1.
— Attention, mademoiselle !
Une masse indistincte fila devant elle. Mélange d’aluminium brillant, de roues fines et de maillot en lycra, le tout coiffé d’un casque orange vif. La masse quitta le trottoir, plongea dans le flot de voitures qui remontait Madison Avenue, et faillit rentrer dans un taxi qui tournait le coin de la rue. Le chauffeur dudit taxi appuya simultanément sur les freins et le klaxon. Manifestation de fureur à laquelle le coursier répondit par un geste éloquent, sans même se retourner.
— Il faudrait leur mettre des bâtons dans les roues…, marmonna Wren en hochant la tête avec fatalisme.
Son voisin laissa échapper un petit rire, et Wren le regarda avec surprise : elle ne plaisantait pas ! Ces coursiers à vélo étaient de véritables dangers publics.
Chassant l’incident de son esprit avec cette aisance qui lui était coutumière quand un travail l’occupait, elle reporta son attention sur l’immeuble qui se dressait devant elle : raison pour laquelle elle se trouvait dehors en cette heure peu chrétienne, un lundi matin. Quel péché affreux avait-elle commis pour mériter pareille punition ? Elle esquissa néanmoins un sourire, amusée par sa propre indignation. Il fallait reconnaître qu’il faisait un temps splendide, et que ce n’était pas si désagréable, après tout.
Manhattan, au printemps, était un vrai délice. En hiver, c’était gadoue et vent glacial, et en été, du fait de la chaleur, vous aviez droit à toute une palette d’odeurs peu ragoûtantes, oscillant du fade au putride. Au printemps, en revanche… Le soleil vous réchauffait doucement, une brise légère soufflait, et les gens souriaient. Même les plus mauvaises journées vibraient d’un petit air d’espoir.
Pour l’instant, lyrisme printanier mis à part, Wren n’avait vraiment aucune raison de se réjouir. 7 heures du matin, décidément, ce n’était pas humain. Et puis, la mission pour laquelle elle se trouvait là menaçait de se révéler bien moins facile que prévu. Wren grimaça : elle allait devoir travailler pour de bon…
— Ça t’apprendra à répondre au téléphone avant 6 heures du matin, grommela-t-elle.
— Pardon ?
Rafe, le gardien qui devait la seconder dans ses recherches, se tenait devant elle. Il fronça les sourcils et une jolie petite ride se dessina, qui gâtait son air de parfait geôlier.
— Rien, rétorqua-t-elle.
« Ne pense pas à voix haute devant les inconnus, Wren Valère », se gourmanda-t-elle silencieusement.
Il fallait se faire une raison. Certes, le téléphone avait sonné bien avant qu’elle ou le soleil aient songé à se lever, mais la voix de Sergueï, sur le répondeur, était irrésistible. Son associé avait un don unique pour dénicher des missions très confortablement payées. Il aurait donc fallu être stupide pour ne pas décrocher le combiné.
Et Wren était tout ce qu’on voulait, mais certainement pas sotte…
— Rafe ? Pourriez-vous me la remplir d’eau ? demanda-t-elle en agitant une bouteille en plastique.
Le gardien eut l’air moyennement amusé à l’idée de jouer les garçons de courses, mais tant pis. Les ordres étaient les ordres, après tout, et Rafe avait pour mission de satisfaire la moindre requête de Mlle Valère. La nature de ces requêtes n’ayant pas été précisée, elle ne se gênait pas…
Quand elle fut enfin seule, Wren s’accroupit sur ses talons et ferma lentement les yeux. Puis elle se mit à compter jusqu’à dix et, grâce à sa longue expérience, glissa rapidement dans un état de conscience aiguë. Le brouhaha du trafic, l’odeur des pelouses mouillées et des arbres bourgeonnants s’effacèrent pour laisser place à une stabilité d’esprit totalement claire et sereine. Elle rouvrit posément les yeux et la longue dalle de marbre apparut de nouveau devant ses yeux, identique à ce qu’elle était dix secondes auparavant.
Rien. Pas la plus petite modification. L'immeuble était toujours aussi semblable à la centaine d’édifices construits à la même époque à Manhattan. Nulle empreinte sanglante, nulle trace de coups, pas le moindre grain de poussière sur le revêtement brillant. Bref, pas l’ombre d’un indice. Rien ne permettait de dire que cet angle nord-est du bâtiment était différent de ceux du sud-est, du sud-ouest ou du nord-ouest. Ni de l’intérieur, ni de l’extérieur, comme elle avait pu s’en rendre compte au cours de l’heure précédente, quand elle avait fait le tour du bâtiment.
