Réveillée à six heures du matin, j’ai eu dix
secondes de surprise euphorique : pour la première fois depuis
près de cinq mois, j’avais dormi huit heures d’affilée. Mais
brusquement le reste m’est tombé dessus, m’amenant à me demander
quelle lubie m’avait prise de passer la nuit dans le lit de ma
mère.
Tâtonnant jusqu’à la salle de bains, je me suis
jeté un coup d’œil dans la glace et j’ai aussitôt résolu de ne plus
commettre cette erreur. J’ai fait pipi, j’ai baptisé mon visage à
l’eau glacée et je me suis gargarisée au Lavoris, trois ablutions
sommaires qui me permettaient de me risquer dehors sans avoir l’air
d’une épave totale.
En remettant mon tailleur, je me suis obligée à ne
pas prêter attention à l’odeur de vomi qu’il dégageait et à son
état général plus que piteux. J’ai refait le lit, éteint toutes les
lumières, récupéré mon manteau et je suis sortie en claquant la
porte derrière moi. Meg avait eu entièrement raison : sur le
terrain de l’autoflagellation, j’étais imbattable. J’ai résolu de
ne remettre les pieds dans cet
appartement que pour le déménagement final.
À cette heure si matinale, je ne risquais pas
de tomber sur quelque voisin de ma mère dans l’ascenseur. C’était
doublement réconfortant, d’abord parce que je ne me sentais pas
prête à entendre encore d’autres condoléances éplorées, ensuite
parce que les gens auraient sans doute pensé que j’allais tourner
une version féminine du Poison de Billy
Wilder. Affalé dans son fauteuil devant un feu de bois factice, le
veilleur de nuit n’a même pas paru me remarquer quand je suis
passée en hâte dans le hall. Il y avait bien deux douzaines de
taxis libres en train de rôder sur West End Avenue. J’en ai arrêté
un et je me suis effondrée sur la banquette arrière après avoir
donné mon adresse au chauffeur.
Même pour une indigène blasée comme moi, Manhattan
à l’aube a quelque chose de magique. Le silence des rues vides,
peut-être, ou la manière dont les premiers rayons du soleil
viennent se mêler à la lumière des lampadaires. La ville est encore
en demi-teintes, à l’état d’ébauche, le rythme dément de la cité
paralysé pour encore un instant d’hésitation, d’attente. Au lever
du jour, rien ne semble une certitude et cependant tout paraît
possible. Et puis la nuit s’efface, Manhattan commence à tonitruer
et la réalité débarque en force. Sous la dure lumière du matin, le
possible s’étiole.
J’habite la 74e Rue, entre la 2e
et la 3e Avenue. Un affreux
immeuble court sur pattes aux briques peintes en blanc, du genre
dont raffolaient les promoteurs immobiliers dans les années
soixante et qui donne maintenant sa triste note au non moins triste
paysage de l’Upper East Side dans sa portion délimitée par la
3e
et le fleuve. Moi qui suis une fille des quartiers ouest – et
fière de l’être ! –, j’ai toujours tenu cette zone pour
l’équivalent urbain de la glace à la vanille : sans saveur, ni
odeur ni caractère. Avant de me marier, j’ai vécu des années sur la
106e au niveau de Broadway, qu’on peut
accuser de tout sauf d’être insipide. J’adorais la crasse
exubérante de ces parages, les épiceries haïtiennes, les bodegas
portoricaines, les vieux delicatessen juifs, les bons bouquinistes
autour du campus de Columbia, les soirées de jazz « entrée
gratuite » au West End Café. Mais voilà, bien que
scandaleusement peu cher, mon appartement était minuscule et Matt
avait ce deux-pièces à loyer conventionné sur la 74e Rue (Est !), qu’ils se repassaient dans
sa famille depuis des décennies et qu’il avait lui-même repris
après la mort de sa grand-mère. À mille six cents dollars
mensuels, c’était une affaire en or, et bigrement plus commode que
mon cachot de célibataire dans cette jungle du West Side,
non ?
Si. N’empêche que nous le détestions autant l’un
que l’autre, cet appart. Et Matt encore plus que moi, honteux comme
il l’était d’habiter un quartier aussi peu « dans le
coup » au point de me répéter que nous déménagerions à
Flatiron District ou à Gramercy Park quand il quitterait les
salaires minables de la télé publique pour devenir un producteur en
vue à NBC. Et il l’a décroché, ce job rêvé, et aussi la méga-piaule
à Flatiron, pour s’y installer avec sa blonde télégénique, sa Blair
Bentley… Et moi je suis restée coincée dans cet endroit honni sans
plus pouvoir en partir, puisque le loyer est tellement, tellement
génial… Il est vrai qu’à ce prix-là j’ai des amis avec enfants qui
n’arrivent même pas à trouver un deux-pièces en banlieue.
Constantine,
le concierge de jour, était déjà à son poste quand je suis arrivée
en taxi. La soixantaine, immigré grec de la première génération qui
vit toujours avec sa maman dans un faubourg, il a du mal à accepter
le concept de mères divorcées, notamment lorsqu’elles sont de ces
gourgandines qui doivent quitter leur foyer pour aller gagner leur
vie dehors. Il avait aussi toutes les prédispositions d’une jacasse
de village, sans cesse aux aguets, toujours muni de ces questions
insidieuses qui vous faisaient comprendre qu’il gardait l’œil sur
vous. Lorsqu’il est venu ouvrir ma portière, le souffle m’a manqué.
Ma dégaine pitoyable l’intéressait beaucoup, visiblement.
— Il se fait tard, hein, miss Malone ?
— Non. Il se fait tôt.
— Comment va le petit bonhomme ?
— Très bien.
— Il est là-haut, au lit ?
Oui. Exactement. Il a passé la nuit tout seul, à
jouer avec ma collection de couteaux de chasse tout en piochant
dans mon impressionnante vidéothèque de films sadomasos.
— Euh, non… Il était avec son père, hier.
— Vous passerez le bonjour à Matt pour moi, hein,
miss Malone ?
Mais bien sûr. Trop gentil. Et la note insistante
sur le « miss », reçue cinq sur cinq, également. Et
tiens, empoche tes étrennes de Noël, malaka ! C’est la seule insulte que je
connaisse en grec, d’ailleurs.
J’ai pris l’ascenseur. Au quatrième, j’ai ouvert
ma serrure trois-points et je suis tombée encore une fois sur un
silence effrayant. Je suis partie droit dans la chambre d’Ethan.
Assise sur son lit, j’ai lissé d’une main sa taie d’oreiller Power
Rangers… Bon, je trouve ça
complètement débile, les Power Rangers, mais essayez toujours
d’avoir une discussion d’ordre esthétique avec un gamin de sept
ans. Mon regard a erré sur tous les cadeaux que Matt lui avait
offerts pour apaiser sa culpabilité dans la dernière période
– un iMac, des dizaines de CD, des rollers dernier cri –
et sur ceux dont je l’avais comblé pour la même raison au cours du
même laps de temps : un Godzilla à piles, la collection
complète des personnages Power Rangers, des tas de puzzles… Quelle
tristesse, tous ces objets, tout ce fatras amassé dans le seul
espoir d’atténuer le remords parental ! Ce remords qui
m’assaille aussi deux ou trois fois par semaine quand je dois
tantôt m’attarder au bureau le soir, tantôt participer à un dîner
de travail, et donc demander à Claire, la nounou australienne qui
va chercher Ethan à l’école et le garde jusqu’à mon retour, de
rester plus longtemps avec lui. Il ne se plaint que rarement de ces
absences, lui, et pourtant je me sens invariablement misérable,
envahie par la peur-paranoïa qu’elles puissent expliquer qu’il
devienne plus tard un asocial, voire un accro au crack dès ses
seize ans. Tout cela pour un boulot qui, si je puis me permettre
d’ajouter, sert à payer le loyer, la moitié de sa scolarité, les
factures et qui – soyons franche jusqu’au bout – est
également là pour donner un peu de sens et d’orientation à mon
existence. Les femmes de mon genre sont perdantes sur tous les
tableaux, croyez-moi. Elles sont coincées entre les zombies
post-féministes qui jouent à fond la carte des « valeurs de la
famille » et de l’antienne « les enfants ont besoin de
leur mère à la maison », d’une part, et de l’autre, les
exemples de toutes ces « mamans modernes » de ma
génération qui sont allées s’enterrer en banlieue pour mieux élever
leur gosse et sombrent discrètement dans le gâtisme. Quand vous êtes à la fois une femme
active et divorcée, le sentiment de culpabilité prend des
proportions stéréophoniques, puisque non seulement vous n’êtes pas
à la maison lorsque votre progéniture rentre de l’école mais vous
vous reprochez aussi de saper en partie sa confiance en soi et son
équilibre. Je revois encore aujourd’hui les yeux atterrés d’Ethan,
la stupéfaction et la terreur qui s’y lisaient quand, il y a cinq
ans, j’ai essayé de lui faire comprendre que désormais son papa
allait vivre sous un autre toit.
Six heures quarante-huit à ma montre. La tentation
était forte de sauter dans un autre taxi jusqu’à chez Matt, mais
j’y ai renoncé rien qu’en m’imaginant à l’affût devant l’immeuble,
guettant leur sortie telle une groupie ravagée. Et puis je
craignais de tomber sur « Elle » et de risquer ainsi de
perdre ma fameuse réputation de fille cool. En plus, ce pourrait
être déboussolant pour Ethan que de me découvrir en bas de chez
eux, l’amener à penser – il y avait fait allusion à plusieurs
reprises, ces derniers temps – que ses parents allaient se
remettre ensemble. Hypothèse qui demeure et restera exclue.
À jamais.
