— Tu veux connaître mon avis ?
— Bien sûr !
— Sans détour, sans aucun détour ?
J’ai fait oui de la tête.
— OK. Voilà : tu es une idiote.
J’ai attrapé nerveusement la bouteille de vin
rouge, me resservant un verre dont j’ai vidé la moitié d’un
coup.
— Merci, Eric.
— Tu m’as demandé d’être franc, S.
— Oui. C’est vrai. Et on peut dire que tu l’as
été.
J’ai bu ce qui restait et j’ai à nouveau empoigné
la bouteille, la seconde de l’après-midi.
— Pardonne-moi la rudesse, S, mais ce n’est tout
de même pas une raison pour te noyer dans l’alcool !
— Tout le monde a droit à un verre ou deux de
plus, de temps à autre. Surtout quand il y a quelque chose à
fêter.
Il m’a lancé un regard à la fois sceptique et
amusé.
— Oui ? Et qu’est-ce que nous
fêtons ?
— Alors bonne fête, a-t-il concédé en trinquant
avec moi.
— Je dois aussi préciser que c’est le plus beau
Thanksgiving de toute ma vie. En fait, je suis heureuse à un point
délirant.
— Ouais. « Delirium », c’est le terme
qui convient, je pense.
J’étais un peu partie, exact. Et transportée,
aussi. Et encore épuisée par les émotions de la nuit. D’autant
qu’une fois ma crise de larmes surmontée j’avais eu à peine une
heure avant de rejoindre Eric chez Luchows pour notre déjeuner. Pas
le temps de tenter quoi que ce soit pour recouvrer mes esprits,
donc. Dormir, par exemple. Un bain rapide, un peu de café du matin
encore plus acide d’avoir été réchauffé, en essayant de ne pas
pleurer lorsque mon regard était tombé sur la tasse de Jack
abandonnée près de l’évier, solitaire…
Un taxi m’avait déposée devant le restaurant,
14e Rue. Une véritable institution
à New York, Luchows. On disait que le décor de cet immense
établissement fondé par des émigrés allemands était une réplique du
Hofbräuhaus de Munich, mais pour moi il était tout droit sorti d’un
film d’Erich von Stroheim, avec son Art déco germanique un brin
caricatural. Je crois qu’il flattait le goût que mon frère avait
toujours eu pour l’absurde tout en satisfaisant son faible
– que je partageais – pour les schnitzels, les wursts
et les Frankenwein de la maison, même
si la direction avait mis un point d’honneur à cesser de servir des
vins allemands pendant la guerre.
Comme j’étais un peu en retard, Eric était déjà
installé à une table, cigarette au bec, plongé dans la première édition du New York Times. Quand il a levé son regard sur moi,
j’y ai lu une authentique surprise.
— Seigneur tout-puissant ! s’est-il exclamé
d’un ton mélodramatique. Une victime du coup de foudre !
— Quoi, ça se voit autant ? me suis-je
étonnée en me laissant tomber sur une chaise.
— Oh non, pas du tout. C’est juste que tes yeux
sont assortis à ton rouge à lèvres et que tu exhales la béatitude
postcoïtale par tous les pores, et…
— Chuuut ! Les gens vont t’entendre.
— Ils n’ont pas besoin de ça. Il suffit de te
regarder une seconde. Tu es méchamment accrochée, hein ?
— Oui.
— Et peut-on savoir où est passé ton don Juan en
uniforme ?
— Il est sur un transport de troupes en route vers
l’Europe.
— Ah, grandiose ! Donc nous avons non
seulement une passion fulgurante mais aussi un chagrin instantané…
Parfait, magnifique ! Garçon ! Apportez-nous quelque
chose de pétillant, par pitié ! C’est urgent !
Il s’est tourné vers moi.
— Bon, je suis tout ouïe. Raconte.
Et j’ai été assez bête pour obtempérer… tout en
liquidant pratiquement à moi seule deux bouteilles de vin.
Je lui disais tout, à Eric. Personne n’était aussi
proche de moi, et personne ne me connaissait mieux. Et c’était
justement pourquoi je redoutais de lui parler de ma nuit avec Jack.
J’imaginais par avance comment il allait interpréter les faits, lui
qui était toujours soucieux de me protéger. Et je ne buvais que
pour surmonter ma nervosité.
Quand j’ai terminé, il a soupiré :
— Tu veux connaître mon avis ?
— Bien sûr !
— Sans détour, sans aucun détour ?
C’est là qu’il m’a traitée d’idiote, que j’ai
caché ma gêne en trinquant à Thanksgiving et que je me suis
ridiculisée en proclamant mon bonheur.
— Je sais bien que toute cette histoire paraît
folle, et que tu me prends pour une adolescente attardée,
mais…
— On régresse tous à l’âge de quinze ans, dans ce
genre de cas. C’est ce qui rend l’expérience à la fois magique et
dangereuse. Magique parce que, bon, soyons francs, rien de tel
qu’un coup de foudre pour perdre merveilleusement la tête.
J’ai résolu de m’aventurer sur un terrain
glissant.
— Tu as déjà connu cet état, alors ?
Il a cherché son paquet de cigarettes.
— En effet.
— Souvent ?
— Pas vraiment. Une ou deux fois. Au début c’est
l’euphorie, d’accord, mais le danger est là, justement. Le danger,
c’est de croire et d’espérer qu’il y a un avenir derrière cette
ivresse initiale. C’est à ce stade qu’on risque d’avoir très, très
mal.
— Ce qui t’est arrivé ?
— Il suffit d’être tombé vraiment amoureux pour
avoir connu cette souffrance.
— C’est inévitable ?
Il s’est mis à tapoter la table avec l’index de la
main droite, un symptôme de nervosité que je lui connaissais
bien.
— D’après ce que j’ai vécu, oui. Ça l’est.
Quand il a
relevé la tête, son expression disait : « Plus de
questions, maintenant. » À nouveau, il me refusait
l’accès à cet aspect de son existence. Il a poursuivi :
— Mais je ne veux pas que tu souffres, toi.
Surtout que c’était, euh… ta première fois, je présume…
J’ai acquiescé rapidement.
— Mais si tu étais absolument certain que c’est la
bonne…
— Pardonne-moi si je te donne l’impression d’être
un vieux pédant, mais je dirais qu’il s’agit d’une certitude
empirique. Qui ne s’appuie donc pas sur la théorie mais entièrement
sur la pratique. De la même façon, par exemple, on est
« certain » que le soleil va se lever à l’est et se
coucher à l’ouest. Ou que l’eau gèlera au-dessous de zéro. Ou que
tu es forcé de te retrouver par terre si tu te jettes de la fenêtre
du cinquième étage. Mais que tu te tues par la même occasion, ce
n’est pas sûr à cent pour cent. Ce n’est qu’une probabilité. Eh
bien, avec l’amour c’est la même chose.
— Donc cela revient à se jeter par la fenêtre, de
tomber amoureux ?
— Mmouais. À la réflexion, elle n’est pas
mauvaise du tout, cette comparaison. Notamment quand on parle d’un
coup de foudre. Voilà, tu as passé une journée normale, tu n’es
absolument pas d’humeur romantique, tu te retrouves dans une soirée
où tu n’avais pas l’intention d’aller, tes yeux croisent ceux de
quelqu’un à l’autre bout de la pièce et… splatch !
— Ah, c’est joli, ce
« splatch » !
— C’est ce qui se produit toujours au bout d’une
chute libre, non ? Au début on a l’impression de voler, c’est follement grisant, et puis…
splatch ! Revenir sur terre, si tu préfères.
— Mais en admettant que c’était… que cela
« devait » t’arriver ?
— Là encore, nous quittons la sphère de
l’empirisme. Tu as « besoin » de croire que ce type est
l’homme de ta vie, que la destinée vous promettait l’un à l’autre.
Mais c’est de la théorie, ça. Il n’y a rien de pratique là-dedans,
sans parler de logique ! Aucune preuve empirique que ce Jack
Malone est celui qui t’était destiné. Seulement l’espoir que ce
soit vrai. Et même sur un plan théorique, « espérer » te
conduit sur une base encore plus instable que
« croire ».
Je me suis ravisée au moment où j’allais reprendre
la bouteille.
— Finalement, tu en es un, de vieux
pédant !
— Quand il le faut, oui. Mais je suis aussi ton
frère qui t’aime et qui, par conséquent, te conseille la prudence,
dans cette histoire.
— Il t’a tout de suite déplu, Jack.
— Ce n’est pas la question, S.
— S’il t’avait plu, tu ne serais pas aussi
sceptique.
— Je lui ai parlé… quoi, cinq minutes ? La
conversation a mal tourné. Point.
— Quand tu le connaîtras mieux, tu…
— Ah, justement ! Quand ?
— Il revient le 1er septembre.
— Oh, mon Dieu, mais écoutez-la,
l’innocente !
— Il a promis. Il a juré qu’il…
— Tu as perdu ton dernier grain de raison,
S ? Ou de jugeote ? D’après tout ce que tu m’as raconté,
c’est le fantaisiste complet, ton Malone. Et sans doute un
intrigant, pour compléter le tableau. L’Irlandais typique, en
somme.
— Écoute-moi, maintenant. Ce zig est en
permission, d’accord ? Il débarque à ma soirée sans avoir été
invité, il te rencontre. Tu es certainement la fille la plus
élégante et cultivée qu’il ait jamais eu la chance de croiser. Il y
va de son bagou de mauvais garçon au cœur tendre, de Gaélique
ténébreux. Avant que tu aies pu demander une Guinness, il t’apprend
que tu es la femme de ses rêves, « celle qui m’était promise
dans les étoiles », etc. Mais il sait pertinemment que son
baratin ne l’engage à rien puisque le lendemain à neuf heures
sonnantes il hisse les voiles ! Ou bien je ne comprends plus
rien à rien, ma chérie, ou bien tu n’es pas près de le
revoir.
Comme je me taisais, les yeux baissés, Eric s’est
efforcé d’adopter un ton plus apaisant.
— Au pire, tu l’inscris dans la colonne des
expériences inoubliables. C’est probablement ce qui peut arriver de
mieux, qu’il disparaisse de ta vie. Comme ça il restera à jamais le
héros d’une folle nuit d’amour, sans risque de perdre son aura.
