Quinze des vingt participants à l’enterrement se
sont donc retrouvés chez ma mère. Une vraie cohue, puisqu’elle
avait passé ces dernières vingt-six années dans un petit studio de
la 84e où je ne me rappelais pas avoir
vu plus de quatre personnes ensemble, même les rares fois où elle
recevait.
Je ne l’ai jamais aimé, cet appartement. Étriqué,
mal agencé, il était orienté à l’ouest sur une arrière-cour au
quatrième étage, de sorte que le soleil y pénétrait rarement. Un
salon de neuf mètres carrés, une chambre aussi exiguë et un coin
salle de bains, une cuisine plus étroite encore avec des appareils
ménagers préhistoriques et un lino élimé… Tout semblait vieux, usé,
impossible à rajeunir. Trois ans plus tôt, j’avais réussi à la
convaincre de le faire repeindre mais, comme dans tous ces vieux
immeubles du West Side, ce coup de fraîcheur ne pouvait rehausser
les plâtres et les moulures encroûtés sous trois décennies de
badigeon bâclé. La moquette s’effilochait, les meubles étaient
décatis, quant aux rares éléments de confort moderne – une télé, un climatiseur, une chaîne
stéréo monobloc à l’origine coréenne douteuse –, c’étaient de
véritables antiquités technologiques… Chaque fois que j’avais eu
quelques billets d’avance, ce qui était rare, je lui avais proposé
de les remplacer, de lui acheter au moins un micro-ondes, mais elle
avait toujours refusé.
— Tu as mieux à faire de ton argent, répétait-elle
systématiquement.
— Pour ma mère, quand même…
— Dépense-les pour Ethan, ou pour toi. Je me
contente très bien de ce que j’ai.
— Ce climatiseur, il est asthmatique ! Tu vas
voir, en juillet. Tu vas bouillir, ici.
— J’ai un ventilateur.
— Je voulais juste aider un peu, maman.
— Je sais, chérie, je sais. Mais je suis très
bien.
Et la pointe d’agacement qu’elle mettait dans ces
deux derniers mots suffisait à me persuader de l’inutilité de mes
tentatives. Mieux valait passer à autre chose.
Elle se refusait à devenir un poids pour les
autres, au point de se priver toujours de tout. Ses principes
fermement protestants lui faisaient abhorrer la perspective
d’attirer la charité d’autrui. Pour elle, cela aurait signifié un
échec personnel, la perte de toute valeur à ses propres yeux.
Debout dans le salon, j’ai regardé machinalement
les photos encadrées qui se dressaient sur une table d’angle près
du canapé. Je suis allée en prendre une, que je ne connaissais que
trop bien. Mon père en uniforme de l’armée de terre. Le cliché
avait été pris par ma mère dans la base militaire d’Angleterre où
ils s’étaient rencontrés en 1945. Son unique grand voyage, la seule
fois où elle avait quitté l’Amérique : ses études terminées, elle s’était portée volontaire
à la Croix-Rouge et elle avait terminé dactylo dans une antenne du
Commandement allié, quelque part au milieu de la banlieue
londonienne. Entrée du flamboyant Jack Malone, originaire de
Brooklyn, venu se détendre un peu ici après avoir couvert la
libération de l’Allemagne pour le journal de l’armée américaine,
Stars and Stripes. Ç’avait été le coup
de foudre, donnant naissance à Charlie, et entremêlant leur
destinée pour toujours.
Charlie s’est approché, les yeux sur la photo que
je tenais encore.
— Tu veux la prendre ?
Il a secoué la tête.
— J’en ai déjà un tirage chez moi. C’est ma
préférée de papa, celle-ci.
— Bon, je crois que je vais la garder, alors. Je
n’en ai pas tant que ça de lui.
Nous sommes restés un instant silencieux. Il se
mangeait la lèvre inférieure, toujours très nerveux.
— Tu te sens mieux ?
— Ouais, ça va, a-t-il répondu en détournant le
regard comme à son habitude. Et toi, tu tiens le coup ?
— Moi ? Bien sûr, ai-je affirmé comme si nous
ne venions pas d’enterrer notre mère.
— Ton fils est superbe, maintenant. Et lui… c’est
ton ex ?
— Oui. Le grand séducteur. Quoi, tu ne l’avais
jamais vu ? Ah oui, j’oubliais que tu n’es pas venu à notre
mariage. Et la dernière fois que tu es passé ici, Matt était en
voyage. C’était en 94, non ?
Il a préféré esquiver la question par une
autre :
— Il est quelque chose dans les infos à la télé,
c’est bien ça ?
— Ouais. Maman m’avait parlé du divorce.
— Vraiment ? ai-je lancé, affectant
l’étonnement. Quand ça ? Au cours de ton coup de fil annuel en
95 ?
— On communiquait un peu plus que ça, tout de
même.
— C’est vrai, pardon. Tu l’appelais aussi à Noël.
Donc, c’est grâce à l’un de tes deux appels annuels que tu as
appris que Matt m’avait laissée tomber.
— Ça m’a fait de la peine, vraiment.
— C’est de l’histoire ancienne, hé ! J’ai
tourné la page depuis longtemps.
Nouveau silence gêné, pendant lequel il a laissé
son regard errer autour de lui.
— Ça n’a pas trop changé, ici.
— Maman n’aurait jamais pu passer dans
Ma Maison Mon Jardin, c’est exact.
