Au cours
de la nuit, les derniers vestiges de l’orage disparurent en
direction de l’océan. A son réveil, Wren découvrit que Sergueï
l’avait portée dans son lit. Elle se souvint vaguement qu’il lui
avait retiré son jean avant de la fourrer sous la couette, et qu’il
lui avait murmuré : « Bonne nuit, ma Wren » avant d’éteindre les
lumières et de s’éclipser doucement. Mais ce souvenir-là faisait
peut-être partie de son rêve…
Elle frissonna soudain et s’aperçut que son
associé avait laissé toutes les fenêtres ouvertes. D’habitude, elle
aimait ça, mais il faisait un froid de canard.
— Merci pour le courant d’air, grommela-t-elle en
rejetant la couette.
Passant en hâte un jogging gris et un T-shirt
rose, elle courut à travers tout l’appartement pour fermer les
fenêtres. Renâclant toujours, elle se dirigea ensuite vers la
cuisine.
— Non, mais qu’est-ce qu’il croit ? Qu’on ne vole
pas une voleuse ? Que je peux dormir dans une maison ouverte aux
quatre vents et… Aïïïe !
Elle retira son bras qu’une patte pleine de poils
blancs et de griffes énormes venait d’effleurer. Elle recula et vit O.P. repousser les
battants de la fenêtre et sauter dans la cuisine.
— Seigneur Jésus ! Tu m’as fichu une peur bleue !
Qu’est-ce que tu… Oh !
Elle rattrapa le gros ours qui chancelait et le
guida vers une chaise où il s’écroula. Son museau et son flanc
gauche étaient poissés de sang.
— A force d’attendre que Précieux Costume soit
parti, je crois bien que j’ai failli y passer, grogna-t-il, à demi
recroquevillé. Mais je n’avais pas le courage de supporter son
regard méprisant.
Wren s’affairait déjà. Trempant un torchon propre
dans de l’eau chaude, elle l’essora soigneusement, puis s’assit à
côté d'O.P. Ignorant les remarques d’usage sur son associé, elle
tamponna délicatement le museau souillé de l’ours. Précieux
Costume… Pas le pire des surnoms que lui prêtait O.P. ! Ce n’était
pas franchement l’entente, entre ces deux-là.
— Alors, dans quel pétrin t’es-tu fourré, cette
fois-ci ?
— Le groupe d’autodéfense, grommela-t-il en
supportant stoïquement les soins. Des dingues. Je crois que tu as
raison. Ils ne sont pas pilotés par le Conseil. Ou alors, de
tellement loin qu’ils ne s’en rendent même pas compte…
Il fut saisi de légères convulsions.
— Ils disent que les membres du Conseil sont tous
des fils de l’Enfer, poursuivit-il d’une voix sourde. Ils étaient
là, dans la rue, à hurler toutes sortes de trucs bizarres, des
espèces de slogans, comme dans un meeting. Personne ne faisait
attention à eux. Et puis, tout à coup, l’un d’eux m’a remarqué,
plus haut, sur la Huitième Avenue. Ils ont lâché les chiens.
— Tu ne savais pas que la Huitième Avenue était
devenue dangereuse ?
— Si. Mais bon sang, c’est ma ville aussi, non ?
Je suis un New-Yorkais au même titre que ces cinglés !
— Comme tu dis, ce sont des cinglés, répliqua Wren
en écartant doucement les poils. Et ils n’aiment pas du tout les
Démons.
Ils avaient déjà tué un ange, et gravement blessé
un Leshiy. Maintenant, ils s’attaquaient à O.P., qui était pourtant
assez effrayant, quand il le voulait. Ces fous furieux étaient en
train de passer à la vitesse supérieure. Au vu des derniers
événements, il était peu probable qu’ils s’arrêtent en
chemin.
— Aïïïe !
— Pardon, dit Wren en posant le torchon et en
examinant de nouveau le museau d'O.P. Bien, tourne-toi, maintenant,
que j’examine ton flanc.
L'ours obéit diligemment.
— Hmm… Tu es salement amoché. Mais je parie que
l’assaillant est dans un état plus piteux encore.
O.P. sourit d’un air carnassier.
— Non, je ne veux pas savoir ! répliqua Wren
précipitamment. Tu sais, les chiens n’y étaient pour rien.
— Tu préférerais que je dévore les êtres humains
?
— J’ai dit que je ne voulais rien savoir !
L'ours hocha la tête d’un air entendu.
— Je m’en souviendrai, la prochaine fois. A propos
d’être humain, tu n’as pas remarqué le détective, devant chez toi
?
Wren lança le torchon ensanglanté sur la table et
bondit vers la fenêtre.
— Tu ne peux pas le voir, d’ici.
La colère de la jeune femme retomba d’un coup,
laissant place à la réflexion. Le rôle d’un détective, c’était de
filer les gens, pas de s’attaquer à eux. Il collectait des
renseignements pour un autre… En temps normal, Wren aurait haussé
les épaules et négligé ce détail. En temps normal, Sergueï et elle
auraient fait front contre tout ce qui se mettait en travers de
leur route.
Ils étaient toujours capables de faire front, bien
sûr. Mais aujourd’hui, la situation était différente, infiniment
plus complexe. Ce qui rendait Wren infiniment plus nerveuse…
— Un pro ? demanda-t-elle.