Alors que si tu l’épousais, tu risquerais fort de découvrir qu’il a
l’habitude de se couper les ongles des pieds au lit, ou de se curer
les narines, ou…
— Splatch ! Merci de me ramener sur
terre.
— À quoi servirait un frère aîné,
autrement ? Et puis je te parie ce que tu veux qu’après huit
heures de sommeil tu vas commencer à remettre les choses dans leur
perspective.
J’ai merveilleusement dormi ce soir-là, en effet.
Dix heures d’affilée. Mais qui n’ont pas eu le résultat escompté
par Eric : dès que j’ai eu les yeux ouverts, Jack est venu
accaparer mes pensées et ne les a plus lâchées. Assise dans mon
lit, j’ai revécu en plans-séquences tous les moments que nous avions
passés ensemble. J’en gardais un souvenir d’une précision
incroyable, au point d’entendre encore sa voix, de voir chacun de
ses traits, de sentir son toucher. Et j’avais beau essayer de me
rendre aux conseils de mon frère en me répétant qu’il n’y avait là
rien de plus qu’une fulgurante aventure, je n’arrivais pas à m’en
convaincre. Ou bien, pour l’exprimer en d’autres termes, alors que
je discernais parfaitement toutes les raisons de considérer Jack
Malone avec un sens critique proche de l’incrédulité, je les
rejetais les unes après les autres.
Le plus déroutant, finalement, c’était ce refus
d’écouter la logique, le bon sens, le scepticisme buté de la
Nouvelle-Angleterre. J’étais comme une avocate entêtée à défendre
un dossier sur lequel elle gardait des doutes sérieux. Et dès que
j’étais sur le point de revenir à une certaine impartialité, Jack
envahissait à nouveau mon esprit, abolissant mes repères.
L’amour, alors ? Le vrai, le pur, l’indicible
amour ? Il n’y avait rien d’autre pour qualifier ce que je
ressentais. Mais c’était aussi dévorant, épuisant, débilitant
qu’une grippe carabinée. Avec une seule différence, et de
taille : au lieu de baisser peu à peu, la fièvre
montait.
Jack Malone ne me laisserait pas en paix. J’étais
malade de lui.
Une semaine après notre déjeuner, Eric m’a appelée
à la maison. Nous ne nous étions pas reparlé depuis.
— Tiens, bonjour, ai-je répondu d’une voix
éteinte.
— Eh bien, eh bien…
— Eh bien quoi ?
— Eh bien, tu n’as pas l’air trop contente de
m’entendre.
— Oui. C’est impressionnant, même. Enfin, je
téléphonais juste pour voir si les déesses Mesure et Proportion
étaient venues te visiter.
— Non. Rien d’autre ?
— Je crois déceler une certaine lassitude dans ta
voix. Tu voudrais que je passe chez toi ?
— Non !
— Comme tu veux.
— Si. Viens. Maintenant !
Il n’a pas été le seul à être stupéfait par mon
revirement : je n’en croyais pas mes oreilles.
— Ça ne va pas du tout, alors ?
— Non. Pas du tout.
Mais le pire était encore devant moi. J’ai
commencé à perdre le sommeil. Chaque nuit, entre deux et quatre
heures du matin, je me réveillais hagarde et je restais les yeux au
plafond, à la fois vidée et comblée par une nostalgie
bouleversante, le besoin d’un homme que j’avais à peine connu,
incontournable, absurde, essentiel.
Vaincue par l’insomnie, je me levais pour aller
m’asseoir à ma table et je lui écrivais. Tous les jours, ou plutôt
toutes les nuits. En me limitant à une simple carte postale,
souvent, mais je peaufinais parfois pendant une heure le brouillon
d’une épître de cinq lignes…
Ce n’est pas tout. Je conservais une copie-carbone
de chaque lettre, de chaque mot. De temps en temps, je reprenais la
chemise en kraft dans laquelle je les rangeais, je parcourais cette
collection toujours plus épaisse de missives éplorées et, chaque
fois que je la refermais, je gémissais en moi-même :
« Quelle aberration ! »
Après
quelques semaines, ma situation était devenue encore plus
aberrante, puisque je n’avais rien reçu de Jack. J’ai d’abord voulu
trouver des explications rationnelles à ce silence. Je comptais et
recomptais, calculant que la traversée avait dû lui prendre au
moins cinq jours, qu’il lui en avait fallu au moins deux pour
rejoindre son stationnement quelque part en Allemagne, puis que sa
première lettre en mettrait au moins quinze à parvenir en Amérique,
la poste aérienne n’existant pas à cette époque… En ajoutant
l’engorgement de courrier pendant la période de Noël et le fait
qu’il y avait toujours des centaines de milliers de GI’s basés dans
le monde, il devenait évident que je n’aurais pas de nouvelles
avant la fin décembre.
Le nouvel an est arrivé. Pas de lettre. Alors que
moi je continuais à lui écrire quotidiennement. J’ai patienté. Les
jours s’écoulaient, février était déjà là et j’avais commencé à
guetter l’arrivée quotidienne du courrier à notre immeuble. Il
fallait deux heures au concierge pour trier le sac et déposer la
correspondance de chacun devant sa porte. J’en suis venue à adapter
mon programme de travail à Life pour
passer chez moi à midi et demi, prendre mes lettres et me hâter de
retourner au bureau en métro avant la fin de ma pause-déjeuner, à
une heure quinze. Je me suis scrupuleusement tenue à cette
organisation pendant deux semaines, déterminée à garder l’espoir
alors que je revenais toujours bredouille. Mais l’abattement me
guettait, d’autant que mes crises d’insomnie ne cessaient de
s’aggraver.
Un matin, Leland McGuire est apparu dans le box
exigu que j’occupais à la rédaction.
— Je m’en vais vous confier le grand sujet de la
semaine.
— Que pensez-vous de John Garfield ?
— Excellent acteur. Plaisant à l’œil. Plutôt à
gauche, politiquement.
— Oui. Bon, nous n’allons pas nous appesantir sur
ce dernier aspect. Je ne crois pas que notre chef suprême,
Mr Luce, apprécierait de découvrir un exposé des convictions
socialistes de Garfield dans les colonnes de Life. Non, c’est l’aspect bel animal qui nous
importe, ici. Les femmes sont folles de lui. Donc je veux que vous
preniez l’angle « tas de muscles avec un cœur de
midinette ».
— Pardon, Leland, mais je ne comprends pas
bien : vous me demandez un papier sur John
Garfield ?
— Non seulement un papier mais une interview avec
lui ! Il est de passage à New York et il a daigné accepter de
nous consacrer un peu de son temps. Demain, à onze heures et demie,
il y a une séance photo de trente minutes. Vous y allez, vous
attendez et vous lui parlez vers la fin.
J’ai été prise de panique.
— À cette heure-là, je ne peux pas.
— Pardon ?
— Je ne pourrai pas, autour de midi.
— Vous avez un autre rendez-vous ?
— Non, j’attends une lettre.
Il m’a observée d’un œil incrédule. Il y avait de
quoi.
— Vous attendez une lettre ? Et alors ?
En quoi cela vous empêcherait-il d’interviewer Garfield à midi et
demi ?
— En rien, Mr McGuire, en rien. J’y serai,
sans faute. Avec plaisir.
Son regard s’appesantissait sur moi.
— Oui, Mr McGuire.
— Très bien. Je vais dire à son attaché de presse
de vous appeler pour tout mettre au point. En début d’après-midi.
À moins que vous ne soyez trop occupée à attendre une
lettre ?
J’ai relevé la tête.
— Je serai là, Mr McGuire.
Dès qu’il a tourné les talons, je suis allée
m’enfermer dans les toilettes pour pleurer comme une Madeleine.
Quand je me suis ressaisie, il était midi dix à ma montre. Je suis
partie en courant à la station de métro. Une demi-heure plus tard,
après plusieurs changements et un sprint à travers Sheridan Square,
j’étais chez moi. Comme il n’y avait pas une seule enveloppe sur
mon paillasson, je suis redescendue à toutes jambes et j’ai
tambouriné à la porte du concierge, Mr Kocsis, un tout petit
bonhomme d’une cinquantaine d’années, Hongrois d’origine,
invariablement bougon sauf pendant la courte période où il
attendait ses étrennes. Et puisque cette époque était passée, il
n’était pas dans une charmante disposition lorsqu’il m’a
ouvert.
— Vous voulez quoi, miss Smythe ? a-t-il
marmonné avec son impossible accent.
— Mon courrier, Mr Kocsis.
— Vous pas de courrier, aujourd’hui.
— Comment ? Impossible !
— Moi dire vérité, s’est-il défendu, décontenancé
par ma soudaine agressivité.
— Vous êtes certain ?
— Moi pas menteur !
— Il doit y avoir une lettre !
Et il m’a claqué la porte au nez. Remontée chez
moi, je me suis jetée sur mon lit et je suis restée les yeux perdus
au plafond. Quelques minutes, il m’a semblé. Jusqu’à ce que je
regarde le réveil sur ma table de nuit. Trois heures moins dix.
« Mon Dieu, je suis en train de perdre les
pédales ! » Le temps de sauter dans un taxi, je suis
arrivée au bureau pour trouver quatre feuilles de « message en
votre absence » sur ma machine à écrire. Les trois premiers
signalaient l’appel d’un certain Tommy Glick, « attaché de
presse de John Garfield ». Il avait essayé de me joindre
toutes les trente minutes depuis une heure et demie. Le quatrième
avait été déposé à trois heures moins le quart par Leland :
« Passez me voir dès votre retour. »
Je me suis assise à ma table, la tête dans les
mains. À cause de moi, l’interview de Garfield était perdue.
Et McGuire allait me signifier mon renvoi. Je m’étais attendue au
pire et je l’avais maintenant, en plein. J’étais sur le point de
payer le prix fort pour avoir laissé ma vie se faire envahir par
l’irrationnel. La voix de mon père s’est élevée en moi :
« Rien ne sert de pleurer, jeune fille. Contente-toi
d’accepter les conséquences de ta faute avec grâce et dignité, et
d’en tirer les leçons. »
Je me suis levée, j’ai remis un peu d’ordre dans
ma coiffure, pris ma respiration, et je me suis engagée lentement
dans le couloir, en marche vers un châtiment mérité. Deux coups,
discrets mais fermes, à la porte vitrée sur laquelle la mention
« Leland McGuire, rédacteur en chef adjoint »
apparaissait en lettres noires.
