22.
Deux jours plus tard, Wren se sentit suffisamment reposée et demanda à sortir.
— Non.
Une pile de livres vola maladroitement jusqu’à la tête de Sergueï, portée par un flux de Courant qui laissa la jeune femme exsangue. Un compromis s’imposa. Wren avait le droit de quitter son lit et de s’asseoir dans le salon pour écouter de la musique. Eventuellement, si elle en avait la force, on pourrait envisager une sortie jusqu’au marchand de glaces.
— Tyran ! grommela-t-elle.
Un tyran qui était en train de préparer son petit déjeuner, et qui se contenta de sourire en désignant du doigt le verre de jus d’orange qu’il venait de poser devant elle.
— Bois.
Trois jours plus tard, Lee et sa femme Miriam débarquaient dans le petit appartement pour prendre des nouvelles, et faire part des dernières rumeurs qui agitaient la Cosa.
— Le Conseil a accepté de rencontrer les chefs des Fatae, annonça Lee en haussant les épaules. Bah, de toute façon, ça ne donnera rien, mais pendant ce temps, au moins, il ne se passera rien de grave. Et les Mages Suprêmes nous ficheront la paix, ce qui n’est pas négligeable.
— Oui, je leur donne un mois, lança Wren en agitant sa cuillère, et en renversant au passage la moitié de son yaourt. Un mois de chamailleries, de bouderies, de dénégations, et puis tout rentrera dans l’ordre.
Sergueï aurait bien aimé y croire…

Chaque nuit, les cauchemars revenaient. Elle voyait Jamie, le visage creusé par la mort, tomber sans fin dans sa prison minérale. Elle voyait Frants se débattre comme un diable pendant qu’elle le maintenait dans la dalle de marbre. Elle voyait la femme aux cheveux noirs, les yeux vides, la bouche ouverte, pousser un long cri silencieux tandis que la vie glissait hors de son corps, aspirée par l’incantation.
Chaque nuit, elle se réveillait, trempée de sueur, les bras de Sergueï serrés autour d’elle. Il était là quand elle s’endormait. Il était là quand elle se réveillait. Et pourtant, jamais ils ne parlaient.
Où allaient-ils ainsi ? songea-t-elle, le cœur serré, au matin du quatrième jour. Jusque-là, ils s’étaient réfugiés dans le déni. Ils s’étaient cachés derrière leur inconscient. Mais aujourd’hui ?
Wren reposa la brosse et entreprit de natter ses cheveux à la manière qu’aimait Sergueï. Avaient-ils vraiment besoin de parler ?
« Oh, oui ! »
Soudain, elle se mit à rire. La journée commençait à peine. Le soleil entrait à flots et Sergueï avait enfin accepté de l’emmener faire une promenade. Courte, avait-il précisé. Juste le tour du pâté de maisons. Elle n’avait pas insisté. C'était inutile d’insister, avec Sergueï. Elle le savait.
— Alors ? demanda-t-elle, tandis qu’ils tournaient au coin de la rue, l’après-midi suivant.
Ils flânaient. A dire vrai, elle était incapable d’avancer plus vite, et Sergueï avait automatiquement réglé son pas sur le sien. Ce qui lui avait évité toute manifestation inutile d’amour-propre.
Il s’était absenté la nuit dernière, et n’était rentré qu’en fin de matinée. En se réveillant, Wren avait éprouvé un sentiment de manque.
— On devrait parler, je crois, reprit-elle en ajustant les lunettes de soleil sur son nez.
Le soleil était vif et chaud.
Sergueï acquiesça et désigna de la main un petit café au bas de la rue. Wren n’y était jamais entrée, car il ne se trouvait pas vraiment sur son chemin. Quand elle passait devant, elle apercevait invariablement trois hommes âgés assis au comptoir et une jeune femme qui lisait le journal à l’une des tables. L'endroit semblait propre et ses habitués des plus corrects. Alors, pourquoi pas ?
— Un café, dit-elle à la serveuse, une femme d’âge incertain engoncée dans son uniforme. Bien noir et sans sucre. Un thé pour le monsieur.
Wren esquissa une légère grimace. Le thé était généralement infâme, dans les bistrots, mais Sergueï le buvait tout de même.
— Alors ? demanda-t-elle pour la seconde fois.
Son compagnon prit une cigarette dans son étui et l’observa attentivement.
— Je leur ai fait part de ta proposition.
— Et… ? poursuivit-elle d’un ton impatient. Ah, ne m’oblige pas à te tirer les vers du nez !
Sergueï eut un demi-sourire. Cette proposition, ils l’avaient élaborée aux petites heures du matin, après le cauchemar de la nuit. Wren — avec Sergueï — travaillerait pour le Silence. Dans des conditions précises : si la jeune femme était déjà sur une mission, elle ne s’interromprait pas pour eux. Si le travail proposé entrait en conflit avec ses principes de Solitaire, elle refuserait. « Et ne ris pas ! » avait-elle lancé à son compagnon, dont le grand corps était secoué de spasmes silencieux.
