. C’est ce que je veux.
— Kate… Vous n’oubliez pas de quelle manière il s’est conduit avec votre mère ?
— Non, pas du tout. Mais il aura tout de même la moitié.
— Au nom de quoi, Kate ?
Je n’étais pas disposée à le lui dire. Mes raisons étaient simples : j’avais été mise échec et mat par ma mère, cette fine et silencieuse stratège. C’était elle qui avait tout organisé : d’abord amener Sara à me raconter l’histoire, puis laisser son avocat me donner le coup final avec cette révélation… Et tout cela sans un mot. Mais le message n’en était pas moins clair : lorsqu’il s’agit de pardonner, les actes comptent plus que les paroles. Parce qu’un acte en suscite toujours un autre, tout comme pardonner à quelqu’un permet de se pardonner à soi-même. Quarante-quatre années durant, Sara et ma mère ne s’étaient pas dit un mot et cependant elles avaient accompli les actes qu’il fallait, elles s’étaient accordé un pardon mutuel. Et maintenant, de sa tombe, maman continuait à agir selon son habitude : elle me posait une question. Une simple question :  « Peux-tu en faire autant avec ton frère ? Même en sachant à quel point il a eu tort ? »
Peter Tougas insistait :
— Donnez-moi au moins une raison, Kate. S’il vous plaît.
— Parce que c’est ce qu’elle aurait voulu.
Il est resté sans voix un moment.
— Très bien, Kate. Je vais faire le nécessaire. Est-ce que… Voulez-vous que je me charge d’apprendre la nouvelle à Charlie ?
— Merci.
— Que dois-je lui dire d’autre ?
— Dites-lui de m’appeler.
J’ai raccroché et je me suis remise au travail. J’ai quitté le bureau à six heures et demie. Je me suis arrêtée dans une boutique de jouets pour acheter une maquette de robot. Une cochonnerie en plastique de plus, je le savais parfaitement, mais Ethan avait vu la pub à la télévision et laissait entendre depuis des semaines qu’il en rêvait. À sept heures et quart, le taxi me déposait devant chez moi. Claire, la nounou, était en train de ranger la cuisine quand je suis entrée. Elle m’a serrée dans ses bras – nous ne nous étions pas revues depuis l’enterrement – et m’a demandé comment j’allais.
— Ça va. Où est notre homme ?
— Dans sa chambre. Il a déclenché une nouvelle guerre des étoiles sur son ordinateur.
J’ai passé la tête par sa porte. Il a tout de suite remarqué le sac de FAO Schwarz en se retournant. Son visage s’est illuminé.
— Je peux voir ? Je peux voir ?
— Quoi ? Même pas bonsoir ?
Il est venu m’embrasser en courant.
— Bonsoir ! Je peux ?
Je lui ai tendu le sac. Quand il a vu qu’il s’agissait du robot qui l’avait tant fasciné, il s’est exclamé :
— Tu savais !
Eh oui. Pour une fois…
Il s’est assis par terre, déballant les pièces avec empressement.
— Tu viens m’aider à le monter ?
— Oui. Je passe un coup de fil, d’abord.
— Oh, m’man !
— Juste une minute, et je suis à toi.
Dans ma chambre, j’ai décroché le combiné. Mon cœur battait. Cela faisait des jours que je remettais cet appel à plus tard. Les renseignements, d’abord. Smythe S, 77e Rue Ouest. Le téléphone a sonné chez elle.
— Bonsoir. C’est moi, Kate.
— Oh, bonsoir ! Quelle bonne surprise !
Oui. Surtout alors que je lui avais annoncé qu’elle ne m’entendrait jamais plus…
— Eh bien… Euh…
— Il y a un problème, Kate ?
— Non, aucun. Je me demandais juste…
— Oui ?
— Eh bien…
« Oh, assez ! Lance-toi ! »
— Voilà, je pensais emmener Ethan au petit zoo, samedi. Vous connaissez ?
— Je connais, oui.
— Enfin, je pense qu’on y sera vers onze heures et donc… si vous voulez nous retrouver là-bas… et peut-être déjeuner avec nous, après ?
Quelques secondes se sont écoulées.
— Oui, j’aimerais beaucoup.
— Très bien. À samedi, alors.
J’ai raccroché. Je m’apprêtais à appeler Meg quand Ethan a crié de sa chambre :
— M’man ! Tu as dit que tu m’aiderais !
Je l’ai rejoint. Il était au milieu d’un puzzle de pièces en plastique, la notice d’assemblage dans une main.
— Allez ! Fais-le-moi !
Je me suis assise à côté de lui en grommelant. Et j’ai grogné encore plus en consultant les instructions. Il y en avait dix pages, rédigées en sept langues. Il fallait être diplômé du MIT pour y comprendre quoi que ce soit.
— C’est vraiment compliqué, Ethan.
— Tu vas y arriver.
— N’en sois pas si sûr.
— Allez, essaie, quoi !
Essaie ? Mais c’est ce que je fais, mon fils. Sans arrêt…
— M’man ! a-t-il protesté en voyant que mon attention avait dérivé.
Mes yeux sont revenus à lui et soudain j’ai eu devant moi l’adolescent difficile et complexé, terriblement dépendant de moi malgré ses manières cassantes, et l’étudiant maladroit enchaînant erreur sur erreur, et le jeune homme prenant son premier appartement à New York, Boston ou Chicago, si sûr de lui en apparence et pourtant assailli de doutes, comme nous tous… Quand est-ce que ça va lui tomber dessus ? me suis-je demandé. À quel stade va-t-il découvrir l’énorme, la radicale inanité de tout cela ? Comprendre qu’on se trompe toujours, quoi qu’on fasse ? La plupart d’entre nous sont bourrés de bonnes intentions et pourtant nous n’arrivons qu’à décevoir les autres, et nous-mêmes. Que reste-t-il, alors, sinon essayer encore ? C’est la seule chance qui nous reste. Vivre, c’est essayer.
Ethan a saisi la plus grosse pièce de la mosaïque et me l’a tendue.
— S’il te plaît, m’man ! Fais-le marcher.
— Je ne sais pas comment ça marche, Ethan. Je ne sais pas comment marche quoi que ce soit.
— Tu peux essayer.
J’ai ouvert la main, et il a laissé tomber le bout de plastique dedans. « Je ne veux pas te décevoir, me suis-je dit. Non, je ne voudrais pas. Mais c’est un risque, quand même… »
Mon regard a croisé le sien, plein d’attente, plein d’espoir.
— D’accord. Je vais essayer.