— Entrez.
— Mr McGuire, je suis affreusement désolée
de…
— Merci de refermer cette porte, Sara, et de vous
asseoir.
J’ai obéi à son invite, formulée d’un ton calme.
Sur la chaise en bois en face de son bureau, les mains sagement
croisées dans mon giron, je devais avoir l’air d’une collégienne
turbulente que la directrice a été obligée de convoquer. La seule
différence, c’était que l’autorité à laquelle je me confrontais
maintenant avait le pouvoir de me priver de mon gagne-pain et de
briser ma carrière.
— Vous vous sentez bien, Sara ?
— Très bien, Mr McGuire. Si vous permettez,
je peux vous expliquer…
— Non, Sara, vous n’allez pas bien. Et cela dure
depuis des semaines, n’est-ce pas ?
— Je ne saurais vous dire à quel point je suis
confuse de ne pas avoir pu parler à Mr Glick. Mais il est
encore tôt, je pourrais le rappeler et mettre au point cette…
— Je l’ai confiée à quelqu’un d’autre. C’est Lois
Rudkin qui va s’en charger. Vous la connaissez ?
Jeune diplômée de Mount Holyoke entrée à la
rédaction en septembre, aussi ambitieuse qu’entreprenante, elle me
considérait visiblement comme sa principale concurrente dans la
place même si je me refusais à me prêter à ce genre de compétition,
estimant peut-être naïvement que la qualité du travail
l’emporterait toujours sur les intrigues de bureau. Aussitôt, je me
suis résignée à l’inévitable : Leland avait décidé qu’une
seule journaliste débutante suffisait dans sa section, et que ce
serait Lois…
— Beaucoup de talent, cette fille.
Si j’avais voulu être virée séance tenante,
j’aurais complété : « Et très occupée à vous faire du
charme, ainsi que j’ai pu le constater. » Mais je me suis
contentée d’acquiescer d’un signe.
— Voulez-vous m’expliquer ce qui vous arrive,
Sara ? a-t-il repris.
— Vous n’êtes pas content de ce que je fais,
Mr McGuire ?
— Je n’ai pas de réserves majeures, non. Vous avez
une plume assez alerte, vous êtes rapide et… relativement fiable,
en mettant de côté ce qui s’est passé aujourd’hui. Mais vous avez
toujours l’air épuisée, et complètement dans la lune. On dirait que
vous n’êtes là que par routine, parfois. Et je ne suis pas le seul
à l’avoir remarqué, figurez-vous.
— Je vois…
— Il vous est arrivé quelque chose de
grave ?
— Non, rien de grave.
— Est-ce qu’il s’agit d’un problème… euh,
sentimental ?
— C’est possible.
— Bien. Vous ne voulez pas en parler,
visiblement.
— Je suis navrée que…
— Les excuses sont hors de propos, ici. Votre vie
privée ne concerne que vous. Tant qu’elle n’interfère pas dans
votre comportement professionnel. Vous savez que le vieux routier
que je suis n’est pas un fanatique de « l’esprit maison »
mais il se trouve que mes supérieurs tiennent à ce que tout le
monde ait une « mentalité d’équipe », comme ils disent.
Or, vous passez pour quelqu’un d’assez fermé, à la rédaction.
Au point que certains vous
reprochent d’être hautaine et guindée.
L’information était plus qu’une surprise, pour
moi. Une authentique douche froide.
— Ce n’est pas du tout ce que je recherche,
Mr McGuire.
— La manière dont les autres vous perçoivent est
essentielle, Sara. Surtout dans une grosse société comme celle-ci.
Et ce que la majorité de vos collègues semblent penser, c’est que
vous êtes là sans y être.
— Vous allez me licencier,
Mr McGuire ?
— Je ne suis pas brute à ce point, Sara.
D’ailleurs, vous n’avez rien fait qui puisse conduire à de telles
extrémités. Mais j’aimerais que vous envisagiez de travailler pour
nous sous un autre régime. En indépendante, si vous voulez.
À la maison.
Ce soir-là, partageant une bouteille de piquette
avec Eric chez lui, j’ai résumé à son intention la fin de mon
échange avec mon chef.
— Et donc, après m’avoir assené ce coup de massue,
il a détaillé ses conditions. Il est prêt à maintenir mon plein
salaire pendant une période de six mois, sur la base d’un sujet à
réaliser tous les quinze jours. Et comme je serai free-lance, je
perds les avantages de membre de la rédaction.
— Ah ! Ne pas être obligée d’aller au bureau
tous les matins, c’est un avantage sérieux, d’après moi.
— Cette idée m’a effleurée, certes… Mais je me
demande également comment je vais arriver à travailler toute seule,
livrée à moi-même.
— Tu dis depuis longtemps que tu voudrais
t’essayer à un roman. C’est l’occasion rêvée, non ?
— J’ai renoncé, tu le sais. Je ne suis pas faite
pour ça, voilà tout.
— Tu n’as
que vingt-quatre ans, voyons ! On ne se décrète pas
laissé-pour-compte de la littérature aussi jeune. Surtout quand on
n’a jamais mené une vraie tentative, au moins.
— Oui, c’est le petit problème que j’ai, avec
l’écriture. Je n’arrive pas à m’y mettre.
— Ça pourrait faire une jolie chanson, ça.
— Très drôle. Et puis je ne suis pas seulement un
écrivain raté. D’après Leland McGuire, je manque aussi d’esprit
d’équipe.
— Quoi ? Ça sert à quoi, ce
bidule ?
— À ne pas se faire qualifier de
« hautain », de « guindé » et autres
amabilités… Tu me trouves guindée, toi ?
Eric a éclaté de rire.
— Eh bien, disons que tu n’as pas vraiment la
dégaine de la petite gisquette de Brooklyn…
— Merci, lui ai-je lancé avec un sourire
amer.
— Pardon ! J’ai manqué de tact.
— En effet.
— Toujours pas de nouvelles de lui ?
— Tu sais très bien que je te l’aurais dit.
— Oui. Et moi je ne voulais pas te poser la
question parce que…
— Attends ! Laisse-moi deviner. Parce que tu
penses que je suis une écervelée qui s’est bêtement entichée d’un
voyou après une seule nuit de stupre.
— Exact. Mais n’empêche, je suis prêt à remercier
ton voyou irlandais de Brooklyn de t’avoir sortie de l’engeance
Life, finalement. Nous n’avons pas
« l’esprit d’équipe », S. Ni toi ni moi. Ce qui
signifie que nous serons toujours des francs-tireurs. Et,
crois-moi, ce n’est pas si mal… quand on a la force pour. Tu as
l’occasion de découvrir maintenant si tu n’es pas ton meilleur employeur, la meilleure des
« équipes » à toi toute seule. Profites-en ! Mon
petit doigt me dit que tu es capable de travailler par toi-même. Il
te reste encore un soupçon de personnalité pour ça, après
tout…
— Oh, tu es impossible ! me suis-je exclamée
en faisant mine de lui envoyer un coup de coude.
— Et tu me donnes chaque fois de merveilleuses
raisons de l’être.
J’ai soupiré tristement.
— Je n’entendrai plus jamais parler de lui, c’est
ça ?
— La réalité recommence à s’imposer, je
vois…
— Mais je n’arrête pas de me demander si… Ah, je
ne sais pas ! Il a peut-être eu un accident. Ou bien il a été
transféré dans un coin tellement reculé qu’il n’a pas de relations
avec l’extérieur. Ou…
— Ou il a été chargé d’une mission ultra-secrète
en duo avec Mata Hari… même si les Français ont eu le toupet de la
fusiller en 1917.
— D’accord, d’accord.
— Tourne la page, S. Je t’en prie. C’est pour ton
bien.
— Mais c’est ce que je voudrais, mon Dieu !
Simplement, il… il ne s’en va pas. Il s’est passé quelque chose
cette nuit-là, quelque chose d’inexplicable mais de fondamental. Et
j’ai beau me répéter que je suis folle, je « sais », tu
comprends, je sais que c’était lui, ce quelque chose.
Le lendemain, j’ai libéré mon bureau à
Life. Quand j’ai terminé, je suis allée
jusqu’à la porte de Leland McGuire. Elle était ouverte.
Il ne m’a pas proposé d’entrer, ne s’est pas levé.
Il m’a semblé un peu gêné.
— Ce n’est pas vraiment un au revoir, Sara. Nous
continuons à travailler ensemble.
— Vous avez une idée, pour mon premier
sujet ?
Il a détourné le regard.
— Non, pas encore. Mais je vous contacterai d’ici
deux ou trois jours pour discuter quelques points avec vous.
— Donc j’attends votre appel ?
— Mais oui, mais oui. Dès qu’on aura bouclé le
numéro de cette semaine. Et profitez-en pour vous reposer,
entre-temps.
Il a pris une liasse de papiers sur sa table et
s’est remis au travail, me signifiant ainsi que l’entretien était
clos. Je suis retournée prendre le petit carton où j’avais entassé
mes modestes affaires et je me suis dirigée vers l’ascenseur. Au
moment où les portes coulissantes s’ouvraient, quelqu’un m’a tapé
sur l’épaule. Je me suis retournée. C’était Lorraine Tewksberry,
une maquettiste qui avait la réputation d’être au fait de tous les
cancans de la rédaction. La trentaine, grande, anguleuse, visage en
lame de couteau, cheveux sombres tirés en arrière. Elle est entrée
dans la cabine avec moi et, dès que nous avons commencé à
descendre, elle s’est penchée pour me murmurer à l’oreille, ne
voulant pas que le garçon d’ascenseur en uniforme l’entende :
« Retrouvez-moi au bar de la 46e et Madison dans cinq minutes. » Elle a
répondu à mon regard interloqué en clignant de l’œil et en posant
un doigt sur ses lèvres, avant de fuser dehors à l’instant où les
portes se sont rouvertes.
J’ai déposé
mon carton à la réception et je me suis acheminée vers cet étrange
rendez-vous. Lorraine m’attendait déjà sur une banquette
isolée.