— Ils acceptent. En y ajoutant leurs propres conditions.
— Il fallait s’y attendre. Ç’aurait été trop facile.
De toute façon, faire cette proposition n’avait pas été si facile pour Wren, tant elle y donnait d’elle-même.
— Ils veulent des renseignements. Si nous entendons des choses qui peuvent les intéresser, nous devons immédiatement les transmettre.
— Ce que tu faisais déjà, non ? Sans mon consentement. Bon, d’accord… Et qu’est-ce qui intéresse le Silence ?
— Ce serait plus rapide de déterminer ce qui ne les intéresse pas. Disons, des rumeurs. En provenance de la Cosa.
Wren poussa un soupir. Elle n’aimait pas ça du tout. Mais d’après ce que disait Sergueï, le Silence possédait dans ses rangs d’autres Talents… et tant qu’à faire, elle préférait être celle qui filtrerait les informations. Rapidement, elle pesa le pour et le contre, et décida qu’elle arriverait à s’y faire.
— En échange, ils verseront une petite somme chaque mois sur ton compte. J’ai bien dit « petite », donc ne t’emballe pas… Disons que c’est un début.
Sergueï s’interrompit et joua pensivement avec sa cigarette.
— Quoi d’autre ? demanda doucement Wren.
— Ils te protégeront, si nécessaire.
— Ils me pro…
Elle plissa les yeux et scruta son compagnon.
— Le Conseil ne mettra pas ma tête à prix, Sergueï. Enfonce-toi ça dans ta cervelle d’ange gardien surprotecteur !
— On ne sait pas, Wren. Si jamais les choses tournent mal, tu n’auras qu’à les appeler et ils te défendront.
— Et ça vaut quoi, leur défense, contre le Courant ? demanda Wren en ôtant des mains de son compagnon la cigarette qu’il était en train de déchiqueter.
— Ecoute, si le Courant était tout-puissant, le Conseil aurait imposé depuis longtemps son pouvoir sur le monde réel, répliqua-t-il en la regardant dans les yeux pour la première fois depuis le début de leur conversation.
Il avait raison. Si les Mages Suprêmes ne s’étaient pas tournés de ce côté, ce n’était pas faute, probablement, d’en avoir eu envie…
— Et pour les Fatae ?
— Il ne faut pas trop en demander, Wren. Le Silence n’apprécie pas particulièrement les créatures surnaturelles. Tout au moins pour l’instant, ajouta-t-il, après une pause. S'ils se révèlent utiles, alors…
— Tu veux dire exploitables ? rétorqua-t-elle avec une grimace. Ce qui, au vu des expériences passées, serait une très grossière erreur, crois-moi.
La serveuse déposa les boissons. Wren se mit à siroter son café, tout en observant son compagnon qui procédait à l’habituelle petite cérémonie. Surveiller le degré d’infusion, plonger les trois sucres, remuer soigneusement d’un air pensif. Ses gestes étaient précis, sans être maniérés. Elle eut soudain la sensation des doigts de Sergueï glissant doucement dans ses cheveux pendant qu’elle s’endormait.
— Bon…, dit-elle finalement.
— Bon, reprit-il en écho. Telle est la situation. A toi de choisir.
— Hmm, un poste permanent, en somme, murmura-t-elle. Tu m’y vois, toi ?
Son compagnon esquissa une grimace.
— Pas vraiment. Mais c’est toi qui décides.
Wren posa sa main sur celle de Sergueï.
— Et toi ?
— Nous sommes associés, répliqua-t-il en la regardant intensément.
Il se tut un instant.
— Tu sais, le genre « Où tu iras, j’irai », reprit-il avec un léger sourire. Je crois que je vais me le tatouer sur le front pour que tu sois rassurée chaque fois que tu me regarderas.
Sergueï but une gorgée de thé, puis reposa sa tasse.
— Bien sûr, c’est surtout toi qu’ils veulent, mais tant qu’à faire, ils préfèrent que je sois là. Ça leur évite de former un nouvel Opérateur. On ne change pas une équipe qui gagne.
Wren eut un petit rire.
— C'est étrange, répliqua-t-elle en s’enfonçant dans son siège, j’y ai beaucoup réfléchi, il y a quelques semaines et…
— Et… ?
— Ce n’est pas une question d’argent. Ou de protection, même si j’admets que c’est agréable de savoir qu’il y a un endroit où je pourrais me réfugier, au cas où. Mais…
S'interrompant, elle attrapa la cigarette de Sergueï et se mit en devoir de l’émietter complètement. Comment expliquer ce qu’elle avait éprouvé au moment de la Translocation ?
