19.
Au cours de la nuit, les derniers vestiges de l’orage disparurent en direction de l’océan. A son réveil, Wren découvrit que Sergueï l’avait portée dans son lit. Elle se souvint vaguement qu’il lui avait retiré son jean avant de la fourrer sous la couette, et qu’il lui avait murmuré : « Bonne nuit, ma Wren » avant d’éteindre les lumières et de s’éclipser doucement. Mais ce souvenir-là faisait peut-être partie de son rêve…
Elle frissonna soudain et s’aperçut que son associé avait laissé toutes les fenêtres ouvertes. D’habitude, elle aimait ça, mais il faisait un froid de canard.
— Merci pour le courant d’air, grommela-t-elle en rejetant la couette.
Passant en hâte un jogging gris et un T-shirt rose, elle courut à travers tout l’appartement pour fermer les fenêtres. Renâclant toujours, elle se dirigea ensuite vers la cuisine.
— Non, mais qu’est-ce qu’il croit ? Qu’on ne vole pas une voleuse ? Que je peux dormir dans une maison ouverte aux quatre vents et… Aïïïe !
Elle retira son bras qu’une patte pleine de poils blancs et de griffes énormes venait d’effleurer. Elle recula et vit O.P. repousser les battants de la fenêtre et sauter dans la cuisine.
— Seigneur Jésus ! Tu m’as fichu une peur bleue ! Qu’est-ce que tu… Oh !
Elle rattrapa le gros ours qui chancelait et le guida vers une chaise où il s’écroula. Son museau et son flanc gauche étaient poissés de sang.
— A force d’attendre que Précieux Costume soit parti, je crois bien que j’ai failli y passer, grogna-t-il, à demi recroquevillé. Mais je n’avais pas le courage de supporter son regard méprisant.
Wren s’affairait déjà. Trempant un torchon propre dans de l’eau chaude, elle l’essora soigneusement, puis s’assit à côté d'O.P. Ignorant les remarques d’usage sur son associé, elle tamponna délicatement le museau souillé de l’ours. Précieux Costume… Pas le pire des surnoms que lui prêtait O.P. ! Ce n’était pas franchement l’entente, entre ces deux-là.
— Alors, dans quel pétrin t’es-tu fourré, cette fois-ci ?
— Le groupe d’autodéfense, grommela-t-il en supportant stoïquement les soins. Des dingues. Je crois que tu as raison. Ils ne sont pas pilotés par le Conseil. Ou alors, de tellement loin qu’ils ne s’en rendent même pas compte…
Il fut saisi de légères convulsions.
— Ils disent que les membres du Conseil sont tous des fils de l’Enfer, poursuivit-il d’une voix sourde. Ils étaient là, dans la rue, à hurler toutes sortes de trucs bizarres, des espèces de slogans, comme dans un meeting. Personne ne faisait attention à eux. Et puis, tout à coup, l’un d’eux m’a remarqué, plus haut, sur la Huitième Avenue. Ils ont lâché les chiens.
Wren hocha la tête.
— Tu ne savais pas que la Huitième Avenue était devenue dangereuse ?
— Si. Mais bon sang, c’est ma ville aussi, non ? Je suis un New-Yorkais au même titre que ces cinglés !
— Comme tu dis, ce sont des cinglés, répliqua Wren en écartant doucement les poils. Et ils n’aiment pas du tout les Démons.
Ils avaient déjà tué un ange, et gravement blessé un Leshiy. Maintenant, ils s’attaquaient à O.P., qui était pourtant assez effrayant, quand il le voulait. Ces fous furieux étaient en train de passer à la vitesse supérieure. Au vu des derniers événements, il était peu probable qu’ils s’arrêtent en chemin.
— Aïïïe !
— Pardon, dit Wren en posant le torchon et en examinant de nouveau le museau d'O.P. Bien, tourne-toi, maintenant, que j’examine ton flanc.
L'ours obéit diligemment.
— Hmm… Tu es salement amoché. Mais je parie que l’assaillant est dans un état plus piteux encore.
O.P. sourit d’un air carnassier.
— Non, je ne veux pas savoir ! répliqua Wren précipitamment. Tu sais, les chiens n’y étaient pour rien.
— Tu préférerais que je dévore les êtres humains ?
— J’ai dit que je ne voulais rien savoir !
L'ours hocha la tête d’un air entendu.
— Je m’en souviendrai, la prochaine fois. A propos d’être humain, tu n’as pas remarqué le détective, devant chez toi ?
— Quoi ?
Wren lança le torchon ensanglanté sur la table et bondit vers la fenêtre.
— Tu ne peux pas le voir, d’ici.
La colère de la jeune femme retomba d’un coup, laissant place à la réflexion. Le rôle d’un détective, c’était de filer les gens, pas de s’attaquer à eux. Il collectait des renseignements pour un autre… En temps normal, Wren aurait haussé les épaules et négligé ce détail. En temps normal, Sergueï et elle auraient fait front contre tout ce qui se mettait en travers de leur route.
Ils étaient toujours capables de faire front, bien sûr. Mais aujourd’hui, la situation était différente, infiniment plus complexe. Ce qui rendait Wren infiniment plus nerveuse…
— Un pro ? demanda-t-elle.
