Wren chantait fort bien quand elle le voulait,
mais l’atroce accent écossais qu’elle prenait presque
inévitablement évoquait plus le miaulement du chat ébouillanté que
la voix d’une soprano. Avec le sentiment du devoir accompli, elle
rangea l’aspirateur et entreprit de rassembler les documents que
l’apparition de Max avait éparpillés dans la pièce, dans l’espoir
vague qu’en rangeant le bureau, elle mettrait du même coup de
l’ordre dans son esprit.
Pour l’instant, ses petites cellules grises
s’acharnaient sur un nom, et quand elles lui auraient trouvé une
place, elle pourrait commencer ce petit vaudou qu’elle pratiquait
si habilement.
— I once was lost, but now am
found, my amazing grace and meeeee !
En outre, le rangement avait l’avantage de remplir
Sergueï de joie, ce qui l’étonnait toujours. Evidemment, il y avait
peu de chance que le fisc vienne fourrer son nez dans un travail
payé de la main à la main, mais il était toujours utile de pouvoir
consulter ses archives. Comme la serrure qu’elle trafiquait tout à
l’heure, par exemple. Elle provenait d’une enquête qu’elle avait effectuée quatre ans
auparavant, et elle lui avait servi pour son périple dans le
Connecticut. Cela s’appelait la prévoyance.
La « prévoyance » était le troisième commandement
du Solitaire. Le premier était : « Se tenir à l’écart des manœuvres
du Conseil. » Le second : « Choisir ses missions et ne pas se
laisser embarquer dans un cas désespéré. » Et le troisième, donc :
« Se préparer à toute éventualité, si improbable soit-elle. »
Le Solitaire avait, bien sûr, d’autres principes,
mais ceux-là étaient primordiaux. Et deux d’entre eux avaient déjà
été un peu écornés dans cette affaire. Ah, comme elle rêvait d’une
petite mission facile, et vite emballée ! Histoire de se
rassurer.
« Et voilà que tu divagues, ma fille. Mauvais
signe ! »
Wren attrapa le courrier électronique qu’elle
avait imprimé sur le cas Old Sally, et glissa les feuilles dans le
dossier vert pomme qu’elle avait dédié à cette affaire. Vert pour
Sally. Orange pour Frants Enterprise. Les couleurs l’aidaient à se
repérer mentalement. Elle choisit une pochette bleu vif pour
l’escouade anti-Fatae, en songeant qu’elle aurait dû s’y consacrer
plus sérieusement dès les premiers signes. Extirper le mal à la
racine…
Avec un soupir, Wren remit cette plaisante
perspective à plus tard, quand sa vie serait moins…
trépidante.
« Ah oui ? Et quand donc exactement ? » lui
susurra une voix qui ressemblait étrangement à celle de sa
mère.
— Oh, la paix ! répliqua-t-elle à voix haute,
en contraignant ses neurones
à se concentrer de nouveau sur l’action présente.
Laquelle consistait à choisir entre un dossier
rose fluo qui lui flanquait la migraine et un rouge sombre. Son
stock de chemises en carton avait besoin d’être renfloué. La
prochaine fois, elle prendrait des coloris pastel.
— Qui pourrait avoir envie d’empailler un cheval,
hmm… ? demanda-t-elle à l’ours en peluche posé sur l’une des
étagères. Ce n’est pas une chose à léguer à ses petits-enfants
!
Teddy l’Ours, privé d’un œil et de deux oreilles,
s’abstint de répondre. Haussant les épaules, elle fit tomber la
pile « vieux documents » dans la poubelle.
Les petits-enfants en question semblaient,
pourtant, avoir religieusement transmis l’héritage de génération en
génération, respectant scrupuleusement les volontés du défunt. Même
lorsqu’ils avaient découvert les dons prophétiques et toujours
funestes d’Old Sally, ils avaient obstinément perpétué la
tradition. Quant à elle, Wren aurait brûlé sans hésiter le cheval
de malheur, mais à chacun sa folie. Et elle n’avait rien contre une
folie qui lui vaudrait sans doute un joli salaire.
L'argent… Tout aboutissait toujours à l’argent,
n’est-ce pas ? Enfin, presque. Le Conseil travaillait
essentiellement pour le prestige, la façade, la respectabilité,
etc. Le prestige pouvait s’acheter, mais l’argent ne pouvait
acheter le prestige. Etait-ce vraiment le cas ?
Cela dit, où allait-elle, avec ces brillantes
réflexions ? Pourquoi
avait-elle le sentiment, diffus, d’avoir mis le doigt sur quelque
chose d’important ?
Elle entendit la porte d’entrée s’ouvrir. Aussitôt
l’odeur caractéristique de la nourriture chinoise s’immisça dans le
couloir et vint chatouiller ses narines, interrompant net le cours
de ses pensées.
— Ils ont rajouté une portion de nouilles au
sésame, annonça Sergueï en entrant dans le bureau, un énorme sac
brun à la main. Je soupçonne Jimmy d’avoir le béguin pour
quelqu’un, ici.