Et pourtant, une partie conséquente de l’aile — plus exactement un bloc de pierre — avait disparu. Volatilisée, littéralement.
Comme elle détestait les enquêtes préliminaires ! Mais pas moyen d’y échapper : elle devait tout vérifier avant de partir en chasse.
Progressivement, elle relâcha sa concentration, et son état de supra-conscience se dissipa. Elle s’étira lentement pour dénouer la tension de son dos. La magie — ou « Courant », dans la terminologie en vigueur — était d’un emploi relativement aisé, pour peu que vous possédiez le Talent. Pour autant, elle ne rendait pas les choses plus faciles.
Sa gorge était sèche et râpeuse. Wren jeta un rapide coup d’œil autour d’elle. Rafe n’était pas encore revenu avec l’eau. Sans doute était-il allé « emprunter » une San Pellegrino à la cafétéria des patrons.
Souriant à demi, Wren mit en marche le minuscule magnétophone qui reposait au creux de sa main, et l’approcha de sa bouche.
— Aucune marque ou trace de perturbation sur le site, articula-t-elle soigneusement pour que l’enregistrement soit audible. Ce qui ne signifie sans doute rien, vu qu’ils doivent avoir une équipe d’experts en nettoyage chargés de nettoyer le bâtiment chaque matin. Au cas où un pigeon aurait aimablement laissé sa fiente…
Trente-huit étages, pas moins, tout de verre et acier, qui brillaient vivement dans le petit matin. Il devait bien falloir un an à un bataillon de laveurs de carreaux pour nettoyer les kilomètres de vitres… C'était encore un de ces gratte-ciel destinés à proclamer l’ego du propriétaire, dans une ville déjà submergée par les personnalités de tout acabit.
— De l’extérieur, reprit-elle, l’édifice semble intact. Ce que confirme, d’ailleurs, le rapport de l’ingénieur…
Elle s’interrompit. Comment diable avaient-ils réussi à dénicher, dès l’aube, un type prêt à passer tout l’immeuble en revue ?
Le rapport qu’elle avait trouvé dans le dossier, glissé ce matin sous sa porte par l’un des agents de Sergueï, était catégorique. La partie manquante avait été ôtée de l’intérieur de l’édifice, sans que la structure de béton et d’acier ait été en rien modifiée. L'immeuble, en outre, n’avait absolument pas été ébranlé par cet « allègement ». Wren fronça le nez. Donc, si le siège social de Frants Enterprise lui donnait la légère impression de pencher sur la gauche, elle devait en accuser son imagination. Les pierres angulaires, dans l’architecture moderne, ne supportent en réalité aucun poids. C'était du moins ce qu’elle avait appris ce matin en naviguant sur le Net, pendant que son café était en train de passer. Elles n’ont qu’une fonction esthétique. Lorsqu’elles ne servent pas à enclore des capsules temporelles, et des amulettes porte-bonheur.
Ou encore des formules de protection…
Wren appartenait, depuis l’âge de quatorze ans, à la communauté des praticiens avertis en matière de magie. Jamais elle n’avait recouru à la moindre formule de protection, ni rencontré personne qui s’en soit servi. Il fallait croire, pourtant, que ces incantations étaient particulièrement prisées, puisque certains étaient prêts à payer sans compter pour les récupérer.
Elle soupira. Parfois, connaître tous les détails d’une affaire était nécessaire. D’autres fois, en savoir plus que le strict minimum nuisait à l’enquête. Le tout était de choisir la méthode adaptée à la situation. Wren observa de nouveau la perspective qui s’étendait devant elle, et détourna rapidement la tête. Elle éprouvait comme une sorte de vertige, pas tant à cause du soleil qui se reflétait durement sur les surfaces polies que d’un sentiment de…
Non, pas de menace. Plutôt de vide — un vide dense et troublant. Comme si quelque chose de vital avait disparu.
Fronçant les sourcils, elle concentra de nouveau son attention sur les fondations de l’édifice, comme si elle espérait voir au travers. Malheureusement, le don de seconde vue ne faisait pas partie de son Talent. Cela dit, si le Talent faisait défaut, restait la possibilité d’utiliser son cerveau. Une fois l’impossible éliminé, ne demeurait que l’évident : à savoir que seule la magie permettait d’ôter une pierre angulaire sans endommager la structure d’un édifice. Tour de force précisément opéré en ces lieux, la veille, à 23 h 32. Magie, donc. Voilà qui réduisait d’autant son champ d’investigation, du côté des coupables aussi bien que des mobiles.
