Elle
atterrit dans l’obscurité et chancela, désorientée. La lumière
bleue s’atténua, puis disparut dans un dernier éclat. Wren réfréna
une brusque nausée, effet inévitable de toute translocation, et
sursauta en entendant un fracas, non loin d’elle. Soudain, elle se
rappela où elle était, et pourquoi. Avançant à tâtons devant elle,
elle comprit qu’il faisait sombre, non seulement parce qu’elle
avait oublié d’ouvrir les yeux, mais aussi parce que toutes les
lampes étaient éteintes. Sa main heurta un mur, glissa à la
recherche d’un interrupteur, le découvrit et appuya. Rien ne se
produisit.
— Zut ! grommela-t-elle. Un court-circuit.
Le fantôme devait probablement aspirer le courant
pour se donner plus de force et de puissance. Ce n’était guère
surprenant, mais fichtrement ennuyeux. Un instant, elle pria pour
qu’il ne se produise pas un court-circuit général dans la ville,
parce qu’alors, elle risquait d’en entendre parler jusqu’à la fin
des temps…
Par précaution, elle récupéra l’électricité
passive qui dormait dans les câbles. Toujours ça de gagné. Plaçant
prudemment son bras blessé contre le mur, elle avança. Pas la
moindre fenêtre. En revanche, quelques lumières de secours jetaient une lueur
faible, qui lui permit de discerner un bureau. Elle se trouvait
dans l’espace d’accueil, juste à la sortie de l’ascenseur.
— Oriente-toi, ma fille, murmura-t-elle en
essayant de localiser le fracas qu’elle avait entendu tout à
l’heure.
Un hurlement rauque déchira le silence. Il venait
du couloir, en face.
— Bien, allons-y.
Glissant le long du mur, elle progressa aussi
rapidement que possible. De temps à autre, son épaule heurtait un
cadre de bois, et elle esquissait une petite grimace. Elle se
moquait bien d’avoir des bleus. Mais elle regrettait amèrement de
ne pas avoir inclus dans son contrat une clause médicale couvrant
les frais d’hôpital, ou tout au moins, une visite à Jay, le masseur
qui habitait à deux immeubles de chez elle et dont les tarifs
étaient affreusement élevés.
— Concentre-toi, idiote !
Un rai de lumière filtrait sous l’imposante porte
à double battant, au bout du couloir. C'était une lumière étrange
qui ne ressemblait ni au flux uniforme d’une lampe, ni à l’éclat
changeant du soleil entrant par une fenêtre. Elle évoquait une
sorte d’aurore boréale, oscillant du bleu au rouge en passant par
le vert et le jaune. De temps à autre, une étincelle argentée
jaillissait et retombait sur le tapis du couloir, avec un léger
grésillement. Une faible odeur de brûlé se répandait
aussitôt.
« Je parie que c’est mon fantôme. Ou bien un mage
très, très énervé et très, très chargé… » Qu’est-ce qui était
préférable ? En dépit de son instinct qui lui conseillait de fuir immédiatement, Wren se
força à avancer.
Prudemment, elle posa sa main sur la poignée et
réprima un mouvement de recul. Sans trop savoir pourquoi, elle
s’était attendue à un contact brûlant. Or, le métal était froid.
Raffermissant sa prise, elle appuya doucement.
La porte s’ouvrit sans heurt. Surprise, Wren
chancela légèrement sur le seuil, puis se figea devant le spectacle
qui s’offrait à ses yeux.
Une véritable tornade semblait avoir dévasté le
magnifique bureau. Brisés et déchiquetés, des tables en marqueterie
et des fauteuils de cuir s’amoncelaient pêle-mêle au pied du mur.
Des tableaux de maître gisaient au sol, lacérés. Des traces noires
zébraient les tapis épais. Une odeur âcre, piquante, saturait l’air
— une odeur de câbles fondus, et de…
Wren fit un pas en avant. De chair brûlée… Elle
eut un haut-le-cœur. Sur le sol gisait un corps, vêtu d’un uniforme
bleu. Un agent de surveillance. « Mon Dieu, faites que ce ne soit
pas Rafe… » L'un de ses bras était tendu en avant, comme pour
attraper l’assaillant. La chair de son visage était horriblement
boursouflée et craquelée, le rendant méconnaissable. Plus loin,
Wren aperçut une jambe. Une jambe détachée de son propriétaire. Et
sur la table, un bras baignant dans une mare de sang, appartenant
sans doute au même propriétaire. L'un des gardes du corps mentionné
par Sergueï ? Wren eut un second haut-le-cœur, plus violent que le
premier. « Du calme, ma fille. » Pas le moment de vomir, ou de
piquer une crise de nerfs. On verrait ça plus tard… S'il y avait un
« plus tard ».