— Je ne vous prendrai qu’une minute. Je n’ai pas
plus de temps que ça, de toute façon. On est en plein
bouclage.
— Il y a un problème ?
— Pour vous, oui. Je voulais juste vous dire que
nous sommes nombreux à regretter votre départ, au journal.
— Oui ? Vous m’étonnez. D’après
Mr McGuire, tout le monde me trouvait distante et
antipathique.
— Il n’allait pas vous raconter autre chose,
évidemment ! Puisqu’il a une dent contre vous depuis le moment
où vous avez refusé de sortir avec lui.
— Comment savez-vous qu’il me l’a
demandé ?
Elle a levé les yeux au ciel.
— Nous ne sommes quand même pas des milliers, à
Life !
— Mais il n’a plus réessayé ! Et il l’a pris
plutôt bien, quand je l’ai éconduit.
— Le fait est que vous l’avez envoyé bouler. Et il
cherchait n’importe quel moyen de se débarrasser de vous,
depuis.
— C’est une histoire qui remonte à près de deux
ans, enfin…
— Il attendait seulement que vous lui donniez une
occasion. Or, vous me pardonnerez d’être rude, mais vous aviez
l’air un peu déboussolée, ces dernières semaines. Peine de cœur, si
je peux me permettre ?
— En effet.
— Oubliez-le, ma jolie. Tous les hommes sont
pareils : ils ne valent rien.
— Vous pourriez avoir raison.
— Faites-moi
confiance. Sur ce sujet, je suis une experte de catégorie
internationale. Et je sais encore autre chose : McGuire ne
vous confiera plus un seul sujet, dorénavant. Il a manigancé ce
plan de soi-disant free-lance pour vous éloigner du bureau, comme
ça il pourra tranquillement donner toutes les meilleures histoires
à miss Lois Rudkin… Laquelle, vous êtes peut-être au courant, n’est
pas seulement la journaliste favorite du chef en ce moment mais
aussi sa partenaire de lit, et deux fois plutôt qu’une !
— Je m’étais demandé si…
— Vous aviez raison. Parce que, contrairement à
vous, la doucereuse miss Rudkin a accepté de prendre un verre avec
le bonhomme, marié ou pas, et puis ils ont fait plus ample
connaissance, et puis… bang, vous vous retrouvez à la rue.
— Qu’est-ce que je devrais faire ?
— Si vous voulez mon modeste avis, à votre place
je ne ferais ni ne dirais rien. Contentez-vous d’empocher l’argent
de Mr Luce pendant les six mois qui viennent et mettez-vous à
écrire le roman du siècle, puisque je crois savoir que vous êtes
une littéraire. Ou allez voir Paris. Ou reprenez des études. Ou
bien offrez-vous des grasses matinées jusqu’à ce qu’ils arrêtent de
vous envoyer leur chèque. Ce qui est sûr, c’est que vous ne caserez
plus une ligne dans le magazine. Il a pris toutes ses dispositions
en ce sens. Et dans six mois il vous mettra dehors
officiellement.
J’ai appris plusieurs années après que
l’idéogramme chinois pour « crise » signifie à la fois
« danger » et « potentialité ». J’aurais aimé
l’avoir su, à l’époque… Cela m’aurait peut-être évité de réagir aux
révélations de Lorraine par un accès de panique aiguë. Après
l’avoir quittée, j’ai repris ma boîte chez le concierge, je suis rentrée chez moi en taxi,
je me suis enfermée, je suis tombée sur mon lit en me prenant la
tête dans les mains, me répétant que le monde était en train de
s’écrouler autour de moi. Et une nouvelle fois je me suis surprise
à pleurer sur Jack comme s’il était mort. Il n’y avait plus d’autre
explication à son silence, pour moi.
Le lendemain matin, après avoir franchi non sans
mal le barrage du standard téléphonique au Département des affaires
militaires, à Washington, j’ai obtenu l’administration de
Stars and Stripes. J’ai expliqué à la
réceptionniste que je cherchais à retrouver un de leurs
journalistes, un sergent du nom de John Joseph Malone qui
effectuait une mission en Europe.
— Nous ne pouvons pas communiquer ce genre
d’informations par téléphone, m’a-t-elle rétorqué. Il faut adresser
votre demande au Service de gestion des personnels de carrière, par
écrit.
— Mais il ne doit pas y avoir des dizaines de Jack
Malone qui collaborent à votre publication, enfin !
— Le règlement, c’est le règlement.
J’ai donc appelé ce fameux service, où l’on m’a
indiqué l’adresse à laquelle expédier ma requête. Après réception
du formulaire que j’aurais dûment rempli, ils auraient besoin de
six à huit semaines pour me donner une réponse.
— Comment ? On ne peut rien faire pour
accélérer un peu le processus ?
— Nous avons encore plus de quatre cent mille
hommes stationnés à l’étranger, m’dame. Ça prend du temps, ces
recherches.
Je leur ai aussitôt adressé un courrier mais j’ai
eu aussi une autre idée : je suis descendue au kiosque à
journaux qui se trouvait juste à l’entrée du métro Sheridan Square. Le préposé s’est gratté la
tête en m’écoutant lui expliquer mon problème.
— À partir de demain, je peux vous le trouver
facile, votre Stars and Stripes. Mais
des numéros passés… Là, il faut que je me renseigne.
J’étais de retour le lendemain, à neuf heures du
matin.
— Vous avez de la chance ! m’a-t-il lancé.
Mon distributeur peut me fournir toutes les parutions du mois
écoulé. Ça fait trente numéros, en tout.
— Je les prends.
Deux jours plus tard, je les ai épluchés un par un
sans trouver une seule fois la signature de Jack Malone. J’ai
continué à acheter le journal chaque jour. Pas le moindre article
de lui. À moins qu’il n’écrive sous un pseudonyme ? Ou
qu’il soit en train de préparer un sujet ultra-secret auquel on lui
avait demandé de se consacrer entièrement ? Ou peut-être
m’avait-il menti depuis le début, peut-être n’y avait-il jamais eu
de journaliste militaire répondant au nom de Jack Malone.
Le formulaire officiel m’est parvenu la semaine
suivante et je l’ai immédiatement renvoyé après l’avoir rempli. En
revenant du bureau de poste, j’ai aperçu un petit tas de lettres
sur mon paillasson. S’il y avait une justice pour les cœurs en
détresse, l’une d’elles était forcément de lui… Non.
Je me suis efforcée de conserver mon sang-froid,
de trouver encore d’autres explications rationnelles à son silence,
mais une seule question m’obsédait : « Pourquoi ne me
réponds-tu jamais ? »
Après une nuit de mauvais sommeil, je me suis
levée remplie d’énergie et de résolutions. Le moment était venu de
mettre fin à l’autodestruction, de tourner la page sur toute cette folie. Et j’allais profiter
de ce temps libre pour essayer sérieusement d’écrire. Sans
attendre, tout de suite !
Une douche rapide, deux tasses de café. Je me suis
installée devant ma Remington, j’ai glissé une feuille dans le
rouleau et j’ai pris mon souffle, les doigts au-dessus du clavier.
L’instant d’après, ils s’étaient posés sur la table et
tambourinaient nerveusement. Je les ai ramenés de force en
position, j’ai respiré profondément et soudain je me suis retrouvée
paralysée, comme si un nerf s’était coincé dans mon dos, privant
mes mains de tout mouvement. J’ai voulu leur faire taper un mot,
une phrase. Impossible.
Quand j’ai réussi à retirer mes doigts des
touches, ils sont allés agripper le bord de la table, à la
recherche d’un équilibre que j’étais en train de perdre, lancée
dans un tourbillon vertigineux, rendue muette par le tournis et par
la peur.
J’ai repris conscience dans les toilettes. Quand
la nausée s’est arrêtée, je me suis remise debout péniblement et je
me suis traînée jusqu’au téléphone. J’ai composé le numéro de mon
frère.
— Eric, ai-je chuchoté, à peine audible. Je crois
que je ne me sens pas bien.
Dans notre famille, consulter un médecin était un
acte pusillanime, répréhensible presque. S’avouer malade, ou même
fatigué, était s’exposer aux froncements de sourcils. La résistance
figurait parmi les vertus cardinales de mes parents. « Pas de
plainte » : encore un principe paternel que j’essayais
toujours de respecter à la lettre. Et c’est pourquoi Eric a décelé
aussitôt derrière ma formule évasive un pressant appel à
l’aide.
— J’arrive tout de suite.
Il a dû
traverser le Village en courant car dix minutes ne s’étaient pas
écoulées quand il a frappé à ma porte.
— C’est ouvert…
Je m’étais rassise devant la machine à écrire, à
nouveau cramponnée à la table. C’était le seul point d’appui que je
reconnaissais autour de moi.
— Bon Dieu, S ! s’est-il exclamé en me
voyant. Qu’est-ce qui se passe ?
— Je ne sais pas. Je ne peux plus bouger.
— Une paralysie ?
— Non. Je n’arrive pas…
Il s’est approché pour poser une main sur mon
épaule. Le contact m’a fait le même effet que si on m’avait piquée
avec un aiguillon électrique. J’ai sursauté, poussé un cri perçant
et je me suis agrippée encore plus fort à ma planche de
salut.
— Pardon, pardon ! a-t-il murmuré, effrayé
par la violence de ma réaction.
— Non. C’est moi qui devrais m’excuser.
— Tu n’es pas paralysée, au moins. Tu es sûre que
tu ne peux pas te lever ?
— J’ai peur.
— C’est compréhensible. Mais essaie quand même de
quitter cette chaise et d’aller t’étendre. D’accord ?
Comme je ne répondais pas, il m’a pris doucement
les mains.
— Essaie de lâcher cette table, s’il te
plaît.
— Je ne peux pas.
— Si, tu peux.
— Je t’en prie, Eric…
J’ai d’abord résisté à ses efforts mais il a
insisté, et mes doigts ont lâché prise d’un coup, retombant sur
mes genoux, sans vie. Je suis
restée à les fixer d’un regard morne.
— Très bien. C’est un bon début. Maintenant, je
vais t’aider à te mettre debout et à aller jusqu’à ton lit.
— Oh, je suis si honteuse, tu…
— La ferme !