Remarque, même si elle avait voulu retaper ça, ce qui n’a jamais
été le cas, elle n’aurait guère eu les moyens. Heureusement que
c’est un loyer conventionné. Sans ça, elle n’aurait pas pu
rester.
— Combien c’est, maintenant ?
— Huit cents, ce qui est très correct, pour le
quartier. Mais, enfin, elle a toujours eu du mal à joindre les deux
bouts.
— Comment, elle n’avait rien hérité d’oncle Ray,
alors ?
Ray, le frère de ma mère, était un avocat prospère
de Boston qui avait toujours gardé une distance glaciale avec elle.
D’après ce que j’avais cru comprendre, ils n’avaient jamais été
très proches, même dans leur enfance, et le fossé s’était encore
creusé quand Ray et sa femme, Edith, avaient blâmé ma mère d’épouser un petit gars de Brooklyn
sans le sou. Fidèle à sa morale WASP, cependant, Ray était venu à
son secours après la mort prématurée de mon père en lui proposant
de prendre en charge financièrement l’éducation de Charlie et la
mienne. Le fait qu’ils n’avaient pas d’enfants eux-mêmes, et que ma
mère était l’unique sœur de Ray, avait certainement rendu plus
supportable cette lourde contribution mais nous avions vite
compris, Charlie et moi, que notre oncle ne voulait pas entendre
parler de nous. Nous ne le voyions jamais, ma mère non plus, même
si nous recevions de lui tous les Noëls un bon du Trésor de vingt
dollars chacun. Quand Charlie est entré à l’université de Boston,
il n’a pas été invité une seule fois à la résidence de Ray et
d’Edith, sur Beacon Hill. J’ai été traitée avec la même
indifférence lorsque, étudiante au Smith College, je passais par
Boston au moins une fois par mois. « La famille, c’est
bizarre, parfois », nous répétait ma mère pour expliquer la
froideur de son frère. Cependant, c’est grâce à lui seul que nous
avons pu fréquenter des établissements privés, Charlie et moi.
À partir du jour où j’ai obtenu mon diplôme, en 76, maman n’a
plus rien reçu et elle a tiré le diable par la queue jusqu’à la fin
de sa vie. Après le décès de Ray en 98, je pensais qu’elle allait
toucher un petit héritage, d’autant qu’Edith était morte trois ans
plus tôt, mais il n’avait rien prévu pour elle dans son
testament.
— Quoi, tu veux dire que maman ne t’a jamais
appris qu’il lui avait laissé des nèfles ?
— Elle m’a dit qu’il était mort, rien de
plus.
— C’était ton coup de fil de l’année 1998, c’est
ça ?
— Oui, c’est ça. Mais je ne savais pas qu’il
l’avait oubliée comme ça.
— Eh oui. Il a tout légué à l’infirmière qui
s’occupait de lui depuis qu’Edith était partie dans cette immense
église épiscopalienne qu’il y a au ciel. Pauvre maman ! Elle a
toujours été roulée, depuis le début.
— Comment elle s’en tirait, alors ?
— Elle avait une petite retraite de l’école, et la
sécurité sociale, et c’est tout. Je lui ai proposé de l’aider, mais
bien entendu elle a toujours refusé. Même quand j’aurais pu.
— Tu es toujours dans la même agence de
pub ?
— Hélas oui.
— Mais tu dois avoir pris du grade,
non ?
— Pisse-copie troisième échelon, oui.
— Ça me paraît pas si mal.
— La paie est correcte. Mais dans ce métier il y a
un dicton : « Créatif ou heureux, il faut choisir ».
Enfin, ça permet de passer le temps et de payer les factures.
J’aurais seulement aimé que maman me laisse payer les siennes
aussi, de temps en temps. Mais non, elle n’aurait rien accepté.
À mon avis, ou bien elle tenait un tripot clandestin, ou bien
elle avait un trafic de cookies Girl Scout dans la manche.
— Tu comptes te séparer de l’appartement,
maintenant ?
— Je ne vais pas le transformer en musée, c’est
sûr.
— J’ai bien tout regardé.
— Tu n’es pas dans son testament, tu le
sais.
— Je… Ça ne me surprend pas, non.
— Non qu’il y
ait des mille et des cents. Juste avant sa mort, elle m’a dit
qu’elle avait une petite assurance vie, quelques actions… Peut-être
cinquante mille, grand maximum. Trop bête que tu n’aies pas renoué
le contact il y a six mois, disons. Crois-moi, ça ne lui faisait
pas plaisir de te rayer de sa vie, et jusqu’à la fin elle a espéré
que tu te manifesterais enfin, contre toute attente. Quand ils lui
ont annoncé que son cancer était incurable, elle t’a même écrit,
non ?
— Elle n’a jamais fait allusion à la gravité de sa
maladie, dans cette lettre.
— Ah, parce que sinon ? Ça aurait changé
quelque chose ?
À nouveau ce regard fuyant. J’ai gardé mon
calme.
— Tu n’as pas répondu à cette lettre, ni à tous
les messages que je t’ai laissés dans les derniers temps. Et je
dois dire que c’était très, très bête, stratégiquement
parlant : parce que, si tu avais daigné te pointer ici, tu
serais en train de partager vingt-cinq bâtons avec moi, là…
— Je n’aurais jamais accepté ma part, tu le…
— Ouais, d’accord. Mais la Princesse aurait fini
par te convaincre, elle.
— N’appelle pas Holly comme ça.
— Et pourquoi pas ? C’est bien Lady Macbeth,
dans cette histoire !
