Agonie !
Tout n’était plus qu’agonie et douleur. Une douleur lancinante,
absolue, sans commencement ni fin…
L'empathie était l’un des procédés les plus
appréciés des auteurs de romans fantastiques autant que des
Talents. Pourtant, à l’instant même où elle franchit le seuil, Wren
fléchit sous le poids des émotions qui s’abattirent sur elle. La
souffrance déferla par vagues — métal s’enfonçant dans sa gorge,
peur révulsant son estomac, solitude asphyxiant ses pensées,
regrets serrant son cœur…
— Résiste, Wren !
C'était la voix de Sergueï, sévère et péremptoire,
mais les mots étaient produits par son propre cerveau. Elle mit
quelques secondes à réaliser qu’il lui faudrait combattre sur deux
fronts à la fois. Erigeant aussitôt une barrière qu’elle seule
pouvait percevoir, elle se prépara à affronter à la fois un homme
et un fantôme.
Une déflagration de Courant balaya la pièce.
Relevant lentement la tête, elle cligna des yeux
et, d’un revers de main, essuya les larmes qui l’empêchaient de
voir. Ses tempes battaient atrocement, comme si elle avait une
gueule de bois infernale.
L'explosion avait figé les deux assaillants. Auréolé d’un éclat
vert jaune, le spectre était penché sur sa victime. Un bras levé
devant son visage, l’autre tendu derrière lui comme s’il cherchait
quelque chose, Frants gisait à terre. Près de sa main, Wren
discerna un objet métallique. Un pistolet.
Wren haïssait les armes par-dessus tout.
Impossible de négocier avec elles, impossible d’y échapper. Et
d’expérience, elle savait que ça pouvait faire sacrément mal… Un
filet de Courant s’enroula autour de l’objet, qui fondit jusqu’à
devenir inutilisable.
C'était du gaspillage d’énergie, mais Wren se
sentit soulagée.
Frants tenta de remuer, comme s’il avait compris
ce qui se passait. Aussitôt, elle renforça sa prise sur lui. Cela
ne tiendrait pas une éternité, mais c’était suffisant pour
l’empêcher de finir ce qu’il avait commencé, et réfléchir à la
suite des événements.
— Vous aviez dit qu’il était à moi…
C'était à peine un murmure — un bruissement aussi
léger que le vent dans les feuilles. Toute la souffrance du monde
s’exprimait dans ce souffle. Wren frissonna et regarda le
spectre.
— Oui, mais j’avais tort.
Instinctivement, elle engagea un dialogue
silencieux. Le Courant, soutenu par une obstination typiquement
humaine, était ce qui maintenait le fantôme dans ce monde-ci. Et
parler par le truchement des ondes magiques était pour Wren aussi
évident que de conférer avec soi-même dans le secret de son
esprit.
Le spectre reporta son attention sur Frants.
Un instant, il considéra la
forme recroquevillée devant lui, d’une pâleur mortelle et suant à
grosses gouttes.
— Je l’aurai. Quoi qu’il arrive.
Et soudain, levant une main aux doigts
incroyablement crochus, il lacéra le visage de Frants. Des lambeaux
de chair pendaient sous ses ongles.
— Il souffrira comme j’ai souffert.
Et, de nouveau, il leva sa main
ensanglantée.
— Non !
Wren ne savait pas si elle avait crié réellement
ou en pensée.
— Vous le regretterez, ajouta-t-elle très
vite.
Se relevant lentement, elle avança avec prudence
vers le spectre. Ne pas l’effrayer. Continuer à parler, faire appel
à ce qui restait d’humanité dans cette âme surgie
d’outre-tombe.
— Vous n’êtes pas comme lui. Vous n’avez jamais
été comme lui. Vous étiez un bâtisseur, n’est-ce pas ? C'est vous
qui avez créé cet immeuble, qui l’avez imaginé. C'est votre rêve…
Un rêve que vous avez concrétisé.
Une intuition que Wren et Sergueï avaient eue
juste avant que tout n’explose. Pour que la magie qui liait l’homme
à la pierre entre en action, il avait fallu faire appel à des
forces plus puissantes que la mort, des forces présentes aux deux
bouts de la chaîne. D’un côté, le désir du grand-père d’Oliver
Frants — désir de protéger son bien — de l’autre, le désir de la
victime elle-même — désir de pérenniser son œuvre.