C'était peut-être le Silence. Après tout, ils
l’avaient déjà suivie. Etait-ce l’un de leurs Talents qui avait
tenté de la « pister », l’autre nuit ? L'hypothèse était peu
probable. Ils n’engageaient que des Talents mineurs, selon
l’expression de Sergueï. Et pourquoi deviendraient-ils ouvertement
menaçants, alors qu’ils avaient plutôt joué cartes sur table,
jusqu’à présent ?
— Un pro, oui, répliqua O.P. Mais il ne fait pas
partie de la Cosa. Il avait un peu trop la bougeotte pour ça. Un
flic, si tu veux mon avis.
— Un flic ? lança Wren en imitant involontairement
l’expression que prenait Sergueï quand il était vraiment indigné.
Et pourquoi est-ce qu’un flic se mettrait à me suivre, moi ?
Il ne manquait plus que la police new-yorkaise
s’en mêle ! Là, on était en
train de plonger dans l’absurde. A moins que… à moins que ce type,
Doblosky… Non. Il l’avait prévenue de se montrer prudente, l’autre
soir, et ne l’avait menacée de rien.
— Je ne sais pas, moi, grommela O.P. en se mettant
debout pour rincer le torchon dans l’évier. Tu as du paracétamol
?
— Je vais le chercher.
Pendant que l’ours examinait ses blessures en
marmonnant des injures contre les chiens, elle gagna la salle de
bains et ouvrit la vieille armoire à pharmacie. Après avoir fouillé
quelques secondes, elle en retira un tube et versa deux comprimés
dans sa main. Puis, fronçant les sourcils, elle remit les cachets
et emporta le tube.
— Tiens, dit-elle en lançant le paracétamol.
O.P. attrapa le tube dans sa grosse patte,
l’ouvrit délicatement et avala directement une demi-douzaine de
comprimés.
— Bon, reprit Wren en s’installant sur la table,
les pieds ballants. Parle-moi de ce détective.
— Que veux-tu que je te dise ? Je l’ai aperçu
quand je me suis dirigé vers l’échelle de secours. Euh… ça ne te
dirait rien d’habiter dans un immeuble avec ascenseur ? Bref, il
m’a ignoré quand je suis passé devant lui, mais je sais qu’il m’a
vu parce qu’il s’est avancé au moment où je suis arrivé à ta
fenêtre. C'était donc bien toi qu’il surveillait. A moins que «
tu-sais-qui » ait des petits soucis, de son côté.
Sergueï… Wren réfléchit rapidement. Le Silence lui
en voulait : il le lui avait dit. Soudain, la pensée qu’il courait
peut-être un danger lui révulsa l’estomac. Elle prit une
inspiration. Le Silence savait parfaitement où trouver Sergueï, s’il le fallait. Et ce n’était
certainement pas en attaquant son partenaire qu’ils la
convaincraient de travailler pour eux. Ils n’étaient pas stupides à
ce point — pas même Jorgunmunder. Et après le déjeuner qu’elle
avait eu avec André Felhim, c’était encore moins probable.
— J’en doute, finit-elle par répondre.
— C'est lié à ta mission, peut-être ?
Elle hocha la tête. Elle avait déjà considéré la
question.
— J’en doute aussi. Le client n’est sans doute pas
très content de nous, mais il sait qu’on continue à travailler.
Pourquoi perdrait-il du temps à me faire suivre ? Et puis, s’il le
faisait, plus aucun Talent ne voudrait travailler pour lui. Dans la
situation où il est, j’ai plutôt l’impression qu’il a besoin de nos
services.
— Ce qui nous ramène aux flics, rétorqua O.P. Et
là, c’est ton problème. Pas le mien.
— Attends. Un flic qui t’aurait vu et qui n’aurait
pas réagi ?
Les Talents qui travaillaient dans les forces de
l’ordre étaient encore plus sectaires que Sergueï, quand il
s’agissait des Fatae, et plus particulièrement des Démons.
O.P. haussa les épaules. Métaphoriquement,
s’entend, son corps étant encore trop douloureux.
— Les flics sont le cadet de mes soucis,
rétorqua-t-il avec des yeux brillants qui firent frissonner la
jeune femme.
Visiblement ragaillardi, le Démon se dirigea vers
le frigo.
— Ah, ne commence pas !
Et, lui tournant le dos, elle revint à la fenêtre.
Posant ses coudes sur le rebord, elle aspira l’air frais du matin.
Le client, après tout, pouvait bien avoir fait appel à un
détective. Il possédait, en effet, une excellente raison à laquelle
elle n’avait pas songé jusque-là. Un fantôme était enfermé dans la
dalle de marbre. Fantôme qui errait désormais dans la nature. Et le
client savait qu’elle le savait. Or, d’une façon ou d’une autre, il
était complice d’un meurtre.
Evidemment, les faits étaient trop anciens pour
être portés devant un tribunal. Et Wren n’avait aucunement
l’intention de faire appel à la justice. Néanmoins, il y avait là
de quoi rendre tout homme prudent un peu nerveux. Or, d’après
Sergueï, le client était un homme particulièrement prudent.
