7
Les deux jours suivants ont été un cauchemar. Cédant à mon insistance, Eric a accepté de consulter un avocat et naturellement le choix s’est porté sur Joel Eberts. Dès que neuf heures ont sonné, je lui ai téléphoné. Il a répondu en personne, nous proposant de venir sans tarder. Avec son passé syndicaliste, il ne pouvait que comprendre le dilemme devant lequel mon frère était placé, mais, après avoir lu attentivement le contrat d’Eric à la NBC et entendu ce que le FBI savait de Ronnie, il a reconnu qu’à part son soutien moral il n’avait rien à lui proposer.
— Il serait possible d’aller en justice, bien sûr. Seulement, l’avocat de la chaîne vous l’a dit clairement, ils ont les moyens de faire traîner l’affaire des années. Et entre-temps vous aurez été étiqueté à jamais. Quant à votre vie privée, je ne m’en soucie pas une seconde, moi, mais c’est un fait qu’ils peuvent vous coincer sur le plan de la moralité. Pire encore : si vous résistez, ils sont très capables de refiler des informations à quelque fouille-merde du genre Winchell. Avant que vous ayez dit ouf, vous vous retrouverez roulé dans la boue sur la place publique. Et ce sera fini.
— Quelles sont les options, alors ?
— La décision vous revient entièrement, mon ami. Et je n’aimerais pas être à votre place, pas du tout. Parce que dans un cas comme dans l’autre vous êtes perdant. La seule question, c’est de savoir ce qui est le moins grave de perdre, pour vous.
Eric s’est redressé sur sa chaise.
— Je ne peux tout simplement pas me mettre à canarder des gens dont le seul crime est d’avoir été aussi bêtement idéalistes que moi. Bon sang, même s’il s’agissait des Rosenberg, je n’arriverais pas à les dénoncer ! Je ne dois pas être assez patriote, il faut croire…
— Patriote ? Joseph McCarthy et ce clown de Nixon se disent les plus grands patriotes de ce pays, et cela ne les empêche pas d’être des filous complets ! Non, le problème est autrement plus difficile : est-ce que vous êtes prêt à vous nuire afin de protéger d’autres personnes, tout en sachant pertinemment qu’elles finiront par être inquiétées, quoi que vous fassiez. Oui, c’est facile pour moi de vous dire comment je réagirais à votre place. Je n’y suis pas. Je sais que Hoover et sa bande ont un dossier contre moi mais ils ne peuvent pas me rayer du barreau à cause de mes convictions politiques. Pas pour l’instant, en tout cas. Ils ne peuvent pas me détruire. Vous si.
J’ai regardé Eric. Il se balançait d’avant en arrière sur son siège, les yeux vides, hagard. Il aurait tellement eu besoin de dormir, au moins pour échapper à cette torture quelques heures… J’aurais tant voulu l’aider. Je ne voyais pas comment.
— Il y a un conseil que je suis en mesure de vous donner, a repris Joel Eberts. Un seul. Et si j’étais dans votre situation, c’est ce que je ferais, moi. Quitter le pays.
Eric a réfléchi un moment.
— Pour aller où ?
— Il n’y a pas que l’Amérique, sur cette terre.
— Je voulais dire : Où est-ce que je pourrais gagner ma vie ?
— Et Londres ? ai-je suggéré. Ils ont une télévision, là-bas.
— Oui, mais ils n’ont pas mon sens de l’humour. Des Anglais, mon Dieu !
— Je suis sûre que tu trouveras quelque chose. Si ce n’est pas Londres, il y a Paris, ou Rome…
— Mais oui. Je vais écrire des blagues qui ne se racontent qu’avec les mains. Excellente idée.
— Votre sœur a raison, Eric, est intervenu Eberts. Avec le talent que vous avez, vous trouverez du travail n’importe où. Mais ce n’est pas ce qui me préoccupe le plus. La priorité, c’est de préparer votre départ d’ici quarante-huit heures.
— Le FBI ne va pas me poursuivre ?
— Sans doute pas. Pour l’instant, ils laissent les gens tranquilles une fois qu’ils les ont fait fuir. Si vous essayez de revenir, bien entendu, ce sera différent…
— Vous voulez dire que je n’aurai plus jamais le droit de vivre aux États-Unis ?
— Vous voulez ma conviction absolue ? Dans deux ou trois ans, tout ce délire de listes noires aura été ridiculisé à jamais.
— Deux ou trois ans ! a gémi Eric. Mais merde, depuis quand un Américain est obligé de s’exiler ?