Wren éprouva un sentiment de chaleur à l’idée que
son associé était en route. Elle l’entendait presque courir comme
un fou à travers les rues. Bien sûr, il n’arriverait pas à temps, mais c’était bon de
savoir qu’il viendrait, quoi qu’il arrive. De savoir qu’elle
pouvait compter sur lui. En toutes circonstances.
Rassérénée à cette pensée, elle sut qu’il fallait
réintégrer le monstre qui se tenait devant elle dans la ronde des
sentiments qui liaient les êtres entre eux. Tendresse. Estime.
Amour.
— C'est vous qui avez fait de ce bâtiment ce qu’il
est aujourd’hui.
— Je… Je l’ai fait pour cet homme !
Le spectre se pencha sur la forme larmoyante à ses
pieds.
— Il ne le méritait pas.
Pas le temps d’expliquer à un esprit en déroute
qu’il retardait de deux générations.
— Pas pour lui, non, corrigea doucement Wren. Pour
eux.
Et d’un geste, elle désigna les gardes, puis, plus
loin, la femme affalée contre le mur du couloir.
— Pour tous ceux qui travaillent dans cet
immeuble. En connaissez-vous le nombre ? C'est un excellent
bâtiment. Solide et sûr. Grâce à vous.
Tout ce qu’elle avait appris sur l’édifice, au
cours de ses recherches, lui vint naturellement aux lèvres. Le
système de sécurité sophistiqué. Les escaliers larges et lumineux.
Le réseau de ventilation à sûreté intégrée. Tant d’années après sa
création, l’immeuble était toujours aussi impeccable.
— Je veux…
— Je sais, l’interrompit Wren, d’un ton de regret
sincère. Je comprends. Mais peut-être qu’il existe un autre
moyen…
— Dites-moi. Vite.
Le fantôme se tourna vers elle. A terre, Frants
leva des yeux sanguinolents et paniqués. Mais qui était la victime
? Qui avait le droit d’exiger que justice soit faite ?
— Rentrez dans la pierre…
— Jamais !
Le hurlement la bouleversa, tant il exprimait de
désespoir et de souffrance.
— Jamais, entendez-vous !
Le cerveau de Wren travaillait à une allure
vertigineuse, dont elle ne se serait pas crue capable. Son corps
frissonnait sous la pression du Courant qui immobilisait les deux
adversaires.
— Pour un temps seulement, dit-elle. Un temps que
vous remarquerez à peine. Pas plus long que la durée d’une
vie…
— Et alors ?
Il avait compris où elle voulait en venir. Un
sourire terrible éclaira soudain le sinistre visage.
— Alors, il prendra votre place.
Un long gémissement se fit entendre à terre. Wren
et le fantôme se tournèrent simultanément.
— Il prendra votre place, reprit-elle en lançant
un regard sévère à Frants pour qu’il n’interfère pas dans la partie
qu’elle était en train de jouer. Et vous serez libre.
— Etes-vous capable d’accomplir ce que vous
proposez ?
— Quand le temps sera venu, la promesse sera
tenue.
Même s’il
fallait faire appel à tous les Solitaires de la planète pour
maintenir le misérable pendant qu’elle lèverait le couteau. Et le
Conseil ne serait qu’un spectateur impuissant. Ils s’étaient servis
d’elle pour dissimuler le fait qu’un des membres de leur coterie
préférait recourir au sang et au meurtre plutôt qu’au Courant pour
accomplir ses incantations. Et Frants, bien sûr, était au courant.
A son tour, il s’était servi d’elle dans sa partie de poker avec le
Conseil. Pourquoi se soucierait-elle d’eux ?
— Non… non, articula Frants d’une voix
rauque.
— Tu préférerais aller rôtir en enfer tout de
suite ? demanda le spectre avec curiosité.
Les yeux de l’homme s’agrandirent de frayeur. Ses
lèvres remuèrent sans émettre le moindre son. Le sang ruisselait
sur son visage, qui n’avait presque plus rien d’humain.
— Jure-le. Jure que quand ton tour sera venu, tu
prendras ma place pour que l’incantation perdure.
Il n’avait, en somme, d’autre choix que de mourir
maintenant, ou un peu plus tard. Il leva un regard suppliant vers
Wren, qui demeura impassible. Son menton se mit à trembler comme
s’il allait pleurer.
— Je… je le jure, bafouilla-t-il d’une voix
lamentable.