— Admire ! lança Wren en désignant fièrement sa
table de travail, impeccablement rangée. Je vendrais mon âme au
diable pour un bon poulet de chez Noodles, ajouta-t-elle
joyeusement, pendant que Sergueï sortait les plats et les
baguettes.
L'air soucieux avait disparu de son visage,
nota-t-elle. Mais elle sentait encore un léger bouillonnement en
lui. Elle hésita à l’interroger, et préféra s’abstenir. S'il
s’agissait de travail, il finirait par en parler. Si c’était autre
chose, mieux valait ne pas provoquer d’explosion. Ils avaient tous
deux besoin de se concentrer sur l’enquête.
— Du nouveau ? s’enquit-il en désignant
l’écran.
Wren jeta un rapide coup d’œil sur les réponses
qui étaient arrivées pendant qu’elle passait l’aspirateur.
— Nous avons deux Prevost sur la côte Est, trois
dans le Midwest et sept sur la côte du Pacifique, répliqua-t-elle
en fourrageant dans le sac. Et toi ?
Tirant à lui le siège du bureau, Sergueï secoua la
tête.
— Rien.
— Tu ne manges pas ?
— Si, répondit son coéquipier d’un air
absent.
Puis il sortit le téléphone portable de sa poche
et le ralluma, avec un air de soulagement coupable. Presque
aussitôt, une sonnerie se fit entendre.
— Oh, oh ! M. Didier fait feu de tout bois, ce
soir.
Il était rare que Sergueï agisse stupidement,
comme d’éteindre son portable quand précisément il attendait un
appel. En l’occurrence celui de Lowell. Mais elle renonça à se
moquer de lui. Elle saisit délicatement un morceau de poulet avec
ses baguettes.
— Didier à l’appareil. Oui ? Bien. Merci.
Il fit un signe en direction de Wren qui lui
tendit un papier et un crayon.
— D’accord. Non, c’est ce que je cherchais. Oui,
tout va bien ici. Non, non, je n’ai plus besoin de toi.
Bonsoir.
Wren fit la grimace. C'était bien Lowell. Ce
lécheur de bottes patenté. Ce ridicule petit joueur de gameboy. Elle ne le portait pas dans son cœur, et
il le lui rendait bien : il la considérait comme un parasite
dépourvu de toute grâce mondaine. En conséquence de quoi, Sergueï
s’efforçait toujours de les tenir aussi loin que possible l’un de
l’autre.
« Petit joueur minable ! fulmina-t-elle de
nouveau. Si seulement, tu savais à quoi ton cher patron occupe ses
loisirs ! »
Sergueï rangea son téléphone, et tripota d’un air
distrait sa barquette de nouilles. De toute évidence, il était en
train de passer en revue toutes les probabilités, de les évaluer et de les soupeser les unes
après les autres. Elle avait appris à le connaître…
Et il lui avait bien fallu dix ans pour maîtriser
son envie de fuir quand le regard de son associé devenait glacial.
C'est très récemment qu’elle avait compris qu’elle n’avait rien à
craindre de ce regard.
— Ne me dis pas qu’il s’agit du gouvernement,
dit-elle d’une petite voix.
La seule et unique fois qu’ils avaient empiété sur
le terrain de chasse du FBI, les contacts de Sergueï eux-mêmes
avaient eu du mal à aplanir les choses. Officiellement, les
services secrets considéraient que la magie ou la Cosa Nostradamus
n’existaient pas. Ce qui ne les empêchait pas de s’en prendre
violemment à tout Talent.
— Non, pas cette fois, répondit-il. Le motif de
notre voleur est la cupidité, purement et… pas si simplement que
ça. Une cupidité non pas financière, mais esthétique. Ma mémoire ne
m’a pas trompé : Prevost est un collectionneur.
— Comment le sais-tu ? Comment sais-tu que c’est
notre homme ? Et les Prevost qui habitent sur la côte Est ? Il est
venu à ta galerie ? Tu as une adresse ? Et puis, collectionneur de
quoi ? Un vulgaire bloc de marbre à côté d’une œuvre d’art, c’est
plutôt bizarre, non ? Même si l’œuvre d’art vient de ta galerie,
et…
Sergueï leva une main pour l’arrêter.
— Laisse-moi le temps de répondre, veux-tu ? Il
collectionne ce que les autres n’ont pas. C'est un maniaque qui a
débarqué il y a quelques années dans la galerie. Il voulait des
objets ayant quelque chose à voir avec la magie. Et il en savait
assez pour frapper aux
bonnes portes. A la mienne, en l’occurrence. Un obstiné, qui
n’abandonne jamais avant d’avoir obtenu ce qu’il veut. Capable de
remuer ciel et terre. C'est la raison pour laquelle je me souviens
de lui. On dirait bien que ça colle, non ?
« Maniaque »… C'était le qualificatif que Sergueï
appliquait, avec une pointe de mépris, aux Joueurs ou aux apprentis
magiciens. Wren l’observa, les yeux brillant d’excitation.