Triturant distraitement le magnétophone, Wren poursuivit sa réflexion. On se trouvait là en face d’un acte de vandalisme pour le moins impressionnant : les voleurs avaient su agir sans laisser la moindre trace, sans abîmer la structure de l’édifice et, par conséquent, sans mettre en danger la vie des employés.
On aurait cru des pirates informatiques, voulant prouver leur capacité à frapper une cible tout en restant dans les limites de la légalité. Seulement, dans ce cas, il y avait bel et bien eu préjudice, même si ce préjudice n’était pas exactement de ceux qu’on déclare à la police ou aux compagnies d’assurances.
Ses employeurs exigeaient la réponse à deux questions simples : qui était responsable ? Et quand l’objet volé pourrait-il être récupéré ? Dans l’immédiat, Wren se demandait surtout comment les voleurs avaient procédé. Avec sa longue expérience, elle savait qu’une fois les outils trouvés, il n’était plus très difficile de remonter jusqu’à l’artisan. Et une fois ce dernier identifié, la partie de plaisir pouvait commencer.
Le seul hic, c’était que le malfrat n’avait laissé aucune trace. A contrecœur, Wren dut reconnaître qu’elle était impressionnée. Songeuse, elle se releva et commença à marcher lentement le long du trottoir. Approchant le magnétophone de sa bouche, elle reprit ses commentaires.
— Le gardien de nuit achève sa ronde à 4 h 45 du matin. Il affirme n’avoir rien remarqué à ce moment-là… Rien qui sorte de l’ordinaire ou qui ait pu l’arrêter, même une fraction de seconde. Donc, la question est la suivante : le vol a-t-il eu lieu plus tard, ou bien le gardien a-t-il été envoûté ?
Un jogger passa près d’elle, ahanant bruyamment. Mue par cet instinct propre aux citadins, elle s’écarta légèrement sans interrompre ses commentaires. Même si le jogger en avait saisi des bribes — ce dont Wren doutait, la surdité étant un autre des instincts développés par l’homo urbanus —, il était improbable qu’il se souvienne de quoi que ce soit. Wren avait, en effet, une singulière capacité à ne pas susciter les regards. Bien sûr, c’était un aspect qu’elle cultivait : le jean, la chemise blanche et la veste en cuir la classaient dans la catégorie des cadres, et le laissez-passer temporaire qu’elle avait reçu légitimait sa présence en ces lieux. Cependant, elle devait avouer que la loterie génétique entrait pour une grande part dans ce don. Des cheveux bruns mi-longs, des traits banalement réguliers, une taille moyenne, un poids moyen, des mensurations moyennes — tout cela n’attirait qu’un bref coup d’œil des passants, de sexe masculin ou féminin. En résumé, son physique n’était ni désagréable, ni remarquable. Une moyenne sans histoire.
Par moments, Wren éprouvait la tentation de teindre ses cheveux en rouge vif, ou de les décolorer en blond platine, juste pour voir si le monde la considérerait d’un œil différent. A dire vrai, le jeu ne paraissait pas en valoir la chandelle. Pourquoi gâcher ce qui réussissait si bien ? Et puis, Sergueï la foudroierait sur place.
— L'absence de signes, marques ou indices à l’extérieur du bâtiment confirme mon soupçon, à savoir que la magie seule est en cause.
Cela dit, il faudrait vérifier, pour que le « soupçon » en question ne lui joue pas de mauvais tours.
— Un vol commandé à distance, reprit-elle, semble plus que probable.
Ce qui réduisait encore sa liste de suspects possibles.
Rafe se matérialisa soudain à côté d’elle et lui tendit une bouteille d’eau recouverte de buée. Wren éteignit son magnétophone, le glissa dans la poche de sa veste en cuir et but avec reconnaissance une longue gorgée d’eau fraîche.
— Merci, dit-elle en s’essuyant les lèvres. Bon, allons voir à l’intérieur.
Le « nous » était, bien sûr, ironique, et tous deux le savaient fort bien.
Rafe était décidément moins mignon quand il était contrarié… Haussant imperceptiblement les épaules, la jeune femme se dirigea vers les vastes portes vitrées qui donnaient accès au hall d’entrée. Les yeux fixés au sol, elle scrutait le moindre recoin, à la recherche du plus petit indice, de la plus infime trace de craie ou de peinture sur le revêtement de marbre. Si, comme elle le pensait, il s’agissait d’un vol à distance, il devait nécessairement y avoir des marques. Impossible d’opérer cette sorte de larcin téléguidé sans jalons préalables. Le mieux, bien sûr, c’étaient les repères personnels, mais le risque était grand si on ne pouvait les effacer après son passage.