— Que voulez-vous ? C’est une sale période.
Eric a pris ma main et l’a serrée, fort.
— Je ne veux pas m’en aller ! Je me plais ici. C’est tout ce que je connais. C’est tout ce que j’ai…
La gorge nouée, je me suis forcée à parler :
— Les autres solutions sont trop affreuses, Eric. De cette façon, tu pars la tête haute, au moins.
Le silence s’est installé. Il pesait sa décision. Finalement, il a murmuré :
— Même si je voulais, je n’ai pas de passeport…
— Ce n’est pas un problème, ça ! a rétorqué Eberts.
Il nous a expliqué la marche à suivre, en nous pressant d’agir sans tarder. Car Eric n’aurait pas le luxe de revenir sur son choix, nous a-t-il prévenus.
— Ils veulent des noms dans quarante-huit heures. Si vous ne les leur donnez pas, le rouleau compresseur se mettra en marche. Vous n’aurez plus de travail, vous serez convoqué devant la Commission, et à partir de cet instant le Département d’État refusera toute demande de passeport tant que vous n’aurez pas témoigné. Ils l’ont fait à Paul Robeson, donc ils ne vont pas se gêner avec vous.
Cela n’avait rien d’évident, pourtant. D’après Joel, l’établissement d’un passeport exigeait généralement quinze jours, à moins de présenter la preuve que vous étiez contraint de voyager à la dernière minute. Aussitôt, nous sommes partis en taxi à une grosse agence de Thomas Cook, 43e Rue et 5e Avenue. Après quelques vérifications, l’employée a trouvé une couchette simple sur le vapeur Rotterdam en partance pour la Hollande le lendemain soir. Dès que nous avons eu le billet en main, nous avons filé au Bureau des passeports, 51e Rue. Le préposé a vite rendu son verdict : s’il voulait avoir son document en règle à cinq heures le lendemain, soit deux heures avant le départ du Rotterdam, il devait apporter les photographies adéquates, une copie de son certificat de naissance et différentes attestations certifiées conformes avant la fermeture des services. Eric a galopé dans tous les sens, tenu le délai imposé et on lui a assuré qu’il aurait ce passeport le lendemain. Cela ne lui laisserait qu’une heure pour traverser la ville et se présenter à l’embarquement, mais c’était faisable.
Ces formalités terminées, il m’a proposé de l’accompagner chez lui. Je l’ai aidé à parcourir sa vaste garde-robe et à préparer une seule grande valise. Après avoir verrouillé le couvercle de sa Remington, il s’est soudain laissé tomber sur le fauteuil de son bureau.
— Ne m’oblige pas à embarquer sur ce bateau, S.
— Tu n’as pas le choix, Eric, ai-je répondu en maîtrisant les tremblements dans ma voix.
— Je ne veux pas te quitter. Je ne veux pas laisser Ronnie. Il faut que je le voie ce soir.
— Alors appelle-le. Demande-lui de revenir à New York, si c’est possible.
Il a lâché un sanglot.
— Non ! Je ne pourrais pas le supporter ! Les adieux sur le quai, toutes ces… conneries.
— Oui. J’éviterais, moi aussi.
— Je vais lui écrire une lettre. Tu la lui donneras quand il sera de retour ce week-end.
— Il comprendra, Eric. Je m’en charge.
— Quelle absurdité, tout ça !
— Oui. C’est absurde !
— Je ne suis qu’un cabotin, moi ! Pourquoi ils me traitent comme si j’étais Trotski ?
— Parce que ce sont des brutes. Et parce qu’on leur a donné carte blanche pour se comporter en brutes.
— Tout allait si bien, S !
— Cela reviendra, je t’assure.