Si, en outre, l’incantation avait été formulée par
un Mage sur les ordres du Conseil…
Soucieuse, Wren se redressa et recula pour fermer
la fenêtre. Soudain, une sensation de brûlure sur son cou lui fit
pousser un léger cri. En un éclair, le souvenir lui revint de cet
après-midi d’été où elle avait dérangé un nid de frelons. Elle
était en visite chez sa grand-mère. Une des rares visites que sa
mère et elle rendaient à la sévère vieille dame, qui désapprouvait
le mode de vie de sa fille. Pendant que sa grand-mère reprochait
pour la énième fois à Margot Valère l’attention trop exclusive
qu’elle portait à Geneviève, dont elle refusait de nommer le père,
la petite fille avait été envoyée dehors pour jouer. Déjà agile et imprudente, Wren avait
grimpé le long de la gouttière jusqu’au toit…
Une seconde piqûre, plus vive encore, lui brûla le
bras. Avant de réaliser ce qui se passait, elle reçut de plein
fouet une énorme masse de poils, qui sentait le mouillé et le
sang.
— La ferme ! hurla O.P. tandis qu’elle se
débattait, furieuse.
Tout à coup, elle s’immobilisa. Pourquoi
tremblait-il de tout son corps ? Soudain, elle comprit. « On vient
de me tirer dessus ! Quelqu’un vient de tirer sur moi ! »
Contrairement à son habitude, Sergueï ralentit en
approchant de l’immeuble de Wren. Rapidement, il examina la rue
alentour, et ne détecta rien d’anormal. Les gosses du quartier
jouaient sur le trottoir. Sur le seuil de sa boutique, l’épicier
observait les passants. Klaxons, rires, cris, portes qui
claquaient, tout semblait comme à l’ordinaire. Pourtant, quelque
chose clochait. Un bruit inhabituel, ou l’absence d’un bruit
particulier, ou une odeur, ou…
Sergueï plaça tous ses sens en alerte. Réfrénant
une subite envie de courir, il se força au contraire à marcher du
même pas égal. Glissant sa main gauche dans la poche de sa veste,
il palpa la bosse rassurante au niveau de sa hanche. Au diable Wren
et ses phobies ! D’aspect aussi inoffensif qu’un jouet, le Sig
Sauer disparaissait presque entièrement dans la main de Sergueï.
Quand la situation tournait mal, nul besoin d’un canon. Une arme discrète et
efficace valait mille fois mieux.
Effectuant quelques mouvements pour détendre ses
épaules et sa nuque, il respira profondément. Wren n’était pas la
seule, loin s’en fallait, à vivre ici. Il connaissait bien une
demi-douzaine de personnes dans le quartier qui pouvaient être, à
tout moment, en situation de danger. A cause de la police, ou à
cause d’organisations moins… officielles. Grimpant les marches du
perron quatre à quatre, il se rua vers les escaliers. Même sans ses
exercices de gym quotidiens, le simple fait d’escalader
régulièrement les cinq étages qui menaient à l’appartement de Wren
aurait suffi à le maintenir en forme. La cage était étroite, mais
bien éclairée. Des marches suffisamment larges pour ses pieds et
une bonne visibilité étaient tout ce qu’il demandait à un
escalier.
Arrivé sur le palier, il s’arrêta. Des jurons
étouffés lui parvenaient à travers la porte. Sa tension se relâcha
légèrement, à mesure que son angoisse augmentait. Quels que soient
les événements qui s’étaient produits, tout était terminé. Soit le
danger avait été neutralisé, soit il avait disparu. Néanmoins, il
ouvrit la porte, pistolet au poing.
Le sol de la cuisine était taché de sang qu’on
avait visiblement essayé de nettoyer. Des traces de pas partaient
dans toutes les directions. Près de la porte, Sergueï aperçut les
tennis de Wren, jetés là en hâte, et sur la table, un torchon sale
qui présentait un répugnant aspect brunâtre.
Se fiant aux grognements qu’il entendait, Sergueï
se dirigea vers la salle de bains. Le cœur battant, il poussa la
porte et découvrit ce qu’il avait craint le plus : assise sur le bord de la baignoire, Wren
finissait de nettoyer son bras pourvu d’un énorme bandage. Etouffé
par l’anxiété, il ouvrit la bouche sans pouvoir émettre un son.
Puis, au regard que lui lança la jeune femme, il comprit qu’elle
était plus vexée que blessée.
— Puis-je savoir ? demanda-t-il en essayant de
maîtriser le tremblement de sa voix. Ou bien cela fait-il partie de
tout ce qu’il vaut mieux que je ne sache pas ?
Sans répondre, Wren lança le gant de toilette dans
le lavabo et entreprit d’ajuster le filet de protection autour du
pansement. Elle semblait de très, très mauvaise humeur. Ecartant sa
main, Sergueï défit doucement le bandage maladroit pour examiner la
blessure. S'attendant à une coupure, ou au pire à une brûlure, il
grimaça en découvrant la chair déchiquetée. Quelqu’un avait
visiblement tenté de nettoyer la plaie, et ce faisant, avait
aggravé les choses. Impossible désormais d’éviter une cicatrice.
Impossible aussi d’aller à l’hôpital. Les médecins s’apercevraient
immédiatement que la blessure avait été causée par une balle, ce
qui entraînerait immanquablement des questions auxquelles Wren ne
pourrait pas répondre.
Il effleura l’écorchure rouge qui s’étirait le
long du bras jusqu’à la plaie, arrachant un gémissement à la jeune
femme. Il avait déjà vu, une fois, ce genre de marque. Une arme de
professionnel. De tireur d’élite. Du genre qui ne manquait jamais
son coup. Wren avait-elle reçu un… avertissement ?
— O.P. ? s’enquit-il d’une voix froide et
neutre.