— Katie ! J’essaie vraiment de…
— De quoi ? De faire amende honorable ?
Ou d’avoir la conscience tranquille ?
— Écoute, ma réaction n’avait rien à voir avec
toi, jamais.
— Je suis touchée. Dommage que maman ne soit plus
là pour entendre ça. Elle et ses grands rêves romantiques :
que tout le monde se réconcilie, qu’elle puisse revoir ses petits-enfants de Californie au
moins une fois…
— J’avais l’intention d’appeler et…
— Ça ne suffit pas, les intentions !
C’est de la merde, les intentions !
Ma voix était montée dans les aigus sans que je
m’en rende compte. Ce que j’ai découvert, par contre, c’est que la
pièce s’était vidée autour de nous. Et Charlie a fait le même
constat, puisqu’il a chuchoté :
— S’il te plaît, Kate ! Je ne voudrais pas
repartir chez moi avec un si mauvais…
— Mais bon sang, tu t’attendais à quoi,
aujourd’hui ? Une grandiose réconciliation ? Comme à
Hollywood ? Tu récoltes ce que tu as semé, mon
vieux !
Soudain, Meg est apparue à côté de moi. Elle m’a
prise par le bras.
— Très beau sermon, Kate. Et je suis certaine que
Charlie comprend parfaitement ta position, maintenant.
Je me suis forcée à respirer plus lentement.
— Oui. Je crois que oui.
— Charlie ? Et si tu allais te trouver
quelque chose d’alcoolisé dans la cuisine ?
Il a obtempéré sans broncher. Les deux enfants
chamailleurs venaient d’être séparés.
— Ça va, maintenant ? m’a demandé
Meg.
— Non. Ça ne va pas du tout.
Elle m’a entraînée vers le canapé, s’est installée
près de moi et, sur un ton de conspiratrice :
— Lâche-le un peu, le gars. J’ai eu une petite
explication avec lui, tout à l’heure. Apparemment, il se débat avec
des problèmes plus que sérieux.
— Quoi, quels problèmes ?
— Il a perdu
son job il y a quatre mois. Dégraissage, comme ils disent.
Fitzgibbon a été racheté par je ne sais quelle multinationale
hollandaise qui s’est empressée d’éjecter la moitié des commerciaux
en Californie.
Fitzgibbon, le géant pharmaceutique qui employait
Charlie depuis vingt ans. Il avait débuté représentant dans la
vallée de San Fernando et il avait peu à peu grimpé les échelons
pour devenir directeur régional des ventes. Et maintenant…
— C’est mauvais à quel point,
exactement ?
— Au point qu’il a dû taper un ami pour se payer
l’avion jusqu’ici.
— Bon Dieu !
— Et avec deux gosses en fac, il est au bord de
l’abîme, financièrement parlant. Dans de sales draps,
vraiment.
J’ai été assaillie par les remords.
— Le pauvre idiot… Il a toujours reçu des tuiles,
celui-là. C’est fou le chic qu’il a pour faire le mauvais choix, à
chaque pas.
— D’après ce que j’ai pigé, la situation n’est pas
très brillante sur le front domestique non plus. La Princesse ne se
montre pas la plus solidaire des épouses dans l’adversité, si tu
vois ce…
Elle s’est interrompue brusquement en m’envoyant
un petit coup de coude. Charlie était revenu dans le salon, son
imperméable sur le bras. Je me suis levée.
— Où tu vas, comme ça ?
— À l’aéroport. Il faut que je file.
— Mais tu viens à peine d’arriver !
— J’ai un rendez-vous important demain matin très
tôt, a-t-il annoncé d’une petite voix. Pour un travail. Je suis… euh, un peu à la croisée des
chemins, en ce moment.
Du regard, Meg me suppliait de faire comme si
j’ignorais son récent statut de chômeur. Ah, la vie de
famille ! Une toile d’araignée en expansion continuelle, faite
de confidences successives et « ne dis pas à ton frère que je
te l’ai dit, s’il te plaît… ».
— Je suis navrée d’apprendre ça, Charlie. Et
encore plus de t’avoir bassiné avec mes reproches avant. C’est un
triste jour pour nous tous, tu…
Il m’a fait taire en se penchant pour me déposer
un semblant de baiser sur la joue.
— On reste en contact, hein ?
— Ça ne tient qu’à toi, Charlie.
Il n’a pas répondu, se contentant d’un haussement
d’épaules résigné. Arrivé à la porte, il s’est retourné, nos yeux
se sont croisés. Un instant infime, mais dans lequel tout était
dit : « Je t’en prie, pardonne-moi. »
J’ai été prise de pitié pour mon frère. Abîmé par
la vie. Acculé, aux abois comme un chevreuil ébloui par les phares.
Le sort ne lui avait joué que de mauvais tours, et maintenant il
suait la déception. Je pouvais parfaitement partager cette
sensation de défaite radicale, moi. Parce que, à la notable et en
vérité fortuite exception de mon fils, je n’étais certes pas un
exemple d’épanouissement personnel.
— Au revoir, Katie, a-t-il murmuré en ouvrant la
porte.
Je lui ai tourné le dos et j’ai disparu dans la
salle de bains. En ressortant de là deux minutes plus tard, j’ai
été soulagée en constatant qu’il n’était plus en vue.
Même satisfaction en remarquant que les invités
commençaient à prendre congé. Il y avait deux ou trois voisins de
l’immeuble et quelques vieilles amies de maman, des septuagénaires toujours plus fragiles qui
s’étaient efforcées d’entretenir plaisamment la conversation et de
se montrer raisonnablement enjouées en essayant de ne pas trop
penser à la manière dont les gens de leur âge disparaissaient peu à
peu autour d’elles.