C'était peut-être le Silence. Après tout, ils l’avaient déjà suivie. Etait-ce l’un de leurs Talents qui avait tenté de la « pister », l’autre nuit ? L'hypothèse était peu probable. Ils n’engageaient que des Talents mineurs, selon l’expression de Sergueï. Et pourquoi deviendraient-ils ouvertement menaçants, alors qu’ils avaient plutôt joué cartes sur table, jusqu’à présent ?
— Un pro, oui, répliqua O.P. Mais il ne fait pas partie de la Cosa. Il avait un peu trop la bougeotte pour ça. Un flic, si tu veux mon avis.
— Un flic ? lança Wren en imitant involontairement l’expression que prenait Sergueï quand il était vraiment indigné. Et pourquoi est-ce qu’un flic se mettrait à me suivre, moi ?
Il ne manquait plus que la police new-yorkaise s’en mêle ! Là, on était en train de plonger dans l’absurde. A moins que… à moins que ce type, Doblosky… Non. Il l’avait prévenue de se montrer prudente, l’autre soir, et ne l’avait menacée de rien.
— Je ne sais pas, moi, grommela O.P. en se mettant debout pour rincer le torchon dans l’évier. Tu as du paracétamol ?
— Je vais le chercher.
Pendant que l’ours examinait ses blessures en marmonnant des injures contre les chiens, elle gagna la salle de bains et ouvrit la vieille armoire à pharmacie. Après avoir fouillé quelques secondes, elle en retira un tube et versa deux comprimés dans sa main. Puis, fronçant les sourcils, elle remit les cachets et emporta le tube.
— Tiens, dit-elle en lançant le paracétamol.
O.P. attrapa le tube dans sa grosse patte, l’ouvrit délicatement et avala directement une demi-douzaine de comprimés.
— Bon, reprit Wren en s’installant sur la table, les pieds ballants. Parle-moi de ce détective.
— Que veux-tu que je te dise ? Je l’ai aperçu quand je me suis dirigé vers l’échelle de secours. Euh… ça ne te dirait rien d’habiter dans un immeuble avec ascenseur ? Bref, il m’a ignoré quand je suis passé devant lui, mais je sais qu’il m’a vu parce qu’il s’est avancé au moment où je suis arrivé à ta fenêtre. C'était donc bien toi qu’il surveillait. A moins que « tu-sais-qui » ait des petits soucis, de son côté.
Sergueï… Wren réfléchit rapidement. Le Silence lui en voulait : il le lui avait dit. Soudain, la pensée qu’il courait peut-être un danger lui révulsa l’estomac. Elle prit une inspiration. Le Silence savait parfaitement où trouver Sergueï, s’il le fallait. Et ce n’était certainement pas en attaquant son partenaire qu’ils la convaincraient de travailler pour eux. Ils n’étaient pas stupides à ce point — pas même Jorgunmunder. Et après le déjeuner qu’elle avait eu avec André Felhim, c’était encore moins probable.
— J’en doute, finit-elle par répondre.
— C'est lié à ta mission, peut-être ?
Elle hocha la tête. Elle avait déjà considéré la question.
— J’en doute aussi. Le client n’est sans doute pas très content de nous, mais il sait qu’on continue à travailler. Pourquoi perdrait-il du temps à me faire suivre ? Et puis, s’il le faisait, plus aucun Talent ne voudrait travailler pour lui. Dans la situation où il est, j’ai plutôt l’impression qu’il a besoin de nos services.
— Ce qui nous ramène aux flics, rétorqua O.P. Et là, c’est ton problème. Pas le mien.
— Attends. Un flic qui t’aurait vu et qui n’aurait pas réagi ?
Les Talents qui travaillaient dans les forces de l’ordre étaient encore plus sectaires que Sergueï, quand il s’agissait des Fatae, et plus particulièrement des Démons.
O.P. haussa les épaules. Métaphoriquement, s’entend, son corps étant encore trop douloureux.
— Les flics sont le cadet de mes soucis, rétorqua-t-il avec des yeux brillants qui firent frissonner la jeune femme.
Visiblement ragaillardi, le Démon se dirigea vers le frigo.
— Tu ne fais jamais de courses ? grommela-t-il en fouillant à l’intérieur.
— Ah, ne commence pas !
Et, lui tournant le dos, elle revint à la fenêtre. Posant ses coudes sur le rebord, elle aspira l’air frais du matin. Le client, après tout, pouvait bien avoir fait appel à un détective. Il possédait, en effet, une excellente raison à laquelle elle n’avait pas songé jusque-là. Un fantôme était enfermé dans la dalle de marbre. Fantôme qui errait désormais dans la nature. Et le client savait qu’elle le savait. Or, d’une façon ou d’une autre, il était complice d’un meurtre.
Evidemment, les faits étaient trop anciens pour être portés devant un tribunal. Et Wren n’avait aucunement l’intention de faire appel à la justice. Néanmoins, il y avait là de quoi rendre tout homme prudent un peu nerveux. Or, d’après Sergueï, le client était un homme particulièrement prudent.