Une fois dépouillée de mon répugnant tailleur,
j’ai passé dix bonnes minutes sous une douche brûlante. En
peignoir, la tête enturbannée d’une serviette, je suis allée à la
cuisine me préparer un café et j’ai écouté les messages qui
s’étaient accumulés la veille sur le répondeur en attendant que
l’eau commence à bouillir. Il y en avait neuf en tout, dont cinq de
divers amis et collègues, empreints de sympathie et qui finissaient
tous par la formule aussi consacrée que rabâchée lorsqu’on
s’adresse à une personne en deuil, « Si on peut faire quoi que
ce soit… », mais qui, malgré son caractère convenu, était
plutôt touchante. À huit heures et demie, Matt avait appelé pour dire
qu’Ethan était en pleine forme, qu’il venait d’aller au lit après
une superjournée, et que… « si je peux faire quoi que ce
soit ».
Trop tard, mon vieux. Beaucoup trop tard.
Et il y en avait un de ma tante, évidemment. Du
Meg cent pour cent : « Voilà, c’est moi. Je me disais que
tu allais avoir un peu de jugeote et que tu serais rentrée chez
toi, mais bon, erreur. Enfin, je ne vais pas chercher à t’embêter
chez ta mère, petit a parce que tu
risques de me hurler dessus dans l’écouteur, petit b parce que tu as sans doute envie qu’on te fiche
la paix. Toujours est-il que si tu décides que la pénitence a assez
duré et que tu finis par revenir, passe-moi un coup de fil. Jusqu’à
une heure raisonnable, bien sûr, ce qui est pour moi n’importe
quand avant trois heures du mat. Je t’embrasse, chérie. Un baiser à
Ethan. Et n’oublie pas de continuer à prendre ton
traitement. » Par « traitement », elle entendait
« whisky », bien entendu.
Finalement, il y avait deux appels sans message,
enregistrés par l’horloge électronique du répondeur à
18 h 08 et à 21 h 44. Chaque fois, un petit
moment de silence tendu, comme si la personne à l’autre bout de la
ligne hésitait à parler dans la machine. Je déteste quand les gens
font ça : j’ai l’impression d’être épiée, menacée et… seule au
monde.
La bouilloire s’est mise à siffler. J’ai coupé le
gaz, versé dans la cafetière assez de café extra-fort et moulu de
frais pour sept tasses, rajouté l’eau et appuyé sur le poussoir.
J’ai bu ma première tasse pratiquement d’un trait. Après une gorgée
de la deuxième, assez chaude pour s’incendier le gosier – mais
le mien est en acier trempé –, et un coup d’œil à ma montre
qui m’a appris qu’il était
7 h 12, j’ai pensé que j’étais maintenant en état
d’appeler chez Matt.
— Ouuii… Al-lô ?
Une voix à moitié endormie, féminine.
« Elle ». Je me suis lancée en bégayant salement.
— Euh, bonjour… Est-ce… est-ce qu’Ethan est
là ?
— Ethan ? Qui est-ce ?
— Comment ça, qui est-ce ?
Pour le coup, elle s’est réveillée.
— Oh, pardon, désolée, pardon. Ethan ! Mais
bien sûr que je sais…
— Je peux lui parler ?
— Ah… Il est encore là ?
— Eh bien, je ne peux pas vraiment savoir, moi, vu
que je n’y suis pas.
Elle a paru estomaquée.
— Je vais voir si… Euh, c’est vous,
Kate ?
— Exact.
— Ah… J’allais vous écrire, justement. Mais… Mais
puisque je vous ai, là, je voulais vous dire que, que…
« Arrête les frais, face
d’œuf ! »
— … que, bon, pour votre mère… Ça m’a fait
beaucoup de peine.
— Merci.
— Et puis… Bon, si je peux faire quoi que ce
soit…
— Me passer Ethan, ce serait possible ?
Merci.
— Oh ! Mais oui, tout de suite.
Je l’ai entendue chuchoter en posant le téléphone,
puis Matt a été en ligne.
— Salut, Kate. J’étais juste en train de me
demander comment ça s’est terminé pour toi, hier.
— Enfin, quoi, tu vois ce que je voulais
dire.
J’ai bu un peu de café.
— Ça s’est passé comme ça s’est passé. Je
peux parler à Ethan, s’il te plaît ?
— Mais oui, bien sûr. Il est à côté de moi.
J’ai entendu le combiné changer de main.
— C’est toi, mon cœur ?
— Salut, m’man.
Sa voix encore ensommeillée m’a remise
instantanément d’aplomb. Pour moi, c’est du Prozac en dose massive,
Ethan.
— Comment tu vas, bonhomme ?
— Le film était trop bien ! L’histoire de
gens qui escaladent une montagne et puis il se met à neiger et ils
ont plein de problèmes.
— Comment elle s’appelle, cette
montagne ?
— Je… j’ai oublié.
Un petit rire de ma part.
— Et après, on est allés voir les jouets.
Tiens, surprise.
— Et qu’est-ce qu’il t’a acheté, papa ?
— Le CD des Power Rangers.
Excellent choix.
— Et une station spatiale en Lego. Et puis on est
allés à la télé, au studio…
Magnifique.
— … Blair était là-bas. Elle nous a fait entrer
dans la pièce où ils parlent aux caméras, tu sais. Et on la voyait
sur les écrans, même !
— Une belle journée, on dirait.
— Elle est trop sympa, Blair ! Après on est
allés au restaurant tous les trois. Celui du World Trade Center.
On voit toute la ville de
là-haut, les lumières. Et il y a un hélicoptère qui s’est posé sur
le toit, aussi ! Et plein de gens sont venus à notre table
pour demander des autographes à Blair, et…
— Je… je te manque, mon cœur ?
— Mais… oui, bien sûr, m’man.
À son ton soudain déconfit, je me suis sentie
une complète imbécile. L’enquiquineuse.
— Je t’aime, Ethan.
— À plus, m’man.
Il a raccroché et, moi, je me suis maudite.
Crétine ! On ne doit jamais s’imposer ainsi à un enfant. Je
suis restée plantée devant le téléphone un moment en m’exhortant à
ne pas craquer une nouvelle fois – j’en avais eu mon compte,
dans les dernières vingt-quatre heures –, jusqu’à reprendre
contrôle sur moi. Après avoir encore rempli ma tasse, je me suis
laissée tomber sur le gros et moelleux canapé du living, notre
dernier achat domestique important avant la sortie inopinée et
spectaculaire de Matt. Enfin, sortie… Il n’a pas entièrement
disparu de ma vie, non, et c’est bien là le problème, en partie. Si
nous n’avions pas eu Ethan, la séparation aurait été beaucoup plus
facile, tout simplement parce que après le choc, la colère,
l’amertume et le renoncement du début j’aurais eu au moins pour
consolation la certitude de ne plus jamais revoir sa tête. Mais
l’existence de notre fils nous obligeait à… À quoi ?
Coopérer, se concerter, accepter la présence de l’autre, comme vous
voudrez. Ainsi qu’il l’avait lui-même déclaré au cours de la phase
de marchandage antérieure au divorce et pudiquement appelée
« concertation », il fallait « parvenir à une
relative détente entre nous, pour le bien de tout le monde ».
Et nous y sommes parvenus, certes : en cinq ans, nous avons cessé depuis longtemps de nous
hurler dessus, nos relations sont plus ou moins cordiales. J’en
suis venue à conclure que ce mariage avait été une grosse erreur
depuis le début. Et cependant, en dépit de tous mes efforts afin de
parvenir à la fameuse « rémission », la plaie reste
étonnamment sensible.
Lorsque j’ai évoqué le sujet devant Meg au cours
de l’un de nos dîners hebdomadaires (et copieusement arrosés), elle
a eu ce commentaire : « Tu peux te dire et te répéter que
ce gars-là n’était pas pour toi, ma grande, et que toute l’histoire
n’a été qu’un vaste plantage, mais tu ne tourneras pas pour autant
la page complètement. Il y a trop d’enjeux, de conséquences, pour
que la peine s’en aille comme ça. C’est ce qui rend la vie si
pourrie, parfois, cette accumulation de déceptions et de
souffrances, petites ou grandes. Mais ceux qui ne baissent pas les
bras – et tu fais partie de cette catégorie, mon cœur, aucun
doute là-dessus – finissent par trouver comment survivre avec
la douleur. Parce que bon, c’est intéressant, la douleur.
Essentiel, même. Ça donne une signification aux choses. Et
aussi c’est la raison pour laquelle Dieu a créé la
gnôle. »
Pour formuler une philosophie catholico-irlandaise
de la vie capable de vous remonter le moral, elle est inégalable,
Meg.
« Une relative détente. » Ouais, je suis
d’accord, Matt. Mais, malgré tout le temps écoulé, je ne sais
toujours pas y parvenir. Et là, assise dans ce salon, une idée
m’assaille. Tout est tellement… fortuit, non ? Tiens, la déco
autour de moi, par exemple. Le fameux canapé Pottery Barn aux
moelleux coussins couleur crème (si je me rappelle bien, ils
appelaient cette teinte « Cappuccino », au magasin), deux
fauteuils assortis, une paire
de lampes italiennes design, une table basse en hêtre avec quelques
revues dispersées dessus. Chacun de ces meubles, nous avons passé
un bon moment à en parler, à supputer les choix possibles, tout
comme il a fallu maintes discussions avant que nous nous décidions
pour le parquet, en hêtre également, qui se trouve maintenant au
sol. Idem pour les éléments en acier brossé de la cuisine, que nous
avions repérés à l’Ikea de Jersey City… Oui, nous prenions notre
vie commune tellement au sérieux que nous étions allés jusque dans
le New Jersey pour nous choisir une cuisine ! Et le tapis en
raphia venu remplacer l’affreuse carpette bleue que ta grand-mère
avait. Et plus loin, dans la chambre à coucher, le lit de style
Shaker qui nous avait coûté trois mille deux cents dollars… Eh
bien, le spectacle de tous ces objets demeure une source
d’étonnement pour moi. Parce qu’ils sont le témoignage posthume de
tant de considérations rationnelles à propos de ce qu’il est
convenu d’appeler « un avenir commun » entre deux êtres
qui, dans le secret de leur cœur, n’y croyaient pourtant pas. Nous
nous sommes rencontrés à un tournant de notre existence respective
où nous avions besoin de nous impliquer envers quelqu’un d’autre,
voilà tout. Et nous nous sommes efforcés de nous convaincre que
nous étions compatibles, que la combinaison serait gagnante.