À trois heures, tout le monde était parti à
l’exception de Meg et de Rozella, l’imposante et énergique
Dominicaine que j’avais engagée un an et demi plus tôt pour venir
faire le ménage chez ma mère deux fois par semaine, mais qui était
devenue son infirmière à plein temps lorsque maman avait décidé de
ne pas rester à l’hôpital.
— Je ne vais certainement pas mourir dans une
chambre beigeasse avec un néon au-dessus de la tête, m’avait-elle
déclaré le jour où le chef de service lui avait annoncé que son
cancer était incurable.
— Il n’est pas question de mourir ! avais-je
protesté sans réfléchir.
Assise dans son lit, elle m’avait pris la
main.
— C’est la vie, ma chérie.
— Mais le médecin a parlé de mois, peut-être
plus…
Elle avait gardé un ton calme, étrangement
serein.
— Au maximum, oui. D’après ce que je sens, moi, je
dirais trois semaines au plus. Et, franchement, c’est mieux que ce
à quoi je m’attendais…
— Il faut toujours, toujours que tu prennes les
choses du bon côté, maman ? Oh zut, qu’est-ce que je raconte
comme bêtises ! Ce n’est pas ce que je voulais dire,
pardon ! C’est juste que…
Elle m’avait contemplée d’un œil critique.
— Tu n’as jamais pu vraiment me comprendre,
n’est-ce pas ?
Sans me
laisser le temps de trouver quelque dénégation peu convaincante,
elle avait appuyé sur la sonnette au-dessus de son lit
d’hôpital.
— Je vais demander à l’infirmière de m’aider à
m’habiller et à faire ma valise. Si tu veux bien m’accorder un
petit quart d’heure…
— Je vais t’aider, moi !
— Pas besoin, ma grande.
— Mais je veux le faire.
— Va plutôt te prendre un café. Elle saura très
bien s’occuper de tout.
— Mais pourquoi tu ne me laisses jamais…
J’avais pris les intonations d’une ado geignarde,
soudain. Ma mère s’était contentée de sourire, comprenant qu’elle
venait de me mettre échec et mat.
— Vas-y, maintenant. Mais pas plus d’un quart
d’heure, entendu ? Si je ne suis pas partie d’ici avant midi,
ils me compteront un jour de plus pour la chambre.
« Et puis après ? », m’étais-je
retenue de glapir. « Tu es prise en charge par ton assurance,
non ? » Je connaissais déjà sa réponse, pourtant :
« N’empêche, ce n’est pas correct de les faire dépenser pour
rien. » Et du coup je me serais demandé à nouveau, pour
environ la millionième fois, pourquoi je n’étais jamais capable
d’avoir le dernier mot avec elle.
« Tu n’as jamais pu vraiment me comprendre,
n’est-ce pas ? »
Insupportable, qu’elle me connaisse si bien !
Comme d’habitude, elle avait mis dans le mille : je ne l’avais
jamais « comprise », non. Son flegme devant toutes les
déconvenues et les adversités que la vie lui avait réservées me
dépassait totalement. D’après les quelques sous-entendus qu’elle
avait pu s’autoriser, et
d’après ce que Charlie m’en avait dit au temps où nous nous
adressions encore la parole, je percevais qu’elle n’avait pas nagé
dans le bonheur conjugal, loin de là. Ensuite son mari était mort
jeune, sans lui laisser de quoi subsister, puis son unique fils
s’était volontairement éloigné de la cellule familiale, et sa seule
fille avait été une enquiquineuse qui n’arrivait pas à comprendre
que sa mère ne se lamente pas nuit et jour sur son triste sort. Ni
que parvenue au bout de sa vie elle se montre tellement résignée,
convaincue que les bonnes manières excluaient de s’indigner en
voyant la lumière du jour se tarir pour elle. Mais elle n’était que
fidèle à sa fermeté coutumière, là, à son refus d’exposer ses
faiblesses, de reconnaître la tristesse fondamentale pourtant si
évidente derrière sa façade stoïque.
Elle ne s’était pas trompée sur l’évolution de sa
maladie, en tout cas : elle a résisté non pas des mois mais
moins de deux semaines. J’avais engagé Rozella pour qu’elle reste
auprès de ma mère vingt-quatre heures sur vingt-quatre, ce qui ne
m’empêchait pas de me sentir coupable de ne pas être avec elle tout
le temps. Mais, d’une part, un nouveau client me donnait un travail
dément à l’agence, et, de l’autre, je devais m’occuper d’Ethan, car
j’étais têtue, moi aussi, et je ne voulais pas demander le moindre
service à Matt. Au total, je me débrouillais difficilement pour
passer trois heures par jour à son chevet.
La fin a été rapide. Jeudi dernier, le téléphone
m’a réveillée à quatre heures du matin. C’était Rozella, qui m’a
dit simplement : « Il faut que vous veniez tout de
suite. » J’avais heureusement déjà mis au point un plan
d’urgence pour ce moment précis avec Christine, ma voisine de deux
étages plus haut avec qui je m’étais récemment liée d’amitié et qui appartenait elle
aussi au Club des mamans divorcées. Malgré ses bruyantes
protestations, j’ai réussi à tirer Ethan du lit et à le lui monter.