— Bon sang, bien sûr que ça colle ! Si ce type
n’est pas un Talent, alors, tu as raison…
— Je parie tout ce que tu veux qu’il ne l’est pas,
coupa Sergueï en hochant la tête.
— … et notre voleur travaille pour lui sous
contrat. Peut-être même depuis le premier jour où il est venu à ta
galerie ! Un emploi stable, qui lui épargne le souci de se vendre
ailleurs, et d’accomplir des actions marquantes qui le fassent
connaître.
Wren se tut un instant, songeuse. Voilà qui
pouvait expliquer bien des aspects étranges de l’affaire.
— Un collectionneur, reprit-elle, un peu plus
calmement. T’ai-je déjà dit combien je haïssais ce travail ?
— Euh… Jamais, rétorqua Sergueï, avec un soupir,
en se carrant plus confortablement dans son fauteuil.
Les enquêteurs comme Wren étaient capables de
pénétrer dans n’importe quel édifice. Et la jeune femme était la
meilleure dans son domaine aux Etats-Unis, voire sur tout le
continent nord-américain. Certains bâtiments, bien sûr, pouvaient
se révéler plus récalcitrants que d’autres, mais aucun, absolument
aucun, n’était inaccessible à qui possédait le Talent. Les collectionneurs, néanmoins,
constituaient une espèce particulière. Comme Sergueï avait déjà
l’occasion de l’expliquer à Wren, le véritable collectionneur
maîtrisait sur le bout des doigts le manuel du Parfait Diabolique
dont les deux principes fondamentaux étaient : ne jamais se vanter
de son plan devant l’ennemi, prisonnier ou pas ; et payer
grassement son intermédiaire pour que ce dernier ne soit pas
soudoyé par des concurrents.
A quoi il fallait, bien sûr, ajouter la structure
mentale propre à cette race : obsession, agressivité, absence
totale de scrupules. La collection en question était donc
extrêmement bien gardée. Peu importait à son propriétaire qu’on
sache ce qu’il possédait, pourvu qu’il puisse s’emparer de ce que
les autres ne pouvaient s’offrir — soit parce que l’objet était
exceptionnel, soit parce que sa possession constituait un défi
quasi insurmontable. Le collectionneur ne tenait donc pas à
s’exhiber. Rares seraient, par conséquent, les failles que Wren
pourrait exploiter.
Mais il y avait une jolie somme en jeu. Même si,
rétrospectivement, Sergueï avait quelque peu sous-estimé l’enjeu.
Et l’argent était une motivation puissante, presque autant que le
goût du défi…
Wren esquissa un large sourire, où la jubilation
se mêlait à l’appréhension devant les complications qui pointaient
le bout de leur nez. Sergueï lui retourna son sourire. S'il y avait
une chose qui les unissait, c’était bien la volonté de prouver
qu’ils étaient les meilleurs d’entre les meilleurs. Et de le
prouver non pas aux autres, mais à eux-mêmes. Le Conseil,
semblait-il, n’avait pas le monopole de l’ego…
Elle secoua la tête. Rien ne servait de forcer. La
connexion s’établirait d’elle-même, à son rythme.
Plongeant ses baguettes dans les nouilles
entremêlées, elle s’appliqua à manger sans penser à rien. Sergueï
se mit à faire de même. La nuit allait être longue…
Au cours des heures qui suivirent, les seuls
bruits qui rompirent le silence de l’appartement furent ceux de
papiers qu’on froissait ou compulsait, et du clavier sur lequel on
pianotait. Combien de nuits avaient-ils passées ainsi à réfléchir,
à examiner chaque piste, à pourchasser le moindre indice qui
permettrait soudain au puzzle de s’assembler ? Il arrivait parfois
que la mission nécessite presque uniquement une enquête de terrain,
comme c’était le cas pour Old Sally. Mais le plus souvent, ils
s’enfermaient pour d’interminables séances au cours desquelles ils
torturaient leur cerveau, jusqu’à ce que Sergueï se mette à
marmonner des jurons en russe. C'était d’ailleurs à cette occasion
qu’elle avait découvert qu’une imprécation particulièrement «
piquante » faisait littéralement rougir l’air.
Ces séances n’avaient rien de drôle, même si, bien
sûr, c’était infiniment plus satisfaisant que le brouillard de
l’étape précédente. De toute façon, elles étaient inévitables. «
Seuls les amateurs partent bille en tête, et les mains dans les
poches », disait Sergueï.
Ce soir, ils s’étaient partagé la charge de
travail : Sergueï s’occupait de dépouiller les dossiers que Lowell,
non sans quelques allusions aux heures supplémentaires, avait fait envoyer ; Wren se
chargeait de découvrir sur le Net toute information concernant le
richissime collectionneur d’art, Matthew Prevost. Quand l’un d’eux
dénichait quelque chose, il le posait sur la pile « à suivre ».
Laquelle pile restait désespérément basse.
Vers 22 heures cependant, Wren crut découvrir
l’adresse principale du collectionneur.
— Les rapports d’agence mentionnent l’acquisition
d’une maison, via, semble-t-il, un intermédiaire. Au nord-ouest
d’Albany, dans l’Etat de New York.