C’est incroyable comme on peut se persuader
d’avoir trouvé une stabilité tout en sachant pertinemment que la
situation n’a rien de durable. Quand on en a besoin, tout paraît à
sa place et puis…
Le téléphone m’a tiré de mes méditations. J’ai
quitté mon siège d’un bond pour aller décrocher dans la
cuisine.
— Constantine. Oui ?
— J’ai une lettre pour vous, en bas.
— Mais le courrier n’arrive pas avant onze heures,
si ?
— Pas celui-là… Ça, c’est une lettre, comment…
remise en main propre.
— Remise en main propre ?
— Apportée par quelqu’un, spécialement.
Pfff !
— Ça, j’ai bien compris, Constantine. Ma question,
c’était quand, et par qui ?
— Quand ? Il y a cinq minutes, voilà
quand.
J’ai consulté ma montre. À 7 h 36,
un pli personnel apporté par coursier ? Qui pouvait faire une
chose pareille ?
— Oui, Constantine. Et c’était qui ?
— Sais pas, moi ! Un taxi s’arrête, une femme
descend la vitre, elle me demande si vous habitez ici, je dis oui
et elle me donne la lettre.
— Donc c’est une femme qui l’a
apportée ?
— Voilà.
— Quel genre, cette femme ?
— Sais pas, moi !
— Vous ne l’avez pas vue ?
— Elle était dans une voiture.
— Mais elle avait descendu la vitre, vous
dites !
— Il y avait un reflet, j’étais… ébloui.
— Bon, mais vous avez quand même pu avoir
un…
— Écoutez, miss Malone. J’ai vu ce que j’ai vu,
moi, c’est-à-dire rien du tout, j’ai vu.
— D’accord, d’accord, ai-je concédé afin d’en
terminer avec cet échange grotesque. Faites-la monter, cette
lettre.
Revenue dans
ma chambre, j’ai enfilé un jean et un polo, je me suis démêlé les
cheveux à la brosse. La sonnette a bientôt retenti. Quand j’ai
ouvert – en gardant la chaîne de sûreté en place dans le plus
pur style parano new-yorkais –, il n’y avait personne,
seulement une petite enveloppe posée sur le sol. Je l’ai ramassée,
j’ai refermé.
Papier bleu-gris de très bonne qualité, agréable
au toucher. Mon nom et mon adresse étaient calligraphiés au recto.
Je l’ai ouverte avec soin, découvrant une carte sur laquelle
figurait, en lettres carrées, la mention suivante : « 346
77e Rue Ouest, Apt 2B, New
York, New York 10024, tel (212) 555 0745 ». « Pas
loin de chez moi », me suis-je dit avant de la retirer
entièrement. La même écriture précise, maîtrisée, que sur
l’enveloppe. Le mot était daté de la veille :
« Chère Miss Malone,
J’ai appris avec tristesse le décès de votre mère
dans les colonnes du New York
Times.
Bien que nous ne nous soyons jamais rencontrées
directement pendant ces années, je vous connais depuis votre
enfance, ayant fréquenté vos parents à cette époque.
Malheureusement, j’ai perdu le contact avec votre famille après la
mort de votre père.
Je tenais à vous exprimer mes condoléances en cet
instant pénible, et à vous dire ma certitude que quelqu’un veille
sur vous aujourd’hui, tout comme il le fait depuis fort
longtemps.
Sincèrement,
Sara Smythe. »
Je l’ai relue
deux fois. Sara Smythe ? Jamais entendu ce nom. Mais le plus
bizarre, c’était encore l’allusion à cet énigmatique ange
gardien.
— Attends voir, m’a dit Meg une heure plus tard,
quand je l’ai réveillée pour lui lire la lettre au téléphone. Ce
« il », elle lui a mis une majuscule ?
— Non.
— Donc, il ne s’agit pas de quelque bigote
siphonnée. « Il » avec la majuscule, ce serait le grand
boss de là-haut, M. Tout-Puissant. L’alpha et l’omega. Laurel
et Hardy.
— Mais ce nom, Sara Smythe… Papa ou maman
l’auraient déjà mentionné devant toi ?
— Hé, c’était leur couple, pas le mien ! Je
n’étais pas dans le coup de toutes leurs fréquentations. Tiens, je
doute que l’un ou l’autre ait jamais connu l’existence de Karoli
Kielsowski.
— Karoli quoi ? Comment tu as
dit ?
— Kielsowski. Un musicien de jazz polonais que
j’ai ramassé un soir au Village Vanguard, en 64. Au lit c’était une
catastrophe mais il était d’agréable compagnie, et comme saxo alto
il se défendait.
— J’avoue que je ne vois pas le rapport.
— Mais si, c’est simple ! On s’aimait
beaucoup, ton père et moi, mais on avait chacun notre vie. Tout ce
que je sais, c’est que cette Sara Smythe était l’une de leurs
amies. Enfin, on parle d’une époque qui remonte à quarante-cinq
ans, au bas mot !
— OK, je te suis. Mais ce que je ne pige pas,
c’est qu’elle soit venue déposer cette lettre elle-même, chez moi.
Comment elle connaît mon adresse, seulement ?
— Ton téléphone est sur liste rouge ?
— Euh… non.
— Alors
voilà, tu as la réponse à ta question. Pourquoi elle l’a apportée
elle-même, ça… Peut-être qu’elle a vu l’avis de décès dans le
journal un peu tard, qu’elle n’a pas voulu trop attendre pour ses
condoléances et qu’elle a donc choisi de te les déposer en allant
au boulot, va savoir ?
— Tu ne trouves pas que ça fait beaucoup de
coïncidences, tout ça ?
— Ma chérie, tu cherches une hypothèse, je t’en
donne une, point.
— Tu penses que je me raconte trop
d’histoires ?
— Je pense que tu es fatiguée et sur les nerfs, ce
qui est très compréhensible. Et que tu te fais beaucoup de mouron
pour un petit mot absolument anodin. Mais si tu veux en savoir
plus, pourquoi ne pas lui téléphoner, à cette dame ? Il y a
bien son numéro sur la carte, non ?
— Je n’ai pas du tout envie de l’appeler.
— Alors ne l’appelle pas ! Et tiens, pendant
qu’on y est, promets-moi que tu ne vas pas te remettre en tête de
passer la nuit toute seule chez ta mère.
— Là, je ne t’ai pas attendue. Je n’en ai pas la
moindre intention.
— Heureuse de l’entendre. Je commençais à me
demander si tu n’allais pas te transformer en personnage de
Tennessee Williams, le genre cinglée du Sud, tu vois ? Qui
essaie la robe de mariée de maman, qui picole du bourbon sec et qui
sort des machins dans le style : « Il s’appelait
Beauregard et c’est le garçon qui a brisé mon cœur »…
Elle s’est interrompue brusquement.
— Oh, chérie, toutes ces bêtises que je débite,
moi !
— Pas grave.
— C’est un trait de famille, chez les
Malone.
— Je suis vraiment navrée, Kate.
— Arrête. Je n’y pense même plus.
— Je vais dire trois actes de contrition, ce
soir.
— Si ça te soulage… Bon, je te rappelle,
d’accord ?
J’ai repris du café et je suis allée me rasseoir
sur le gros canapé. Après avoir vidé la moitié de ma tasse, je l’ai
posée sur la table et je me suis étirée, les paumes plaquées sur
mes yeux, cherchant à tout oublier autour de moi.
« Il s’appelait Beauregard et c’est le garçon
qui a brisé mon cœur. » Son nom, c’était Peter, en fait. Peter
Harrison. Celui avec qui j’étais avant de rencontrer Matt. Il se
trouve qu’il était aussi mon patron. Et qu’il était marié, comme
dans les livres…
Une précision, ici. Je ne suis pas une romantique
éperdue, par nature. Je ne craque pas facilement, je n’ai pas le
coup de foudre toutes les cinq minutes. J’ai passé mes quatre
années de fac sans petit ami, même si je m’accordais une petite
aventure de-ci de-là quand j’avais besoin de chaleur humaine. Quand
je suis revenue à New York et que je me suis trouvé un boulot
temporaire dans une agence de pub, je n’ai jamais manqué de
compagnie masculine. Mais si plusieurs des (mauvais) coups que j’ai
eus dans cette période m’ont accusée de garder farouchement mes
distances, ce n’est pas parce que j’étais un glaçon. Tout bêtement,
je n’avais encore connu personne qui m’inspire une vraie, une folle
passion. Et puis j’ai croisé la route de Peter Harrison.
Quelle idiote j’ai été ! Alors que tout était
couru d’avance. J’avais dépassé la trentaine, je venais de rejoindre une nouvelle agence.
Harding, Tyrell & Barney. C’est Peter Harrison qui m’a
recrutée. Il avait quarante-deux ans, une femme, deux enfants.
Séduisant, évidemment, et brillant comme pas possible. Le premier
mois au bureau, il s’est établi entre nous cette sorte de curieuse
densité qui apparaît quand deux individus ont conscience de la
présence de l’autre sans l’exprimer. Lorsque nous nous croisions,
dans les couloirs, l’ascenseur ou une fois à une réunion de
service, nos rapports étaient parfaitement cordiaux et cependant
l’électricité était palpable derrière les banalités que nous
échangions. Nous avons commencé à nous inspirer une timidité
réciproque alors que nous n’étions ni l’un ni l’autre des timides,
loin s’en faut.