Il devait reconnaître que le Démon avait fait
au mieux, compte tenu de ses
moyens. Les bactéries nichées sous ses griffes n’étaient pas
transmissibles à l’homme, Sergueï le savait. Pour autant, l’idée
que ces grosses pattes aient tripoté le bras de Wren ne lui
plaisait que moyennement. Wren acquiesça en silence.
— Le tireur ?
— Parti. O.P. avait remarqué un détective. J’ai
fait l’idiote, je suis allée à la fenêtre pour voir. Ce n’était pas
un détective. Qui a intérêt à me tuer ?
Wren était à la fois furieuse et intriguée.
— Si c’est ton soi-disant client qui a fait ça, je
te jure que je vais retrouver le fantôme, et que je vais le lui
fourrer dans sa jolie petite gorge d’assassin !
Sergueï éclata de rire, en dépit de la rage froide
qui grandissait en lui. C'était sa Wren tout craché, ça. Les
affaires étaient les affaires, mais à partir du moment où elle en
faisait une histoire personnelle, elle ne lâchait plus le morceau.
Malheureusement, il allait devoir mettre le holà. A regret. Plus
l’enquête avançait, plus il tendait à partager l’opinion de Wren
sur leur client, même si, du strict point de vue professionnel, une
telle attitude était désastreuse.
— Je ne crois pas que c’était lui, répliqua-t-il
tout en préparant un nouveau pansement. En admettant que cela
concerne la pierre, le premier souci de notre client, c’est de
récupérer le fantôme. Et comment pourrait-il le récupérer si tu
es…
Sergueï se tut, incapable de poursuivre.
— Si je suis morte ? demanda doucement Wren.
Il acquiesça. Evitant de croiser le regard de la
jeune femme, il enroula la gaze d’un geste expert, puis la serra juste ce qu’il fallait pour
que la plaie cesse de saigner, tout en laissant passer suffisamment
d’air.
— Non, ça n’a pas de sens, reprit-il à voix
basse.
— Mouais…, répliqua Wren avec une moue. Frants est
tout ce qu’on veut sauf stupide. Lui ou ceux qui l’entourent. Ils
peuvent toujours engager quelqu’un d’autre, s’ils estiment que je
ne fais pas bien mon boulot. En revanche, ils ne prendront pas le
risque de s’aliéner tous les Solitaires. Ça finirait par se savoir.
Tout finit par se savoir, conclut-elle en remuant son bras pour
vérifier la solidité du bandage.
Elle sourit en voyant Sergueï détourner la tête.
C'était elle qui était blessée, mais c’était lui qui souffrait. Que
l’amour était donc étrange…
— Quant aux gens du Silence, reprit-elle, ils
préfèrent me savoir vivante au bout de leur laisse.
Elle hocha la tête.
— C'est sûrement lié au travail. Un concurrent,
peut-être, qui ne veut pas que la pierre retrouve sa fonction
d’origine.
— Hmm… C'est ce que je commence à penser aussi. Un
type qui a de solides griefs envers Frants, et qui aurait orienté
le voleur vers la dalle de marbre.
Sergueï s’interrompit pour couper un bout de
sparadrap.
— Tu as toujours l’écharpe ?
— Oh non, pas d’écharpe ! gémit Wren. Je déteste
ça. J’ai l’impression d’être une estropiée, quand je porte ce
machin.
— Pas le choix. Tant que la plaie n’aura pas
cicatrisé, hors de question que tu fasses quoi que ce soit. Alors
?
Tout en
pestant, elle désigna le placard sous le lavabo. Sergueï fourragea
un instant derrière les boîtes de tampons, les stocks de dentifrice
et de shampooing, avant de retirer un tissu en forme de triangle.
Après l’avoir soigneusement ajusté autour du bras, il guida Wren
vers la cuisine et mit l’eau à chauffer pour du thé.
— Je n’en veux pas, déclara la jeune femme avec
mauvaise humeur.
— Tss tss ! Tu n’es pas Humphrey Bogart. Nul
besoin d’anesthésier ta douleur dans l’alcool.
— Rabat-joie, va !
— Je plaide coupable. Bon… Il y a autre chose.
Prevost est mort.
Wren s’arrêta net de grommeler.
— Comment ?
— Une assez vilaine entaille à la gorge. La maison
a été incendiée. De nombreux objets ont disparu, comme en
témoignent leur socle vide. La police locale en a conclu que le
voleur avait tué le propriétaire et mis le feu pour dissimuler son
forfait.
Wren marmonna un juron bien senti que Sergueï
refusa d’entendre.
— Un vol, un incendie… Tu crois que le client… que
je vais être condamnée pour meurtre ?
Rien de tel qu’un incendie pour détruire toute
trace de magie. Venu de la Nature, le Courant retournait à la
Nature.
Sergueï secoua la tête.
— Une raison de moins pour que le client veuille
ta peau. Pour qu’il puisse rejeter toute responsabilité sur toi, il
faut que tu sois vivante.
— Mouais… A moins qu’il n’y ait vraiment
deux joueurs ? Bon sang !
Non. Ils m’auraient fait disparaître, pour que je n’aille pas
devant le tribunal. Aucun témoin, le fantôme qui court toujours
dans la nature, Frants aussi nu et faible qu’un nouveau-né…
Finalement, le Silence, à côté… Tu sais, Sergueï, je me demande si
je ne vais pas me reconvertir dans l’enseignement !