Elle l’a aussitôt recouché sur son canapé, m’a débarrassée de ses
affaires de classe et m’a promis de le déposer en temps et en heure
à son école. Ensuite, je suis redescendue quatre à quatre, j’ai
demandé au concierge de me trouver un taxi et j’ai assuré le
chauffeur d’un pourboire de cinq dollars s’il me menait dans le
West Side en un quart d’heure. Il lui a fallu moins que ça, et
c’était bien ainsi car ma mère a rendu son dernier souffle quatre
minutes après que j’ai passé sa porte.
J’ai trouvé Rozella debout au pied de son lit, qui
pleurait en silence. Elle m’a enlacée en me murmurant à
l’oreille : « Elle est là mais elle n’est plus là. »
Une jolie façon de dire que ma mère avait basculé dans le coma. La
nouvelle m’a procuré un certain réconfort, parce que j’avais
redouté l’épreuve d’assister à son agonie, de devoir trouver la
parole juste et définitive. Est-ce qu’il y en a, seulement ?
Puisqu’elle ne pouvait plus m’entendre, toute tentative
mélodramatique dans le registre « Je t’aime, maman »
n’aurait été qu’à mon seul bénéfice, de toute manière. En de
pareils moments, les mots sont toujours inadéquats, futiles. Et ils
n’auraient certainement pas été en mesure d’atténuer la culpabilité
que je ressentais.
Alors, je me suis simplement assise sur le lit,
j’ai pris sa main toujours chaude et je l’ai serrée, fort. En
tentant de me remémorer la plus ancienne image que je gardais
d’elle, j’ai soudain revu une jolie et joyeuse jeune femme qui
tenait par la main la fille de quatre ans que j’étais alors tandis
que nous nous dirigions vers l’aire de jeux du parc de Riverside.
Ce n’était pas un souvenir
particulièrement significatif, un simple moment revenu du passé qui
me rappelait comment elle était avec quinze ans de moins que mon
âge actuel, et avec quelle facilité nous oublions toutes les
promenades dans les parcs, toutes les fois où il faut courir chez
le pédiatre à cause des amygdales, toutes les sorties d’école,
toutes ces laborieuses expéditions à travers la ville pour chercher
de nouvelles chaussures, ou une nouvelle tenue, ou pour les
réunions de scouts, toutes ces contraintes accumulées qui font la
condition de parent. Je me suis dit alors que je n’avais jamais
voulu reconnaître tout ce que ma mère s’était efforcée de faire
pour moi, que j’avais détesté être dépendante d’elle et que
j’aurais tant voulu lui avoir donné un peu plus de bonheur. Et je
me suis rappelé qu’elle s’asseyait toujours en face de moi sur la
balançoire, lui faisait prendre de la hauteur jusqu’à ce que
brusquement nous nous retrouvions dans le ciel d’un jour d’automne
1959, mère et fille, avec le soleil qui brillait au-dessus de nous,
au-dessus de l’univers rassurant et douillet que m’assuraient sa
protection et son amour, et elle riait, et…
Elle a respiré profondément à trois reprises et
puis un grand silence s’est installé. J’ai dû rester là une
quinzaine de minutes encore, ma main percevant le froid insidieux
qui envahissait peu à peu ses doigts. Finalement, Rozella m’a prise
par les épaules et m’a relevée avec ménagement. Il y avait des
larmes dans ses yeux, pas dans les miens. Peut-être parce que
j’étais trop paralysée pour pleurer ?
Rozella s’est penchée sur maman pour lui fermer
les yeux, puis elle s’est signée et elle a dit un Ave Maria. Moi,
j’ai suivi un rite tout différent : je suis passée dans le salon, je me suis servi un
scotch bien tassé, j’ai pris le téléphone et j’ai appelé le
911.
— C’est quel type d’urgence que vous nous
signalez ? m’a demandé la standardiste.
— Ce n’est pas une urgence. Une mort,
simplement.
— Quel genre ?
— Naturelle.
Mais j’aurais pu ajouter : « Une mort
très discrète. Très digne. Pleine de stoïcisme. Assumée sans la
moindre plainte. »
Oui, ma mère est morte comme elle a vécu.
Debout près du lit, j’entendais Rozella dans la
cuisine, en train de laver les verres et les assiettes de la
réception funéraire. Trois jours plus tôt, seulement, maman avait
été étendue là. Soudain, sans aucun rapport, je me suis souvenue de
ce qu’un type, Dave Schroeder, m’avait dit quelques jours
auparavant. C’était un journaliste free-lance, malin comme tout,
qui avait bien roulé sa bosse mais qui, à l’âge de quarante ans,
cherchait encore à se faire un nom. Je suis sortie avec lui à deux
reprises, et il m’a laissée tomber quand j’ai refusé de passer la
nuit avec lui le deuxième soir. S’il avait patienté jusqu’à la
troisième, il aurait peut-être eu sa chance, mais enfin il m’avait
raconté quelque chose de passionnant qui me revenait maintenant.
Présent à Berlin la nuit où le Mur avait été percé par la foule, il
avait été de retour sur les lieux un an plus tard pour découvrir
que cette monstrueuse construction, ce rempart sanglant et
emblématique de la Guerre froide, avait tout bonnement disparu.