Un jour, en toute fin d’après-midi, il a passé la
tête par la porte de mon bureau et m’a proposé de venir prendre un
verre. Dès que nous avons été installés dans le petit bar au coin
de la rue, nous nous sommes mis à parler sans pouvoir nous arrêter.
Deux heures de confidences non-stop, comme si notre destin était
depuis toujours de nous épancher l’un dans l’autre. Le courant
circulait jusqu’à la fusion. Quand il a entrelacé ses doigts aux
miens et qu’il m’a dit « On bouge », je n’ai pas hésité
une seconde. À ce stade, le désir était si fort en moi que
j’aurais pu lui sauter dessus entre deux tables.
C’est seulement plus tard, dans la nuit, alors que
j’étais étendue à côté de lui et que je lui disais à quel point
j’étais folle de lui, et que je l’écoutais reconnaître de pareils
sentiments envers moi, que j’ai osé aborder la question sur
laquelle je n’avais pas voulu l’interroger jusque-là. Il m’a
expliqué qu’il n’y avait rien de tragique entre Jane, son épouse,
et lui. Ils étaient ensemble depuis onze ans, s’appréciaient raisonnablement, adoraient leurs
deux filles, menaient une vie agréable mais sans passion. Cet
aspect-là de leur union s’était émoussé avec le temps.
— Limité mais confortable, lui ai-je fait
remarquer. Pourquoi ne pas s’en contenter ?
— C’est ce que j’ai fait, plus ou moins. Jusqu’à
ce soir.
— Et maintenant ?
Il m’a serrée plus fort contre lui.
— Maintenant, je ne te laisse plus partir.
Et en effet. Pendant l’année qui a suivi, il a
passé avec moi tout le temps qu’il pouvait trouver, ce qui n’était
jamais assez, de mon point de vue, mais qui aiguisait encore
l’intensité de notre aventure… Non, il est trop galvaudé, ce terme,
trop chargé de connotations sordides. Entre nous, c’était l’amour.
Un amour total, absolu. De six à huit deux fois par semaine chez
moi, et souvent à l’heure du déjeuner dans un hôtel discret à trois
rues du bureau. J’aurais voulu plus, bien sûr. Son absence était
une torture pour moi, surtout les nuits. D’autant plus brutale que
je savais avoir trouvé en lui l’être qui m’était destiné depuis
toujours. Et pourtant j’étais décidée à maîtriser le mieux possible
mes émotions. Nous avions tous deux conscience de jouer un jeu
dangereux qui tournerait très mal si nous devenions l’objet de
ragots à l’agence ou, pis encore, si Jane découvrait notre secret.
Au travail, nous gardions nos distances et sur le front domestique
il couvrait soigneusement ses arrières, ne s’attardant jamais plus
que prévu le soir, gardant la même eau de toilette chez moi que
celle qu’il utilisait à la maison, m’empêchant chaque fois de
planter mes ongles dans son dos…
Un soir de décembre, je l’ai plaisanté là-dessus
tout en caressant ses épaules tandis que nous reprenions notre
souffle sur les draps en désordre.
— Promis, oui, a-t-il répondu avant de
m’embrasser. Parce que j’ai décidé de tout dire à Jane.
Mon cœur s’est emballé.
— Tu parles sérieusement ?
— Plus sérieusement que jamais.
J’ai pris son visage entre mes mains.
— Tu es sûr ?
Il n’a pas hésité.
— Absolument sûr.
Nous sommes convenus qu’il attendrait après Noël
pour mettre sa femme au courant, soit à peine trois semaines plus
tard, mais que je commencerais tout de suite à chercher un
appartement pour nous. Il m’a fallu user de la semelle pour trouver
un deux-pièces vraiment sympa sur la 112e, avec vue partielle sur le fleuve, et j’ai résolu
de lui faire la surprise à notre rendez-vous habituel chez moi le
lendemain en l’emmenant voir notre future maison. Ce jour-là, il
est arrivé avec près d’une heure de retard et, dès que j’ai aperçu
son expression, j’ai été prise de terreur : il y avait un
gros, un énorme problème. Quand il s’est laissé tomber sur mon
canapé, je suis venue m’asseoir près de lui et je lui ai pris la
main.
— Raconte-moi, chéri.
Ses yeux fuyaient les miens.
— Il paraît que… je pars vivre à Los
Angeles.
J’en suis restée abasourdie un moment.
— À L.A. ? Toi ? Je ne comprends
pas.
— Hier
après-midi, vers cinq heures, la secrétaire de Bob Harding m’a
appelé en me demandant si je pouvais passer voir notre grand
patron. Assez urgent. Tout de suite, par exemple. Donc je monte au
trente-deuxième et j’entre dans son bureau. Il y avait aussi Dan
Downey et Bill Maloney, du service du personnel. Harding me dit de
m’asseoir et il démarre bille en tête : Creighton Anderson, le
chef de l’agence de L.A., venait de lui apprendre qu’il partait
pour Londres. Débauché par Saatchi & Saatchi. Et donc son
poste était libre, et il avait des projets pour moi depuis un bout
de temps, Harding, et…
— Il te l’a proposé ?
Il a acquiescé d’un signe de tête.
— Mais c’est merveilleux, chéri ! C’est
exactement ce dont on rêvait, en fait ! Un vrai nouveau
départ. L’occasion de nous faire une vie à nous. Et bien entendu
s’il y a une objection à ce que tu me prennes dans l’équipe de L.A.
je comprends parfaitement. Ce ne sont pas les jobs qui manquent,
là-bas ! Je me vois très bien en Californie, moi !
Je…
Il a coupé court à ce monologue surexcité.
— S’il te plaît, Katie…
Sa voix s’est brisée. Après un long moment, il m’a
fait face. Il avait les traits tirés, les yeux rouges. Je me suis
sentie vaciller.
— Tu le lui as dit à elle avant moi, c’est
ça ?
Il s’est à nouveau détourné.
— J’étais forcé. C’est ma femme.
— Je… je ne peux pas y croire.
— Harding m’a demandé de lui donner une réponse
avant ce soir, et il a dit que je devais en parler avec Jane
d’abord, évidemment…
— Jane que tu
avais l’intention de quitter, tu te rappelles ? Alors pourquoi
ne pas en parler d’abord à celle avec qui tu voulais tout
recommencer ? Avec moi !
Il a haussé les épaules, résigné.
— Tu as raison.
— Bon, et qu’est-ce que tu lui as dit,
exactement ?
— Je lui ai décrit la proposition et je lui ai
expliqué que c’était une superévolution de carrière, pour
moi.
— Et sur nous ? Rien ?
— Si, j’allais en parler mais… mais elle s’est
mise à pleurer. Elle a dit qu’elle ne voulait pas me perdre,
qu’elle sentait bien que ça clochait entre nous mais qu’elle
n’osait même pas aborder le sujet parce que…
Les mots se sont étranglés dans sa gorge. Peter,
dont j’avais toujours admiré l’assurance et l’énergie, en était
maintenant à balbutier.
— Parce que quoi ?
— Parce qu’elle… elle pensait qu’il y avait
peut-être quelqu’un d’autre dans ma vie.
— Et tu lui as répondu quoi ?
Il s’est carrément tourné, comme s’il n’arrivait
pas à supporter mon regard.
— Peter ? Tu dois me dire ce que tu lui as
répondu.
Il s’est levé, s’est placé devant la fenêtre, les
yeux perdus dans la nuit noire de décembre.
— J’ai… Je lui ai affirmé qu’il n’y avait
qu’elle.
J’ai mis du temps à retrouver ma voix.
— Non, tu n’as pas pu lui dire ça… Dis-moi que ce
n’est pas vrai.
Il a continué à me présenter son dos.
— Je suis navré, Katie. Bon sang, je suis
désolé.
— Désolé, ça ne suffit pas. C’est un mot
creux.
— Je t’aime, Katie, et…
Là, je me
suis précipitée dans la salle de bains en claquant la porte
derrière moi, j’ai poussé le verrou et je me suis effondrée par
terre en sanglotant comme une perdue. Il a frappé, tambouriné, m’a
suppliée de lui ouvrir. J’étais dans un tel état que je ne
l’entendais même plus.
Finalement, les coups ont cessé à la porte, et
j’ai émergé peu à peu de ma prostration. Je me suis relevée
péniblement, quittant mon refuge. Peter n’était plus là. Je me suis
assise au bord du canapé, dans la même stupeur hébétée qu’après un
grave accident de voiture, quand on est seulement capable de se
répéter : « Ça s’est vraiment
passé ? »
Sur pilote automatique désormais, j’ai enfilé mon
manteau, attrapé mon trousseau de clés et je suis partie.
Ensuite, vaguement consciente d’être dans un taxi
en route vers le sud, j’ai eu besoin d’un moment pour me rappeler
ce qui m’avait poussée jusqu’ici lorsque je me suis retrouvée au
pied d’un vieil ensemble immobilier de la 42e et 1re Avenue, le
Tudor City.
Toujours dans un état second, j’ai pris
l’ascenseur jusqu’au septième, descendu le couloir, appuyé sur la
sonnette de l’appartement 7E. En peignoir bleu délavé, son
éternelle cigarette coincée au coin de la bouche, Meg m’a
ouvert.
— Tiens, et qu’est-ce qui me vaut la
sur… ?
Elle est devenue blanche en me regardant mieux. Je
me suis approchée d’elle, posant mon front sur son épaule, et elle
m’a prise dans ses bras.
— Oh, ma belle… Ne me dis pas qu’il est
marié ?