Si, en outre, l’incantation avait été formulée par un Mage sur les ordres du Conseil…
Soucieuse, Wren se redressa et recula pour fermer la fenêtre. Soudain, une sensation de brûlure sur son cou lui fit pousser un léger cri. En un éclair, le souvenir lui revint de cet après-midi d’été où elle avait dérangé un nid de frelons. Elle était en visite chez sa grand-mère. Une des rares visites que sa mère et elle rendaient à la sévère vieille dame, qui désapprouvait le mode de vie de sa fille. Pendant que sa grand-mère reprochait pour la énième fois à Margot Valère l’attention trop exclusive qu’elle portait à Geneviève, dont elle refusait de nommer le père, la petite fille avait été envoyée dehors pour jouer. Déjà agile et imprudente, Wren avait grimpé le long de la gouttière jusqu’au toit…
Une seconde piqûre, plus vive encore, lui brûla le bras. Avant de réaliser ce qui se passait, elle reçut de plein fouet une énorme masse de poils, qui sentait le mouillé et le sang.
— La ferme ! hurla O.P. tandis qu’elle se débattait, furieuse.

Tout à coup, elle s’immobilisa. Pourquoi tremblait-il de tout son corps ? Soudain, elle comprit. « On vient de me tirer dessus ! Quelqu’un vient de tirer sur moi ! »

Contrairement à son habitude, Sergueï ralentit en approchant de l’immeuble de Wren. Rapidement, il examina la rue alentour, et ne détecta rien d’anormal. Les gosses du quartier jouaient sur le trottoir. Sur le seuil de sa boutique, l’épicier observait les passants. Klaxons, rires, cris, portes qui claquaient, tout semblait comme à l’ordinaire. Pourtant, quelque chose clochait. Un bruit inhabituel, ou l’absence d’un bruit particulier, ou une odeur, ou…
Sergueï plaça tous ses sens en alerte. Réfrénant une subite envie de courir, il se força au contraire à marcher du même pas égal. Glissant sa main gauche dans la poche de sa veste, il palpa la bosse rassurante au niveau de sa hanche. Au diable Wren et ses phobies ! D’aspect aussi inoffensif qu’un jouet, le Sig Sauer disparaissait presque entièrement dans la main de Sergueï. Quand la situation tournait mal, nul besoin d’un canon. Une arme discrète et efficace valait mille fois mieux.
Effectuant quelques mouvements pour détendre ses épaules et sa nuque, il respira profondément. Wren n’était pas la seule, loin s’en fallait, à vivre ici. Il connaissait bien une demi-douzaine de personnes dans le quartier qui pouvaient être, à tout moment, en situation de danger. A cause de la police, ou à cause d’organisations moins… officielles. Grimpant les marches du perron quatre à quatre, il se rua vers les escaliers. Même sans ses exercices de gym quotidiens, le simple fait d’escalader régulièrement les cinq étages qui menaient à l’appartement de Wren aurait suffi à le maintenir en forme. La cage était étroite, mais bien éclairée. Des marches suffisamment larges pour ses pieds et une bonne visibilité étaient tout ce qu’il demandait à un escalier.
Arrivé sur le palier, il s’arrêta. Des jurons étouffés lui parvenaient à travers la porte. Sa tension se relâcha légèrement, à mesure que son angoisse augmentait. Quels que soient les événements qui s’étaient produits, tout était terminé. Soit le danger avait été neutralisé, soit il avait disparu. Néanmoins, il ouvrit la porte, pistolet au poing.
Le sol de la cuisine était taché de sang qu’on avait visiblement essayé de nettoyer. Des traces de pas partaient dans toutes les directions. Près de la porte, Sergueï aperçut les tennis de Wren, jetés là en hâte, et sur la table, un torchon sale qui présentait un répugnant aspect brunâtre.
Se fiant aux grognements qu’il entendait, Sergueï se dirigea vers la salle de bains. Le cœur battant, il poussa la porte et découvrit ce qu’il avait craint le plus : assise sur le bord de la baignoire, Wren finissait de nettoyer son bras pourvu d’un énorme bandage. Etouffé par l’anxiété, il ouvrit la bouche sans pouvoir émettre un son. Puis, au regard que lui lança la jeune femme, il comprit qu’elle était plus vexée que blessée.
— Puis-je savoir ? demanda-t-il en essayant de maîtriser le tremblement de sa voix. Ou bien cela fait-il partie de tout ce qu’il vaut mieux que je ne sache pas ?
Sans répondre, Wren lança le gant de toilette dans le lavabo et entreprit d’ajuster le filet de protection autour du pansement. Elle semblait de très, très mauvaise humeur. Ecartant sa main, Sergueï défit doucement le bandage maladroit pour examiner la blessure. S'attendant à une coupure, ou au pire à une brûlure, il grimaça en découvrant la chair déchiquetée. Quelqu’un avait visiblement tenté de nettoyer la plaie, et ce faisant, avait aggravé les choses. Impossible désormais d’éviter une cicatrice. Impossible aussi d’aller à l’hôpital. Les médecins s’apercevraient immédiatement que la blessure avait été causée par une balle, ce qui entraînerait immanquablement des questions auxquelles Wren ne pourrait pas répondre.
Il effleura l’écorchure rouge qui s’étirait le long du bras jusqu’à la plaie, arrachant un gémissement à la jeune femme. Il avait déjà vu, une fois, ce genre de marque. Une arme de professionnel. De tireur d’élite. Du genre qui ne manquait jamais son coup. Wren avait-elle reçu un… avertissement ?
— O.P. ? s’enquit-il d’une voix froide et neutre.