Brusquement, il a passé un bras derrière mon dos,
un autre sous mes jambes, il a pris sa respiration et m’a soulevée
d’un coup.
— Tu n’as pas trop grossi, grâce à
Dieu !
— Je ne risquais pas, non.
— Ça va aller, S… Voilà.
En cinq ou six pas, il avait franchi la distance
qui séparait mon bureau de mon lit. Après m’avoir déposée sur le
matelas, il est allé prendre une couverture dans le placard et m’a
bordée dedans. Je me sentais gelée jusqu’aux os, soudain.
Recroquevillée, je me suis mise à claquer des dents.
Eric a passé un bref coup de fil avant de revenir
à mon chevet.
— Je viens de parler à l’assistante du docteur
Ballensweig. Il est d’accord pour passer te voir à l’heure du
déjeuner.
— Je n’ai pas besoin d’un médecin. Il faut que je
dorme, c’est tout.
— Tu vas dormir, oui. Mais tu dois d’abord te
faire examiner.
Il avait découvert ce praticien peu après être
sorti de Columbia, et comme il ne jurait que par lui j’étais
parfois allée le consulter depuis que j’habitais New York. Nous
appréciions tous les deux son solide bon sens, antithèse de la
morgue qu’affichaient généralement les sommités médicales de
Manhattan. Et puis avec ses épaules voûtées, son air impassible et
sa modestie, il nous
rappelait la figure rassurante du brave médecin de campagne.
Il est arrivé vers midi. Vieux costume
pied-de-poule, lunettes en demi-lune, antique sacoche noire. Quand
Eric lui a ouvert, il est venu directement devant mon lit.
— Bonjour, Sara. Vous m’avez l’air fatiguée.
— Je le suis, ai-je reconnu d’une voix
éteinte.
— Vous avez perdu du poids. Vous avez une idée de
la cause ?
Je me suis encore tassée sous ma couverture.
— Vous avez froid ?
J’ai acquiescé d’un signe.
— Et vous éprouvez des difficultés à vous
mouvoir ? Bien. Je voudrais dire deux mots à votre frère. Vous
nous excusez un instant ?
D’un geste, il l’a invité à le suivre sur le
palier. Quand il est revenu au bout d’un moment, il était seul. Il
a ouvert sa sacoche.
— J’ai demandé à Eric d’aller faire un tour
pendant que je vous examine. Et maintenant, voyons voir…
Après m’avoir aidée à m’asseoir, non sans mal, il
m’a inspecté le fond de l’œil, les oreilles, le nez, la gorge, a
relevé mon pouls et ma pression sanguine, testé mes réflexes. Il
m’a interrogée en détail sur mon état général, mon alimentation,
mes accès d’insomnie, et m’a demandé de lui décrire l’étrange crise
qui m’avait clouée à ma table près d’une heure. Enfin, il a pris
une chaise et s’est assis à mon chevet.
— Eh bien, vous n’avez aucun problème,
physiologiquement parlant.
— Oui ?
— Je pourrais vous envoyer passer toute une série
d’examens neurologiques à l’hôpital général mais ils ne révéleraient rien, à mon avis.
Ou vous faire admettre en observation au service psychiatrique de
Bellevue, mais là encore je pense que ce serait cliniquement sans
effet, et très déstabilisant pour vous. En réalité, j’ai le
sentiment que vous avez subi une petite dépression…
Il a attendu ma réaction avant de
poursuivre.
— Pas tant une dépression nerveuse qu’une sorte
d’épuisement soudain, provoqué par le manque de sommeil et une
tension émotionnelle excessive. Votre frère m’a laissé entendre que
vous traversiez une phase difficile…
— Une bêtise, c’est tout…
— Si elle vous a conduite à un tel état, ce ne
doit pas être une bêtise.
— Je me suis trop laissée aller. En dramatisant
une déception sentimentale à un point ridicule.
— Nous avons tous tendance à dramatiser, dans ce
genre de cas. Même des personnes aussi équilibrées que vous. Cela
tient à la nature même de l’affection.
— Et quel est le remède, docteur ?
Il m’a souri avec bonté.
— Si je le connaissais, je serais le médecin le
plus riche du continent, mais hélas… Vous vous doutez bien de ma
réponse : il n’y a pas de remède. Sinon le temps, peut-être.
Je me doute que c’est une piètre consolation pour quelqu’un comme
vous, qui se trouve à la période la plus aiguë du mal. Néanmoins,
je crois que le repos est essentiel, dans votre cas. Un long repos,
si possible en dehors de votre contexte habituel. Eric m’a dit que
vous étiez en congé professionnel, pour l’instant, et…
— C’est plutôt un congé permanent, docteur.
— Alors
saisissez l’occasion pour changer d’air. Pas dans une autre ville,
je dirais, mais quelque part où vous pourrez marcher et vous
oxygéner. Le bord de mer est excellent, en général. Je vous assure
que d’après moi une bonne promenade sur la plage vaut cinq heures
passées sur le divan d’un psychiatre. Je suis sans doute le seul
praticien de New York à penser de cette manière, certes… Enfin,
voulez-vous considérer cette possibilité ?
J’ai hoché la tête.
— Parfait. En attendant, je comprends votre
souhait d’éviter l’usage de sédatifs mais cette insomnie chronique
m’inquiète et je voudrais vous administrer une injection qui va
vous sonner un moment.
— Combien de temps ?
— Jusqu’à demain matin.
— C’est long…
— Vous en avez besoin. Tout paraît beaucoup moins
insurmontable après un bon somme.
Il a rouvert sa sacoche.
— Remontez votre manche, s’il vous plaît.
Il y a eu une forte odeur d’alcool, le contact
d’un coton sur mon bras, la brève morsure de la seringue
hypodermique et à nouveau le frottement du coton imbibé. Je me suis
rallongée sur le dos. En quelques minutes, le monde s’est
effacé.
J’y suis revenue au matin, alors que les rideaux
filtraient les premières lueurs du jour. Je voyais trouble, comme à
travers un voile, j’avais la tête lourde et je me suis demandé un
instant où j’étais, mais j’éprouvais aussi une quiétude
bienfaisante… jusqu’à ce que Jack revienne envahir mon esprit, et
avec lui une tristesse résiduelle. Cependant j’avais dormi, enfin.
Combien de temps ? Mon réveil marquait six heures et quart. Seigneur ! Presque
dix-huit heures d’affilée. Le brave docteur n’avait pas menti. Pas
étonnant que je me sente l’esprit aussi embrumé…
La surprise suivante a été de constater que je
pouvais me redresser et m’asseoir sans effort. Un net progrès par
rapport à la veille. Et puis je me suis aperçue que j’étais en
chemise de nuit, et entre les draps. Il ne m’a pas fallu longtemps
pour comprendre qui s’était chargé de me déshabiller et d’ouvrir le
lit pour moi : en boule sur le canapé, une couverture drapée
autour de lui, Eric était en train de ronfler bruyamment. Je me
suis levée doucement et je suis entrée dans la salle de bains à pas
de loup.
Je suis restée près d’une heure dans un bain
brûlant, les yeux dans le vague, retrouvant peu à peu ma lucidité
tandis que l’anxiété du jour précédent me quittait par tous les
pores. Ce long sommeil artificiel n’avait pas entièrement calmé mes
nerfs à vif, ni dissipé cette sensation d’échec qui continuait à me
tenailler, non seulement à cause de Jack mais aussi de l’emploi que
je n’avais pas su garder, et pourtant le docteur Ballensweig avait
raison : le monde me semblait moins hostile après cette
plongée dans l’inconscient. Et je me réjouissais d’avoir retrouvé
mes facultés, tout simplement.
J’ai fini par quitter la douce torpeur du bain, je
me suis séchée, j’ai enfilé un peignoir et j’ai rouvert la porte le
plus silencieusement possible. Alors que je revenais vers mon lit
sur la pointe des pieds, j’ai entendu le claquement sec d’un
briquet Zippo qui se refermait. Assis sur le canapé, mon frère
savourait sa première cigarette de la journée.
— Hé ! Une revenante du royaume des
morts !
Il semblait mal réveillé mais il avait un petit
sourire.
— Mais si. Je n’allais certainement pas te laisser
seule après ce qui s’est passé hier.
— Je suis navrée.
— De quoi ? Tu as la dépression nerveuse
plutôt discrète, finalement. Et tu as évité d’y céder en public,
qui plus est.
— N’empêche, quelle honte…
— Pourquoi ? Parce que pour une fois, pour à
peine une journée, tu ne t’es pas sentie à la hauteur ? Sois
un peu moins dure avec toi, S… et fais-nous un café.
— Mais bien sûr !
Je me suis hâtée d’allumer la plaque chauffante
dans le coin-cuisine.
— Je ne sais pas ce qu’il t’a injecté,
Ballensweig, mais c’était impressionnant. Tu n’as plus bougé
pendant des heures. Et pour te mettre au lit, c’était comme
déshabiller une poupée de chiffon. Mais bon, tu ne veux plus
entendre parler de tout ça, j’imagine.
— Non. Vraiment pas.
— Pour tout dire, je t’ai laissée une heure, le
temps de filer à la pharmacie demander ces comprimés pour toi. Là,
sur la table de nuit. Ballensweig veut que tu en prennes deux avant
de te coucher, histoire de te garantir une bonne nuit. Quand tu
auras repris tes bonnes habitudes, tu pourras les jeter.
— Ce ne sont pas des calmants, au moins ? Je
ne veux pas de ça, moi.
— Ce sont des somnifères. Pour t’aider à mieux
dormir, ce dont tu as absolument besoin si tu ne veux pas
recommencer le petit intermède d’hier. Donc, arrête de jouer les
converties à la Science chrétienne, d’accord ?
— Bon. Et pendant que tu dormais, j’ai aussi passé
un coup de fil. J’ai appelé ton supérieur à Life.
— Tu as quoi ?
— J’ai téléphoné à Leland McGuire pour lui dire
que tu étais souffrante et que les médecins t’avaient recommandé
une période de repos loin de New York.