C'était assez loin du Frants Building : la
Translocation n’avait donc pu avoir lieu directement, ce qui ôtait
quasiment toute chance à Wren de remonter jusqu’à la source. Et
c’était assez près, néanmoins, pour que le transfert ait été
effectué par des moyens plus conventionnels. Si tel était le cas,
il devait y avoir traces du voyage quelque part. Sauf, évidemment,
s’ils s’en étaient chargés eux-mêmes.
Elle scruta l’écran et grimaça. Il aurait fallu un
agent immobilier pour décrypter cette jungle de chiffres.
— Pfff… Tu y comprends quelque chose, toi ?
Sergueï se pencha par-dessus son épaule. Wren
sentait la chaleur de sa joue contre la sienne.
— Non, attends…
Le téléphone portable sortit comme par magie de la
poche de la veste.
— Bonjour. Sergueï à l’appareil.
« Bonjour » ? Wren le regarda, bouche bée. Elle
fit un rapide calcul mental. Londres ? Non, c’était trop tôt, à
moins qu’il ne s’agisse de quelqu’un d’exceptionnellement matinal !
Alors, l’Asie, peut-être ?
La langue
que se mit à employer son coéquipier confirma son hypothèse. Depuis
quand parlait-il le chinois ? A dire vrai, elle n’était pas aussi
étonnée qu’elle aurait dû l’être.
Sergueï ne maîtrisait pas moins de quatre langues,
en définitive. Anglais, russe, français et chinois. A côté de lui,
elle avait l’impression d’être aussi cultivée qu’un pot de fleurs.
Elle balbutiait à peine dix mots en français, et cinq ou six en
espagnol — et encore, pas tous recommandables.
Pour se remonter le moral, elle condensa l’énergie
qui bourdonnait dans les murs et la dirigea vers un petit gâteau
enveloppé de papier qui traînait parmi les restes de leur dîner. Le
gâteau s’éleva dans les airs et retomba dans sa main.
Sergueï lui lança un regard furibond.
— Désolée…, marmonna-t-elle.
Elle avait oublié que le Courant actif, même à
doses contrôlées, perturbait terriblement la réception des
téléphones mobiles. C'était d’ailleurs la raison pour laquelle elle
n’en possédait pas.
Elle déballa discrètement le gâteau et retourna le
papier pour lire ce qui était inscrit à l’intérieur.
« Ce n’est pas d’entrer dans la mort qui est
difficile, mais d’y rester. »
Elle esquissa une moue. Jimmy s’était toujours
révélé prophétique dans les petites devinettes, assez troublantes,
qu’il rédigeait lui-même. Wren considéra le papier un instant, puis
le froissa et le jeta dans la poubelle. Il valait mieux,
quelquefois, ne pas forcer les ténèbres : elles s’éclairciraient
d’elles-mêmes, quand le temps serait venu. Et puis, il était déjà
assez difficile de s’occuper
du présent, sans s’inquiéter en plus de l’avenir.
— Bien. Merci.
Sergueï raccrocha et, avec une grande dignité,
plia son mètre quatre-vingt-quinze pour s’asseoir sur le sol.
— Alors ? demanda-t-elle en le regardant avec
appréhension.
Il éclata d’un rire inattendu, qui eut pour effet
de relâcher une tension dont Wren ne s’était même pas aperçue. Elle
s’était contentée de noter que le bureau avait besoin d’être aéré,
afin de chasser l’entêtante odeur d’épices chinoises.
— Tu ressembles à une vache qu’on emmènerait à
l’abattoir, Geneviève.
— Sale Russe ! Qui était-ce ? Qu’as-tu appris
?
— Stephen Langwon, répondit-il en retrouvant son
calme.
— Stephen ?
Il opina de la tête.
— Tu as fait exprès de parler cette espèce de
jargon, rien que pour me dérouter !
Furieuse, elle lui décrocha un coup de pied qu’il
attrapa en souriant.
— Il est à Séoul pour affaires de famille.
Stephen Langwon était un ancien inspecteur des
impôts, collectionneur à ses heures, surtout d’aquarelles. Sergueï
appréciait son coup d’œil, celui d’un authentique connaisseur,
disait-il. Langwon avait pris sa retraite et se consacrait, depuis,
à l’immobilier.
— D’après lui, poursuivit Sergueï, pendant que
Wren se tortillait pour récupérer son pied, notre homme a
probablement acquis sa maison par l’intermédiaire d’une société-écran, sans doute pour éviter
de payer des impôts.
— Bien. Et quelle est cette société ?
— Je ne sais pas, répliqua-t-il en ignorant les
contorsions de la jeune femme qui devenait toute rouge. Une
holding, peut-être ? Je n’ai pas voulu insister. Et puis, la
communication était terriblement mauvaise.
Wren ne releva pas. Et d’abord, elle s’était déjà
excusée. Que voulait-il de plus ?
— Le dispositif lui laisse une porte de sortie, si
jamais on découvre des objets volés dans la maison. Puisqu’il n’est
pas le propriétaire.
Wren émit un sifflement.