Il devait reconnaître que le Démon avait fait au mieux, compte tenu de ses moyens. Les bactéries nichées sous ses griffes n’étaient pas transmissibles à l’homme, Sergueï le savait. Pour autant, l’idée que ces grosses pattes aient tripoté le bras de Wren ne lui plaisait que moyennement. Wren acquiesça en silence.
— Le tireur ?
— Parti. O.P. avait remarqué un détective. J’ai fait l’idiote, je suis allée à la fenêtre pour voir. Ce n’était pas un détective. Qui a intérêt à me tuer ?
Wren était à la fois furieuse et intriguée.
— Si c’est ton soi-disant client qui a fait ça, je te jure que je vais retrouver le fantôme, et que je vais le lui fourrer dans sa jolie petite gorge d’assassin !
Sergueï éclata de rire, en dépit de la rage froide qui grandissait en lui. C'était sa Wren tout craché, ça. Les affaires étaient les affaires, mais à partir du moment où elle en faisait une histoire personnelle, elle ne lâchait plus le morceau. Malheureusement, il allait devoir mettre le holà. A regret. Plus l’enquête avançait, plus il tendait à partager l’opinion de Wren sur leur client, même si, du strict point de vue professionnel, une telle attitude était désastreuse.
— Je ne crois pas que c’était lui, répliqua-t-il tout en préparant un nouveau pansement. En admettant que cela concerne la pierre, le premier souci de notre client, c’est de récupérer le fantôme. Et comment pourrait-il le récupérer si tu es…
Sergueï se tut, incapable de poursuivre.
— Si je suis morte ? demanda doucement Wren.
Il acquiesça. Evitant de croiser le regard de la jeune femme, il enroula la gaze d’un geste expert, puis la serra juste ce qu’il fallait pour que la plaie cesse de saigner, tout en laissant passer suffisamment d’air.
— Non, ça n’a pas de sens, reprit-il à voix basse.
— Mouais…, répliqua Wren avec une moue. Frants est tout ce qu’on veut sauf stupide. Lui ou ceux qui l’entourent. Ils peuvent toujours engager quelqu’un d’autre, s’ils estiment que je ne fais pas bien mon boulot. En revanche, ils ne prendront pas le risque de s’aliéner tous les Solitaires. Ça finirait par se savoir. Tout finit par se savoir, conclut-elle en remuant son bras pour vérifier la solidité du bandage.
Elle sourit en voyant Sergueï détourner la tête. C'était elle qui était blessée, mais c’était lui qui souffrait. Que l’amour était donc étrange…
— Quant aux gens du Silence, reprit-elle, ils préfèrent me savoir vivante au bout de leur laisse.
Elle hocha la tête.
— C'est sûrement lié au travail. Un concurrent, peut-être, qui ne veut pas que la pierre retrouve sa fonction d’origine.
— Hmm… C'est ce que je commence à penser aussi. Un type qui a de solides griefs envers Frants, et qui aurait orienté le voleur vers la dalle de marbre.
Sergueï s’interrompit pour couper un bout de sparadrap.
— Tu as toujours l’écharpe ?
— Oh non, pas d’écharpe ! gémit Wren. Je déteste ça. J’ai l’impression d’être une estropiée, quand je porte ce machin.
— Pas le choix. Tant que la plaie n’aura pas cicatrisé, hors de question que tu fasses quoi que ce soit. Alors ?
Tout en pestant, elle désigna le placard sous le lavabo. Sergueï fourragea un instant derrière les boîtes de tampons, les stocks de dentifrice et de shampooing, avant de retirer un tissu en forme de triangle. Après l’avoir soigneusement ajusté autour du bras, il guida Wren vers la cuisine et mit l’eau à chauffer pour du thé.
— Je n’en veux pas, déclara la jeune femme avec mauvaise humeur.
— Tss tss ! Tu n’es pas Humphrey Bogart. Nul besoin d’anesthésier ta douleur dans l’alcool.
— Rabat-joie, va !
— Je plaide coupable. Bon… Il y a autre chose. Prevost est mort.
Wren s’arrêta net de grommeler.
— Comment ?
— Une assez vilaine entaille à la gorge. La maison a été incendiée. De nombreux objets ont disparu, comme en témoignent leur socle vide. La police locale en a conclu que le voleur avait tué le propriétaire et mis le feu pour dissimuler son forfait.
Wren marmonna un juron bien senti que Sergueï refusa d’entendre.
— Un vol, un incendie… Tu crois que le client… que je vais être condamnée pour meurtre ?
Rien de tel qu’un incendie pour détruire toute trace de magie. Venu de la Nature, le Courant retournait à la Nature.
Sergueï secoua la tête.
— Une raison de moins pour que le client veuille ta peau. Pour qu’il puisse rejeter toute responsabilité sur toi, il faut que tu sois vivante.
— Mouais… A moins qu’il n’y ait vraiment deux joueurs ? Bon sang ! Non. Ils m’auraient fait disparaître, pour que je n’aille pas devant le tribunal. Aucun témoin, le fantôme qui court toujours dans la nature, Frants aussi nu et faible qu’un nouveau-né… Finalement, le Silence, à côté… Tu sais, Sergueï, je me demande si je ne vais pas me reconvertir dans l’enseignement !