Avec amusement, elle observa son compagnon qui
s’était mis à arpenter la cuisine — deux pas vers elle, trois pas
vers la porte, deux de nouveau vers elle. Fascinée au point d’en
oublier presque la douleur lancinante de son bras, elle mesura à
quel point ils avaient déteint l’un sur l’autre. C'en était presque
effrayant.
— Tout est trop confus, grogna Sergueï en arrivant
à sa hauteur et en faisant demi-tour. Trop d’inconnues, trop de
pistes. Les motifs du crime sont en général assez simples. La
passion, l’appât du gain…
— Je pensais…, commença Wren. Frants estime
peut-être préférable de réduire immédiatement au silence ceux qui
ont découvert l’origine du fantôme. Je veux dire, le meurtre…
— Il n’était pas né quand le crime a été commis,
lui rappela Sergueï. Il ne peut donc être tenu pour
responsable.
Wren haussa imprudemment les épaules, et grimaça
de douleur.
— Du point de vue de la loi. Mais… je doute que le
fantôme se soucie de la loi, ajouta-t-elle en sursautant quand la
bouilloire se mit à siffler.
Esquissant une autre grimace, elle se jura de ne
plus bouger.
Sergueï sortit deux grandes tasses du
placard, prit deux sachets
de thé dans le pot de grès sur le comptoir et versa l’eau fumante
avec la concentration d’un sommelier dans un restaurant quatre
étoiles. Il aurait préféré une bonne dose de caféine, mais ce
n’était pas le moment. Son cerveau était déjà suffisamment en
ébullition.
— Et je ne crois pas que les flics s’en soucieront
non plus, reprit Wren. Un meurtre a été commis, au nom de son
grand-père, si ce n’est au sien. Evidemment, ça ne vaut pas un
habeas corpus, mais, tu sais, les
rumeurs peuvent faire plus de mal à un homme d’affaires qu’une
enquête de la Brigade Criminelle. Surtout un homme d’affaires qui
traite avec la Cosa.
Sergueï poussa un soupir. C'était une des
premières leçons qu’il avait données à la jeune femme au début de
leur partenariat. Il ne pouvait donc la contredire. Le thé ayant
suffisamment infusé, il retira le sachet et tendit une tasse à
Wren. Dans la sienne, il versa trois cuillerées de sucre et remua
soigneusement. Pendant un instant, le silence régna dans la petite
cuisine. Sergueï observa la jeune femme, plongée dans ses
pensées.
La tasse qu’il lui avait donnée était blanche. Des
empreintes de pattes rouges ornaient le pourtour, et un chat
souriant apparaissait dans le fond, quand on avait fini de boire.
La sienne était bleue, avec des motifs blancs : des symboles
chinois signifiant la chaleur et le bien-être. Pas une seule des
tasses que possédait la jeune femme n’était assortie à une autre.
Et aucune, sans doute, n’avait été… légalement acquise. Il se
demanda soudain ce que Wren avait pensé de son service Wedgewood en
jaspe noir. Qu’il avait des
goûts d’homosexuel, sans doute, songea-t-il avec humeur.
— Attends une minute !
Sergueï leva la tête. Il avait presque
l’impression d’entendre les rouages s’enclencher à toute allure
dans le cerveau de la jeune femme.
— Quoi ?
— Tu as dit que seules quelques œuvres avaient été
emportées, n’est-ce pas ?
Il acquiesça gravement.
— Ah ! Alors, je parie que je sais lesquelles. Les
salauds ! lança-t-elle d’une voix vibrante.
Sous l’effet de la colère, ses joues s’étaient
enflammées. Posant d’un geste brusque sa tasse, dont l’eau gicla
sur la table, elle se leva si brutalement que sa chaise tomba en
arrière.
— On a été joués !
— Quoi ?
Sergueï avait bien entendu, mais il voulait être
sûr d’avoir compris.
— Ce n’est pas notre client qui est derrière tout
ça, dit-elle en articulant nettement. C'est le Conseil ! Le vol,
mon engagement pour cette mission, c’est l’œuvre du Conseil. Ils
utilisent Frants comme bouc émissaire et ils font tout pour que je
le croie coupable. Ils veulent nettoyer leur saloperie, et je leur
sers de serpillière !
Furieuse, elle raconta à Sergueï les rumeurs qui
couraient sur l’agressivité croissante du Conseil à l’égard du
monde de la magie. Elle lui rapporta aussi les commentaires d'O.P.
sur l’esprit de rébellion des Fatae.
— Même le rendez-vous que tu as eu avec eux faisait partie de la mise en
scène ! Ils nous tendaient la corde avec laquelle ils voulaient
qu’on se pende, Frants et nous !
Wren donna un coup de pied dans la paire de tennis
qui traînait toujours dans un coin.
— Ce sont eux qui ont forgé l’incantation. Eux ou
l’un des leurs, ce qui est pareil. Ils en sont responsables, même
s’ils n’ont pas nécessairement donné leur autorisation au départ,
puisque, officiellement, ils sont contre les meurtres rituels. Mais
bon, ce qui était fait était fait. Et puis, Prevost a pointé le
bout de son nez. Je te parie tout ce que tu veux qu’ils l’ont
gentiment poussé vers la pierre. Peut-être que leur intention était
simplement de rendre Frants vulnérable. Une façon comme une autre
de se dédommager du pétrin dans lequel Frants et compagnie les
avaient fourrés. La loi du talion, ils adorent, au Conseil.