Wren poussa un soupir de soulagement. Elle
n’aurait pas pu contenir plus longtemps le fantôme. A dire vrai,
elle n’était même pas sûre d’en avoir encore envie. Frants allait
passer le reste de sa vie à tenter d’échapper au serment, par tous
les moyens, magiques ou non
magiques. La poupée inerte était là pour témoigner de ses
essais.
— Satisfait ? demanda-t-elle mentalement au
spectre.
Le revenant considéra sa victime, puis essuya ses
mains ensanglantées sur son pantalon. Les doigts avaient retrouvé
leur aspect normal.
— Il fait froid, là-dedans, murmura-t-il. Et on y
est si seul…
— Ce n’est pas pour toujours, répliqua Wren.
Elle ne pouvait faire davantage.
— Quel est votre nom ? demanda-t-elle.
— Jamie.
Alors, sous les traits déformés et terrifiants,
apparut un visage jeune et énergique. Le visage d’un homme sérieux,
dont la gravité était tempérée par un véritable enthousiasme. Un
costume des années cinquante remplaça la tenue salie et déchirée,
et l’architecte leva la main comme pour retirer un chapeau
invisible. Ses sourcils épais se haussèrent, sous l’effet de la
surprise, et ses yeux bruns se mirent à chercher de tous côtés. Il
n’y avait pas de chapeau.
Le fantôme haussa les épaules, d’un air
contrit.
Pointant un doigt vers Frants, pour lui rappeler
son serment, il devint peu à peu transparent et disparut. Il y eut
un remous dans l’air, et ce fut tout.
Enfin, pas complètement. Toujours enracinée dans
l’immeuble, Wren pouvait sentir l’énergie du fantôme reprendre
possession de son œuvre, s’infiltrer dans chaque poutre, dans
chaque mur… Elle éprouva un sentiment de sécurité identique à celui
de l’enfant jouant paisiblement sous la protection de ses
parents.
Lentement,
elle se désengagea. De très loin lui parvint l’écho d’un
remerciement. Puis tout s’évanouit définitivement, et la jeune
femme redevint totalement elle-même.
Il y eut comme un déclic, suivi d’un long
gémissement, et soudain, la lumière revint. Une série de tintements
indiqua que les ordinateurs se remettaient en route — tout au moins
dans les autres bureaux, celui-ci étant ravagé. Le vagissement
d’une sirène se fit entendre au loin. Et le chuintement discret des
ascenseurs rappela à Wren qu’il ne leur restait pas beaucoup de
temps.
— Allez, debout ! lança-t-elle à Frants.
Visiblement apeuré, l’homme rampa à
reculons.
— Debout ! ordonna-t-elle, avec toute l’autorité
dont elle était capable. Les gens vont bientôt arriver. Vous ne
voulez tout de même pas qu’ils vous voient par terre ?
Pour sa part, elle s’en moquait royalement, mais
tant qu’à faire, elle préférait qu’on se rue sur lui, plutôt que
sur elle, pour savoir ce qui s’était passé.
Cet appel à l’amour-propre fit son effet, comme
elle l’avait escompté. S'appuyant sur le rebord encore intact d’une
table, il se hissa péniblement sur ses pieds. D’un revers de main,
il essuya son visage et regarda, hébété, le sang qui maculait ses
doigts.
« Quand il sortira de l’état de choc, ça fera
vraiment mal », songea Wren, non sans une certaine sympathie.
— Venez ici, lui intima-t-elle en frottant ses
paumes l’une contre l’autre.
Il restait en elle une trace de Courant qui
réagit lentement,
paresseusement, à sa sommation. Impossible de puiser dans les
systèmes de l’immeuble, trop fragiles encore. Et il n’y avait
aucune autre source immédiatement disponible. Il fallait donc
qu’elle se débrouille avec ce qu’elle avait.
Frants fit quelques pas, mais refusa d’approcher
davantage. Avec un soupir, Wren enjamba les vestiges d’un fauteuil
ancien et vint près de lui. Elle comprenait sa peur.
— Ne bougez pas. Je vais simplement arrêter
l’épanchement de sang pour que vous ne tourniez pas de l’œil.
Elle avait lu quelque part que les blessures à la
tête saignaient abondamment. Etait-ce vrai aussi pour les plaies au
visage ?
Dans un souffle lent et
paisible
Le corps se
régénère
La chair cicatrise et le
sang retourne au sang
Une petite formule de secours qu’elle utilisait
depuis le lycée. Son Talent lui permettait tout juste de
l’appliquer avec succès aux entailles ou écorchures superficielles.