— J’aime ce que je fais, tu comprends ? Non seulement je gagne un argent fou mais je m’amuse ! C’est ce qui est le plus rageant. Devoir m’enfuir en sachant que pour la première fois de ma vie tout marchait comme je voulais. Tout, le travail, les finances, le succès, Ronnie…
Il s’est dégagé doucement de mon étreinte pour aller à la fenêtre. La nuit était tombée sur Manhattan. Autour de la masse sombre de Central Park, les appartements allumés sur la 5e Avenue et Central Park West irradiaient le confort et l’indifférence. J’ai toujours été frappée par la manière dont cette vue de la ville résumait sa superbe arrogance, lançait sans cesse un défi renouvelé : « Essaie toujours de me conquérir, toi ! » Car même quand on y parvenait, même quand on atteignait la célébrité comme Eric, on ne laissait jamais pour autant sa marque sur ces lieux. Réussite, ambition… Mais, une fois qu’on avait eu son moment de gloire, on retombait dans l’oubli. Parce qu’il y avait toujours quelqu’un derrière vous, quelqu’un qui voulait son grand moment, lui aussi. Ce soir-là, Eric était encore l’auteur humoriste adulé de la télévision new-yorkaise. Quand le Rotterdam appareillerait le lendemain, on apprendrait vite qu’il avait fui à l’étranger plutôt que de devenir un délateur. Certains applaudiraient à sa décision, d’autres se récrieraient. Mais au bout d’une semaine il disparaîtrait des préoccupations immédiates de ses anciens collègues. Sa disparition serait une mort symbolique, et seuls ceux qui l’avaient vraiment aimé pleureraient son absence. Pour les autres, ce serait d’abord une forme de distraction. On évoquerait en chuchotant ce que le succès a d’éphémère, on discuterait de l’acte de courage, ou de lâcheté, que constituait sa fuite, et puis on passerait à autre chose. La vie continuait, et le Manning Show aussi, non ?
Sans avoir besoin de l’interroger, je sentais qu’il était traversé par les mêmes idées que moi tandis que nous gardions les yeux sur les douces lumières de la ville. Et, certes, il a fini par passer un bras autour de mes épaules.
— Il y a des gens qui s’esquintent toute leur vie pour avoir ce que j’ai eu…
— Arrête de parler au passé, Eric.
— Mais c’est du passé, S. C’est fini.
Nous nous sommes fait monter à dîner. Nous avons bu deux bouteilles de champagne. Je me suis étendue sur le canapé, regrettant à chaque instant que Jack ne soit pas là. Le lendemain matin, Eric a établi une liste de ses dettes. Près de cinq mille dollars auprès des magasins chics et des bars à la mode où il avait un compte ouvert. Et il lui restait moins de mille en banque.
— Comment as-tu fait pour en arriver là ? me suis-je encore étonnée.
— En prenant toujours l’addition à la fin. Et puis il y a aussi que je me suis découvert des goûts de luxe postmarxistes.
— Dangereuse tendance. Surtout associée à une générosité effrénée.
— Que veux-tu que je te dise ? Je n’ai jamais compris le plaisir de l’épargne, contrairement à toi… Enfin, il y a au moins un point positif, dans cette fuite : j’échapperai aux impôts.
— Parce que tu es dans le rouge avec eux aussi ?
— Pas vraiment. Simplement, je ne me rappelle pas avoir rempli de déclaration depuis… trois ans, disons.
— Mais tu leur as quand même versé quelque chose ?
— Pourquoi me fatiguer à leur envoyer un chèque alors que je ne déclarais rien ?
— Donc tu leur dois…
— Des tas d’argent. Je crois que ce doit être dans les trente pour cent de tout ce que j’ai gagné depuis que je travaille à la NBC. Assez considérable, quoi.
— Et tu n’as rien mis de côté, rien ?
— Pour l’amour du Ciel, S ! Tu m’as déjà vu faire quoi que ce soit de raisonnable ?
J’ai consulté sa liste, résolue à la liquider dès qu’il serait de l’autre côté de l’Atlantique. Parce que j’avais économisé, moi, et j’avais de quoi sauver sa réputation auprès des commerçants les plus en vue de cette ville. Pour les impôts, en revanche, il faudrait sans doute contracter un emprunt, ou prendre une hypothèque sur mon appartement… Mais le principal, pour l’heure, c’était de veiller à ce qu’il embarque. Craignant qu’il ne commette quelque folie sur un coup de tête, je lui ai fait promettre de ne pas sortir de chez lui jusqu’à quatre heures et demie, quand il serait temps d’aller chercher son passeport.
— Mais c’est peut-être mon dernier jour à Manhattan ! Laisse-moi au moins t’inviter à déjeuner au 21.
— Je préfère que tu ne te montres pas trop, Eric. Simplement au cas où…
— Où quoi ? Tu penses que la bande à Hoover a décidé de me filer nuit et jour ?
— Essayons juste de nous en sortir le plus proprement possible.
— Il n’y a rien de propre là-dedans, S. Rien !
Il a tout de même accepté de garder profil bas tandis que je me mettais à l’ouvrage. Munie du chèque couvrant la totalité de son avoir à la banque qu’il m’avait signé, je suis allée à son agence, j’ai retiré l’argent que j’ai immédiatement converti en traveller’s checks. Puis je suis passée chez Joel Eberts, auquel j’ai demandé un pouvoir en blanc, et je me suis ensuite hâtée chez Tiffany, où j’ai acheté à Eric un stylographe en argent avec une formule que j’ai fait graver sur-le-champ : « S à E, pour toujours ».