Elle s’arrêta pour reprendre son souffle. Elle
avait parlé d’une traite.
— Ensuite, reprit-elle plus calmement, ils ont dû
vouloir tirer parti de la situation. A savoir mon engagement, et la
libération du fantôme. Si l’enquête échoue, Frants n’a plus de
protection, ma réputation est atteinte, donc je deviens beaucoup
moins dangereuse à leurs yeux. Ils espèrent même, peut-être, que
nous nous éliminerons mutuellement, le fantôme et moi. Et le
Conseil, blanc comme neige, n’aura plus qu’à se frotter les
mains.
Songeur, Sergueï avala une gorgée de thé.
L'hypothèse que Wren venait d’exposer était troublante. Diablement
troublante, même.
Il savait parfaitement que cette petite mimique
avait le don d’exaspérer la jeune femme, parce qu’elle était
incapable d’en faire autant. C'était tout ce qu’il avait trouvé,
dans l’immédiat, pour détendre son associée.
— Ce que je compte faire ? Mais dénicher ce foutu
fantôme, le boucler dans sa boîte, et aller chercher le chèque
!
Elle s’arrêta près de lui.
— Et je veux que le Conseil sache que j’ai
accompli ma mission. Je veux qu’ils sachent que j’ai déjoué leurs
plans machiavéliques. Au besoin, je le publierai dans les journaux
de la Cosa. Qu’ils gambergent un peu là-dessus ! Qu’ils se
demandent si les Solitaires sont vraiment des Talents de seconde
zone, comme ils l’affirment ! Qu’ils marinent dans leur jus en se
demandant si je ne vais pas les poursuivre ! Il ne fallait pas
qu’ils me tirent dessus. Maintenant, j’en fais une affaire
personnelle.
— Joli plan, approuva Sergueï avec un air de
connaisseur. Et comment comptes-tu le réaliser ?
— Euh… Je ne sais pas. Mais le plus important,
c’est d’avoir un objectif, non ?
Tournant le dos à son associé, elle prit sa tasse
sur la table et but une petite gorgée. Le thé était trop amer.
Attrapant le sucrier, elle y plongea sa cuillère. Sergueï nota avec
satisfaction que son geste était assuré. Wren s’était exercée à
devenir ambidextre, après s’être brisé le pouce droit en jouant au
frisbee, l’été précédent. Il devait avouer qu’il n’était pas sûr
que la jeune femme y parviendrait. Silencieusement, il lui tira son chapeau. Bien
sûr, il y avait une foule de choses qu’elle ne pourrait pas faire
avant longtemps, comme de trafiquer des serrures, ou d’escalader
des murs.
La voix de Wren interrompit le cours de ses
pensées.
— D’une façon ou d’une autre, il faut qu’on mette
la main sur le spectre. Où peut-il être, bon sang ? J’ai lancé une
incantation pour retrouver sa trace, mais je ne suis pas sûre que
ça marchera. Et puis, pour que la formule de protection fonctionne
de nouveau, il faudrait qu’il apparaisse sous la forme qu’il avait
au moment où il est sorti de la dalle. Et de ça, je ne suis pas
sûre non plus.
Elle reposa la tasse et ajusta l’écharpe autour de
son bras.
— Je me demande s’il existe des points communs
entre les revenants, ajouta-t-elle, perplexe.
— Mais oui. En dépit du fait que la spectrologie
semble être le domaine le moins connu de l’intelligentsia magique,
après, bien sûr, la vie supra-psychique de Jim Morrison…
— Et moi, je te dis qu’à tous les coups, il s’est
fait embarquer dans une tornade dont il ne peut plus sortir,
grommela Wren.
— En dépit de ce fait, disais-je, poursuivit
Sergueï sans tenir compte de l’interruption, j’ai réussi à obtenir
quelques informations intéressantes grâce à l’un de mes contacts.
Un fantôme est rattaché à ce plan-ci de la vie pour trois raisons :
une affaire non achevée, un lien émotionnel puissant, comme
l’amour, une malédiction bien ficelée. Ce qui ne semble pas être le cas ici, puisqu’en
l’occurrence, il a décampé dès que la pierre s’est ouverte.
— Formidable. Sauf qu’on ne connaît pas l’identité
de ce fichu spectre. Et tant qu’on ne la connaît pas, tes
informations ne nous servent pas à grand-chose. Bon…
Réfléchissons.
Wren se mordilla le pouce un instant.
— Tout ce que nous savons sur les fantômes est
purement hypothétique. En toute hypothèse, donc, un fantôme est
censé apparaître non pas là où il est enterré, mais là où il a été
tué. Bon, mais notre spectre est lié à la pierre précisément par sa
mort, non ?
Pensif, Sergueï acquiesça lentement.
— Supposons qu’ils aient procédé à un enterrement
rituel. Quelques os par-ci, un peu de sang par-là. Bien. Mais
qu’est-ce qui nous dit que le type a été tué sur place, et non pas
ailleurs, avant d’être amené près de la dalle ?
— Avant que les fondations soient posées, par
exemple ? Pour que l’assassin ait plus de facilité à enterrer le
corps ? Tu en sais un peu plus que moi sur les rituels, mais je
dirais que tu as probablement raison.
Wren cessa de mordiller son pouce.
— Peut-être que c’est tout simplement un crime
passionnel. Du genre : tu croises une personne que tu hais, tu la
frappes à la tête et tu jettes son corps dans un bloc de pierre.