Si, en revanche, l’hémorragie était interne, c’était autre
chose…
En laissant retomber ses bras, Wren grimaça. Elle
avait oublié que Frants n’était pas le seul à être blessé. Mais
voilà, elle ne pouvait s’appliquer la jolie formule qu’elle venait
de chantonner. S'envoyer à soi-même du Courant risquait de
provoquer des dégâts extrêmement graves. John lui avait rapporté
des histoires atroces d’organes qui s’étaient soudés entre eux,
notamment. Brrr ! Wren en frissonnait encore rien que d’y penser.
Non, merci !
Fronçant
les sourcils, elle observa son « patient ». Les cicatrices
risquaient d’être assez laides. Elle ne pouvait pas dire qu’elle ne
s’en réjouissait pas. Frants ne donnait guère envie de se montrer
charitable.
Un léger carillon retentit. Suivi d’une rumeur qui
enflait progressivement. Le gros de la cavalerie était arrivé. Wren
éprouva un intense soulagement en discernant, dans le brouhaha, la
voix de Sergueï.
— Par ici ! cria-t-elle.
Deux infirmiers firent irruption. Fonçant vers
Frants, ils s’agenouillèrent près de lui et déballèrent leur
trousse. Ils étaient suivis d’un homme qui devait être un agent de
sécurité, comme en témoignait le talkie-walkie dans lequel il
parlait.
Elle se pencha vers le plus jeune des
infirmiers.
— Il y a une femme là-bas…
— Quelqu’un est avec elle, madame, répondit-il en
levant le tête. Oh… Et vous ?
— Moi ?
Wren baissa les yeux. Le bandage était à moitié
déchiré, et la plaie causée par la balle saignait de nouveau.
Jusqu’à ce que l’infirmier en fasse la remarque, elle n’avait rien
senti.
— Euh… Ce n’est rien. Merci.
— Mon Dieu !
Wren se retourna. L'agent de sécurité venait de
découvrir les membres épars.
« Il est temps de s’éclipser discrètement »,
songea-t-elle. Il lui restait tout juste assez de Courant pour
déclencher l’allumage d’une voiture. Néanmoins, elle parvint à se
rendre impossible à identifier et glissa sans bruit vers la
porte.
Dans le couloir, une main saisit son coude.
La formule d’invisibilité ne
marchait pas sur Sergueï, nota Wren. Encore un de ces mystères
qu’il lui faudrait étudier plus tard.
— Que s’est-il passé ?
Une question, ma foi, fort raisonnable. Que diable
s’était-il réellement passé ? Un infirmier était agenouillé à côté
de la femme aux cheveux noirs, qui semblait reprendre vie.
— Euh… J’ai sauvé cette femme, j’ai sauvé le
client, au moins pour quelques années, et j’ai apaisé un fantôme
tourmenté, pour un temps non négligeable. Ah, et puis, vu que Jamie
a réintégré la pierre, on peut aller chercher le chèque. Et Oliver
Frants a intérêt à nous payer ! Quels que soient les accords
passés.
Wren fronça les sourcils. Elle ne savait
absolument pas comment elle s’y prendrait pour faire respecter ces
accords. Mais Jamie comptait sur elle, et elle était la seule à
pouvoir agir. Personne ne se soucierait d’un homme depuis longtemps
disparu.
— Un vrai gentleman, murmura-t-elle. Jusqu’au
bout.
Sergueï la regarda avec un amusement perceptible
sous son inquiétude. Wren hocha la tête. Elle devait prononcer des
paroles sans suite ni cohérence.
« J’ai promis, Jamie. Personne ne te trahira plus.
»
Elle s’écarta pour laisser passer un autre agent
de sécurité qui remontait le couloir, son talkie-walkie à la main,
suivi d’une dame qui prenait des notes.
Evidemment, elle avait aussi condamné un homme à
mort et attiré sur elle les foudres du Conseil. A dire vrai, elle
ne s’en souciait pas vraiment. Elle ne se souciait plus de grand-chose. Son corps et son
cerveau étaient totalement engourdis. Etrange…
« Tu es à sec, idiote ! Tu ne peux pas prendre ce
genre de risques. Tu ne peux plus, avec les ennemis que tu viens de
te faire ! »
La voix de John ? Non… Max !
Sans doute Sergueï avait-il vu son expression
changer. L'attirant à lui, il l’entoura d’un bras solide.
— Tout va bien, Geneviève, murmura-t-il. Tout va
bien.