Dès que j’ai été chez elle, j’ai recommencé à
pleurer. Pendant qu’elle me bourrait de scotch, je lui ai raconté
toute la stupide tragédie. J’ai passé la nuit sur le sofa. Le lendemain matin, je lui ai demandé
d’appeler le bureau pour moi et de leur dire que j’étais malade. Je
ne me sentais pas capable d’affronter cette épreuve. Elle est allée
téléphoner dans sa chambre, revenant peu après.
— Tu vas sans doute me traiter de vieille
intrigante qui se mêle des affaires d’autrui mais tu seras
certainement contente d’apprendre qu’ils ne t’attendent pas avant
le 2 janvier, là-bas.
— Qu’est-ce que tu as encore fabriqué,
Meg ?
— Eh bien, j’ai parlé à ton chef.
— Tu as demandé… Peter ?
— Mais oui.
— Oh, bon Dieu, Meg…
— Écoute, d’abord. Je lui ai simplement expliqué
que tu n’étais pas trop en forme, aujourd’hui. Et lui, il m’a dit
que « vu les circonstances » tu pouvais te reposer
tranquillement jusqu’au 2. Et voilà le résultat, onze jours de
vacances ! Pas mal, non ?
— Pas mal pour lui, surtout. Ça lui simplifie
l’existence, c’est sûr. Il ne sera pas obligé de me revoir avant de
s’esquiver à L.A.
— Et toi, tu as envie de le voir ?
— Non.
— L’affaire est entendue, alors.
Comme je baissais la tête, elle a ajouté, d’une
voix douce :
— Ça va demander du temps, Kate. Beaucoup.
Bien plus que tu ne penses.
Je ne le savais que trop bien, tout comme je
savais que je me préparais à passer le Noël le plus interminable de
ma vie. Le chagrin revenait m’assaillir par vagues successives,
quelquefois réveillé par des détails apparemment anodins, croiser
dans la rue un couple en train
de s’embrasser, par exemple. Ou bien je revenais chez moi en métro,
relativement détendue après un moment passé à flâner au musée d’Art
moderne ou à m’offrir une shopping-thérapie chez Bloomingdale,
quand je me sentais soudain basculer dans un abîme sans fond. J’ai
perdu le sommeil, maigri à vue d’œil. Et, chaque fois que je me
reprochais de trop dramatiser, la dépression me frappait à
nouveau.
Le pire, c’était que je m’étais pourtant
solennellement juré de ne jamais perdre la tête pour un homme et
que j’avais jusqu’alors manifesté très peu de sympathie, pour ne
pas dire un mépris affiché, à mes amies ou connaissances qui
transformaient une simple rupture en épopée tragique, se jouant un
Tristan et Iseut version Manhattan à chaque peine de cœur. Mais moi
aussi, maintenant, il m’arrivait de me demander si j’allais
survivre à une nouvelle journée, même si j’enrageais de sombrer
dans un tel pathos.
Je me suis particulièrement maudite lorsque j’ai
fondu en larmes au beau milieu d’un brunch dominical au restaurant
avec ma mère. Barricadée dans les toilettes dames jusqu’à ce que je
me tire de ce mélo à la Joan Crawford, j’ai fini par regagner la
table. Entre-temps, Maman nous avait commandé du café. D’une voix
calme, elle s’est contentée de remarquer :
— Tu m’as inquiétée, Katherine.
— La semaine a été dure, c’est tout. Ne m’expédie
pas à l’asile de fous tout de suite.
— C’est à cause d’un homme, n’est-ce
pas ?
Je me suis assise et j’ai trituré ma tasse avant
de hocher la tête.
— Ce devait être sérieux, pour te mettre dans un
état pareil… Tu veux m’en parler ?
— Non.
Elle a baissé
les yeux mais j’ai vu à quel point je l’avais blessée. Qui a écrit
qu’une mère se couperait un bras pour garder son emprise affective
sur son enfant ?
— J’aurais aimé que tu puisses te confier à moi,
Kate.
— Moi aussi, j’aurais aimé.
— Je ne comprends pas pourquoi tu…
— Ça a tourné comme ça entre nous, voilà
tout.
— Tu m’attristes.
— Pardon.
Elle a tendu la main pour serrer brièvement la
mienne. À ce moment, j’aurais voulu lui dire tant de choses…
Que je n’avais jamais réussi à percer sa carapace d’équanimité, que
je n’étais pas capable de lui faire confiance parce que j’avais
toujours l’impression qu’elle me jugeait, que je l’aimais
profondément mais qu’il y avait trop de contentieux entre nous.
Oui, c’était un de ces instants tant appréciés par Hollywood où une
mère et une fille auraient pu enfin franchir le fossé qui s’était
ouvert à leurs pieds et se réconcilier non sans verser quelques
larmes édifiantes. Mais, dans la réalité, nous hésitons toujours à
les saisir, ces occasions, nous nous dérobons, nous les laissons
passer. Est-ce parce que la vie de famille nous oblige tous à nous
forger des armures derrière lesquelles nous nous dissimulons et
qui, avec les années, deviennent de plus en plus difficiles à
percer pour les autres, à enlever pour nous-mêmes ?
Indispensables, en ce qu’elles nous protègent, nous mais aussi nos
proches, du choc de nos certitudes respectives.
Après une semaine de musées et de cinémas, j’ai
repris le travail le 2 janvier. Au bureau, tout le monde m’a
demandé si cette « affreuse grippe » était terminée, et si j’avais appris la mutation de
Peter Harrison à Los Angeles. J’ai gardé profil bas en me
concentrant sur mes activités. Les accès de tristesse se sont
espacés mais la perte était toujours là.
À la mi-février, Cindy, une de mes collègues,
m’a proposé de déjeuner ensemble au petit italien qui se trouvait
près de l’agence. Pendant le repas, nous avons surtout parlé d’une
campagne de pub que nous étions en train de peaufiner et puis, au
moment de l’espresso, elle m’a dit :
— Bon, tu dois être au courant du méga-scandale à
l’agence de L.A., non ?
— Non. Quoi ?
— Peter Harrison vient de laisser tomber femme et
enfants pour se mettre avec une fille des services administratifs.
Amanda Cole, je crois qu’elle s’appelle…
La nouvelle m’a explosé sous le nez comme une
grenade à main. Je ne savais plus où j’étais, et je devais avoir
une drôle de mine car Cindy m’a pris la main, soucieuse.
— Ça va, Kate ?
Je me suis dégagée brutalement.
— Bien sûr. Pourquoi tu me demandes
ça ?
— Pour rien, s’est-elle défendue, mal à l’aise,
tout en cherchant la serveuse des yeux et en lui faisant signe
d’apporter l’addition.
— Tu étais au courant, c’est ça ? ai-je fini
par articuler, le regard fixé sur ma tasse.
Elle a versé un sachet de sucre basse calorie dans
son café et l’a remué. Longuement.
— Réponds-moi, s’il te plaît.
Sa cuillère s’est enfin arrêtée.
— Kate, tout le monde était au courant.
J’ai écrit
trois lettres à Peter dans lesquelles je le traitais de tous les
noms et l’accusais d’avoir ruiné mon existence, sans en envoyer
aucune. Je me suis retenue plusieurs fois de lui téléphoner en
pleine nuit. Sur une carte postale, j’ai griffonné un seul mot
(« Minable ! ») mais je l’ai déchirée deux secondes
avant de la glisser dans la boîte et j’ai éclaté en sanglots sur le
trottoir, imbécile complète qui attirait l’attention voyeuriste et
gênée des cohortes de passants à l’heure de la
pause-déjeuner.
Quand nous avons commencé à sortir ensemble, huit
mois après le départ de Peter, Matt savait que j’étais encore très
fragile. Entre-temps, j’avais changé d’agence. Une autre grosse
boîte, Hickey, Ferguson & Shea, où Matt a débarqué un jour
avec une équipe télé dans le cadre d’un reportage sur les
publicitaires qui continuaient à faire la retape pour l’herbe du
diable, le tabac. J’étais parmi ceux qu’il a interviewés et ensuite
nous avons continué à bavarder, en tout bien tout honneur. J’ai
d’ailleurs été étonnée quand il m’a appelée peu après pour me
proposer un rendez-vous. Plus surprise encore lorsqu’il m’a déclaré
son amour un mois plus tard. D’après lui, j’étais « la nana la
plus futée » qu’il ait jamais connue. « Blindée
anticonneries », « pas dépendante pour un rond »,
« battante » : bingo, il était tombé sur son idéal
féminin, ni plus ni moins.
Je n’ai pas capitulé tout de suite, naturellement.
Cette déclaration inopinée m’a plutôt troublée, à vrai dire.
D’accord, il me plaisait bien : malin, ambitieux, dans le
coup, le vrai New-Yorkais. Et il avait l’air de me comprendre, ce
qui était normal puisque nous étions taillés dans la même étoffe
citadine. Manhattan cent pour cent.
Il paraît que
le destin tient au caractère de chacun. Possible, mais c’est aussi
une affaire de coïncidence. Nous avions le même âge, trente-six
ans. Il venait de se faire débarquer d’une longue histoire avec une
correspondante de CNN aux dents ultra-longues, Kate Brymer, qui
l’avait éjecté pour se mettre avec un présentateur-vedette de la
chaîne, et nous avions donc tous les deux une certaine expérience
des plantages sentimentaux. Tout comme moi, il redoutait la
perspective de piloter en solo pour aborder la quarantaine. Il
voulait même des enfants, ce qui le rendait cent fois plus
séduisant à un moment où je commençais à percevoir le tic-tac
oppressant de mon horloge biologique. Sur le papier, donc, nous
avions fière allure. Le couple new-yorkais parfait.