J’étais de retour chez lui à trois heures. Il a apposé sa signature sur le pouvoir, me confiant la gestion de toutes ses affaires financières. Nous sommes convenus que je trouverais le lendemain un garde-meubles où tous ses biens personnels seraient placés jusqu’à son retour. Il m’a remis une épaisse enveloppe adressée à Ronnie puis il s’est absenté un moment dans la salle de bains et j’en ai profité pour glisser le stylo emballé dans sa valise. Il a bientôt été l’heure de lui annoncer doucement :
— Il faut y aller, Eric.
Il s’est approché une fois encore de l’une des hautes fenêtres, s’est perdu dans la contemplation de la ville.
— Je n’aurai plus jamais une vue pareille…
— Je suis sûre que Londres peut être très beau.
— Mais ils n’ont pas de gratte-ciel !
Il s’est retourné. Il avait le visage baigné de larmes. Je me suis mordu les lèvres.
— Pas maintenant, Eric… Ne me fais pas pleurer maintenant.
Il s’est essuyé les yeux avec sa manche, a pris sa respiration :
— D’accord. Allons-y.
Nous sommes partis très vite, pour nous retrouver enferrés dans une circulation monstrueuse sur la 5e Avenue. Nous sommes arrivés deux minutes avant la fermeture du Bureau des passeports. Derrière son guichet, l’employé qui l’avait reçu la veille lui a demandé de prendre un siège un instant.
— Il y a un problème ?
Sans répondre, l’autre a décroché son téléphone pour prononcer quelques mots à voix basse.
— Quelqu’un va venir vous voir.
— Il y a un problème ? a répété Eric.
— Asseyez-vous, je vous prie.
Et il nous a montré un banc du doigt. Nous avons pris place côte à côte. Je ne pouvais m’empêcher de surveiller l’horloge sur le mur. À pareille heure, Eric allait mettre au moins quarante minutes pour rejoindre les quais de la 46e Rue. Chaque seconde comptait.
— Qu’est-ce que tu en penses ? lui ai-je murmuré.
— Rien de grave, sans doute. Des caprices de bureaucrates.
Une porte latérale s’est ouverte. Deux hommes vêtus sévèrement se sont approchés de nous. En les voyant, Eric est devenu livide.
— Oh merde…, a-t-il soufflé.
— Bonsoir, Mr Smythe. J’espère que la surprise n’est pas désagréable.
Eric n’a pas répondu.
— Eh bien, vous ne me présentez pas ? Agent Brad Sweet, du FBI. Vous devez être Sara Smythe, non ?
— Comment le savez-vous ?
— Le portier du Hampshire vous connaît bien. Il nous a appris que vous aviez beaucoup été chez votre frère, ces derniers temps. Nous savons aussi que vous vous êtes rendus ensemble au cabinet d’un… Voyons ces notes. Oui, d’un certain Joel Eberts, Sullivan Street. Un avocat des causes perdues, visiblement. Avec un dossier chez nous plus volumineux que le bottin de Manhattan. Après avoir pris ses douteux conseils, vous avez foncé acheter un billet sur le Rotterdam qui lève l’ancre ce soir, puis vous êtes venus ici jouer la carte du départ inopiné, ce stratagème si cher à ceux qui veulent abandonner leur pays en catimini…
Il a refermé son dossier.
— Mais je regrette, Mr Smythe. Vous ne partez pas. Le Département d’État a décidé de geler votre demande de passeport en attendant le résultat de nos vérifications sur votre engagement politique.
— C’est scandaleux ! ai-je explosé.
— Mais non, mais non, c’est tout ce qu’il y a de plus légal. Pourquoi le Département d’État accorderait-il un passeport à un individu qui risquerait de nuire aux intérêts américains à l’étranger ?
— Oh, Dieu du Ciel ! De quoi parlez-vous, enfin ?
Eric restait silencieux, les yeux baissés sur le sol en faux marbre.
— Si Mr Smythe se montre coopératif demain, il aura son passeport dans les vingt-quatre heures. Pour autant qu’il désire encore quitter les États-Unis, évidemment. À demain, cinq heures, au siège de la NBC, Mr Smythe. Je vous y attendrai.
Avec un bref signe de tête à mon intention, il s’est éloigné, suivi par son acolyte. Nous sommes restés un long moment sans pouvoir bouger.
— Je suis fichu, a-t-il fini par constater.