Avec amusement, elle observa son compagnon qui s’était mis à arpenter la cuisine — deux pas vers elle, trois pas vers la porte, deux de nouveau vers elle. Fascinée au point d’en oublier presque la douleur lancinante de son bras, elle mesura à quel point ils avaient déteint l’un sur l’autre. C'en était presque effrayant.
— Tout est trop confus, grogna Sergueï en arrivant à sa hauteur et en faisant demi-tour. Trop d’inconnues, trop de pistes. Les motifs du crime sont en général assez simples. La passion, l’appât du gain…
— Je pensais…, commença Wren. Frants estime peut-être préférable de réduire immédiatement au silence ceux qui ont découvert l’origine du fantôme. Je veux dire, le meurtre…
— Il n’était pas né quand le crime a été commis, lui rappela Sergueï. Il ne peut donc être tenu pour responsable.
Wren haussa imprudemment les épaules, et grimaça de douleur.
— Du point de vue de la loi. Mais… je doute que le fantôme se soucie de la loi, ajouta-t-elle en sursautant quand la bouilloire se mit à siffler.
Esquissant une autre grimace, elle se jura de ne plus bouger.
Sergueï sortit deux grandes tasses du placard, prit deux sachets de thé dans le pot de grès sur le comptoir et versa l’eau fumante avec la concentration d’un sommelier dans un restaurant quatre étoiles. Il aurait préféré une bonne dose de caféine, mais ce n’était pas le moment. Son cerveau était déjà suffisamment en ébullition.
— Et je ne crois pas que les flics s’en soucieront non plus, reprit Wren. Un meurtre a été commis, au nom de son grand-père, si ce n’est au sien. Evidemment, ça ne vaut pas un habeas corpus, mais, tu sais, les rumeurs peuvent faire plus de mal à un homme d’affaires qu’une enquête de la Brigade Criminelle. Surtout un homme d’affaires qui traite avec la Cosa.
Sergueï poussa un soupir. C'était une des premières leçons qu’il avait données à la jeune femme au début de leur partenariat. Il ne pouvait donc la contredire. Le thé ayant suffisamment infusé, il retira le sachet et tendit une tasse à Wren. Dans la sienne, il versa trois cuillerées de sucre et remua soigneusement. Pendant un instant, le silence régna dans la petite cuisine. Sergueï observa la jeune femme, plongée dans ses pensées.
La tasse qu’il lui avait donnée était blanche. Des empreintes de pattes rouges ornaient le pourtour, et un chat souriant apparaissait dans le fond, quand on avait fini de boire. La sienne était bleue, avec des motifs blancs : des symboles chinois signifiant la chaleur et le bien-être. Pas une seule des tasses que possédait la jeune femme n’était assortie à une autre. Et aucune, sans doute, n’avait été… légalement acquise. Il se demanda soudain ce que Wren avait pensé de son service Wedgewood en jaspe noir. Qu’il avait des goûts d’homosexuel, sans doute, songea-t-il avec humeur.
— Attends une minute !
Sergueï leva la tête. Il avait presque l’impression d’entendre les rouages s’enclencher à toute allure dans le cerveau de la jeune femme.
— Quoi ?
— Tu as dit que seules quelques œuvres avaient été emportées, n’est-ce pas ?
Il acquiesça gravement.
— Ah ! Alors, je parie que je sais lesquelles. Les salauds ! lança-t-elle d’une voix vibrante.
Sous l’effet de la colère, ses joues s’étaient enflammées. Posant d’un geste brusque sa tasse, dont l’eau gicla sur la table, elle se leva si brutalement que sa chaise tomba en arrière.
— On a été joués !
— Quoi ?
Sergueï avait bien entendu, mais il voulait être sûr d’avoir compris.
— Ce n’est pas notre client qui est derrière tout ça, dit-elle en articulant nettement. C'est le Conseil ! Le vol, mon engagement pour cette mission, c’est l’œuvre du Conseil. Ils utilisent Frants comme bouc émissaire et ils font tout pour que je le croie coupable. Ils veulent nettoyer leur saloperie, et je leur sers de serpillière !
Furieuse, elle raconta à Sergueï les rumeurs qui couraient sur l’agressivité croissante du Conseil à l’égard du monde de la magie. Elle lui rapporta aussi les commentaires d'O.P. sur l’esprit de rébellion des Fatae.
— Même le rendez-vous que tu as eu avec eux faisait partie de la mise en scène ! Ils nous tendaient la corde avec laquelle ils voulaient qu’on se pende, Frants et nous !
Wren donna un coup de pied dans la paire de tennis qui traînait toujours dans un coin.
— Ce sont eux qui ont forgé l’incantation. Eux ou l’un des leurs, ce qui est pareil. Ils en sont responsables, même s’ils n’ont pas nécessairement donné leur autorisation au départ, puisque, officiellement, ils sont contre les meurtres rituels. Mais bon, ce qui était fait était fait. Et puis, Prevost a pointé le bout de son nez. Je te parie tout ce que tu veux qu’ils l’ont gentiment poussé vers la pierre. Peut-être que leur intention était simplement de rendre Frants vulnérable. Une façon comme une autre de se dédommager du pétrin dans lequel Frants et compagnie les avaient fourrés. La loi du talion, ils adorent, au Conseil.
Elle s’arrêta pour reprendre son souffle. Elle avait parlé d’une traite.