Même la fameuse guérite de Checkpoint Charlie avait été rasée, et à l’est de ce point de
passage la très ancienne Mission commerciale bulgare avait été
remplacée par une boutique Benetton. « C’est comme si ce truc
affreux, un symbole incontournable de l’histoire du XXe siècle,
n’avait jamais existé », m’a expliqué Dave ; « et en
voyant ça, je me suis dit que, au moment même où on règle un
différend, on efface de notre mémoire tout souvenir de ce
contentieux. C’est très typique de l’être humain, ça :
aseptiser le passé pour pouvoir continuer à vivre. »
Mes yeux sont revenus sur le lit de mort de ma
mère et j’ai revu les draps souillés, les oreillers tachés, ses
ongles qu’elle plantait presque dans le matelas le temps que la
morphine commence à agir. Là il était net et propre, avec un
couvre-lit qui sortait juste du teinturier. L’idée qu’elle avait
expiré là paraissait aberrante, impossible. D’ici à une semaine,
quand j’aurais emballé toutes ses affaires avec Rozella et que les
déménageurs des œuvres de bienfaisance auraient emporté tous les
meubles que je comptais leur donner, quelle preuve tangible de son
passage sur cette terre resterait-il ? Quelques objets
– sa bague de fiançailles, une broche ou deux –, une
poignée de photos et… rien, rien sinon l’espace qu’elle ne
cesserait d’occuper dans ma tête, évidemment, un territoire qu’elle
partageait désormais avec le père que je n’ai jamais connu.
Et puis, lorsque ce serait à notre tour de
disparaître, Charlie et moi… paf, terminé. Exit Dorothy et Jacky
Malone. Leur petite contribution à l’histoire humaine effacée d’un
coup de gomme radical. Tout comme Ethan sera la seule trace durable
que je laisserai, tant qu’il vivra…
J’ai
frissonné, soudain glacée, envahie par le besoin pressant d’un
autre whisky. Je suis allée à la cuisine. Rozella était toujours
devant l’évier, Meg assise à l’étroite table en formica, une
cigarette se consumant dans une soucoupe devant elle – ma mère
n’avait pas de cendrier chez elle –, à côté d’une bouteille de
scotch et d’un verre à moitié plein.
— Arrête avec cet air critique ! m’a-t-elle
lancé. J’ai vraiment proposé à Rozella de l’aider, tu sais…
— C’était plutôt à cause de la cigarette, l’ai-je
corrigée.
— Moi, ça ne me dérange pas, a déclaré
Rozella.
— Maman détestait ça, qu’on fume, ai-je complété
en prenant une chaise pour m’asseoir près de Meg et en attrapant
son paquet de Merits.
J’en ai sorti une et je l’ai allumée sous son
regard stupéfait.
— Hein ? Il faut que j’alerte Reuter,
non ? Ou alors CNN ?
En riant, j’ai laissé échapper une bonne
bouffée.
— Je me l’accorde une ou deux fois par an. Pour de
grandes occasions, uniquement. Par exemple quand Matt m’a annoncé
qu’il me quittait. Ou quand maman m’a téléphoné en avril pour me
dire qu’elle devait aller faire des examens à l’hôpital mais
qu’elle était sûre que ce n’était rien du tout…
Meg m’a versé une solide rasade de whisky et elle
a poussé le verre dans ma direction.
— Cul sec, ma grande.
J’ai obéi.
— Pourquoi vous ne partez pas avec votre
tante ? a demandé Rozella. Je vais tout finir ici.
— Je reste.
— Trop bête,
a rétorqué Meg. D’ailleurs, j’ai touché ma retraite hier et je me
sens pleine aux as, moi, et j’ai très envie de quelque chose bourré
de cholestérol. Un bon steak, tiens. Et si je nous réservais une
table chez Smith and Wollensky ? Tu as vu les martinis qu’ils
servent, là-bas ? Pratiquement dans des bocks à
bière !
— Économise ton argent. Je reste ici, cette
nuit.
Elles ont échangé un coup d’œil préoccupé.
— Comment ça, « cette
nuit » ?
— Eh bien, j’ai… j’ai l’intention de dormir
ici.
— Oh, ce n’est pas une très bonne idée, ça, a
risqué Rozella.
— Franchement idiote, même, a renchéri Meg.
— C’est décidé.
— Bon, a soufflé Meg. Si tu restes, moi
aussi.
— Non, pas question. J’ai besoin d’être
seule.
— Carrément stupide, maintenant !
— Écoutez votre tante, je vous en prie, a
intercédé Rozella. Rester toute seule ici, cette nuit… Non, ce
n’est pas une bonne idée.
— Je tiendrai très bien le coup.
— N’en sois pas si sûre !
Mais je n’étais pas prête à me laisser convaincre.
J’ai payé Rozella, qui ne voulait pas entendre parler d’extra mais
qui a dû se résigner quand je lui ai mis de force un billet de cent
dans la main et que j’ai refusé de le reprendre. Finalement, j’ai
réussi à déloger Meg de sa place vers les cinq heures. Nous étions
un peu pompettes, toutes les deux, parce que j’avais éclusé le
scotch à la même cadence qu’elle, perdant le compte des tournées
successives après la quatrième.
— Tu sais
quoi, Katie ? a-t-elle remarqué pendant que je l’aidais à
enfiler son manteau. Maintenant, je suis certaine que tu es une
fana de l’autoflagellation.
— Merci pour cette analyse sans détour.
— Tu vois très bien de quoi je parle, là. Passer
la nuit toute seule dans l’appartement où ta mère est morte, c’est
la dernière chose que tu devrais faire et pourtant c’est exactement
ce que tu décides ! Ça me… sidère, voilà.