Je suis restée encore avec lui, ce soir-là, essayant d’envisager une stratégie pour sa comparution du lendemain, tentant de raisonner…
— Il n’y a plus rien à discuter, S.
— Mais qu’est-ce que tu vas faire, alors ?
— Je vais me mettre dans mon lit et me cacher sous les couvertures.
Je ne pouvais pas l’en empêcher, et je n’en avais d’ailleurs pas l’intention. De cette façon, je savais au moins où il était… Il était si épuisé, et si désespéré, qu’il s’est endormi presque tout de suite. J’aurais voulu l’imiter mais j’ai passé la majeure partie de la nuit éveillée, partagée entre la rage et une terrible sensation d’impuissance face à ce lynchage. J’avais beau me creuser la cervelle, je ne voyais aucune issue pour mon frère. Je voulais me persuader qu’à sa place j’aurais joué les Jeanne d’Arc, préférant me perdre plutôt que de me trahir. L’héroïsme paraît toujours si facile quand on n’est pas soi-même devant le précipice…
Le sommeil est finalement venu vers trois heures du matin. Je me suis réveillée en sursaut, noyée de soleil. Il était onze heures vingt à ma montre. Zut ! J’ai appelé Eric. Pas de réponse. Je suis allée dans sa chambre. Il n’y était pas, ni dans la salle de bains, ni dans la cuisine. Prise de panique, j’ai cherché des yeux un mot qu’il m’aurait laissé pour me dire qu’il allait faire un tour. Rien. J’ai téléphoné à la loge du portier.
— Ouais, Mr Smythe est sorti vers les sept heures. C’était drôle.
— Quoi ? Qu’est-ce qu’il y avait de drôle ?
— Il m’a appelé avant de descendre en me demandant si je voulais me faire un billet de dix. Un peu, j’ai dit ! Alors il m’a expliqué que je les aurais si je lui ouvrais la porte de service qu’il y a dans la cave. Et si je répondais qu’il n’a pas bougé de chez lui au cas où on me poserait la question. Facile, j’ai dit ! Pour dix dollars, je me tais, moi !
— Quelqu’un est venu vous interroger ?
— Oh non ! Mais il y a ces deux types, en face, dans leur voiture. Ils étaient là quand j’ai pris mon service à six heures.
— Ils ne l’ont pas vu sortir, alors ?
— Et comment ils l’auraient vu, puisqu’il est parti par-derrière ?
— Vous a-t-il dit où il allait ?
— Oh non ! Quoique, il avait une valise et donc…
— Comment ?
— Une grosse valise, oui. Comme s’il partait en voyage.
J’ai réfléchi deux secondes.
— Vous voulez encore gagner dix dollars ?
Je me suis habillée en hâte, je suis descendue en ascenseur jusqu’au sous-sol et j’ai tendu son billet au portier. Il a déverrouillé la porte par laquelle Eric était parti.
— Si on revient vous poser des questions sur Mr Smythe ou moi…
— Vous êtes toujours là-haut.
Je suis sortie dans un passage qui donnait sur la 56e Rue et j’ai arrêté le premier taxi en lui donnant l’adresse de Joel Eberts. Parce que je ne voyais personne d’autre à qui me confier. Il s’est montré plein de compréhension, comme toujours, et révolté par mon récit de la scène au Bureau des passeports.
— Nous sommes en train de devenir un État policier, je vous le dis ! Et tout ça au nom du Péril rouge !
La nouvelle de la fuite d’Eric l’a encore plus alarmé.
— Il n’échappera jamais à ces salauds ! S’il ne se présente pas à la convocation, la machine va se mettre en route. Le FBI saura toujours inventer une histoire pour obtenir un mandat d’arrêt contre lui. Il faut qu’il assume, maintenant, quelles que soient les conséquences.
— Je suis d’accord. Mais comme je n’ai pas la moindre idée d’où il est, je ne peux pas le lui dire, hélas.
— Vous savez une chose ? Pour aller au Canada, pas besoin de passeport…
Aussitôt, il a téléphoné au service réservations de Penn Station. Un train était bien parti à dix heures, mais sans passager au nom d’Eric Smythe. Quand il a demandé s’ils pouvaient chercher sur d’autres départs, on lui a répondu qu’ils n’avaient ni le temps ni le personnel pour éplucher toutes les listes de voyageurs.
— Quelle ironie ! s’est-il exclamé en raccrochant. Imaginez ce qu’il m’a sorti, ce type : « Si vous tenez tellement à retrouver ce bonhomme, vous n’avez qu’à alerter le FBI ! »
C’était la première fois que je riais, en deux jours.