— Oh, Eric ! Tu n’aurais pas dû…
— Bien sûr que si ! Autrement, tu aurais
passé les dix jours à te morfondre en attendant que ce sinistre
type daigne te proposer un sujet, quand bien même la reine des
cancans de bureau, cette fille dont le nom m’échappe, t’avait
prévenue qu’il ne le fera jamais. Moi, les prescriptions médicales,
je prends ça au sérieux. La faculté a dit qu’il te fallait du
repos, beaucoup de repos, dans un endroit avec plein d’oxygène et
de chlorophylle. Je traduis : tu pars pour le Maine.
J’ai ouvert de grands yeux.
— Comment ça, je pars pour le Maine ?
— Tu te souviens de la maison que les parents
louaient à Popham Beach ?
Et comment. Une simple cabane en bardeaux au
milieu d’un discret village de vacances situé dans l’un des coins
les plus impressionnants de la côte. Ils l’avaient louée pour leurs
deux semaines de congé annuel en juillet pendant dix années
consécutives, et nous étions restés en bons termes avec les
propriétaires, un couple de Hartford, les Daniel. Alors que je
dormais comme une souche, Eric les avait appelés en leur expliquant
que je désirais me retirer dans un endroit tranquille pour
écrire.
— Ce brave vieux Daniel ne m’a même pas laissé
terminer, m’a raconté mon frère. Il met son palais à ta disposition. Et il m’a répété que
c’était une joie et un honneur pour lui, de savoir qu’une
journaliste permanente de la rédaction de Life parte prendre un bol d’air là-bas.
— S’il savait, le pauvre…
— Bref. Quand je lui ai demandé quel loyer il te
prendrait, j’ai eu l’impression de l’avoir insulté, presque.
« Il est hors de question que je fasse payer quoi que ce soit
à la fille de Biddy Smythe… surtout pendant la
morte-saison. »
— C’est comme ça qu’il a appelé Père ? ai-je
relevé sans pouvoir m’empêcher de rire. Biddy ?
— Ils ont la familiarité parfois très audacieuse,
ces WASP. En tout cas, la maison est à toi, gratis. Jusqu’au
1er mai, si tu veux.
— Quoi, tout ce temps dans ce coin
perdu ?
— Essaie quinze jours, pour commencer. Si tu ne
t’y plais pas, si tu te sens trop isolée, tu reviens. Ta seule
dépense sera pour la femme de ménage, Mrs Reynolds, une
locale. Pour cinq dollars, elle viendra nettoyer la maison deux
fois la semaine. Comme elle a une voiture, en plus, c’est elle qui
t’attendra à la gare de Brunswick lundi soir. Je t’ai réservé une
place dans le train de neuf heures à Penn Station. Tu changes à
Boston vers les trois heures et tu arrives à Brunswick à dix-neuf
heures vingt.
— Tu as tout organisé pour moi, à ce que je
vois.
— Tu peux appeler ça te forcer la main, oui. Mais
tu as réellement besoin de ce dépaysement et tu n’aurais jamais
pris la décision toute seule.
Ce n’était que trop vrai. S’il n’avait pas pris
les devants, je serais restée à Manhattan en attendant des
nouvelles de Jack, et de McGuire, et du service du personnel de
l’armée. Or, il n’est jamais bon de s’entêter à guetter ce qui peut ne jamais arriver et
c’est pourquoi je me suis laissé convaincre, en fin de compte. J’ai
jeté de vieux habits et plein de livres dans une malle, et malgré
les protestations d’Eric j’ai tenu à emporter ma machine à écrire
dans ma bucolique retraite.
— Du repos, on a dit ! Que tu envisages
seulement de travailler, c’est hors de question.
— Je préfère l’avoir sous la main au cas où
l’inspiration me tomberait dessus. Ce qui est à peu près aussi
probable que la chute d’une météorite sur la plage de Popham.
— Promets-moi au moins de ne même pas essayer de
t’y mettre avant d’avoir laissé passer quinze jours.
Je lui ai donné ma parole et j’ai tenu ma promesse
sans avoir à me contraindre car, sitôt arrivée dans le Maine, j’ai
glissé dans une indolence proche de la fainéantise. La maison était
agréable dans sa simplicité, très humide aussi en cette fin
d’hiver, mais après plusieurs jours de feu continu dans la
cheminée, judicieusement associé au renfort de quelques radiateurs
à huile aussi efficaces que nauséabonds, les murs ont séché et elle
est devenue extrêmement douillette. Je ne faisais rien, ou presque.
Je passais la matinée au lit avec un bon roman, ou bien je me
lovais dans le gros fauteuil fatigué devant l’âtre en feuilletant
des revues vieilles d’une décade que j’avais découvertes dans le
coffre en bois qui servait de table basse. Le soir, j’écoutais la
radio, surtout s’il y avait un concert de l’orchestre de la NBC
dirigé par Toscanini, et je lisais tard dans la nuit. Je résistais
à l’envie d’écrire à Jack et je gardais ma Remington dans un
placard, hors de vue.
Le grand
moment de la journée, c’était cependant ma promenade sur la plage.
Sur cette étendue de cinq kilomètres, le seul signe de vie humaine
était, tout au nord, le village de vacances où j’avais élu
résidence, soit une poignée de cahutes en bois délavées par les
intempéries qui se dissimulaient assez loin du front de mer. Il
suffisait de passer la barrière en bois et de prendre à droite pour
n’avoir devant soi qu’une immensité faite de ciel, d’océan et de
sable immaculé.
Comme on était en avril, la plage était déserte.
C’était aussi la période où l’hiver commence à céder le pas au
printemps, une saison de brise tonifiante et d’horizons dégagés.
Tout emmitouflée que j’étais, je glissais dans une sorte d’ivresse
lucide dès les premiers pas sur le littoral et c’est avec
allégresse que je descendais au sud, là où les rochers rejoignaient
la mer, avant de revenir en sens inverse, stimulée par le vent,
l’air translucide et le bleu profond du ciel. Pendant ce trajet,
que j’accomplissais généralement en deux heures, mon esprit se
vidait entièrement, peut-être sous l’effet de la majesté du
paysage, peut-être grâce à la sensation d’être seule au milieu des
éléments. Une fois encore, le docteur Ballensweig avait vu
juste : parcourir ainsi une plage relevait de la thérapie. La
tristesse, la déception ne s’étaient pas évaporées mais peu à peu
un équilibre se recomposait en moi, peu à peu la fébrilité des
derniers mois se résorbait. Je n’avais pas trouvé la sagesse d’un
coup de baguette magique, un scepticisme de bon aloi face à la
vanité enfiévrée de l’amour fou. Non, je me sentais
merveilleusement placide, heureusement fatiguée, contente d’avoir
échappé aux incessantes sollicitations de la vie. C’était la
première fois que je restais si longtemps en tête à tête avec moi-même et
l’expérience m’enchantait.
Mon unique lien avec le reste de l’humanité était
Ruth Reynolds, la femme de ménage. Solide quadragénaire d’humeur
enjouée, elle était mariée à un soudeur qui travaillait aux
aciéries de Bath, élevait une tripotée d’enfants et, en plus de
s’occuper de toute cette maisonnée, elle gagnait quelque argent en
veillant à l’entretien de la demi-douzaine de cabanons de Popham
Beach. Étant l’unique résidente de la petite colonie à cette
période de l’année, j’avais évidemment attiré sur moi toute sa
prévenance et son attention. Il y avait un vélo dans la maison,
avec lequel j’allais de temps à autre faire les courses au magasin
général le plus proche, ce qui représentait une dizaine de
kilomètres de chemins escarpés. Habituellement, toutefois, Ruth
tenait à me conduire en auto jusqu’à Bath pour mes emplettes. Et
j’étais attendue à dîner chez elle chaque jeudi soir.
Ils habitaient une maison de pêcheurs délabrée et
trop exiguë pour cette grande famille, plus loin sur la route.
C’était un tout autre univers que la petite enclave délibérément
rustique qui plaisait à des estivants amoureux de la nature. Roy,
son mari, un colosse aux bras aussi robustes que les poutrelles
d’acier qu’il passait sa vie à souder, se montrait amical quoique
notablement intimidé par moi. Leur marmaille, qui s’échelonnait de
cinq à dix-sept ans, était d’une inépuisable exubérance, générant
un chaos permanent que Ruth, en maîtresse femme qu’elle était,
savait apaiser d’un seul regard.
Le dîner était à cinq heures et demie. À sept
heures, les plus jeunes allaient se coucher tandis que les deux
aînés s’installaient devant la radio dans la cuisine pour suivre leurs feuilletons et que Roy
prenait congé, rejoignant l’équipe de nuit aux aciéries. Alors Ruth
sortait du vaisselier une bouteille de porto Christian Brothers,
posait deux verres sur la table et s’installait en face de moi dans
un fauteuil aux ressorts distendus. C’était devenu un rite
hebdomadaire, pour nous.
— Vous savez pourquoi j’aime vous avoir ici avec
moi le jeudi soir ? m’a-t-elle demandé une fois alors que nous
sirotions l’épais vin sirupeux. Parce que c’est le seul jour de la
semaine où il prend le quart de nuit, Roy, et du coup la seule
occasion pour moi de bavarder tranquillement avec une amie.
— Je suis contente que vous me considériez comme
une amie.
— Bien sûr que vous l’êtes ! Et laissez-moi
vous dire que je voudrais vous voir plus souvent. Sauf qu’avec cinq
marmots et une maison à tenir je trouve à peine le temps de dormir
mes six heures.
— Eh bien, vous allez me voir un peu plus, je
crois. J’ai décidé de rester encore quelques semaines par
ici.
Elle a fait tinter son verre contre le mien,
ravie.
— En voilà une bonne nouvelle !
— Il faut dire qu’ils ne sont pas si pressés de me
revoir, à Life.
— Vous n’en savez rien, tout de même !
— Si.
Je lui ai raconté que j’avais envoyé un télégramme
à mon chef, lui faisant part de mon intention de prolonger mon
séjour dans le Maine mais précisant que je rentrerais à New York
dès qu’une commande me serait proposée. Sa réponse était arrivée le
lendemain : « Nous savons où vous êtes si nous avons
besoin de vous. Stop. Leland. »
— Oh, je m’y attendais. Tout comme je m’attends à
me retrouver sans travail dans cinq mois et demi.
— Si j’étais vous, je ne m’inquiéterais pas tant,
va !