Il n’y avait qu’un seul problème : je n’étais
pas amoureuse de lui. J’en avais parfaitement conscience mais je
voulais me persuader du contraire, et la cour insistante qu’il me
livrait y était pour beaucoup. Persuasif sans être lourd, il savait
me flatter et j’en avais besoin, après l’humiliation subie. Besoin
d’être admirée, désirée, sollicitée. Combinés à ma hantise de me
transformer en quadragénaire célibataire et sans enfants, ses
compliments ont arraché le morceau.
— Délicieux garçon, a décrété ma mère après
l’avoir rencontré. Je pense qu’il te rendra très heureuse.
En clair, elle approuvait ainsi son vernis de
jeune WASP bien éduqué, sa « correction ». Meg, elle,
s’est montrée un peu moins enthousiaste.
— Très sympathique, ce petit.
— Ouais ? Tu n’as pas l’air transportée… En
tout cas, je suis très heureuse, moi.
— Euh… Oui.
— Très convaincant.
Quatre mois plus tard, sa repartie aigre-douce est
revenue me trotter dans la tête à trois heures du matin, dans une
chambre d’hôtel sur l’île de Nevis, aux Caraïbes. À côté de
moi, mon mari de trente-six heures dormait à poings fermés. C’était
notre nuit de noces, et moi je contemplais le plafond sans pouvoir
m’empêcher de me répéter : « Mais qu’est-ce que je fiche
ici ? » Et puis j’ai repensé à Peter et les larmes se
sont mises à couler, et je me suis traitée de crétine
incurable.
Chacun est l’artisan de ses impasses,
non ?
J’ai fait de mon mieux pour que ça marche. Matt a
vraiment fait de son mieux. La coexistence s’est avérée difficile.
Des disputes ridicules à propos de petits riens, des
réconciliations immédiates et à nouveau les piques, l’affrontement.
J’ai découvert qu’un mariage ne fonctionnait que si l’un et l’autre
veillaient à faire respecter la paix domestique. Ce qui demande
beaucoup, énormément de volonté. Et nous en manquions, lui comme
moi. Alors nous avons esquivé le constat, de plus en plus évident,
que nous formions un couple mal assorti. Les lendemains de prises
de bec, nous nous faisions de coûteux cadeaux, ou bien on me
livrait des fleurs au bureau avec un petit mot apaisant et
spirituel : « Il paraît que le plus dur, ce sont les dix
premières années. Je t’aime. Matt. »
Il y a eu aussi quelques week-ends
« ranimons-la-flamme » dans la campagne du Connecticut ou
à Long Island. Au cours de l’une de ces escapades, après un dîner
arrosé, Matt m’a persuadée d’oublier mon diaphragme pour la nuit. Comme j’étais sérieusement
beurrée moi aussi, j’ai accepté et c’est ainsi qu’Ethan est entré
dans notre vie.
Un accident, donc, mais un merveilleux accident.
Le coup de foudre au berceau. Une fois l’euphorie postnatale
épuisée, cependant, les habituelles frustrations conjugales sont
revenues. D’autant que ce petit ne croyait pas aux vertus
roboratives du sommeil, pas du tout. Au cours des six premiers mois
de son existence, il refusait de capoter plus de deux heures
d’affilée, ce qui nous a rapidement conduits au bord de
l’épuisement complet. Et, à moins d’avoir la vocation d’une Mary
Poppins, la fatigue nourrit l’irritabilité qui, dans notre cas, a
vite pris les proportions d’une guerre ouverte. Dès qu’Ethan a été
sevré, j’ai exigé l’établissement d’un roulement équitable pour les
biberons de nuit, mais Matt a catégoriquement refusé sous prétexte
qu’il avait besoin de ses huit heures de repos en raison de son
travail très prenant. Là, j’ai entendu le son de la canonnade et
j’ai répliqué en l’accusant de faire passer sa carrière avant la
mienne, ce qui a déclenché des contre-attaques à propos de mes
responsabilités de mère, de mes enfantillages et de ma propension à
chercher des histoires en permanence.
C’est toujours la femme qui finit par se coltiner
la progéniture, et nous n’avons pas manqué à la règle. Le soir où
Matt est rentré en m’annonçant qu’il venait d’accepter un
remplacement de trois mois au bureau de Washington de la chaîne
publique où il travaillait, ma seule réaction a donc été :
« Quelle aubaine pour toi ! » Il s’est engagé à
trouver – et à payer – une nourrice à temps plein,
puisque j’avais repris mon job, ainsi qu’à rentrer chaque week-end.
Il a aussi émis l’espoir que cette séparation dissipe l’atmosphère
de belligérance permanente
entre nous. Et je me suis retrouvée avec le bébé.
J’en ai été ravie, en fait, non seulement parce
que je raffolais d’Ethan – d’autant que je ne pouvais
m’occuper de lui que le soir après le travail – mais aussi
parce que la guérilla avec Matt m’avait vidée. Bizarrement,
d’ailleurs, deux changements d’importance sont intervenus après son
départ à Washington : tout d’abord, Ethan s’est mis à faire
des nuits complètes, et puis les choses se sont nettement
améliorées entre Matt et moi. Ce n’était pas la configuration
« je t’aime encore plus quand tu t’en vas », non ;
simplement, la distance a créé les conditions d’une désescalade
mutuelle, dissipé la confrontation induite par la cohabitation
quotidienne. Nous avons pu recommencer à nous parler, c’est-à-dire
avoir une conversation qui ne tourne pas en règlements de comptes
sanglants. À ses retours le week-end, nous prenions tous deux
soin de ne pas gâcher les quarante-huit heures que nous avions
devant nous, et peu à peu une certaine confiance a été rétablie,
une impression de bonne entente, l’idée que notre couple avait un
avenir.
C’est du moins ce que je pensais, moi. Pendant son
dernier mois à Washington, il a été retenu sur place trois semaines
d’affilée par une grosse histoire : le scandale de Whitewater
venait d’éclater. Lorsqu’il a fait sa réapparition, j’ai compris
qu’il y avait anguille sous roche dès le premier coup d’œil. Il
avait beau se forcer à se comporter normalement avec moi, il s’est
crispé quand je l’ai interrogé en toute innocence sur la surcharge
de travail qu’il avait à Washington, et il s’est empressé de
changer de sujet. Là, je n’ai plus eu de doute. Les hommes se
croient toujours d’excellents dissimulateurs mais quand il s’agit d’infidélité
conjugale ils sont aussi transparents que du film
alimentaire.
Une fois Ethan au lit et nous au salon avec une
bouteille de vin, j’ai choisi l’attaque frontale.
— Comment elle s’appelle ?
Son visage a pris la couleur crayeuse d’un sirop
contre la toux.
— Je ne te suis pas, là.
— Alors je répète lentement. Comment… elle…
s’appelle ?
— Je ne vois pas de quoi tu parles,
franchement.
— Mais si, mais si. Je veux juste savoir comment
s’appelle la femme avec qui tu es sorti.
— Kate !
— Ça, c’est mon nom. Mais le sien ? Allez,
dis.
Il a poussé un long soupir.
— Blair Bentley.
— Merci, ai-je répliqué du ton le plus
dégagé.
— Je peux… m’expliquer ?
— Expliquer quoi ? Que c’était comme ça,
« en passant » ? Ou bien que tu t’es saoulé un soir,
que tu es tombé sur un lit et que tu t’es retrouvé avec une nana au
bout de la queue ? Ou que c’est le grand amour ?
— C’est le grand amour.
J’en suis restée sans voix. Après un flottement,
j’ai réussi à reprendre :
— Tu n’es pas sérieux ?
— Si.
— Salaud !
Il a quitté l’appartement un peu plus tard, et n’y
a jamais repassé la nuit depuis. J’étais très montée contre lui. Ce
n’était peut-être pas l’homme de ma vie mais il y avait Ethan, tout
de même. Il aurait dû penser à
l’équilibre de notre enfant. Et aussi reconnaître que la séparation
nous avait fait du bien, nous avait détournés de la course aux
armements pour établir un armistice. Non dénué de chaleur, puisque
j’en étais même venue à attendre ses retours. On dit toujours que
les deux premières années de mariage sont un enfer. Mais nous
avions passé le cap, merde ! Nous étions en train de devenir
une cause commune.
Lorsque j’ai découvert que miss Bentley avait
vingt-six ans, qu’il s’agissait d’une blonde avec de longues
jambes, une peau impeccable et un sourire Colgate, par ailleurs
présentatrice de NBC à Washington et sur le point d’être promue à
New York, mon amertume a quadruplé. Matt avait décroché la
timbale.
Mais c’est surtout à moi que j’en voulais,
évidemment. J’avais tout loupé. J’étais tombée dans tous les pièges
que je m’étais juré d’éviter : être amoureuse d’un homme marié
puis obéir aveuglément à la fichue « horloge
biologique ». Nous ne cessons d’ergoter sur la nécessité de
« construire sa vie », de trouver la carrière la plus
enrichissante, la relation la plus gratifiante, l’équilibre idéal
entre vie professionnelle et personnelle… Les revues féminines
dissèquent les stratégies à suivre pour parvenir à cette existence
millimétrée. Au pied du mur, pourtant, confrontée au type qui vous
brise le cœur ou à celui avec lequel vous avez fait un enfant en
dernier recours, vous vous découvrez otage du hasard autant que la
première cruche venue. Si je n’étais pas entrée chez Harding,
Tyrell & Barney, admettons ? Si je n’avais pas
accepté de prendre ce verre avec Peter ? Si Matt n’était pas
venu dans ma nouvelle boîte pour un reportage ? Une rencontre
fortuite par-ci, une décision hâtive par-là, et vous vous réveillez un vilain matin mère,
divorcée et déjà plus de la première jeunesse. En vous demandant
comment vous allez finir…
La sonnerie du téléphone m’a extirpée de ces
méditations en chaîne. À ma montre, il était presque neuf
heures. Le temps avait donc passé si vite à mon insu ?
— C’est toi, Kate ?