— Je… je me suis toujours intéressée uniquement à mon univers immédiat. Je suppose que c’est normal, mais… Enfin, je veux dire, si je ne saisis pas cette chance qu’offre le Silence de rétablir le bien dans le monde… Alors, je crois qu’il y aura toujours, au fond de moi, une interrogation, un doute…
— « Et si… » ?
— Oui, voilà : « Et si… », approuva-t-elle. Cela dit, quand tu retourneras les voir, commence par demander plus d’argent. On ne sait jamais…
Sergueï éclata de rire et secoua la tête.
— Ma Wren tout craché, ça !
Finissant son thé d’une traite, il se leva.
— D’accord. Voyons ce que je peux faire.

— Pourquoi du lilas ?
Wren haussa les épaules et déposa la tige sur le trottoir. Le geste lui arracha une légère grimace. Deux semaines s’étaient écoulées. Elle ne portait plus d’écharpe, mais son bras restait douloureux.
— Ça m’a semblé mieux qu’une rose, dit-elle en se relevant.
En réalité, à l’instant même où Jamie avait disparu, une imperceptible fragrance de fleurs avait flotté dans l’air. Wren avait passé une heure, ce matin, chez la fleuriste, à humer les différents bouquets pour l’identifier.
— James Koogler, 1927-1955, murmura Sergueï en détaillant la petite plaque de cuivre, posée quelques heures auparavant, juste à côté de l’entrée de l’immeuble.
Puis, d’un geste rapide, il déposa un morceau de quartz près de la tige de lilas.
— Ils auraient pu faire mieux. Après tout, il a donné sa vie à cet immeuble, murmura-t-il, le regard impénétrable derrière ses lunettes noires.
— Ecoute, ils n’ont certainement pas envie de crier sur les toits qu’un homme a été assassiné ici. Les gens commenceraient à avoir peur des fantômes. Ils s’imagineraient qu’un sort a été jeté.
La tentative de Wren pour égayer la situation n’eut aucun effet.
— C'est peu.
— C'est tout ce que nous pouvons faire. Pour le moment.
La première nuit, après les événements, Wren s’était effondrée en pleurant dans les bras de Sergueï et lui avait raconté le pacte conclu. Elle était la seule qui puisse obliger Oliver Frants à respecter son serment — et elle n’était pas sûre d’y parvenir, malgré sa farouche détermination. Sergueï l’avait bercée et rassurée. Il était fermement convaincu que ce qui devait être s’accomplirait. Il croyait au destin, et à la justice.
La justice… Wren doutait qu’il y ait une justice en ce monde. Une vraie justice. Peut-être était-ce précisément ce qu’elle espérait trouver avec le Silence.
— Je te promets qu’il honorera son engagement, Jamie, murmura-t-elle. Je te le promets.
A cet instant, un gardien s’approcha d’eux. Ce n’était pas Rafe.
— Excusez-moi, dit-il, mais vous ne pouvez pas rester ici.
Sergueï le dévisagea par-dessus ses lunettes noires. L'homme déglutit, mais ne recula pas.
— Je suis désolé, vraiment, mais vous devez partir.
— Allons-y, dit Wren en passant son bras sous celui de son compagnon. Inutile de nous fâcher.
Oubliant aussitôt le gardien, Sergueï se tourna vers elle.
— Un café, ça te dit ?
— Je ne dis jamais non à un café. Mais chez moi. Jackson m’a donné un mélange qu’il m’a juré être fabuleux.
Tandis qu’ils s’éloignaient, Sergueï jeta un coup d’œil en arrière. L'homme en uniforme avait déjà jeté leurs offrandes dans la poubelle publique. Un instant, il projeta de payer la fleuriste pour qu’elle dépose chaque jour une gerbe de lilas. Jusqu’à ce qu’ils se lassent de les jeter. Puis il abandonna l’idée. C'était inutile. Si Jamie était encore là, il avait dû voir le geste. L'intention seule comptait.
— On peut mettre le mot « fin » ? demanda Wren en entrelaçant ses doigts aux siens. On n’a rien oublié ?
— Si. Les félicitations. Tout le monde semble à peu près satisfait, et c’est bien là ce qui me surprend le plus, conclut-il en hochant la tête. Mais bon sang, jamais je n’ai connu des négociations aussi difficiles.
Wren eut un petit rire.
— On a été bons, hein ?
— Oui, je crois qu’on a fait du bon travail.
— Parfait, déclara-t-elle avec enthousiasme. Donc, tu m’emmènes dîner.
— Ah… ? Et pourquoi est-ce que je ferais ça ?
Wren posa la tête contre son épaule.
— Parce que tu m’aimes et que tu ne veux pas que je meure de faim.

A quelques pas derrière eux, marchant discrètement dans l’ombre, O.P. leva les yeux au ciel et poussa un grognement que lui seul pouvait entendre. Son nez en forme de bouton remua vigoureusement, et ses yeux se posèrent avec affection sur le couple.
Ces sacrés humains, tout de même…