— J’ai juste envie d’être un moment en tête à tête
avec moi-même. Et « ici », oui. Avant que je vide tout
ça. C’est incompréhensible, pour toi ?
— Bien sûr que non. Pas plus que de mettre un
cilice…
— Ah, j’ai l’impression d’entendre Matt ! Il
n’arrêtait pas de répéter que j’étais spécialement douée pour me
gâcher la vie.
— Au diable ce jean-foutre prétentieux !
Surtout qu’il a manifesté un vrai don pour gâcher celle des autres,
de vie.
— Mais peut-être qu’il n’avait pas tort, sur ce
point. Des fois, je me dis…
Je me suis interrompue, sans doute parce que je
n’avais pas envie de terminer ma phrase. Mais elle me pressait
déjà :
— Quoi ? Vas-y, explique !
— Je ne sais pas, mais des fois je me dis que je
fais tout de travers.
Elle a levé les yeux au ciel.
— Bienvenue au club des simples mortels, ma
chérie.
— Enfin, tu vois ce que je veux…
— Non, pas du tout. Tu réussis dans ton travail,
tu as un gosse superbe…
Elle a plissé les lèvres et la tristesse est
passée en un éclair sur ses traits. Même si elle n’en parlait que
rarement, je savais que le fait de ne pas avoir eu d’enfants était
une déception muette mais persistante pour elle. Je n’ai pas oublié
ce qu’elle m’avait déclaré lorsque je lui avais appris que j’étais
enceinte :
— De toi à moi, je ne me suis jamais passé la
corde au cou, d’accord, mais je n’ai jamais manqué de types autour
de moi. Des incapables dans leur immense majorité, des poltrons qui
prenaient leurs jambes à leur cou dès qu’ils découvraient qu’une
fille pouvait tenir à son indépendance… Et bon, d’après moi, la
seule chose d’intéressante qu’un homme puisse te donner, c’est un
enfant.
— Alors pourquoi tu ne t’es pas arrangée pour t’en
faire faire un, toi ?
— Parce que dans les années cinquante et soixante,
quand j’aurais été techniquement en mesure, le concept de mère
célibataire était à peu près aussi bien vu par la société que,
disons, de proclamer son soutien au programme spatial des Russkofs.
Une fille mère ! C’était l’ostracisme assuré, et moi je
n’avais pas les couilles d’assumer ça. Sans doute que je suis
lâche, au fond.
— Toi ? C’est bien le dernier terme que
j’emploierais à ton sujet ! Non, si tu regardes bien, la
trouillarde de la famille, c’est moi…
— Tu es mariée. Tu es enceinte. De mon point de
vue, c’est une preuve de courage, au contraire.
Ensuite, elle s’était empressée de changer de
conversation et nous n’avons plus jamais eu l’occasion d’aborder ce
sujet ouvertement. Les seules fois où elle baissait un peu la garde
et laissait transparaître sa déception, c’était à des moments comme celui-ci,
quand une allusion à Ethan suscitait en elle un soupçon de regret
qu’elle s’empressait de refouler.
— Et comment, que c’est le meilleur ! Ton
mariage a capoté, d’accord, mais regarde ce que tu en as
tiré.
— Je sais…
— Alors pourquoi se laisser abattre comme
ça ?
— Parce que… Ah, c’est difficile à
expliquer ! C’est très ambigu et en même temps tellement
envahissant, comme sensation. Une insatisfaction permanente à
propos de qui on est et de ce dans quoi on s’est retrouvé…
Mais j’étais trop fatiguée, et trop saoule, pour
approfondir le sujet. Aussi me suis-je contentée de hocher la tête
et de murmurer :
— C’est comme ça, Meg…
— Dommage que ta mère ne t’ait pas élevée dans la
foi catholique. Tu aurais fait des ravages, dans un
confessionnal.
Nous sommes descendues en ascenseur. Pour
traverser le hall, elle a pris mon bras pour que je la soutienne.
Après avoir hélé un taxi, le concierge a ouvert la portière et je
l’ai aidée à s’installer.
— J’espère vraiment que toute cette gnôle va
t’assommer un bon coup. Je n’ai pas du tout envie de t’imaginer
dans un fauteuil là-haut, à retourner des idées et encore des idées
et encore des idées…
— Il n’y a rien de mal à réfléchir,
si ?
— Pas bon pour la santé.
Elle m’a saisi le poignet.
— Tu m’appelles demain, dès que tu seras revenue
dans ce bas monde. Promis ?
— Ouais… Promis.
Elle m’a regardée droit dans les yeux.
Je suis remontée par les escaliers et j’ai dû
rester au moins une minute devant la porte de l’appartement avant
de trouver le courage d’entrer.
À l’intérieur, le silence était
assourdissant. Ma première réaction a été de me dire « File de
là ! », et pourtant je me suis forcée à entrer dans la
cuisine, où j’ai rangé les dernières assiettes, frotté la table à
deux reprises et récuré la moindre surface en vue. Armée d’une
bouteille de Comet, j’ai laissé l’évier comme neuf, puis j’ai
trouvé une bombe de Pledge et j’ai entrepris de dépoussiérer tous
les meubles de l’appartement. Dans la salle de bains, j’ai tenté
d’ignorer le papier peint décollé et les taches d’humidité au
plafond et je me suis mise au travail avec l’éponge, m’escrimant un
bon quart d’heure sur la baignoire sans parvenir à détacher les
traces de rouille incrustées dans l’émail autour des robinets, puis
même opération avec le lavabo, encore plus rouillé… Et tout ce
ménage frénétique sans même me rappeler que j’étais toujours en
tailleur noir ultra-habillé, un machin Armani ridiculement cher et
chic, une surprise que m’avait faite Matt à Noël cinq ans
auparavant. Ce n’est que plus tard que j’ai compris la culpabilité
qu’il y avait derrière ce cadeau, puisque le 2 janvier il me
gratifiait d’une seconde surprise en m’annonçant qu’il était
amoureux d’une certaine Blair Bentley et qu’il avait décidé de
mettre fin à notre union à compter de ce jour.