Les flux
d’énergie qui tourbillonnaient dans la pièce rappelèrent Wren à la
réalité. Elle avança, poursuivant son inspection.
— Nom d’un chien, grommela-t-elle.
Une silhouette était recroquevillée contre le mur.
Un homme d’un certain âge. Frants, supposa-t-elle. Son nez saignait
abondamment, sa chemise blanche était en lambeaux, comme lacérée
par des griffes, et son bras droit était visiblement blessé. Une
femme gisait à ses pieds, comme un paquet qu’on aurait jeté là et
abandonné. Ses cheveux éparpillés couvraient à demi son visage, et
son corps était d’une immobilité absolue. Mais Wren n’eut pas le
temps de vérifier si elle respirait encore.
Il était là.
Le spectre, au moment de sortir de la dalle,
ressemblait à une masse d’énergie aux contours vaguement humains.
Celui qui se tenait devant elle était devenu plus consistant, en
quelque sorte, depuis son pantalon souillé de boue jusqu’à ses
joues bleuies par une barbe de plusieurs jours. Sidérée de
constater à quel point il avait su prendre une allure vivante, Wren
eut un mouvement de recul en voyant l’aura qui palpitait autour du
fantôme. Voilà quelle était la source de l’étrange lumière boréale
!
L'individu n’était peut-être pas un mage, mais son
séjour dans les limbes lui avait visiblement permis de s’imprégner
de quelques procédés magiques : prélever du Courant, en
particulier. Intéressant. A étudier plus tard, si on lui en
laissait la possibilité. Pour l’instant, elle se contenterait
d’ajouter le phénomène à la longue liste des aspects troublants de
l’affaire.
Le spectre
plongea ses yeux dans les siens. Une onde de choc la traversa. Les
pupilles étaient fixes et dilatées, la mort et la magie s’y
disputaient la suprématie, sur fond de folie.
« Mon Dieu, il a été aspiré par le Courant ! Je ne
savais pas qu’un Profane, un mort, pouvait être aspiré par le
Courant… Mon Dieu… La mort… Je suis morte… »
Réagissant instinctivement, elle plongea ses
racines à travers le béton et l’acier, jusqu’aux soubassements les
plus profonds, en priant pour que ses forces tiennent jusque-là. En
priant désespérément pour que son entraînement résiste aux
sortilèges rapportés de l’au-delà par le fantôme.
« Bon sang, mais pourquoi n’existe-t-il aucun
livre sur l’usage du Courant par les spectres ? lança-t-elle
silencieusement à l’intention de Sergueï. Je ne lis peut-être pas
beaucoup, mais théoriquement, il est censé y avoir un livre sur le
sujet ! »
Soudain, à sa plus grande surprise, le fantôme se
détourna. Oubliant visiblement sa présence, il épousseta son
pantalon sali. Très illogiquement, Wren en conçut de la colère, et
non du soulagement.
Il ne devait pas finir ce
qu’il avait commencé.
— Hé là !
Le spectre se retourna. Ses traits remuèrent comme
s’il essayait de parler. Son visage avait dû être agréable
autrefois, avant que la mort ne fasse son œuvre.
Puis, manifestement, le fantôme renonça et reporta
son attention sur les autres personnes présentes dans la
pièce.
Ou, plutôt, sur une seule d’entre elles.
Bon sang, son cerveau avait dû partir en vacances
le jour où elle s’était lancée dans cette mission ! C'était
pourtant si simple, et ils n’y avaient pas pensé… Tout devenait
lumineux. La vengeance !
Ils avaient certes évoqué cette possibilité, mais
du point de vue des vivants, pas des morts ! N’avait-elle pas dit,
aujourd’hui même : « Je doute que le fantôme se soucie de la loi »
?