— Ensuite, reprit-elle plus calmement, ils ont dû vouloir tirer parti de la situation. A savoir mon engagement, et la libération du fantôme. Si l’enquête échoue, Frants n’a plus de protection, ma réputation est atteinte, donc je deviens beaucoup moins dangereuse à leurs yeux. Ils espèrent même, peut-être, que nous nous éliminerons mutuellement, le fantôme et moi. Et le Conseil, blanc comme neige, n’aura plus qu’à se frotter les mains.
Songeur, Sergueï avala une gorgée de thé. L'hypothèse que Wren venait d’exposer était troublante. Diablement troublante, même.
— Qu’est-ce que tu comptes faire ? s’enquit-il en la regardant, un sourcil levé.
Il savait parfaitement que cette petite mimique avait le don d’exaspérer la jeune femme, parce qu’elle était incapable d’en faire autant. C'était tout ce qu’il avait trouvé, dans l’immédiat, pour détendre son associée.
— Ce que je compte faire ? Mais dénicher ce foutu fantôme, le boucler dans sa boîte, et aller chercher le chèque !
Elle s’arrêta près de lui.
— Et je veux que le Conseil sache que j’ai accompli ma mission. Je veux qu’ils sachent que j’ai déjoué leurs plans machiavéliques. Au besoin, je le publierai dans les journaux de la Cosa. Qu’ils gambergent un peu là-dessus ! Qu’ils se demandent si les Solitaires sont vraiment des Talents de seconde zone, comme ils l’affirment ! Qu’ils marinent dans leur jus en se demandant si je ne vais pas les poursuivre ! Il ne fallait pas qu’ils me tirent dessus. Maintenant, j’en fais une affaire personnelle.
— Joli plan, approuva Sergueï avec un air de connaisseur. Et comment comptes-tu le réaliser ?
— Euh… Je ne sais pas. Mais le plus important, c’est d’avoir un objectif, non ?
Tournant le dos à son associé, elle prit sa tasse sur la table et but une petite gorgée. Le thé était trop amer. Attrapant le sucrier, elle y plongea sa cuillère. Sergueï nota avec satisfaction que son geste était assuré. Wren s’était exercée à devenir ambidextre, après s’être brisé le pouce droit en jouant au frisbee, l’été précédent. Il devait avouer qu’il n’était pas sûr que la jeune femme y parviendrait. Silencieusement, il lui tira son chapeau. Bien sûr, il y avait une foule de choses qu’elle ne pourrait pas faire avant longtemps, comme de trafiquer des serrures, ou d’escalader des murs.
La voix de Wren interrompit le cours de ses pensées.
— D’une façon ou d’une autre, il faut qu’on mette la main sur le spectre. Où peut-il être, bon sang ? J’ai lancé une incantation pour retrouver sa trace, mais je ne suis pas sûre que ça marchera. Et puis, pour que la formule de protection fonctionne de nouveau, il faudrait qu’il apparaisse sous la forme qu’il avait au moment où il est sorti de la dalle. Et de ça, je ne suis pas sûre non plus.
Elle reposa la tasse et ajusta l’écharpe autour de son bras.
— Je me demande s’il existe des points communs entre les revenants, ajouta-t-elle, perplexe.
— Mais oui. En dépit du fait que la spectrologie semble être le domaine le moins connu de l’intelligentsia magique, après, bien sûr, la vie supra-psychique de Jim Morrison…
— Et moi, je te dis qu’à tous les coups, il s’est fait embarquer dans une tornade dont il ne peut plus sortir, grommela Wren.
— En dépit de ce fait, disais-je, poursuivit Sergueï sans tenir compte de l’interruption, j’ai réussi à obtenir quelques informations intéressantes grâce à l’un de mes contacts. Un fantôme est rattaché à ce plan-ci de la vie pour trois raisons : une affaire non achevée, un lien émotionnel puissant, comme l’amour, une malédiction bien ficelée. Ce qui ne semble pas être le cas ici, puisqu’en l’occurrence, il a décampé dès que la pierre s’est ouverte.
— Formidable. Sauf qu’on ne connaît pas l’identité de ce fichu spectre. Et tant qu’on ne la connaît pas, tes informations ne nous servent pas à grand-chose. Bon… Réfléchissons.
Wren se mordilla le pouce un instant.
— Tout ce que nous savons sur les fantômes est purement hypothétique. En toute hypothèse, donc, un fantôme est censé apparaître non pas là où il est enterré, mais là où il a été tué. Bon, mais notre spectre est lié à la pierre précisément par sa mort, non ?
Pensif, Sergueï acquiesça lentement.
— Supposons qu’ils aient procédé à un enterrement rituel. Quelques os par-ci, un peu de sang par-là. Bien. Mais qu’est-ce qui nous dit que le type a été tué sur place, et non pas ailleurs, avant d’être amené près de la dalle ?
— Avant que les fondations soient posées, par exemple ? Pour que l’assassin ait plus de facilité à enterrer le corps ? Tu en sais un peu plus que moi sur les rituels, mais je dirais que tu as probablement raison.
Wren cessa de mordiller son pouce.
— Peut-être que c’est tout simplement un crime passionnel. Du genre : tu croises une personne que tu hais, tu la frappes à la tête et tu jettes son corps dans un bloc de pierre. Une espèce de capsule témoin complètement absurde, mais qui ne sera jamais ouverte. Si, bien sûr…
— … on ne tient pas compte de l’incantation, acheva Sergueï.