J’ai eu la surprise de reconnaître la voix de mon
frère. C’était la première fois depuis des années qu’il m’appelait
chez moi.
— Charlie ?
— Ouais, c’est moi.
— Tu es bien matinal.
— Impossible de dormir. Écoute, je voulais juste
te dire… Euh, ça m’a fait plaisir de te voir, Kate.
— D’accord.
— Et je ne voudrais pas qu’il s’écoule encore sept
ans avant qu’on…
— Je te l’ai déjà dit hier, Charlie. Ça ne
dépend que de toi.
— Je sais, je sais…
Il s’est tu.
— Bon, tu connais mon numéro. Si tu as envie, tu
m’appelles. Et si tu n’en as pas envie, je n’en mourrai pas. C’est
toi qui as rompu le contact, alors il ne tient qu’à toi de le
rétablir. Pas vrai ?
— Si, si… bien sûr.
— Parfait.
Comme il replongeait dans l’un de ses silences
exaspérants, j’ai mis les points sur les i :
— Eh bien, il faut que j’y aille, Charlie.
À une prochaine…
Il ne m’a pas laissé le temps de terminer.
— Hein ?
Sa voix s’est mise à trembler.
— Je… je suis confus, vraiment. Tu vas me trouver
nul, je sais, mais… Enfin, tu te rappelles que j’avais un job en
vue ? Représentant chez Pacific Floral Service. Le plus gros
fleuriste par portage de la côte Ouest. Le seul truc que j’ai pu
trouver. Ici, quand tu as dépassé la cinquantaine, on ne te regarde
même plus. Le marché du travail est méchamment limité, dès qu’on a
un certain âge et…
— Ne m’en parle pas ! Bon, c’est aujourd’hui,
ton entretien, non ?
— Théoriquement, oui. Mais à mon retour hier soir
j’ai trouvé un message de leur service du personnel. Comme quoi ils
avaient décidé d’attribuer le poste en interne, et que le
rendez-vous était annulé, donc.
— Ah, désolée.
— Pas autant que moi ! Parce que, merde…
c’était même pas un poste de responsabilité, quoi !
Représentant à la con ! Et même ça, même ça…
Il s’est arrêté.
— Charlie ? Ça va ?
Je l’ai entendu reprendre son souffle.
— Non, ça ne va pas. Si je n’ai pas ramassé cinq
mille dollars d’ici vendredi, ma banque menace de me prendre la
maison.
— Avec cinq mille, tu résous le
problème ?
— Pas vraiment. Parce que je leur en dois encore
sept mille.
— Bon Dieu, Charlie !
— Je sais, je sais… Mais quand on est sans boulot
pendant six mois, les dettes s’accumulent, s’accumulent… Crois-moi, j’ai essayé d’emprunter
partout. Seulement il y a déjà deux hypothèques sur la baraque,
pour commencer, et…
— Qu’est-ce qu’elle en dit, Holly ?
— Elle… elle ne se rend pas compte à quel point on
en est.
— Tu veux dire que tu ne lui as rien
expliqué ?
— Euh, non… Non, je ne veux pas qu’elle
s’inquiète, c’est tout.
— Eh bien, elle va s’inquiéter un peu, quand ils
vont t’expulser de chez toi, non ?
— Oh, pas ce mot, s’il te plaît !
Expulsé…
— Bon, qu’est-ce que tu vas faire ?
— J’en sais rien. Le peu d’économies qu’on avait,
et le plan épargne en actions… Tout est parti.
Cinq mille dollars. J’en avais huit sur un compte
bloqué et je savais que maman avait autour de onze mille cinq en
PEA, dont j’allais hériter avec le reste lorsque son testament
serait certifié. Cinq mille ! C’était une somme, pour moi.
À peine de quoi payer un trimestre d’école pour Ethan. Trois
mois de loyer. Plein d’argent, pour un budget comme le mien…
— Je sais ce que tu es en train de penser.
« Après toutes ces années, il ne prend son téléphone que pour
essayer de me taper. »
— Bien vu, Charlie. C’est exactement ce que je
pensais, en effet. À ça, et à la peine que tu as faite à
maman.
— J’ai mal agi.
— Oui. Très mal.
— Je… je suis désolé. Je ne vois rien d’autre à
dire que… que je suis désolé.
— Je ne peux
pas te pardonner, Charlie. C’est impossible. Je sais qu’elle
pouvait être dure, parfois, pas toujours facile. Mais tu l’as
envoyée bouler, toi.
Je l’ai entendu réprimer un sanglot.
— Tu… tu as raison.
— Je me fiche d’avoir raison ou pas. C’est un peu
tard pour discuter de ça. Tout ce que je veux savoir, Charlie,
c’est pourquoi.
— On ne s’est jamais entendus, elle et moi.
Ce qui n’était que la pure vérité, certes. Un de
mes souvenirs d’enfance les plus tenaces était leurs disputes
incessantes. Ils n’étaient d’accord sur rien et alors que j’avais
trouvé le moyen de contrer, voire d’ignorer, la propension de notre
mère à tout vouloir contrôler, Charlie était sans cesse heurté par
ses intrusions, d’autant plus blessantes pour lui qu’elles venaient
lui rappeler à quel point son père lui manquait. Il avait déjà
presque dix ans à la mort de papa. À la façon dont il me
parlait de lui je voyais qu’il lui vouait un véritable culte et
blâmait confusément notre mère de sa disparition prématurée.
— Elle ne l’a jamais aimé, m’avait-il ainsi
affirmé quand j’avais treize ans. Elle lui a rendu la vie tellement
impossible qu’il ne rentrait pratiquement pas de la semaine.
— Mais maman dit que c’était pour son travail,
avais-je rétorqué.
— Ouais. Il était toujours parti. Comme ça, il
n’avait pas à la supporter.
Âgée d’à peine dix-huit mois à son décès, je
n’avais pas de réminiscences directes de notre père, si bien que je
buvais les paroles de Charlie dès qu’il l’évoquait. Surtout que
maman évitait toujours le sujet de feu Jack Malone comme s’il était
trop douloureux, ou hors de
propos. Et ainsi, j’ai repris à mon compte la vision d’un couple
sans harmonie qu’avait Charlie de nos parents, attribuant
secrètement leur échec au caractère autoritaire de notre mère. D’un
autre côté, je n’ai jamais compris pourquoi mon frère était
incapable de mettre au point une stratégie envers elle. Dieu sait
si je me confrontais à elle tout le temps, moi aussi, si elle me
rendait folle, parfois, mais je ne l’aurais en aucun cas rayée de
la carte comme il l’a fait.
Je ressentais bien chez elle une certaine
ambivalence à l’égard de son unique fils, une réserve que j’ai déjà
mentionnée. Elle l’aimait, évidemment, mais j’avais souvent
l’impression qu’elle lui reprochait en silence d’être la cause de
son mariage forcé et malheureux avec Jack Malone. Quant à Charlie,
qui ne s’était jamais vraiment remis de la mort de son père, il
n’appréciait pas du tout son statut de seul mâle de la
maison : dès qu’il en a eu l’occasion, il s’est enfui, se
jetant tout droit dans les bras d’une femme tellement tatillonne
et despotique que maman paraissait soudain libertaire, en
comparaison…
— Je sais bien que vous ne vous entendiez pas,
Charlie. Et elle pouvait être très chiante de temps à autre, j’en
conviens. Mais ça ne méritait pas la punition que vous lui avez
réservée, toi et la Princesse.
Il est resté silencieux un long moment.
— Non. Elle ne le méritait pas. Qu’est-ce que je
peux te dire, Kate ? Sinon que je me suis laissé bêtement
influencer par…
Il s’est interrompu, baissant la voix.
— Pour résumer, la question m’a toujours été
présentée en termes de « c’est elle ou moi », et j’ai été
faible au point de l’accepter.
Nouvelle pause.
— Euh… Tu parles sérieusement ?
— C’est ce que maman aurait voulu.
— Mon Dieu, Kate, je ne sais pas quoi…
— Alors ne dis rien.
— Je… je suis scié.
— Pas de quoi. Solidarité familiale, point.
— Je te promets… je te jure que je te rembourserai
dès que…
— Ça suffit, Charlie. Tu auras le chèque
demain. Et quand tu seras en mesure de me rembourser, tu le feras.
Maintenant j’aimerais te demander quelque…
— Tout ce que tu veux ! N’importe quel
service, je suis là.
— Non, Charlie. C’est juste une question que j’ai
à te poser.
— Mais oui, bien sûr.
— Une certaine Sara Smythe, ça te dit quelque
chose ?
— Rien du tout, non. Pourquoi ?
— Je viens de recevoir une lettre d’elle, dans
laquelle elle dit qu’elle a connu nos parents avant ma
naissance…
— Non, je ne vois pas… Mais enfin, je ne me
souviens pas trop de qui ils fréquentaient, à l’époque.
— Pas étonnant. Moi, je me rappelle à peine les
gens que j’ai rencontrés il y a un mois ! Bon, merci quand
même.
— Merci à toi, Kate. Tu n’as pas idée de ce que
cet argent représente pour nous.
— Je crois que j’ai une petite idée, si.
— Que Dieu te bénisse, a-t-il soufflé.
J’ai passé le reste de la matinée à ranger
l’appartement et à quelques tâches domestiques. En revenant de la
laverie du sous-sol, j’ai trouvé un message sur le répondeur.