Le spectre voulait prendre sa revanche sur ceux
qui l’avaient enfermé dans la pierre, et défaire l’œuvre du mage,
mort depuis longtemps maintenant. Qui d’autre mieux que celui qui
portait le nom de l’immeuble pouvait être la cible ? Bien sûr, ce
n’était pas lui qui était à l’origine de l’édification, mais le
péché du père suffisait.
Elle avait donc vu juste. C'était le Conseil qui
avait tout manipulé dès le début. Frants se moquait d’eux, défiait
leur autorité. Ils avaient décidé de s’en débarrasser, mais il leur
fallait un intermédiaire — un homme qui agirait, sans le savoir,
pour leur compte. Ils avaient dû en essayer plusieurs, et seul
Prevost avait mordu à l’appât. Quand Frants s’était mis à hurler,
ils avaient refusé d’intervenir, l’obligeant, du même coup, à
engager l’un de ces Indépendants jetables… Et, bien sûr, ils
savaient que la pression de la translocation serait trop forte, que
le sceau maintenant l’incantation n’y résisterait pas… Or, non
seulement la Solitaire avait survécu à l’événement mais, en outre,
elle avait poursuivi sa mission. Aussi, ils avaient purement et
simplement cherché à l’éliminer pour que le fantôme reste
libre d’accomplir sa
vengeance. Et de les débarrasser, du même coup, d’un ancien client
devenu trop gênant. Si, dans la foulée, le spectre pouvait se
charger de la Solitaire que le tireur d’élite avait manqué, le
Conseil pourrait se féliciter d’avoir parfaitement réussi son coup
et préservé son intégrité aux yeux de toute la Cosa.
Juste un tout petit bémol… Oh, si petit… Que
deviendrait le fantôme, une fois Frants et elle mis hors course ?
Le Conseil y avait-il seulement songé ? Et si le fantôme apprenait
que l’incantation avait été formulée par un mage, membre du Conseil
? Le dossier du mage en question avait beau avoir été détruit, le
souvenir de son acte demeurait. Telle était la fonction de la
mémoire : quelqu’un, quelque part, devait conserver la trace de ce
qui avait été dit et fait. Il existait donc encore une piste qui
permettait de remonter jusqu’au Conseil.
Pendant que Wren se félicitait de sa perspicacité,
le spectre avait rassemblé ses forces, ce qui se traduisit par une
violente bourrasque. La femme aux longs cheveux noirs valsa contre
le mur et retomba. Frants s’était agrippé aux vestiges d’un bureau.
Et Wren se félicita de la solidité de ses racines.
Le spectre leva lentement son poing vers Frants,
qui le regardait avec un air de défi agressif. Une fenêtre vola en
éclats, et Wren réagit avant même de comprendre ce qu’elle
faisait.
— Noooon ! hurla-t-elle en s’élançant de toute sa
force contre le spectre.
Elle s’attendait à heurter une masse relativement
consistante. Elle roula à travers une zone de turbulences qui la
secoua en tous sens et fit grimper en flèche son taux d’adrénaline, déjà élevé.
Atterrissant sur le sol, elle se ramassa et se retourna aussitôt.
Et zut ! Elle se trouvait exactement entre le revenant et sa
victime.
— Maîtrisez-le ! hurla Frants, retrouvant toute sa
superbe de patron habitué à donner des ordres.
Wren lui lança un regard froid. Ce type cherchait
visiblement les ennuis. Heureusement pour lui, un client mort les
obligerait à faire une croix sur le chèque. Ce qui agacerait
prodigieusement Sergueï.
Son cerveau fonctionnant à toute allure, Wren
passa en revue tout ce qu’elle savait sur la manière de neutraliser
un Courant hostile. Soudain, l’image de Sergueï expliquant la
signification d’une sculpture bizarre lui revint à l’esprit. Que
disait-il, déjà ?
« L'artiste s’est efforcé de montrer la continuité
qui existe entre nous, à chaque instant. L'humanité est, en somme,
une forme de vie unique qui s’est fragmentée en mille morceaux.
»
Une forme unique. Une énergie
unique. Un Courant unique fragmenté en mille autres
courants…
L'énergie dont s’était servi le fantôme pour
acquérir sa toute récente consistance, peut-être réagissait-elle
encore à l’incantation qu’elle avait lancée pour retrouver le
spectre…
Os dans la chape de
pierres
Os et chair depuis longtemps
séparés
Réunissez-vous
!