— Formidable. Et ça nous mène où, tout ça ?
— Là où il faut, rétorqua Sergueï en tirant sur le
pied de Wren qui glissa de son siège et tomba sur le sol.
Avant qu’elle ne soit remise de sa surprise, il
s’était installé à sa place et commençait à pianoter sur le clavier
de l’ordinateur.
— Et c’est où, « là-où-il-faut » ? s’enquit-elle,
après s’être péniblement rétablie à la verticale.
Son compagnon se contenta de lui indiquer l’écran.
Clignant des yeux, elle se pencha par-dessus son épaule. Sergueï
naviguait sur un site gouvernemental. Eberluée, elle le vit entrer
toute une série de mots de passe. Comme il n’était pas plus doué
qu’elle pour le piratage informatique, elle en déduisit que Stephen
avait fourni les détails.
Soudain, elle se pencha encore plus : des noms,
des adresses, des feuilles d’impôts défilaient devant elle.
Il repoussa ses mains.
— Donne-moi ça ! C'est mon ordinateur, pas le tien
! C'est moi qu’ils enverront en prison, s’ils retrouvent ma trace.
Alors, laisse-moi au moins m’amuser !
Tranquillement, Sergueï cliqua sur le lien qu’il
cherchait. Derrière lui, Wren semblait gagnée par la danse de
Saint-Guy, ce qui avait l’air d’amuser prodigieusement son
compagnon. Ce dernier lança une impression et ferma la fenêtre
ouverte à l’écran. Wren se mit à gémir, d’une voix stridente.
— Serggggggg….
— Arrête ! Ne fais plus jamais ça !
Sergueï était sorti de ses gonds, ce qui fit
plaisir à Wren. Elle venait de découvrir une autre manière de le
faire réagir. Souriant, elle classa l’information dans la case «
Dossiers utiles » de son cerveau. En un sens, c’était sans doute
plus facile de travailler avec quelqu’un qui vous connaissait mal,
car il ne maîtrisait pas suffisamment vos points faibles, mais
alors, quel était le plaisir ?
— Stephen a pris un risque en me donnant cette
information, reprit Sergueï en se levant. Je ne veux pas abuser de
sa confiance. Pas sans une très bonne raison, en tout cas. Tu as un
plan de route. Suis-le.
— D’accord, d’accord, grommela Wren en attrapant
le document qui était sorti de l’imprimante.
Maintenant, ils étaient sur son territoire — et c’était infiniment plus
passionnant que de dépouiller des rapports officiels. Elle
s’installa devant l’ordinateur et cliqua sur un lien enregistré
dans sa barre de signets. La
page d’accueil s’afficha, avec une phrase d’avertissement : « Site
d’informations pour internautes avertis. »
Wren entra son mot de passe, puis les données
fournies par le document de Sergueï.
— Vois ce que tu peux trouver sur cette société,
celle qui a installé les alarmes, lança-t-elle en rendant le
document à son coéquipier. Commence par leurs franchises. Je veux
savoir avec qui ils travaillent, s’ils ont un contact quelconque
avec la Cosa.
Sergueï acquiesça. A bien des égards, traiter avec
la Cosa, c’était comme traiter avec la mafia dans le monde profane.
Première des règles, absolument essentielle : marquer son respect.
Autrement dit, pour l’enquêteur : demander l’autorisation de
s’occuper d’une cible dépendant du Milieu. Jusque-là, ils avaient
suivi la procédure en se présentant devant le Conseil pour signaler
officiellement l’affaire. A présent qu’ils avaient déterminé leur
cible, ils devaient préparer parfaitement le terrain avant que Wren
ne se lance.
L'écran était devenu entièrement rouge, à
l’exception du curseur qui clignotait au centre. Sergueï détourna
les yeux : c’était insoutenable. Parfaitement indifférente, Wren
fit craquer ses doigts comme une pianiste virtuose avant un
concert. Puis, levant ses deux mains au-dessus du clavier comme si
elle allait attaquer les premières mesures, elle concentra son
énergie et commença à taper. L'écran rouge vacilla et une étrange
forme à quatre dimensions émergea. Averti par l’expérience, Sergueï
regarda ailleurs, le temps que la forme se réduise à une
bidimensionnalité plus raisonnable. Toujours concentrée, Wren
modela la forme,
l’apprivoisa jusqu’à obtenir la connexion qu’elle
recherchait.
Evidemment, envoyer du Courant dans un système
informatique était, pour le dire gentiment, complètement idiot,
sinon dangereux. Pour le système, et pour l’usager. Cependant, la
visite de Max ne semblait pas avoir trop perturbé les protections
que Wren avait établies tant bien que mal… Et puis, c’était
sacrément pratique ! De toute façon, celui qui avait monté ce site
refusait toute autre clé d’accès. Donc…
Prenant une profonde inspiration, elle posa une
main, paume ouverte, sur sa poitrine. Son cœur battait peut-être un
peu trop vite.
« Tout doux… »
Aspirant une dose du Courant qui circulait le long
de sa colonne vertébrale, elle fit glisser le flux le long de son
bras gauche et le dirigea doucement vers le centre de la
forme.