Et puis j’ai été incapable de poursuivre cet accès
de propreté maniaque et je me suis appuyée contre le lavabo, mon
chemisier blanc trempé, le visage emperlé de sueur. Chez maman, le
chauffage approchait toujours l’ambiance d’un sauna. Soudain,
j’avais affreusement besoin
d’une douche. En ouvrant l’armoire à pharmacie, alors que je
fouinais à la recherche de savon et de shampooing, je suis tombée
sur une dizaine de flacons de Valium, autant de doses de morphine,
des seringues, des boîtes de lavement et le long cathéter que
Rozella avait dû insérer dans l’urètre de ma mère pour la soulager
de son urine. Mon regard a dérivé sur une pile de couches rangées
sur une alèse en plastique, en bas de sa coiffeuse, et je me suis
dit, presque à mon insu, qu’il y a des gens, quelque part, qui
fabriquent, conditionnent et distribuent des trucs pareils, et Dieu
sait que leurs actions en Bourse doivent planer tout le temps car,
s’il y a au moins une certitude en ce bas monde, c’est de se
retrouver dans l’une de ces couches-culottes si l’on vit assez
longtemps… Et même avec moins de chance, même en se payant un
cancer de l’utérus à la quarantaine, disons, il y a un risque
certain de connaître le même sort dans la phase finale de ce
cauchemar. Et… d’un coup, j’étais en train de faire ce que je
m’étais juré d’éviter pendant toute la journée.
Impossible de me rappeler combien de temps j’ai
pleuré. J’étais devenue inconsolable, brusquement. Tous les
barrages rompus, je m’abandonnais à un chagrin dévastateur, à un
déluge d’angoisse et de honte, angoisse parce que j’étais désormais
seule sur cette terre, honte parce que j’avais passé le plus clair
de ma vie d’adulte à essayer d’esquiver l’étreinte de ma mère. Et,
maintenant que j’avais radicalement échappé à son emprise, je ne
pouvais que me demander ce qui avait pu provoquer une telle
agressivité, bon sang…
Je me suis accrochée au lavabo, sentant mon
estomac se soulever. Tombée à genoux, j’ai eu juste le temps de me traîner jusqu’à la
cuvette. Du whisky. Encore du whisky, et une marée de bile.
Je me suis relevée en chancelant. De la bave
brunâtre coulait sur mon beau tailleur. Je suis retournée au
lavabo, j’ai ouvert l’eau froide et j’ai gardé mes lèvres sous le
jet jusqu’à ce que le goût de vomi disparaisse. J’ai attrapé la
bouteille de Lavoris grand format qui se trouvait sur la coiffeuse
– pourquoi les petites vieilles sont-elles les seules à
acheter ça ? – et j’ai pris près d’un quart de litre du
gargarisme acidulé à la cannelle dans ma bouche avant de le
recracher et de chanceler jusqu’à la chambre, tout en me
déshabillant en chemin. Arrivée au lit de ma mère, je n’étais plus
qu’en soutien-gorge et en collants. J’ai farfouillé dans sa commode
à la recherche d’un tee-shirt avant de me rappeler que maman
n’appartenait pas précisément à la génération Gap, du coup je me
suis rabattue sur un vieux sweater couleur crème, tout à fait dans
le style match Harvard-Yale de l’été 42. Débarrassée de mes
sous-vêtements, je l’ai enfilé. Il m’arrivait juste au-dessus des
genoux, empestait la naphtaline, le coton rêche me grattait
désagréablement la peau, mais je m’en fichais. J’ai arraché le
couvre-lit et je me suis glissée entre les draps, qui malgré la
chaleur tropicale de l’appartement m’ont paru d’un froid lugubre.
J’ai pris un oreiller et je l’ai serré contre moi comme s’il était
ma dernière planche de salut.
C’était mon fils que je voulais sentir contre moi,
là. Et j’ai à nouveau fondu en larmes. La petite fille perdue dans
les bois. Et je me suis détestée de m’apitoyer ainsi sur mon sort.
Et je me suis demandé pourquoi la chambre s’était mise à tanguer et
à rouler tel un bateau pris
dans la houle. Et puis je me suis endormie.
Ensuite, le téléphone a sonné. Il m’a fallu un
certain moment pour regagner les rives de la conscience. Sur la
table de nuit, la lampe était restée allumée. Mes yeux endoloris
ont fixé le vieux réveil à affichage digital, tellement années
soixante-dix avec son défilement mécanique des chiffres.
21 h 48. J’avais disparu dans le sommeil un peu plus de
trois heures. J’ai décroché, tentant de bredouiller un vague
« Allô », la langue pâteuse, dans un demi-coma. Il y a eu
un long silence à l’autre bout de la ligne, puis une voix de
femme.
— Pardon, je me suis trompée.
Elle a raccroché. Moi aussi. J’ai éteint la
lumière, tiré la couverture au-dessus de ma tête et envoyé au
diable cette foutue journée.