Wren n’avait pas le talisman avec elle. Pourtant,
la formule fonctionnait encore. Lentement, très lentement, elle
sentit le Courant volé par le fantôme rejoindre, à travers l’incantation, son propre
Courant. Elle aspira. Dieu que c’était dur ! Elle aspira encore et
encore. Puis, dans un frémissement, le flux s’accéléra, et elle
éprouva une sensation de poids et de chaleur dans ses entrailles,
comme après un repas particulièrement lourd. Pas de doute : demain,
elle paierait très cher cet excès. Le corps humain ne pouvait
contenir qu’une dose limitée d’énergie, et elle était en train
d’atteindre cette limite. Mais elle n’avait pas le choix : dans
l’immédiat, elle ne voyait pas d’autre endroit où elle aurait pu
stocker ce Courant. Jamais le revenant ne pourrait venir le
chercher là.
En théorie, du moins.
Le spectre vacilla, tenta de retenir le Courant.
Une lutte acharnée s’ensuivit. Une lutte qui ne ressemblait à rien
de ce que John lui avait appris.
« L'énergie sans volonté n’est que de l’énergie.
Le pouvoir inutilisable n’est pas du pouvoir. Et quand je fais
ceci, sens-tu le Courant ? »
Elle avait poussé un petit cri au moment où la
décharge était passée de ses doigts aux siens. Une décharge mille
fois plus douloureuse que ce qu’elle avait jamais ressenti.
— Tu me fais mal ! avait-elle crié,
indignée.
John avait secoué la tête.
— Bien sûr, Jenny-Wren. Le Courant n’aime pas être
dominé. Il se débattra jusqu’au bout. Mais tant que tu ne l’as pas
réduit à ta merci, il ne te sera d’aucun secours. Tu dois le
contrôler, le canaliser. Sinon, il te sera inutile. Allez,
concentre-toi. Vas-y.
Elle se concentra. Inspirant et expirant
lentement, elle laissa l’énergie se tasser en elle. Ses
jambes devinrent plus
lourdes que du plomb, plus denses que les poutres d’acier de
l’immeuble. Lui revint alors à la mémoire un mantra qu’elle avait
appris à l’époque où elle s’exerçait à canaliser le Courant : « Ce
que je veux, sera ; ce que je vois, sera ; ce que je guide, sera.
»
Le chant l’apaisa. L'énergie aspirée s’imprégna de
sa marque, et tout son corps se tendit sous la pression accumulée
en son centre.
— Bien. Discutons peu, discutons bien, je…
Déséquilibrée par un brutal appel d’air venu de
l’arrière, elle s’interrompit. Oubliant un instant le dangereux
fantôme, elle se retourna. Le visage tordu par l’effort, Frants
essayait d’articuler des mots.
— Qu’est-ce que vous fabriquez, bon sang ?
L'ignorant, il crispa ses lèvres d’une manière
affreuse. Les paroles refusaient visiblement de venir.
Wren saisit Frants par les épaules et le secoua
jusqu’à ce qu’il revienne à lui.
— Cette foutue formule ne marchera pas sans le
sacrifice, dit-il d’une voix rauque. C'est pour ça que j’ai
toujours échoué. Ce n’est pas seulement du sang qu’ils veulent,
mais le corps tout entier !
S'arrachant à la main de Wren, il se jeta sur la
femme étendue à terre et l’obligea à se redresser.
Sang contre sang, os contre
os
Ame contre âme, tel est le
chant
Voici l’offrande, voici le
pouvoir
Incapable de bouger, la femme le regardait avec
des yeux terrorisés.
« Espèce de salaud ! songea Wren, outrée. Il veut
obliger l’énergie du spectre à entrer dans le corps de cette femme. Comment compte-t-il s’y
prendre ? »
Une incantation n’était qu’une formule. Seul un
Talent pouvait en activer la magie. Où Frants pensait-il en trouver
un ? Les corps qui gisaient là… Tous n’étaient peut-être pas des
Profanes… Espèce de triple salaud ! C'était lui qui les avait tués,
pas le fantôme ! Pour leur voler l’énergie dont il avait besoin au
moment de prononcer les mots !
C'était… c’était une horreur… un travestissement
abominable de tout l’enseignement qu’elle avait reçu ! Arracher le
Courant à des êtres innocents ! Pire encore, pour que la formule de
protection fonctionne de nouveau, il devait…
Wren hurla, en même temps que le fantôme. Pour
activer l’incantation, il devait recourir aux mêmes éléments.