Des étincelles crépitèrent autour de la jeune
femme, dont le corps se figea, pendant que son esprit se glissait
dans la base de données. Derrière elle, Sergueï hocha la tête, puis
s’assit sur le sol de sorte à pouvoir surveiller Wren.
Vers 1 heure du matin, ayant terminé le
dépouillement des dossiers, Sergueï s’étira. La nuit était trop
avancée pour pouvoir encore passer des coups de téléphone, et il en
avait assez d’attendre que sa coéquipière ait achevé son
travail.
— Rentre chez toi, lança Wren en versant un peu de
soda dans son gobelet.
Elle ne put réprimer une grimace. Le liquide était
tiède, et sans bulles. Elle repoussa la bouteille vers les restes
du dîner qu’elle avait soigneusement empilés sur un coin de son bureau. Elle avait émergé
de la base de données vers minuit, puis elle s’était mise à taper
tout ce qu’elle avait appris sur un rythme qui l’avait surprise
elle-même.
Ce genre d’acrobatie avait inévitablement pour
effet de la rendre d’une humeur de chien et de creuser son appétit.
En fait, elle se sentait comme un ours sortant de l’état
d’hibernation.
— Mais non, ça va, rétorqua Sergueï en se mettant
debout pour dégourdir ses jambes ankylosées. Ne t’arrête pas.
Elle lui décocha un regard appuyé, qui n’eut
absolument aucun effet, si ce n’est de la rendre encore plus
maussade. Dix minutes plus tard, heureusement, son rythme
commençait à ralentir. Sergueï, qui faisait les cent pas dans le
couloir, jeta un coup d’œil par la porte. Enfin, Wren s’arrêta et
secoua les mains. Inquiète, elle examina le bout de ses doigts. Pas
de nerfs endommagés, apparemment…
— Fini ? s’enquit son compagnon en revenant dans
la pièce.
Elle opina de la tête.
— Reste à voir si c’est compréhensible,
rétorqua-t-elle en s’étirant. Oh là là ! Je sens que j’ai besoin
d’un bon remontant anti-diététique, genre crème glacée. Allez,
viens, ajouta-t-elle en tirant son partenaire hors du bureau.
— Je n’aime pas les crèmes glacées, marmonna-t-il.
Ça me donne des aigreurs…
— Là, c’est toi qui me donnes des aigreurs.
Ecoute, si tu ne veux pas rentrer chez toi, tu m’accompagnes. La
crème glacée m’aide à réfléchir. Tu me tiendras compagnie, c’est
tout.
Ils
sortirent de l’appartement et dévalèrent les escaliers en faisant
le moins de bruit possible. Une fois dehors, Sergueï prit la main
de Wren entre les siennes, pour s’excuser. Un bref instant, elle se
laissa aller contre lui.
— Tu vois, tu es content de venir.
— Mmm…, marmonna Sergueï en se raidissant
légèrement au contact du corps de la jeune femme.
— Quelle belle nuit ! murmura Wren en humant l’air
avec plaisir.
Le ronronnement lointain de la circulation avait
sur elle un effet apaisant. Un hélicoptère passa au-dessus d’eux,
couvrant momentanément le brouhaha nocturne de la ville. Une équipe
de télévision, une patrouille de police ? Wren soupira d’aise.
Quelques couples déambulaient en sens inverse, riant et parlant à
voix basse. Sans doute sortaient-ils d’un café-théâtre de Greenwich
Village.
— Et puis, je suis sûre que tu ne connais pas les
glaces de Marco, reprit-elle joyeusement. Elles sont…
merveilleuses, tout simplement. Il les fait avec…
Elle s’immobilisa tout à coup. Sa main glissa
entre les doigts de son compagnon et retomba, inerte.
— Wren ? Wren ?
La panique s’empara de Sergueï.
— Wren ! hurla-t-il, attirant l’attention d’un
couple qui s’arrêta pour les regarder.
L'homme eut l’air d’hésiter, puis sa compagne le
tira par le bras, et ils finirent par s’éloigner. Sergueï s’en
moquait. Tout ce qui comptait, c’était le regard vide, l’expression
figée de Wren. Son pire cauchemar semblait sur le point de se
réaliser.
— Noooon !
hurla-t-il en secouant la jeune femme dans tous les sens. Wren !
Geneviève ! Réponds-moi ! Parle-moi ! Wren !
Son cœur manqua un battement. Elle venait de
cligner des yeux.
— Et flûte ! murmura-t-elle, pendant que le sang
revenait lentement sur ses joues.
— Qu’est-ce qui s’est passé, bon sang ? explosa
Sergueï, encore sous le coup de l’affolement.
— On a essayé de me pister.
Il se rapprocha.
— Tu t’en es débarrassée ?
— Je ne sais pas si « débarrasser » est le bon
mot, mais… oui, je crois. Je lui ai dit en termes clairs d’aller
s’amuser ailleurs. Pffff ! Je ne sais pas qui c’était, mais il a un
sacré pouvoir, ajouta-t-elle en hochant la tête.