Et puis j’ai eu une idée, soudain. Eberts m’ayant volontiers laissée utiliser son téléphone, j’ai appelé le club de jazz de Ronnie, où j’ai appris que les musiciens en déplacement à Atlantic City étaient logés à l’hôtel Shoreham. Nouveau coup de fil et par chance il était encore au lit à midi et demi, en vrai jazzman qu’il était. Il n’a pas tardé à se réveiller complètement lorsque je lui ai résumé les événements des dernières quarante-huit heures.
— J’espérais qu’il soit parti vous voir là-bas, lui ai-je expliqué. Mais dans ce cas il serait déjà arrivé, sans doute.
— Écoutez, je ne vais pas quitter la chambre de l’après-midi. S’il n’est pas là à quatre heures, j’essaie de me faire remplacer ce soir et je rentre à New York. Je prie seulement pour qu’il ne fasse pas de bêtises. Qu’il perde son job, ce n’est pas la fin du monde ! Je me chargerai de lui, tout comme je sais que vous le ferez, vous.
— Il a dû paniquer, c’est tout, ai-je affirmé en essayant de m’en convaincre moi-même. Je suis sûre qu’il va refaire surface d’ici peu. D’ailleurs je retourne chez lui tout de suite. Vous pouvez me joindre là-bas quand vous voulez.
À une heure, je me faufilais dans l’immeuble par la porte de service. Aucun signe de son retour à l’appartement. Il n’y avait pas de message en attente pour lui au standard. J’ai rappelé Sean, le portier.
— Non, miss Smythe, désolé, mais je n’ai pas revu votre frère. Les deux types dehors, par contre, ils sont toujours là.
Je suis partie en quête d’Eric au téléphone, appelant tous les bars, restaurants ou clubs qu’il fréquentait, et même l’agence de Thomas Cook dans le cas peu probable où il aurait demandé un billet pour une destination aux États-Unis. Je faisais aussi le point avec Ronnie toutes les heures, et j’ai encore appelé mon concierge en lui posant la même question. Toute cette agitation était futile, je le savais, mais il fallait que j’occupe mon esprit.
À quatre heures, Ronnie a téléphoné. Il avait trouvé un remplaçant et prenait le prochain train pour Manhattan. Quand il est arrivé deux heures et demie plus tard, je faisais les cent pas, folle d’inquiétude, sans cesser de me demander pourquoi l’agent Sweet n’avait pas appelé en constatant qu’Eric ne s’était pas présenté à sa convocation. Mon frère était maintenant un fugitif et, même si je ne voulais pas ajouter aux appréhensions de Ronnie, je commençais à me dire que je ne le reverrais plus jamais.
Nous avons continué à monter la garde la nuit tombée, avec des sandwichs et des bières que nous avions commandés au Carnegie Deli. Le temps passait vite, Ronnie se révélant un conteur captivant qui avait mille anecdotes sur son enfance à Porto Rico et ses débuts de musicien. Il m’a parlé de ses nuits de beuverie avec Charlie Parker, du rythme infernal qu’Artie Shaw imposait à ses jazzmen, du peu d’estime dans lequel il tenait Benny Goodman. Il m’a même fait rire à plusieurs reprises mais vers minuit il a été obligé d’admettre ses craintes les plus secrètes.
— Si votre cinglé de frère a vraiment cédé à l’autodestruction, je ne lui pardonnerai jamais.
— Moi de même.
— Je ne peux pas imaginer qu’il…
Il a frissonné. J’ai posé une main sur son bras.
— Il va revenir, Ronnie. J’en suis certaine.
À deux heures du matin, cependant, nous nous sommes résignés à nous coucher, lui dans la chambre et moi une nouvelle fois sur le canapé. La tension avait été tellement éprouvante que je me suis endormie presque tout de suite. Une odeur de cigarette m’a réveillée. La lumière de l’aube filtrait à peine par les rideaux. J’ai cligné des yeux sur ma montre. Six heures vingt.
— Bonjour !
Eric était installé dans l’un des fauteuils, sa valise à ses pieds. Je me suis levée d’un bond et je suis tombée dans ses bras.
— Grâce à Dieu !
Il a réussi à sourire.
— Dieu n’a rien à voir là-dedans.
— Où étais-tu passé, bon sang ?
— Un peu partout.
— J’étais désespérée ! Je me suis dit que tu avais quitté New York.