Une espèce de capsule témoin complètement absurde, mais qui ne sera
jamais ouverte. Si, bien sûr…
— … on ne tient pas compte de l’incantation,
acheva Sergueï.
— Oui. C'est la seule donnée qui ne soit pas hypothétique. Essayons d’éviter
les « si » et les « peut-être ». Tout ce que nous pouvons dire de
la magie basée sur la mort, pour l’instant, c’est que c’est
particulièrement moche et assez imprévisible. Mais si ça marche,
alors, c’est le plus sûr moyen de faire durer quelque chose. On se
procure un réceptacle creux, on y fourre la victime, on marmonne
l’incantation. Et puis, un peu de sang frais par-dessus pour fermer
le tout, et il ne reste plus qu’à se servir du pouvoir surgi à
l’instant même de la mort. Et si, de plus, la victime a un lien
avec…
Wren s’arrêta et leva les yeux vers son compagnon
qui s’était figé, sa tasse à mi-chemin des lèvres. La même idée
venait de les traverser. Tournant les talons, Sergueï se précipita
vers le bureau, suivi de près par Wren.
— 1953, non 1954…
— 1955, corrigea la jeune femme en tirant une
feuille du dossier qu’il lui avait remis, une semaine auparavant.
Bon sang, tu crois qu’il y a des archives ?
— Pas pour les notices nécrologiques. Mais ce
n’est pas ce qu’on cherche.
S'asseyant devant l’ordinateur, Sergueï fit voler
ses doigts sur le clavier, avec une agilité de pianiste.
— Ne me dis pas que tu veux pirater les dossiers
de la Brigade Criminelle de New York !
— D’accord, répondit-il avec amabilité.
— D’accord, quoi ? Que tu ne pirateras pas, ou que
tu ne me le diras pas ?
— Exactement.
Wren esquissa une grimace. Ils avaient tous deux
une conception assez « souple » du respect de la loi.
— Oh ! s’exclama Wren.
— J’ai oublié d’appeler ma mère ! Ecoute, continue
à faire ce que tu dis que tu ne fais pas, et moi, je reviens dans
un petit moment.
Elle gagna aussitôt sa chambre et s’assit sur le
lit, près de la table de chevet où était posé le téléphone.
Bien… Se mettre en condition. Quelques exercices
de respiration. Sélectionner les informations. Ne pas mentionner le
tir, ne pas mentionner l’orage, ne pas…
La liste était trop longue. Elle adorait sa mère,
mais quand elles se parlaient, c’était comme si elles marchaient
toutes les deux à travers un champ de mines.
Expirant profondément, elle attrapa le combiné et
le coinça comme elle put contre son épaule gauche.
— Maman ? Bonjour. Oui, je sais… Je suis désolée,
mais Sergueï m’a mise sur un travail, et tu sais comment il est.
Oui, oui, c’est un affreux négrier, et il ne me mérite pas.
S'appuyant contre la tête de lit, elle installa
son bras le plus commodément possible.
— Non, toujours la même chose. Un type qui veut
authentifier une sculpture.
A bien y regarder, ce n’était pas entièrement
faux… Margot Valère savait parfaitement que sa fille était un
Talent. Elle l’avait découvert au beau milieu d’une violente
dispute mère-fille, alors que Wren était encore enfant. John avait
ensuite insisté sur la nécessité d’être franc, afin d’éviter les
ambiguïtés fâcheuses que pouvait susciter une relation
professeur-élève quand l’élève était une jeune fille. Margot
Valère, cependant, avait délibérément choisi d’ignorer la nature des activités de Wren.
Officiellement, la jeune femme était en quelque sorte le factotum
de Sergueï, effectuant des recherches à son service. Et Sergueï
était un galeriste excentrique et fortuné.
Ainsi, tout le monde était satisfait.
Dix minutes plus tard, Wren sortit de la chambre
et se dirigea vers la cuisine, avec une seule idée en tête : la
boîte de gâteaux dans le placard aux provisions. O.P. lui avait
fait boire deux litres de jus d’orange avant de partir, mais à
présent, elle avait un énorme creux à combler. Le contrecoup de la
tension. Il lui fallait au moins une boîte entière de biscuits et
un grand bol de chocolat chaud.
En passant devant le bureau, elle vit Sergueï qui
marchait de long en large, son téléphone portable à l’oreille. Il
s’exprimait de nouveau dans une langue étrangère. Ce n’était pas du
russe : Wren en avait suffisamment entendu, ces dernières années,
pour l’identifier sans hésitation. Ce n’était pas non plus de
l’espagnol, ni du français. De l’allemand, peut-être ? Mais alors,
parlé par un troll. C'était étrangement guttural. Au diable cet
homme avec ses mille et une langues ! Ah, si elle ne l’aimait pas
tant, elle…
« Halte-là, ma fille ! Terrain dangereux. » A
explorer plus tard. Beaucoup plus tard.
Sergueï l’aperçut et, d’un geste énergique, lui
intima l’ordre de rester où elle était. Obéissante, elle s’appuya
contre le mur et observa son partenaire. Même quand elle était
d’une humeur de dogue, elle ne pouvait s’empêcher d’admettre qu’il
était beau. Avec sa chemise froissée, légèrement tachée de sang,
ses cheveux en désordre, dans lesquels il avait visiblement fourragé, eh bien oui, elle le
trouvait séduisant.