Wren enfouit son visage dans la large poitrine et
ferma les yeux avec un soupir de soulagement. Non, tout n’allait
pas bien. Mais durant un instant — un bref instant —, elle fit
semblant d’y croire. L'affaire était joliment emballée, et rien
d’autre ne l’attendait que le somme de deux jours qui suivait
immanquablement.
Rassérénée par l’étreinte sécurisante, elle sentit
l’énergie de Sergueï s’insinuer en elle, et la ranimer suffisamment
pour que la douleur se réveille.
— Je veux rentrer, murmura-t-elle.
Dans le taxi qui les emmenait, Wren se blottit
contre Sergueï et ne bougea plus de tout le trajet. Son corps était
agité de frissons, en dépit de la tiédeur de la journée et des bras
qui l’enveloppaient étroitement. De fines gouttes de sueur
perlaient sur son visage, et ses mains étaient glacées. Soucieux,
Sergueï écarta délicatement une mèche qui retombait dans ses
yeux.
— C'est l’épuisement, murmura-t-elle, d’une voix à
peine audible. Ça ira mieux quand j’aurai dormi.
Arrivé
devant l’immeuble, Sergueï prit Wren dans ses bras et la porta
jusqu’au cinquième étage. Au moment où il arrivait sur le palier,
une silhouette massive surgit devant eux.
— Comment va-t-elle ?
Sergueï observa le gros ours. L'inquiétude était
visible au fond de ses yeux rouges.
— Elle est épuisée. Prends les clés dans ma poche
et ouvre la porte, veux-tu ?
Avec une délicatesse étonnante, O.P. plongea sa
grosse patte velue et en retira le trousseau sans que ses griffes
effleurent même le tissu de la veste. Rapidement, il ouvrit la
porte et courut en avant du couple jusqu’à la chambre.
— Vous êtes une belle bande d’anxieux, marmonna
Wren, pendant qu'O.P. écartait la couette et que Sergueï la
déposait doucement sur le lit.
— On se refait pas, répondit O.P., d’une voix
bourrue. Tu sais quels sont les bruits qui courent ? On dit que le
Conseil essaie de trouver un trou de souris pour se cacher. Joli
!
Les yeux à demi fermés, Wren agita la main d’un
geste lent.
— Il faut que… je dorme. Doooormiiir… Bonne nuit,
les petits.
Sergueï remonta la couette sous son menton. Wren
attrapa sa main et le tira vers elle. Quand son visage fut près du
sien, elle glissa sa main derrière la nuque et, sans trop savoir
comment, réussit à approcher ses lèvres des siennes.
Pas très romantique, pour un premier baiser, mais
il y eut des étincelles ! Wren entrouvrit les yeux et sourit devant
la mine ébahie de son compagnon.
— Plus tard, ma Wren, plus tard. Dors,
maintenant.
Après avoir réussi à se débarrasser — gentiment —
d'O.P., Sergueï mit de l’eau à bouillir. Récupérant la boule à thé
dans l’évier, il la vida, la rinça et la remplit de feuilles
fraîches. Dans le placard, il prit la plus grande tasse qu’il put
trouver, y déposa la boule, ajouta trois sucres et versa l’eau
frémissante. Puis, il s’installa devant la table et remua
pensivement avec la cuillère.
L'affaire était close. Pour l’essentiel. Restait
tout ce qu’il avait mis de côté jusque-là, et à quoi il allait
devoir songer sérieusement. Tirant son étui à cigarette de la poche
intérieure de sa veste, il le posa devant lui, puis l’écarta d’un
geste rapide.
Sa Wren s’était fait des ennemis puissants.
Beaucoup savaient, à présent, que le Conseil avait trempé ses mains
dans une sale histoire où il y avait eu des morts. La réputation
des Mages Suprêmes était en jeu, et il doutait fort que le Conseil
passe l’éponge. Surtout si la Cosa était secouée par une rébellion
des Fatae, comme le laissait entendre Wren.
Et puis, il y avait cette tentative d’assassinat
sur la jeune femme. Sergueï en tremblait encore de rage et de peur.
Ce qui était un autre problème qu’il leur faudrait considérer
sérieusement, dans les jours à venir. Une perspective qui n’était
pas nécessairement déplaisante.
Retournant entre ses doigts la carte de visite
qu’il avait sortie de son
portefeuille, il réfléchit un long moment.
Négocier. Passer des accords. Après tout, c’était
là son talent à lui.