— Oui. C'est la seule donnée qui ne soit pas hypothétique. Essayons d’éviter les « si » et les « peut-être ». Tout ce que nous pouvons dire de la magie basée sur la mort, pour l’instant, c’est que c’est particulièrement moche et assez imprévisible. Mais si ça marche, alors, c’est le plus sûr moyen de faire durer quelque chose. On se procure un réceptacle creux, on y fourre la victime, on marmonne l’incantation. Et puis, un peu de sang frais par-dessus pour fermer le tout, et il ne reste plus qu’à se servir du pouvoir surgi à l’instant même de la mort. Et si, de plus, la victime a un lien avec…
Wren s’arrêta et leva les yeux vers son compagnon qui s’était figé, sa tasse à mi-chemin des lèvres. La même idée venait de les traverser. Tournant les talons, Sergueï se précipita vers le bureau, suivi de près par Wren.
— 1953, non 1954…
— 1955, corrigea la jeune femme en tirant une feuille du dossier qu’il lui avait remis, une semaine auparavant. Bon sang, tu crois qu’il y a des archives ?
— Pas pour les notices nécrologiques. Mais ce n’est pas ce qu’on cherche.
S'asseyant devant l’ordinateur, Sergueï fit voler ses doigts sur le clavier, avec une agilité de pianiste.
— Ne me dis pas que tu veux pirater les dossiers de la Brigade Criminelle de New York !
— D’accord, répondit-il avec amabilité.
— D’accord, quoi ? Que tu ne pirateras pas, ou que tu ne me le diras pas ?
— Exactement.
Wren esquissa une grimace. Ils avaient tous deux une conception assez « souple » du respect de la loi.
— Oh ! s’exclama Wren.
— Quoi ?
— J’ai oublié d’appeler ma mère ! Ecoute, continue à faire ce que tu dis que tu ne fais pas, et moi, je reviens dans un petit moment.
Elle gagna aussitôt sa chambre et s’assit sur le lit, près de la table de chevet où était posé le téléphone.
Bien… Se mettre en condition. Quelques exercices de respiration. Sélectionner les informations. Ne pas mentionner le tir, ne pas mentionner l’orage, ne pas…
La liste était trop longue. Elle adorait sa mère, mais quand elles se parlaient, c’était comme si elles marchaient toutes les deux à travers un champ de mines.
Expirant profondément, elle attrapa le combiné et le coinça comme elle put contre son épaule gauche.
— Maman ? Bonjour. Oui, je sais… Je suis désolée, mais Sergueï m’a mise sur un travail, et tu sais comment il est. Oui, oui, c’est un affreux négrier, et il ne me mérite pas.
S'appuyant contre la tête de lit, elle installa son bras le plus commodément possible.
— Non, toujours la même chose. Un type qui veut authentifier une sculpture.
A bien y regarder, ce n’était pas entièrement faux… Margot Valère savait parfaitement que sa fille était un Talent. Elle l’avait découvert au beau milieu d’une violente dispute mère-fille, alors que Wren était encore enfant. John avait ensuite insisté sur la nécessité d’être franc, afin d’éviter les ambiguïtés fâcheuses que pouvait susciter une relation professeur-élève quand l’élève était une jeune fille. Margot Valère, cependant, avait délibérément choisi d’ignorer la nature des activités de Wren. Officiellement, la jeune femme était en quelque sorte le factotum de Sergueï, effectuant des recherches à son service. Et Sergueï était un galeriste excentrique et fortuné.
Ainsi, tout le monde était satisfait.

Dix minutes plus tard, Wren sortit de la chambre et se dirigea vers la cuisine, avec une seule idée en tête : la boîte de gâteaux dans le placard aux provisions. O.P. lui avait fait boire deux litres de jus d’orange avant de partir, mais à présent, elle avait un énorme creux à combler. Le contrecoup de la tension. Il lui fallait au moins une boîte entière de biscuits et un grand bol de chocolat chaud.
En passant devant le bureau, elle vit Sergueï qui marchait de long en large, son téléphone portable à l’oreille. Il s’exprimait de nouveau dans une langue étrangère. Ce n’était pas du russe : Wren en avait suffisamment entendu, ces dernières années, pour l’identifier sans hésitation. Ce n’était pas non plus de l’espagnol, ni du français. De l’allemand, peut-être ? Mais alors, parlé par un troll. C'était étrangement guttural. Au diable cet homme avec ses mille et une langues ! Ah, si elle ne l’aimait pas tant, elle…
« Halte-là, ma fille ! Terrain dangereux. » A explorer plus tard. Beaucoup plus tard.
Sergueï l’aperçut et, d’un geste énergique, lui intima l’ordre de rester où elle était. Obéissante, elle s’appuya contre le mur et observa son partenaire. Même quand elle était d’une humeur de dogue, elle ne pouvait s’empêcher d’admettre qu’il était beau. Avec sa chemise froissée, légèrement tachée de sang, ses cheveux en désordre, dans lesquels il avait visiblement fourragé, eh bien oui, elle le trouvait séduisant.
« Ça, ma fille, c’est la conséquence du stress et de tout le sang que tu as perdu. Ni plus ni moins. »
C'était assez agréable, aussi, de savoir qu’il aimait bien sa mère. Bon, elle n’y attachait pas une importance fondamentale, mais enfin, c’était agréable.