Le pistage était en réalité un défi lancé par un
Solitaire à un autre. Généralement, il se produisait à l’occasion
d’une guerre de territoires, d’une dispute autour d’un client. Mais
assez souvent, d’après Wren, c’était une sorte de plaisanterie
entre copains.
Or, elle ne possédait aucun ami qui puisse se
livrer à ce genre de distraction. Plus aujourd’hui, en tout cas. Et
elle n’empiétait sur le territoire de personne.
— Tu veux rentrer ? lui demanda Sergueï d’une voix
encore altérée.
— Ecoute, répliqua-t-elle en lui donnant une
légère tape. « Il », ou « elle », veut une revanche. Moi, je veux
une crème glacée. De toute façon, poursuivit-elle en se remettant
en marche, ce n’était sans
doute qu’un test. Pour voir. Et il, ou elle, a vu. Fin de
l’histoire.
Poussant un soupir, Sergueï se pinça la racine du
nez, comme si une migraine commençait.
— Il y a des jours où j’aimerais vraiment que ce
ne soit plus l’anarchie chez vous !
— Si tu veux te lancer dans la rédaction d’un Code
de lois, vas-y… Mais le Conseil n’aime pas beaucoup l’idée.
Elle se tourna vers lui. Il nota les cernes et le
pli soucieux, entre les sourcils, qui démentaient son attitude
nonchalante.
— On se fera de l’argent en le vendant à la
sauvette avant qu’ils nous attrapent !
Il sourit, mais une lueur d’inquiétude
assombrissait encore ses yeux.
— Sérieusement, Wren… Je n’aime pas du tout cela.
Surtout quand tu es en mission.
Elle le considéra un instant, avant d’éclater d’un
petit rire sec.
— Tu crois que c’est lié à l’affaire ?
Franchement, Sergueï, ça n’a aucun sens. Qui pourrait s’en soucier
?
— Celui ou celle qui a pris la pierre, répondit-il
du ton le plus raisonnable qu’il put, résistant à l’envie de
prendre Wren par le bras et de la ramener chez elle.
Soudain, il se rendit compte qu’il était passé,
comme disait la jeune femme, en mode « prédateur aux aguets
veillant sur ses petits ». Au regard que lui lança Wren, il comprit
qu’elle l’avait remarqué, elle aussi.
— Ça me met les nerfs en pelote, Geneviève. L'affaire tout entière est en
train de me mettre les nerfs en pelote. Et je ne sais pas pourquoi…
Ce qui m’énerve encore plus.
Elle lui pressa doucement la main.
— Ce n’est probablement qu’une coïncidence. Un
petit nouveau qui veut voir comment ça se passe dans le
quartier.
— Tu sais que je ne crois pas aux
coïncidences.
— Et tu sais aussi que lorsqu’il s’agit de
Courant, le calcul des probabilités n’a aucun sens. Détends-toi. Et
puis, moi, je veux une glace triple avec des pépites de chocolat et
plein de crème fouettée. Et tout de suite.
La pointe de nervosité perceptible dans la voix de
la jeune femme fit capituler Sergueï. Ce n’était pas le moment
d’insister.
Marco était toujours ouvert. Ravie, Wren se
précipita vers l’étroite devanture vitrée et poussa la porte. Le
magasin, à peine plus large qu’un couloir, s’agrandissait
légèrement au fond pour accueillir deux tables et huit chaises
métalliques. Derrière le comptoir, une adolescente aux longs
cheveux noirs servait d’un air maussade un groupe d’enfants à peine
plus jeunes qu’elle. Quand elle aperçut Wren, son visage
s’éclaira.
— Salut, Jenny !
Wren ne se soucia pas de corriger son prénom. A
dire vrai, elle avait cessé de s’en préoccuper depuis le
lycée.
— Salut, Sandy. Je ne savais pas que tu faisais le
service de nuit.
— Maintenant, j’ai cours l’après-midi. Je dors
toute la matinée. Ça me va.
— Donne-moi… euh,…
— Une triple chocolat-menthe avec des pépites et
de la crème fouettée. Et vous ? ajouta la jeune fille en décochant
son plus joli sourire à Sergueï.
Instinctivement, Wren se rapprocha de son
compagnon. Et elle rougit quand elle s’aperçut de son geste. Il
avait le droit de faire ce qu’il voulait sur son terrain, mais sur
le sien, il devait faire attention.
Satisfaite de l’explication, elle ignora la petite voix qui lui
disait : a) que ce n’était pas Sergueï qui avait décoché le sourire
; b) de quoi se mêlait-elle ?
— Vanille, s’il vous plaît.
Sandy reporta son regard sur Wren, et recula
imperceptiblement.
— Eh bien, ça fera six dollars.
— Du vol pur et simple, grommela Sergueï en
sortant son portefeuille.
— Mais qui en vaut la peine ! rétorqua sa compagne
en prenant les cornets que lui tendait la vendeuse.
Un hurlement atroce déchira l’air à ce
moment.
— Reste là, lança Wren en se précipitant vers la
sortie.