« Bonjour, Kate… » Une voix inconnue, grave, raffinée,
avec un net accent de la Nouvelle-Angleterre. « Sara Smythe à
l’appareil. J’espère que vous avez reçu ma lettre. Je prends la
liberté de vous appeler chez vous mais j’aimerais vraiment vous
rencontrer. Ainsi que je vous l’expliquais dans mon mot, j’ai été
proche de votre famille au temps où votre père était encore en vie
et j’aimerais beaucoup renouer le contact après tant d’années. Je
sais que vous êtes très occupée mais n’hésitez pas à me téléphoner
quand vous aurez un moment. Je suis au cinq cent cinquante-cinq,
zéro sept, quarante-cinq. Je ne bouge pas cet après-midi, si vous
êtes par là. Je répète que je suis avec vous en pensée dans ce
moment pénible. Enfin, je sais que vous êtes résistante et
courageuse, que vous surmonterez cette épreuve. J’attends avec
impatience l’occasion de vous parler de vive voix. »
J’ai réécouté le message, à la fois oppressée et
furieuse. « Renouer le contact après tant
d’années » ? « Je sais que vous surmonterez cette
épreuve » ? Quel toupet ! On aurait cru que c’était
une amie de toujours, sur les genoux de laquelle j’avais sauté
quand j’étais petite ! Et pas même le tact de comprendre que
je n’étais pas d’humeur aux mondanités après avoir enterré ma mère
la veille seulement !
J’ai pris sa lettre, je suis allée dans la chambre
d’Ethan, j’ai allumé son ordinateur et j’ai écrit d’un
trait :
J’ai été extrêmement touchée par votre mot et
votre message. Comme vous devez le savoir, j’en suis certaine, le
chagrin et le deuil produisent des réactions inattendues selon les
individus. En ce qui me concerne, j’éprouve pour l’instant un
besoin de solitude, le désir de me consacrer à mon fils et à mes
pensées.
Je vous remercie dès à présent de le comprendre
et je vous exprime à nouveau ma gratitude pour m’avoir ainsi
manifesté votre sympathie.
Bien à vous,
Kate Malone. »
Je me suis relue deux fois avant de cliquer sur la
commande « Imprimer », puis j’ai signé au bas de la
feuille, je l’ai pliée, glissée dans une enveloppe avec l’adresse
de cette Smythe. Ensuite, j’ai téléphoné à ma secrétaire à
l’agence, en lui demandant d’envoyer notre coursier prendre la
lettre chez moi et l’apporter à sa destinataire. J’aurais pu la
poster, tout simplement, mais je craignais qu’elle n’essaie de me
joindre à nouveau le soir. Je ne voulais plus jamais l’entendre,
cette femme.
Une demi-heure plus tard, le concierge m’ayant
informée de l’arrivée du coursier, j’ai enfilé mon manteau et je
suis descendue. Après avoir remis la lettre au motard, qui m’a
assuré qu’elle serait à destination en trente minutes, je suis
partie vers Lexington Avenue en m’arrêtant à un dépôt de services
de messagerie. J’ai glissé l’enveloppe que j’avais préparée chez
moi dans une pochette Federal Express, rempli le formulaire au nom
de Charles Malone, Van Nuys, Californie, et expédié le tout à la boîte. Mon frère
aurait son chèque le lendemain, accompagné d’un mot plus que
laconique : « En espérant que ça puisse aider. Bonne
chance. K. »
Ensuite, j’ai déambulé pendant une heure dans le
quartier. J’ai fait quelques courses chez D’Agostino, en demandant
à être livrée plus tard dans l’après-midi. J’ai flâné au Gap, où
j’ai fini par acheter une autre veste en jean à Ethan, puis j’ai
marché deux blocs vers l’ouest et je me suis accordé une trentaine
de minutes dans la librairie de Madison Avenue. Découvrant que je
n’avais rien mangé depuis la veille, je me suis arrêtée au Soup
Burg de la 73e et Madison, où j’ai
commandé un double cheeseburger au bacon avec des frites, que j’ai
englouti avec une culpabilité aussi énorme que sa teneur en
calories mais qui m’a procuré un bien fou. Je sirotais un café
lorsque mon portable a sonné.
— C’est vous, Kate ?
Oh non ! Encore cette affreuse bonne
femme ! J’ai quand même demandé :
— Qui est à l’appareil ?
— Sara Smythe.
— Comment avez-vous eu ce numéro, miss
Smythe ?
— En appelant les renseignements de Bell
Atlantic.
— C’était urgent à ce point ?
— Eh bien, je viens de recevoir votre lettre,
Kate, et je…
— Je suis étonnée que vous m’appeliez par mon
prénom, miss Smythe. Je ne crois pas vous avoir jamais rencontrée,
pourtant.
— Mais si. Il y a des années, quand vous étiez
toute petite…
— Oui, mais quand nous nous verrons je pense que
je pourrai…
Je l’ai interrompue à nouveau.
— Vous avez reçu ma lettre, miss Smythe, mais
est-ce que vous l’avez lue ?
— Bien sûr. C’est pour cela que je vous
téléphone.
— Et je n’ai pas été claire sur ce sujet ?
Qu’il n’était pas question de se voir ?
— Ne dites pas cela, Kate.
— Vous pourriez cesser de m’appeler
Kate ?
— Si vous me laissiez seulement expliquer…
— Non. Je n’ai pas besoin d’explications. Je veux
uniquement que vous cessiez de m’importuner.
— Tout ce que je demande, c’est…
— Et je présume que c’est vous qui avez téléphoné
plein de fois chez moi hier, sans laisser de message ?
— Écoutez-moi deux minutes, je vous en prie.
— Et cette façon de vous présenter comme une
vieille amie de mes parents ? Mon frère Charlie m’a dit qu’il
n’a jamais entendu parler de vous, dans son enfance.
— Charlie ?
Son ton s’est animé, soudain.
— Vous lui reparlez enfin, à Charlie ?
C’était à mon tour de me sentir sur la
défensive.
— Comment pouvez-vous savoir que je ne lui parlais
plus ?
— Tout s’éclaircira si nous nous rencontrons, je
vous…
— Non !
— S’il vous plaît, Kate, soyez raisonnable…
—
Assez ! La discussion est close. Et n’essayez pas de me
rappeler, parce que je ne vous répondrai pas !
Sur ces mots, j’ai coupé la réception.
Je m’étais emportée, d’accord. Mais les manières
insidieuses de cette inconnue étaient intolérables. Et qu’elle soit
au courant de mon différend avec Charlie… En sortant du restaurant,
j’étais toujours dans un tel état que j’ai résolu de terminer
l’après-midi au cinéma. J’ai échoué dans une salle de la
72e Rue et perdu deux heures devant
un navet à propos d’une navette spatiale américaine détournée par
des pirates de la galaxie qui massacraient tout l’équipage à
l’exception d’un cosmonaute balèze, lequel trucidait les méchants,
évidemment, et ramenait le vaisseau en le pilotant d’une seule main
et en le posant au sommet du mont Rushmore, même… Au bout de dix
minutes de ces insanités, je n’en revenais pas d’avoir fini là mais
je connaissais la réponse : la journée avait mal commencé et
continuait de la même façon.
Rentrée vers six heures, je me suis félicitée en
constatant que Constantine n’était plus là, déjà remplacé par Ted,
celui de la vacation de nuit. Sympa, lui.
— Un paquet pour vous, miss Malone, m’a-t-il
annoncé en me tendant une volumineuse enveloppe en kraft.
— Ah… Quand est-ce arrivé ?
— Il y a une demi-heure, à peu près. Quelqu’un est
venu.
J’ai grincé des dents, intérieurement.
— Une petite vieille en taxi, je
parie ?
— Comment vous avez deviné ?
— Trop long à expliquer.
Je l’ai
remercié et je suis montée chez moi. Assise à la table, j’ai ouvert
le colis. Une carte, en papier bleu-gris désormais familier. Et
voilà, c’était reparti… « Chère Kate, je crois vraiment que
vous devriez m’appeler, non ? Sara. » J’ai retiré ensuite
un grand livre rectangulaire. Un album-photo, sans doute. Oui. Dès
la première page, plusieurs clichés noir et blanc d’un nourrisson
protégés par un film transparent, très années cinquante puisque le
bébé était endormi dans l’un de ces gigantesques landaus à la mode
en ce temps-là. À la page suivante, le même gosse dans les
bras de son père, un papa années cinquante aussi avec son costume
prince-de-galles, sa cravate en nylon, la coupe en brosse, les
dents éblouissantes. Le genre de papa qui, huit ans plus tôt, avait
dû esquiver les tirs ennemis dans quelque ville allemande.
Comme le mien, par exemple.
J’ai scruté le visage en papier. Jusqu’à en avoir
le tournis. C’était lui. Et le bébé, c’était moi.
J’ai continué à feuilleter l’album. Moi à deux
ans, à trois, à cinq. À ma première rentrée scolaire. En
scout. Avec Charlie devant le Rockefeller Center, vers 1963,
peut-être l’après-midi où maman et Meg nous avaient emmenés au
spectacle de Noël du Radio City Music Hall. J’ai tourné encore les
pages d’une main de plus en plus nerveuse. Moi dans une pièce de
théâtre à l’école, en colonie de vacances dans le Maine, à mon
premier bal, sur une plage du Connecticut en été, avec Meg le jour
de la remise de mon diplôme…
Toute une vie en photos, dont mes noces et Ethan à
la maternité. À la fin, il y avait des coupures de
presse : articles que j’avais écrits dans la revue du campus à
Smith, moi sur la scène du même campus pour la représentation de
Meurtre dans la cathédrale, la plupart des pubs que j’avais
réalisées dans ma carrière, l’avis de mariage avec Matt dans le
New York Times, celui de naissance
d’Ethan. C’était incroyable, renversant, mais le pire choc était
encore sur la dernière page : découpé dans le journal de son
école, un cliché de mon fils en tenue de sport, à la course-relais
des épreuves du printemps dernier.
Trop. C’était trop. J’ai refermé l’album, l’ai
glissé sous le bras après avoir remis mon manteau et je suis partie
en courant, j’ai sauté dans le premier taxi et j’ai lancé au
chauffeur, hors d’haleine :
— 77e Rue
Ouest.