— Pourquoi ?
— Pardi ! Vous avez de l’éducation, et aussi
du plomb dans la cervelle.
— Moi ? Si vous saviez les erreurs que j’ai
pu commettre, récemment…
— Je parie qu’elles n’étaient pas si graves.
— Oh si, je vous assure ! Se laisser
chambouler la tête par quelque chose à ce point…
— Par quelque chose ?
— Enfin… par quelqu’un.
— Je m’étais dit ça, justement !
— C’est criant à ce point ?
— Personne ne vient dans le Maine en avril à moins
de vouloir s’éloigner d’un problème.
— Ce n’est pas un problème, dans mon cas. C’était
de la folie pure. Alors qu’il n’y a eu qu’une nuit… Mais moi, j’ai
été assez idiote pour m’imaginer que j’avais connu le grand amour,
le vrai.
— Mais vous aviez peut-être raison, puisque c’est
ce que vous avez pensé.
— Ou je me suis bercée d’illusions, plutôt. Je
suis tombée amoureuse de « l’idée » que je l’étais.
— Où il est maintenant, ce garçon ?
— En Europe. Il est dans l’armée, voyez-vous. J’ai
dû lui écrire trente lettres mais je n’ai rien reçu en retour… pour
l’instant.
— Vous savez ce qui vous reste à faire, n’est-ce
pas ?
— L’oublier, sans doute.
— Ça, vous
ne pourrez jamais ! Il va toujours rester, au contraire.
À cause de l’effet énorme qu’il vous a fait.
— Et qu’est-ce qu’il faudrait que je
fasse ?
— C’est simple : vous dire que cela n’avait
pas d’avenir.
« Vous savez ce qui vous reste à
faire ? » La question s’est gravée en moi parce qu’elle
faisait écho à un dilemme fondamental de l’existence : comment
concilier le cœur et la raison ? La seconde m’enjoignait de
reconnaître que Jack Malone n’avait été qu’un épisode de douze
heures dans ma vie, le premier soutenait le contraire, et je n’en
revenais pas de constater à quel point son irrationalité pouvait
être convaincante. D’autant que jusqu’à cette nuit de Thanksgiving
je m’étais crue à l’abri de tout ce qui ne relevait pas de la
logique. Mais maintenant…
Le lendemain de ma conversation avec Ruth, je me
suis levée à l’aube et après un rapide petit déjeuner je suis
descendue sur la plage. De retour à neuf heures, je me suis préparé
une cafetière pleine puis j’ai sorti la Remington de sa cachette et
je l’ai installée sur la table de la cuisine. J’ai pris une feuille
de la petite liasse que je gardais à l’intérieur du capot de
protection, je l’ai glissée sous le rouleau. Installée avec une
tasse de café fumant à portée de la main, j’ai attendu un instant
avant de poser mes doigts sur les touches. Ils se sont crispés
d’eux-mêmes, se muant en deux boules obstinées. Je me suis forcée à
desserrer les poings. Brusquement, sans même avoir eu le temps de
m’interroger sur cette réaction, j’ai tapé une phrase. « Je
n’avais pas prévu d’aller à cette soirée. »
Mes mains se sont éloignées du clavier, s’arrêtant
nerveusement sur la surface en bois brut de la table pendant que je relisais et relisais
ces mots. Au bout de quelques minutes, j’ai décidé de tenter une
deuxième phrase. « J’avais d’autres projets. »
Mes doigts se sont à nouveau échappés pour
reprendre leur tambourinement agacé. J’ai porté la tasse à mes
lèvres, les yeux sur les deux lignes qui troublaient à peine la
blancheur de la page. Encore un effort. « Cette nuit-là, en
effet, j’étais bien décidée à m’offrir le plus rare des plaisirs, à
Manhattan : huit heures de sommeil ininterrompu. »
Trois phrases. Je les ai étudiées longuement. Il y
avait du punch là-dedans. Le ton était simple, direct, avec une
pointe de sarcasme dans la dernière notation. Pas mal, pour un
début. Pas mal du tout.
J’ai vidé ma tasse d’un trait. En me levant pour
aller la remplir, j’ai été assaillie par l’envie de passer la porte
et de m’enfuir à toutes jambes. Il m’a fallu convoquer toute ma
volonté pour me rasseoir. Aussitôt, mes doigts ont recommencé leur
« tacatac, tacatac » affolé sur le plateau en pin.
Trois phrases. Une quarantaine de mots. La page
standard, double interligne, en compte normalement deux cents. Eh
bien, finissons-la ! Il n’en manque que cent soixante, après
tout. Tu as aligné quarante mots en dix minutes, donc pour cent
soixante tu auras besoin de…
Quatre heures. J’ai eu besoin de quatre longues,
interminables heures pour arriver au bout. Le temps d’arracher la
feuille du rouleau à cinq reprises, de boire une deuxième
cafetière, de faire les cent pas, de mordiller un crayon, de
griffonner des notes dans la marge et de remplir tout de même,
miraculeusement, cette maudite page.
Le soir,
après dîner et en compagnie d’un verre de vin rouge, j’ai relu le
fruit de ces efforts. Le récit coulait assez bien, me paraissait
éveiller l’intérêt du lecteur ou du moins ne pas le décourager. Le
style avait du caractère sans aller jusqu’au parti pris
d’originalité. Surtout, on entrait vite dans l’histoire. C’était
une ouverture plutôt prometteuse. Mais ce n’était qu’une page,
aussi.
J’ai commencé la journée du lendemain de la même
manière, sinon que j’étais déjà devant ma machine à huit heures et
demie. À midi, j’achevais ma deuxième page et le soir, avant
de me coucher, j’ai soumis le tout à une sévère relecture,
supprimant une trentaine de mots superflus, condensant certaines
descriptions, réécrivant une phrase maladroite et sabrant une image
décidément ridicule. Sans laisser au doute le temps de s’installer,
j’ai retourné les feuillets et je les ai abandonnés sur la
table.
Levée avec le soleil. Un pamplemousse, un toast,
du café. La plage. Encore du café. Au travail. Cette fois, je n’ai
pas quitté ma place avant d’avoir achevé les deux cents mots de la
journée. Peu à peu, un rythme se dessinait, le temps avait acquis
une structure et une finalité. Un feuillet par jour, c’était pour
moi un accomplissement. On évoque parfois le « plaisir
enivrant de la création » mais seuls ceux qui n’ont jamais
tenté d’écrire peuvent en parler ainsi. C’est un objectif que l’on
se fixe, écrire, il n’y a rien d’enivrant là-dedans, et comme
n’importe quel objectif il n’apporte de plaisir qu’une fois
rempli : on est soulagé d’avoir assuré la moyenne quotidienne,
on espère que le travail accompli dans la journée se révélera
satisfaisant parce que le lendemain il faudra noircir une autre
page, de toute façon… C’est une affaire de volonté mais aussi de confiance en soi. Oui, je
découvrais pas à pas qu’écrire est d’abord un étrange défi lancé à
soi-même.
Un feuillet par jour, six jours par semaine.
J’avais achevé la deuxième semaine à ce rythme quand j’ai envoyé un
télégramme à Eric : « Splendide isolement me convient,
finalement. Stop. Pour l’instant je reste. Stop. Commencé à écrire
un peu. Stop. Pas de panique. Stop. Résultats plutôt satisfaisants.
Stop. Merci de surveiller mon courrier. Stop.
Ta S. »
Quarante-huit heures plus tard, un employé de la
Western Union est apparu à ma porte avec la réponse d’Eric :
« Écriture égale masochisme. Stop. Bienvenue au club des
masos. Stop. Ai relevé ton courrier deux fois par semaine. Stop.
Rien d’Europe ni de Washington. Stop. Passe à autre chose. Stop. Je
vomis Joe E. Brown. Stop. Et tu me manques. »
Pour la première fois depuis des mois, penser à
Jack ne me faisait plus l’effet d’un coup de poignard mais
provoquait plutôt une douleur sourde, diffuse. « Vous dire que
cela n’avait pas d’avenir. » Et poursuivre votre travail,
pendant que vous y êtes.
Une autre semaine. Encore six pages, trêve
dominicale comme d’habitude et retour à ma table le lundi… Après
les affres du début, quand il m’arrivait d’hésiter pendant des
heures sur une phrase ou de barrer des paragraphes entiers, mes
doigts se sont mis à courir sur le clavier. Trois feuillets le
lundi, quatre le mardi. J’avais cessé de m’inquiéter sans cesse de
la forme, du rythme, de la construction. Je m’abandonnais au récit.
Il s’écrivait de lui-même.
Le mercredi
25 avril 1946, il était 16 h 02 à ma montre lorsque
cette course s’est arrêtée. Je suis restée un moment les yeux sur
la feuille à moitié couverte avant de comprendre ce qui
m’arrivait : je venais de terminer ma première nouvelle.
Quelques minutes plus tard, je suis partie au bord
de la mer. Accroupie sur le sable, j’ai contemplé le balancement
régulier des vagues. J’ignorais si elle était bonne ou mauvaise,
cette histoire. L’instinct hérité de la famille Smythe me poussait
à estimer qu’elle n’était sans doute pas digne d’être publiée. Mais
elle existait et me procurait ainsi la satisfaction du devoir
accompli, en tout cas pour l’instant.
Le lendemain matin, j’ai relu d’une traite ces
vingt-quatre pages. Intitulée À quai, la nouvelle était une version romancée
de ma rencontre avec Jack, à la différence qu’elle se déroulait
en 41 et que la narratrice était une éditrice d’une trentaine
d’années, Hannah, une femme seule qui n’avait jamais eu de chance
avec les hommes et commençait à croire que l’amour ne croiserait
jamais son chemin. Entre en scène Richard Ryan, un lieutenant de
vaisseau en permission d’un soir à Manhattan avant de s’embarquer
pour le Pacifique. Ils font connaissance dans une soirée,
l’attirance est réciproque, ils partent déambuler dans la ville,
échangent leur premier baiser, prennent une chambre d’hôtel miteuse
et se séparent « courageusement » devant les docks de la
Navy à Brooklyn. Il lui a juré sa flamme mais Hannah sait qu’elle
ne le reverra plus. Ce n’était pas leur heure, tout simplement. Il
s’en va à la guerre, il oubliera vite cette nuit. Reste à la jeune
femme la certitude d’avoir trouvé sa destinée par hasard et de
l’avoir aussitôt perdue.