« Ça, ma fille, c’est la conséquence du stress et
de tout le sang que tu as perdu. Ni plus ni moins. »
C'était assez agréable, aussi, de savoir qu’il
aimait bien sa mère. Bon, elle n’y attachait pas une importance
fondamentale, mais enfin, c’était agréable.
Ce qui était étrange, en revanche, c’est que
depuis dix ans qu’ils travaillaient ensemble, Sergueï n’avait
jamais évoqué ses proches. Wren savait seulement que sa mère était
morte quand il était encore à l’université, et que son père était
resté en Russie pour permettre à sa femme et son fils de
partir.
Elle devait reconnaître, cela dit, qu’elle-même ne
lui avait pas beaucoup parlé de sa propre vie en dehors du travail.
Mais là, elle éprouvait le besoin urgent de… partager. Elle avait failli mourir, aujourd’hui. Si
O.P. ne s’était pas jeté sur elle… Le silence entre eux aurait pu
être englouti par le néant…
Tout ça, c’est la faute du fantôme, décida-t-elle.
Effrayée par le cours que prenaient ses pensées, elle frissonna.
Voilà qu’elle était en train de penser à la mort, et à ses
conséquences…
« Ici et maintenant », telle avait toujours été
leur devise. En fait…
Wren sursauta. Quelque chose venait de piquer sa
cuisse. Elle tendit la main, et poussa un léger cri. C'était le
mauvais bras…
— Vas-y doucement, idiote, grommela-t-elle en
palpant maladroitement sa poche.
Tant bien que mal, elle en ressortit le petit
talisman en ivoire. Brillant d’un éclat rouge sinistre, il
picotait sa paume, comme une
branche d’ortie. Rassemblant toute sa volonté, Wren se concentra
sur lui.
— Où es-tu ? murmura-t-elle.
— L'immeuble de Frants Enterprise. Il y a des
problèmes là-bas.
— Pardon ?
Levant brusquement la tête vers Sergueï, elle
faillit en laisser tomber la baguette.
— C'était l’équipe de nettoyage qui m’appelait. Je
leur avais demandé de m’avertir dès qu’il se passerait quelque
chose. Les agents de nettoyage sont d’excellents informateurs, et
relativement peu onéreux.
— Et donc ?
La baguette vibrait dans sa main. Y avait-il un
lien avec ce que lui annonçait son associé ? Très probablement,
oui.
— Un fracas, des hurlements, le bruit d’une
fenêtre brisée. A l’étage des bureaux de Frants. Impossible d’y
accéder. D’après le registre de contrôle, Oliver Frants s’y trouve,
avec trois de ses gardes du corps, un agent de sécurité chargé
d’effectuer des rondes de surveillance, et une proche
collaboratrice.
Wren jura.
— Jamais je ne pourrai être là-bas à temps, si
c’est le fantôme ! Flûte, flûte et flûte !
Soudain, elle s’immobilisa et regarda le
talisman.
— Recule, ordonna-t-elle à Sergueï.
— Que vas-tu faire ?
Sans répondre, elle attrapa un morceau de craie
dans le fourre-tout de son bureau. Puis elle dessina un petit carré
au milieu du couloir.
— Geneviève ?
Lançant la craie dans un coin, elle s’essuya les
mains et fit le tour de l’appartement, allumant toutes les lampes,
les unes après les autres. Pour la première fois, Sergueï remarqua
le nombre impressionnant d’éclairages.
— Heureusement que je suis rechargée,
marmonna-t-elle. Parce que ce truc-là, ça vous pompe énormément
d’énergie. Hors de question que je prenne le risque de tomber en
panne…
Sergueï ouvrit la bouche pour protester, puis se
tut. Ce n’était pas le moment de se montrer surprotecteur. Et tout
ce qu’il pourrait dire serait inutile. Wren maîtrisait tout juste
la Translocation dans sa forme la plus simple, à savoir qu’elle
pouvait se téléporter — et encore, pas sans risques. Impossible,
donc, de partir avec elle. Il serait obligé d’emprunter les voies
normales, et d’arriver bien après la bataille…
La jeune femme émergea de la cuisine.
— Maintenant ou jamais ! lança-t-elle en tendant
son écharpe à Sergueï. Et ne m’embête pas. Ce n’est qu’une
égratignure, et je vais avoir besoin de mes deux bras.
Sergueï hésita, puis attrapa le tissu en
soupirant.
— Fais attention à toi, Zhenechka. Ce n’est pas le
moment de mourir.
— Ça non ! rétorqua-t-elle avec force. Allez, en
piste…
Il tendit la main et effleura sa joue. Puis,
brusquement, il se pencha et déposa un rapide baiser sur son front.
Sous le contact doux et chaud, Wren se sentit faiblir.
Prenant une profonde inspiration, la jeune femme
ferma les yeux et visualisa l’immeuble de Frants Enterprise. Si
elle pouvait éviter d’atterrir dans la cage d’ascenseur, ou dans
tout autre endroit aussi peu plaisant, ce ne serait pas plus mal.
Se concentrant, elle lança cet appel que Sergueï percevait sans en
comprendre la nature. Puis, d’un coup sec, elle tira à elle tous
les flux électriques de l’appartement.
Une lumière bleue vibra autour d’elle, auréolant
son corps. Un sifflement rauque déchira le silence de la pièce, et
toutes les lampes s’éteignirent simultanément. Le temps que Sergueï
découvre la torche électrique que Wren avait laissée dans la
cuisine, la jeune femme avait disparu.