Autrement dit, se procurer une âme. Celle de la femme qui se tenait
devant lui, aussi inerte qu’une poupée. Frants était en train de
reproduire le péché de son père, de son grand-père, y ajoutant une
demi-douzaine d’autres crimes.
— Va au diable, Oliver Frants ! Toi et ton argent
!
La femme à demi affaissée évoquait un automate
brisé. Rassemblant toutes ses forces, Wren puisa dans l’énergie
venue du spectre et en retira quelques fils qu’elle enroula autour
de Frants. L’ignoble crapule était désormais liée au fantôme. Et si
ce dernier avait une revanche à prendre, grand bien lui fasse !
Pour sa part, elle ne voulait qu’une chose : sortir la poupée
inerte de cet enfer ! Roulant cette pensée en boule, elle la lança
dans l’aura du fantôme, avec toute l’énergie dont elle disposait.
Il la recevrait ou pas. En
tout cas, elle avait fait son devoir. Le reste, elle s’en lavait
les mains.
Ce matin-là, au réveil, il s’était senti le maître
du monde. En passant devant le miroir de l’entrée, il avait souri à
son reflet. D’une pichenette, il avait incliné son chapeau pour se
donner un air désinvolte. Puis, se ravisant, il l’avait redressé,
et retrouvé son aspect d’homme respectable. Satisfait de lui,
satisfait du monde, il était sorti d’un pas allègre.
Soudain, une voix surgie de nulle part. Une voix
jeune et féminine traversant les profondeurs de sa folie.
— Tuez-le, si vous voulez. Mais épargnez la femme.
Trop d’innocents ont déjà péri.
Alors, des profondeurs de sa folie, il avait
répondu.
— Je ne veux tuer personne. Je veux rentrer à la
maison.
Sa maison. Fleurant
bon l’encaustique passé sur les meubles de bois, le vent jouant
doucement dans les voilages transparents cousus par Sarah, les sons
assourdis par les tapis épais. Et dans la chambre, ce lit si
confortable dont il avait peine à s’extraire chaque matin…
Sarah avait disparu. La maison avait disparu. Tout
avait disparu, à l’exception de l’immeuble auquel il s’était
consacré juste avant de mourir. Cet immeuble qui lui avait tout
volé. Et l’homme qui se tenait devant lui, cet homme était
l’hériter direct de celui qui avait commandité l’édifice : ses
traits, son nom le disaient. Misérable parmi les misérables,
qui n’avait pas hésité à
détruire une vie pour protéger la sienne.
L'âme de Jamie Koogler monta lentement les marches
du perron, ouvrit la porte et prit dans ses bras son épouse, si
belle et si tendre…
Dans un ricanement atroce, le fantôme se tourna
vers sa victime.
— Une saloperie d’héritage que grand-papa a
laissé, pas vrai ?
Sans plus attendre, Wren prit la femme inerte dans
ses bras et la guida vers la porte. A mesure qu’elles avançaient,
la poupée s’animait, retrouvant ses couleurs. Chaque pas qui
l’éloignait de son maître cruel semblait réveiller sa
vitalité.
Dans le couloir, Wren installa la femme contre le
mur et s’agenouilla pour regarder les yeux fixes et sans vie. Un
éclat lointain la convainquit que toute conscience n’avait pas
disparu.
— Restez ici, murmura-t-elle. Ne bougez pas.
Compris ? Pas un seul mouvement, pas un seul gémissement, et vous
sortirez indemne de cette histoire.
Pour toute réponse, elle obtint un léger battement
de cils. Satisfaite, elle posa rapidement sa main sur l’épaule de
la femme, puis se leva. Un hurlement bestial, le bruit sourd d’un
corps tombant sur le sol la figea sur place.
— Bon sang, je ne peux pas laisser faire ça…,
marmonna-t-elle.
Courant vers la porte, elle descendit au plus
profond d’elle-même, jusqu’aux plus petites cellules de son corps.
Comme John le lui avait montré, au début de sa formation. Alors,
ramassant toute l’énergie
accumulée, elle façonna une boule aussi grande qu’un homme.
— Stop ! hurla-t-elle en la lançant dans la
pièce.