J’ai passé
les trois jours suivants à corriger mon texte, traquant
particulièrement les risques de mièvrerie. Comment Puccini avait-il
formulé cette exigence alors qu’il travaillait sur La Bohème avec son librettiste, déjà ?
« Du sentiment, mais pas de sentimentalité. » C’était ce
que je recherchais, moi aussi : une émotion qui ne sombre pas
dans le pathos. Le dimanche, j’ai tout retapé à la machine en
faisant une copie au papier-carbone, puis j’ai relu une dernière
fois cette version définitive sans savoir qu’en penser. La
narration avait l’air de fonctionner, l’ambiance faite à la fois de
douceur et d’amertume me plaisait, mais j’étais trop concernée par
l’histoire pour être capable de prendre du recul. Alors j’ai plié
le double de la nouvelle, je l’ai glissé dans une enveloppe et je
l’ai adressé à Eric avec un petit mot dans lequel je lui demandais
de ne rien me cacher des défauts qu’il allait certainement y
trouver. Je lui annonçais aussi que j’allais revenir à Manhattan
dans une dizaine de jours et je l’invitais à dîner au Luchows le
soir de mon retour.
Le lendemain matin, j’ai enfourché le vélo pour me
rendre au bureau de poste où j’ai fait affranchir ma lettre au
tarif prioritaire. Ensuite, j’ai commandé un appel pour Boston et
j’ai attendu dans la cabine que l’opératrice me mette en relation
avec une ancienne amie de l’université, Marge Kennicott, qui
travaillait dans une maison d’édition bostonienne et habitait
Commonwealth Avenue. Elle a paru enchantée à l’idée de m’accueillir
quelques jours chez elle, « si ça ne te dérange pas de dormir
sur le canapé le plus inconfortable du monde ». Dès que nous
nous sommes quittées, j’ai téléphoné à la gare de Brunswick en
réservant une place dans le train de Boston du mercredi matin. Puis
j’ai pédalé jusque chez Ruth
pour la prévenir de mon départ imminent.
— Vous allez me manquer. Mais vous avez l’air
prête à reprendre votre vie.
— J’ai l’air guérie, vous voulez dire ?
l’ai-je reprise en riant.
— Guérie de lui ? Non, vous ne le serez
jamais, je vous l’ai expliqué. Mais je parie que vous prenez cette
histoire pour ce qu’elle était, maintenant.
— Possible, oui. En tout cas, je ne me laisserai
plus jamais entraîner aussi loin.
— Et puis quelqu’un vous fera changer
d’avis.
— Je l’en empêcherai. L’amour, c’est un jeu de
dupes.
La dureté du jugement était à la mesure du
mécontentement que je m’inspirais pour avoir autant perdu la
maîtrise de mes sentiments. Dans ma nouvelle, Hannah se sent
dépouillée à l’issue de sa fulgurante expérience mais elle a
également appris qu’elle pouvait éprouver de l’amour. C’était
précisément là que le bât blessait, pour moi : je m’étais
rendu compte que je n’avais pas été amoureuse de Jack Malone mais
de l’idée de tomber amoureuse. Et je me promettais bien de ne pas
répéter cette erreur.
J’ai expédié ma malle et ma machine à New York. Il
y a eu une dernière promenade sur la plage. Ruth a tenu à
m’accompagner à la gare. Sur le quai, nous sommes tombées dans les
bras l’une de l’autre.
— J’attends un exemplaire de votre livre quand il
va être publié, Sara.
— Il ne le sera jamais.
— Ma petite, le jour viendra où vous commencerez
enfin à vous apprécier…
J’ai passé
une semaine absolument délicieuse à Boston. Marge avait un
appartement et des amis absolument délicieux. Son fiancé, un George
Stafford Junior héritier potentiel d’une dynastie d’investisseurs
en Bourse, l’était tout autant. La ville était égale à
elle-même : délicieuse, bien léchée, snob et fade. Mon amie ne
demandait qu’à me présenter à de délicieux célibataires mais j’ai
réussi à me dérober, et je ne lui ai rien dit non plus quant aux
raisons qui avaient motivé ma retraite dans le Maine. Au bout de
sept jours de patricienne et bostonienne urbanité, j’avais soif du
désordre exubérant de Manhattan et c’est donc avec soulagement que
j’ai pris le train pour New York.
J’avais téléphoné à Eric la veille, lequel m’avait
annoncé qu’il ne pourrait pas venir me chercher à Penn Station mais
qu’il me rejoindrait à dîner comme convenu. « Je t’en parlerai
quand on se verra », s’était-il borné à répondre lorsque je
lui avais demandé, non sans appréhension, s’il avait reçu mon
envoi.
Arrivée chez moi, j’ai trié le gros tas de
courrier qui s’amoncelait à ma porte sans plus rien attendre de
Jack, désormais. Et à juste raison. Par contre, le Service de
gestion des personnels de carrière avait fini par répondre,
m’informant que le lieutenant John Joseph Malone était basé au
quartier général allié, en Angleterre, et me communiquant l’adresse
postale militaire à laquelle il pouvait être joint. J’ai laissé
tomber la lettre dans ma corbeille à papier en me disant qu’il
valait mieux se débarrasser de ses erreurs passées de cette
façon : en les jetant à la poubelle de l’existence.
Une autre enveloppe a immédiatement attiré mon
regard parce qu’elle venait du Saturday
Night/Sunday Morning,
un hebdomadaire avec lequel je n’avais jamais été en contact.
Intriguée, je me suis hâtée de l’ouvrir. Nathaniel Hunter, chef de
la section littéraire, m’indiquait que ma nouvelle, À quai, avait été retenue pour publication et
qu’il l’avait programmée au premier numéro du mois de septembre
1946, avec un versement de droits d’auteur qu’il établissait à cent
vingt-cinq dollars. « Bien que souhaitant rester au plus près
de la forme originale de votre texte, j’aurais une ou deux
propositions éditoriales qui retiendront votre attention, je
l’espère », précisait-il en me demandant de téléphoner à sa
secrétaire afin de convenir d’un rendez-vous.
Trois heures plus tard, je n’étais pas encore
revenue de ma stupéfaction alors que je trinquais au champagne avec
Eric à notre table, chez Luchows.
— Tu pourrais essayer d’avoir l’air contente, au
moins !
— Mais je le suis ! Simplement étonnée que tu
aies organisé tout ça de ton côté…
— Comme je te l’ai déjà expliqué, je n’ai rien
organisé du tout. J’ai lu ton histoire, je l’ai aimée, j’ai appelé
mon vieux copain de fac Nat Hunter, je lui ai dit que je venais de
tomber sur un texte qui conviendrait parfaitement à son journal et
que… oui, il se trouve qu’il a été écrit par ma petite sœur. Il m’a
demandé de le lui envoyer, il l’a aimé aussi, il va le publier. Et
voilà. Si je n’avais pas été séduit, je ne lui en aurais pas parlé.
S’il n’avait pas accroché, il l’aurait laissé tomber. Donc il n’y a
aucun trafic d’influence, aucun favoritisme. Je suis
innocent !
— Il n’empêche que sans toi je n’aurais jamais eu
un accès direct à lui.
— Eh oui, ça marche comme ça, des fois.
— Merci.
— De rien. Elle se défend toute seule, ta
nouvelle ! Tu es capable d’écrire.
— En tout cas, c’est moi qui invite, ce
soir.
— Un peu, oui !
— Tu m’as manqué, Eric.
— Toi pareil, S. Et tu as vraiment, vraiment
meilleure mine.
— Je me sens mieux, oui.
— Comme neuve ?
J’ai choqué ma coupe contre la sienne.
— Exactement.
J’ai appelé la secrétaire de Nathaniel Hunter dès
le lendemain matin. Elle s’est montrée des plus accueillantes.
Mr Hunter serait ravi de déjeuner avec moi dans deux jours, si
mon emploi du temps le permettait.
— C’est tout à fait possible, oui, ai-je répondu
en tentant de dissimuler mon enthousiasme.
L’accueil a été nettement moins chaleureux quand
j’ai voulu reprendre contact avec McGuire à Life. Après m’avoir fait attendre un bon moment,
son assistante est revenue en ligne pour me dire que Leland était
content de me savoir de nouveau à New York et me téléphonerait dès
qu’il aurait un sujet à me proposer. Je n’en ai pas été surprise.
Les trois mois de purgatoire qu’il me laissait encore seraient
conclus par une lettre de licenciement en bonne et due forme, j’en
étais maintenant certaine. Mais le paiement de Saturday Night/Sunday Morning me permettrait de
survivre quelque temps et, qui sait, j’arriverais peut-être à
convaincre Nathaniel Hunter de me confier deux ou trois commandes
journalistiques…
J’étais
évidemment assez tendue avant mon rendez-vous avec lui. À onze
heures, lassée de faire les cent pas chez moi, j’ai décidé de tuer
le temps qui restait en me rendant à pied jusqu’à la rédaction de
Saturday, sur Madison au niveau de la
47e Rue. Je venais de sortir sur le
palier lorsque Mr Kocsis est apparu en haut de l’escalier, une
pile de courrier dans les bras.
— Facteur en avance, aujourd’hui, a-t-il remarqué
en me tendant une carte postale avant de continuer à distribuer sa
manne.
Il y avait un timbre américain dessus mais mon
estomac s’est serré quand j’ai lu le cachet : « US Army,
Zone d’occupation américaine, Berlin ». Je l’ai retournée,
fébrile. Il n’y avait que deux mots au verso, écrits d’une main
hâtive.
« Désolé.
Jack. »
Je suis restée sans bouger longtemps, très
longtemps. Enfin, je me suis forcée à descendre. Débouchant dans
l’étincelante lumière du printemps, j’ai pris à gauche et je suis
partie vers le nord de la ville, serrant toujours la carte dans ma
main. En traversant Greenwich Avenue, je suis passée devant une
poubelle. Sans une seconde d’hésitation, j’ai expédié la lettre
dedans. Je ne me suis même pas retournée pour vérifier si elle
l’avait atteinte. J’ai continué droit devant.