Sergueï eut tout juste le temps de récupérer les
glaces au passage, et il vit Sandy sauter par-dessus le comptoir
pour rejoindre Wren. De fort jolies jambes, nota-t-il au passage,
et qui se terminaient par des sabots.
« Cosa », se dit-il avec une légère grimace. Une
Fatae qu’il ne connaissait pas. Wren lui avait fait prendre
conscience de ses tendances xénophobes au cours d’une dispute dont
le seul souvenir lui donnait
mal au cœur. Mais bon, c’était plus fort que lui. Il s’efforçait
donc, dans la mesure du possible, de laisser Wren gérer les
rapports avec la gent féerique.
De temps à autre, il lui arrivait de se demander
combien de Fatae il avait rencontrés sans le savoir. Idée qui ne
l’enchantait qu’à demi. Et, en fait d’enchantement, savoir Wren
dehors et peut-être en danger ne lui plaisait pas du tout.
Sergueï résista trois minutes. Ce pouvait être le
type qui l’avait « pistée », quelques instants plus tôt. Auquel cas
il ne serait pas d’un grand secours. Ou bien il pouvait s’agir,
plus simplement, d’une bagarre de rue… Il se tourna vers les
adolescents qui regardaient dehors en chuchotant avec
animation.
— Ne bougez pas d’ici. Si quelqu’un vient,
planquez-vous derrière le comptoir.
Ils acquiescèrent d’un seul mouvement. L'espèce de
fierté new-yorkaise qu’il lisait sur leur visage et qui voulait
dire : « Nous sommes prêts à tout » lui arracha un sourire.
Il fonça dans la rue et les découvrit quelques
mètres plus loin. Wren était accroupie près d’une sorte de halo
lumineux qui jetait des éclats irréguliers. Il se rapprocha et vit
que Sandy était assise en tailleur, berçant dans ses bras la source
de lumière. Au moment où il les rejoignait, le halo lança un
dernier éclat, puis s’éteignit.
— Flûte, flûte et flûte !
Sandy s’inclina doucement sur le halo, à présent
éteint, et ses longs cheveux noirs glissèrent jusqu’à le recouvrir.
Wren tendit la main, puis se détourna brusquement. En se relevant,
elle heurta Sergueï, les yeux hagards.
— Oui. Des… des salauds ont dû jeter quelque chose
sur lui. Il était tout gluant…
Elle s’étrangla, toussa, puis se redressa, un air
stoïque sur le visage.
— De la lessive, probablement. Ça l’a aveuglé, et
ils en ont profité pour le poignarder. Plusieurs fois. Aucun ange
ne peut survivre à… à autant de plaies infligées par du métal
froid.
Sergueï marmonna une prière rapide, même s’il
n’était pas sûr que les anges aient une âme. Au catéchisme, on lui
avait expliqué qu’ils étaient les messagers de Dieu. Peu importait.
Personne n’avait le droit de mourir aussi horriblement. Même les
Fatae.
— Il va falloir que ça cesse, reprit Wren d’une
voix chevrotante. Qu’ils prêchent, c’est une chose, mais là, ils
passent les bornes. Et comment est-ce que je récupérerai les infos,
si la Cosa a peur de passer dans le quartier ? Je me suis installée
ici précisément parce qu’il n’y avait pas de problèmes !
Ne sachant quoi dire, Sergueï lui tendit le cornet
dégoulinant qu’il n’avait pas lâché. Wren le regarda, surprise,
puis, le rire le disputant aux larmes, elle tendit une main
tremblante et prit la glace.
— C'est l’escouade dont tu parlais tout à l’heure
? Ceux qui pourchassent la « vermine démoniaque » ? demanda Sergueï
en jetant l’autre cornet, complètement fondu, dans le
caniveau.
— Qui d’autre ?
La voix de la jeune femme se brisa. Ce n’était pas
la mort qui la bouleversait, songea soudain Sergueï. Elle avait vu
des cadavres, et des êtres humains en train de mourir. Mais là, il s’agissait de Fatae.
C'était la première fois qu’elle assistait à la mort de l’un d’eux.
Savoir qu’ils étaient mortels, ce n’était pas la même chose que
d’être confrontée à la réalité. Et l’enfant qui était en Wren ne
pouvait accepter cette réalité sans souffrir…
Derrière eux, Sandy se leva et déposa le corps
désormais froid sur le trottoir, contre le mur.
— Ses frères le trouveront vite, murmura-t-elle.
Je préfère ne pas être là quand ils arriveront.
Sa voix était ferme, mais ses lèvres
tremblaient.
— Ça ira, pour toi ? s’enquit Wren, trop heureuse
de se détourner de son chagrin pour s’occuper de celui des
autres.
— Oui, répliqua la jeune fille. Enfin, non, mais
je n’ai pas le choix. Bon… Je retourne au magasin. Marco va
arriver, il me raccompagnera.
Elle eut soudain une pauvre grimace.
« Ces deux-là sont aussi tendues qu’un arc »,
songea Sergueï en glissant son bras sous celui de Wren.
— Allons-y, lança-t-il.