— C’est ce que j’ai fait, plus ou moins. En me réveillant hier matin, j’ai décidé que ma seule chance était d’attraper le premier avion pour Mexico. Pas besoin de passeport, comme le Canada, et puis c’était logique, j’y ai passé un bout de temps après la mort de Père, non ? Je me doutais qu’ils surveillaient l’immeuble, donc j’ai demandé au portier de me faire sortir par l’accès de service. J’ai dit au taxi de me conduire à l’aéroport d’Idlewild et là… C’est bizarre, la vie ! S’il n’avait pas pris le pont de la 59e Rue, je suis sûr que je serais en route pour le Mexique, à l’heure qu’il est. Mais voilà, on roulait vers Queens sur le pont et j’ai fait la bêtise de me retourner, de regarder par la lunette arrière et… cette vue sur New York, c’était trop ! J’ai dit au chauffeur de faire demi-tour dès que possible. Il m’a pris pour un fou, mais tant pis.
« Il m’a déposé à Grand Central. Je suis allé mettre ma valise à la consigne mais comme il pleuvait je l’ai d’abord ouverte pour prendre ce parapluie pliant que j’ai acheté… J’étais censé partir pour Londres, non ? Et là j’ai découvert ton cadeau. En voyant ce qu’il y avait gravé dessus, j’ai pleuré, comme un gosse. Parce que ce stylo, je savais que je m’en servirais pour écrire ma déposition… Oui, S, c’est ce que j’ai résolu là-bas, au milieu du pont de la 59e Rue. Que j’allais me transformer en mouchard. Que j’allais chanter, chanter comme un canari. Trahir des gens que je n’ai pas revus depuis des années et qui sont aussi innocents que moi. Que je garderais mon contrat, et mon niveau de vie, et mes goûts de luxe… Je n’étais pas fier, non, mais avec un tas de raisonnements… Par exemple, si le FBI sait que j’ai été membre du Parti, il doit aussi le savoir de ces gens-là, donc je ne leur apprendrai rien.
« J’ai rangé ton stylo dans ma poche et je me suis dit que je méritais de passer mes dernières huit heures de type à peu près respectable en faisant ce qui me passerait par la tête. Surtout qu’avec mille dollars en traveller’s checks dans mon portefeuille la tentation était forte ! Alors direction le Waldorf pour un petit déjeuner au champagne et ensuite dépensons gros chez Tiffany ! Un étui à cigarettes en argent pour Ronnie et une breloque pour toi.
Il a sorti un petit écrin bleu aux armes de Tiffany, qu’il m’a lancé avec un air espiègle.
— Tu as perdu la raison, Eric ?
— Mais oui ! Allez, ouvre.
J’ai soulevé le couvercle et je suis restée sans voix devant la splendeur irréelle des boucles d’oreilles, deux larmes en platine incrustées de petits diamants.
— Je dois prendre ton silence pour de la réprobation ?
— Elles sont merveilleuses. Mais tu n’aurais pas dû.
— Bien sûr que si ! Tu ne connais pas encore ce principe fondamental de la vie américaine ? Quand tu te rends coupable de lâcheté morale, tu atténues tes remords en allant claquer plein d’argent ! Enfin, après ça j’ai marché et je suis entré au Metropolitan pour regarder leurs Rembrandt. Le musée d’Amsterdam leur prête Le Retour du fils prodigue, en ce moment. Il y a tout, là-dedans ! L’enfer familial, le besoin de rédemption, le choc du devoir et du désir, tout ça dans un tableau vraiment sombre. Franchement, S, il n’y a personne qui sache aussi bien se servir du noir que Rembrandt, si ce n’est Coco Chanel !
« Après, j’ai repris des forces au 21. Deux martinis, un homard entier, une bouteille de pouilly-fumé, et me voilà prêt pour une nouvelle incursion dans la culture avec un grand C. Matinée au New York Philharmonic avec l’une de tes idoles au pupitre, Bruno Walter. La Neuvième de Bruckner, hallucinant ! C’est une cathédrale, cette symphonie. Un tour guidé du paradis en compagnie d’un vrai croyant. Ce qui nous laisse entrevoir qu’il y a un peu plus grand que les mesquineries de la vie sur notre planète de singes… Il y a eu une ovation incroyable, à la fin. Moi aussi, j’étais debout, je criais de tous mes poumons et puis j’ai regardé ma montre. Quatre heures et demie. À peine le temps de courir au Rockefeller Center me replonger dans lesdites mesquineries.