Ce qui était étrange, en revanche, c’est que depuis dix ans qu’ils travaillaient ensemble, Sergueï n’avait jamais évoqué ses proches. Wren savait seulement que sa mère était morte quand il était encore à l’université, et que son père était resté en Russie pour permettre à sa femme et son fils de partir.
Elle devait reconnaître, cela dit, qu’elle-même ne lui avait pas beaucoup parlé de sa propre vie en dehors du travail. Mais là, elle éprouvait le besoin urgent de… partager. Elle avait failli mourir, aujourd’hui. Si O.P. ne s’était pas jeté sur elle… Le silence entre eux aurait pu être englouti par le néant…
Tout ça, c’est la faute du fantôme, décida-t-elle. Effrayée par le cours que prenaient ses pensées, elle frissonna. Voilà qu’elle était en train de penser à la mort, et à ses conséquences…
« Ici et maintenant », telle avait toujours été leur devise. En fait…
Wren sursauta. Quelque chose venait de piquer sa cuisse. Elle tendit la main, et poussa un léger cri. C'était le mauvais bras…
— Vas-y doucement, idiote, grommela-t-elle en palpant maladroitement sa poche.
Tant bien que mal, elle en ressortit le petit talisman en ivoire. Brillant d’un éclat rouge sinistre, il picotait sa paume, comme une branche d’ortie. Rassemblant toute sa volonté, Wren se concentra sur lui.
— Où es-tu ? murmura-t-elle.
— L'immeuble de Frants Enterprise. Il y a des problèmes là-bas.
— Pardon ?
Levant brusquement la tête vers Sergueï, elle faillit en laisser tomber la baguette.
— C'était l’équipe de nettoyage qui m’appelait. Je leur avais demandé de m’avertir dès qu’il se passerait quelque chose. Les agents de nettoyage sont d’excellents informateurs, et relativement peu onéreux.
— Et donc ?
La baguette vibrait dans sa main. Y avait-il un lien avec ce que lui annonçait son associé ? Très probablement, oui.
— Un fracas, des hurlements, le bruit d’une fenêtre brisée. A l’étage des bureaux de Frants. Impossible d’y accéder. D’après le registre de contrôle, Oliver Frants s’y trouve, avec trois de ses gardes du corps, un agent de sécurité chargé d’effectuer des rondes de surveillance, et une proche collaboratrice.
Wren jura.
— Jamais je ne pourrai être là-bas à temps, si c’est le fantôme ! Flûte, flûte et flûte !
Soudain, elle s’immobilisa et regarda le talisman.
— Recule, ordonna-t-elle à Sergueï.
— Que vas-tu faire ?
Sans répondre, elle attrapa un morceau de craie dans le fourre-tout de son bureau. Puis elle dessina un petit carré au milieu du couloir.
— Geneviève ?
— Je vais effectuer une Translocation, d’accord ? Je n’ai pas le choix.
Lançant la craie dans un coin, elle s’essuya les mains et fit le tour de l’appartement, allumant toutes les lampes, les unes après les autres. Pour la première fois, Sergueï remarqua le nombre impressionnant d’éclairages.
— Heureusement que je suis rechargée, marmonna-t-elle. Parce que ce truc-là, ça vous pompe énormément d’énergie. Hors de question que je prenne le risque de tomber en panne…
Sergueï ouvrit la bouche pour protester, puis se tut. Ce n’était pas le moment de se montrer surprotecteur. Et tout ce qu’il pourrait dire serait inutile. Wren maîtrisait tout juste la Translocation dans sa forme la plus simple, à savoir qu’elle pouvait se téléporter — et encore, pas sans risques. Impossible, donc, de partir avec elle. Il serait obligé d’emprunter les voies normales, et d’arriver bien après la bataille…
La jeune femme émergea de la cuisine.
— Maintenant ou jamais ! lança-t-elle en tendant son écharpe à Sergueï. Et ne m’embête pas. Ce n’est qu’une égratignure, et je vais avoir besoin de mes deux bras.
Sergueï hésita, puis attrapa le tissu en soupirant.
— Fais attention à toi, Zhenechka. Ce n’est pas le moment de mourir.
— Ça non ! rétorqua-t-elle avec force. Allez, en piste…
Il tendit la main et effleura sa joue. Puis, brusquement, il se pencha et déposa un rapide baiser sur son front. Sous le contact doux et chaud, Wren se sentit faiblir.
— Sois prudente, murmura-t-il en reculant de quelques pas.
Prenant une profonde inspiration, la jeune femme ferma les yeux et visualisa l’immeuble de Frants Enterprise. Si elle pouvait éviter d’atterrir dans la cage d’ascenseur, ou dans tout autre endroit aussi peu plaisant, ce ne serait pas plus mal. Se concentrant, elle lança cet appel que Sergueï percevait sans en comprendre la nature. Puis, d’un coup sec, elle tira à elle tous les flux électriques de l’appartement.
Une lumière bleue vibra autour d’elle, auréolant son corps. Un sifflement rauque déchira le silence de la pièce, et toutes les lampes s’éteignirent simultanément. Le temps que Sergueï découvre la torche électrique que Wren avait laissée dans la cuisine, la jeune femme avait disparu.