« J’ai retrouvé le Sweet et ce connard de Ross. “Alors, on a décidé d’être raisonnable ?” il m’a lancé dès qu’il m’a vu. “Oui, je vais vous donner quelques noms. — L’agent Sweet m’a rapporté votre excursion au Bureau des passeports, hier.” J’ai raconté que j’avais cédé à la panique, mais que j’avais vu la lumière, depuis, et que donc j’étais prêt… Sweet s’est assis tout frétillant : “Nous aimerions savoir qui vous a fait entrer au Parti, qui était le secrétaire de votre cellule ainsi que les autres membres. — Parfait. Ça ne vous embête pas que je mette ça par écrit ?” Il m’a tendu un bloc-notes, j’ai décapsulé mon superbe stylo tout neuf, j’ai pris ma respiration et j’ai aligné huit noms, en moins d’une minute. Le plus drôle, c’est que je m’en sois si bien souvenu…
« J’ai repoussé le bloc-notes, comme si sa vue m’était insupportable. Sweet est venu me taper sur l’épaule : “Je comprends que ça n’a pas dû être facile, Mr Smythe. Mais je suis content que vous ayez décidé de faire votre devoir de patriote.” Il a attrapé le bloc, l’a contemplé un moment avant de le jeter sur la table devant moi. “Qu’est-ce que ça signifie ?” Moi : “Vous vouliez des noms, je vous en ai donné ! — Des noms ? Vous appelez ça des noms ?” Il s’est mis à lire à haute voix, enragé : “Dormeur, Grincheux, Timide, Atchoum, Joyeux, Prof, Simplet, et… BN, c’est qui, ça ? — Mais Blanche Neige, voyons…” Ross s’est approché pour regarder la feuille et il m’a dit : “C’est votre hara-kiri professionnel. — Ah, j’ignorais que vous parliez japonais, Ross. Peut-être que vous espionniez pour eux pendant la dernière guerre ?” Il a hurlé : “Dehors !” Le temps que j’arrive à la porte, Sweet m’a prévenu que la convocation de la Commission allait me parvenir très vite : “On se revoit bientôt à Washington, crapule !” il a vociféré. Je suis parti, et me voilà.
Je le dévisageais, éperdue d’étonnement.
— Tu leur as donné… les Sept Nains ?
— Eh bien oui, ce sont les premiers communistes qui me soient venus à l’esprit. Parce que, regarde, ils vivaient en collectivité, ils mettaient en commun leurs ressources, ils partageaient même…
Il s’est interrompu, la voix brisée de fatigue. J’ai couru à lui.
— Tout va bien, Eric, tout va bien ! Tu as été merveilleux ! Oh, je suis si fière de…
— Fière de quoi ? Que j’aie tiré un trait sur ma carrière ? Que je sois sur le point de tout perdre ?
— Tu ne nous as pas perdus, nous.
J’ai sursauté. C’était Ronnie, apparu sur le seuil de la chambre. Eric lui a lancé un regard inexpressif.
— Qu’est-ce que tu fais là, toi ? Tu étais parti jusqu’au week-end, non ?
— On était juste un peu inquiets que tu te volatilises dans les airs, Sara et moi.
— Je crois que vous feriez mieux de choisir des raisons un peu plus importantes de vous inquiéter, vous deux.
— Oh, quelle modestie ! a remarqué Ronnie. Et après avoir balancé les Sept Nains, où tu étais passé, sans indiscrétion ?
— Oh, j’ai fait quelques bars louches à Broadway, ensuite un cinéma. Un nouveau Robert Mitchum. Avec Jane Russell en duo, évidemment. Scénario très nunuche, dans le style : « Je venais de retirer ma cravate en me demandant si je ne devais pas me pendre avec. » Pas mal dans le ton de ce que je ressens moi-même.
— Pauvre chou ! Dommage que tu n’aies pas eu l’idée de nous passer un petit coup de fil pour nous rassurer, Sara et moi.
— Ah, mais c’était facile, ça ! Et moi je ne fais jamais dans la facilité.
— Mais tu as été épatant, ai-je complété en lui ébouriffant les cheveux. N’est-ce pas, Ronnie ?
— Ouais, a-t-il admis en s’approchant. Il a été très bon, sur ce coup.
— Un toast s’impose, ai-je annoncé en prenant le téléphone. Est-ce qu’ils vont trouver que c’est trop tôt, pour nous monter du champagne ?
— Mais non ! Et pendant que tu y es, demande-leur un peu d’arsenic pour moi, aussi.
— Allez, Eric ! Ne t’inquiète pas. Tu vas t’en tirer.
Il a posé la tête sur l’épaule de Ronnie, les yeux fermés.
— J’en doute, S. J’en doute.