Il est vrai qu’il était difficile d’imaginer un matériau qui puisse adhérer, sur ce marbre et ce cuivre rutilants. Néanmoins, s’il y avait un endroit où le voleur pouvait avoir laissé des traces, ce devait être dans ce hall d’entrée. Wren éprouva un dépit teinté de surprise quand son examen se révéla infructueux. Impossible qu’il n’y ait pas de marques ! C'était le moyen le plus sûr de réaliser ce type de travail, bien plus sûr que d’être présent sur place : on s’y prenait à l’avance, dans l’hypothèse qu’ensuite, la victime ferait appel à quelqu’un… quelqu’un comme elle, ma foi.
Si elle avait été la voleuse, elle aurait marqué… le plafond. Levant les yeux, Wren laissa échapper un cri de triomphe. Oui, là, près de la porte ! Un trait imperceptible, presque impossible à localiser, même en sachant où chercher. Après un rapide calcul, elle estima qu’en suivant la direction indiquée par le trait, on aboutissait à l’angle nord-est…
Valait-il la peine de vérifier si le calcul était juste ? Wren esquissa une moue. Pas pour le moment, décida-t-elle. La découverte était suffisante. Personne ne grimperait là-haut pour effacer l’indice. Et même dans ce cas, la personne en question risquait de laisser bien plus de traces qu’elle n’en supprimerait.
Un bip résonna. S'excusant d’un air contrit, Rafe s’éloigna dans le hall et se mit à parler à voix basse dans son talkie-walkie. Il avait l’air excédé.
Avec un petit signe de tête, elle s’arrêta devant le gardien de jour. Le temps qu’il vérifie si le code de son laissez-passer correspondait à ses données, elle l’interrogea :
— Avez-vous eu un visiteur, hier soir ?
Il ne fallait rien négliger, que l’individu en question soit intelligent ou totalement borné. Une question simple pouvait apporter une réponse importante.
— Non, répliqua l’homme. Paraît qu’il y a eu un problème, la nuit dernière ?
C'était un Noir râblé, engoncé dans un uniforme en polyester, dont la cravate était un poil plus sombre que celle de Rafe. Wren considéra son interlocuteur : il avait tout l’air de celui qui monterait en grade dès qu’il en aurait l’occasion. Le tableau de sécurité qui s’étendait devant lui ressemblait à un véritable centre de commandes tout droit sorti de Star Trek, avec ses lumières clignotantes et ses écrans perpétuellement animés — le bruitage baroque en moins. Un voyant rouge s’alluma et le gardien procéda aussitôt à une vérification.
— C'est moi qui pose les questions, ou vous ? rétorqua Wren, qui se mordit aussitôt les lèvres.
« Tout doux, ma fille ! Règle numéro un : ne pas bousculer les témoins. » Inclinant légèrement la tête, elle afficha un sourire engageant, destiné à atténuer la rudesse de son propos. Le gardien eut l’air d’y être sensible.
— On m’a dit que l’immeuble serait fouillé de fond en comble, tout à l’heure, reprit-il. Ce qui veut dire qu’il y a des problèmes, non ?
Acquiesçant avec empressement, Wren élargit son sourire et se pencha vers son interlocuteur, pour montrer l’intérêt qu’elle prenait à l’écouter.
— Sûr que ça s’est passé la nuit dernière, reprit Blair — c’était le nom inscrit sur le badge. Quand je suis arrivé ce matin, Joe avait déjà quitté son service de nuit, et deux types le remplaçaient. Deux types en costumes, si vous voyez ce que je veux dire. Vous travaillez aussi pour FullTec ?
FullTec était le nom de la société responsable du système de sécurité, installé en 1955 et modernisé tous les dix ans environ. Wren s’était rendue sur leur site internet, le matin même : une technologie ultramoderne et ultrasophistiquée, à toute épreuve ; aucun édifice géré par leurs soins n’avait jamais subi d'avanies, ou de menace quelconque. Avec FullTec, les dirigeants pouvaient brasser leurs millions de chiffre d'affaires en toute quiétude. C'était du moins ce que prétendait la publicité.
Selon ses propres notes, la société ne s’était pas occupée de l’installation de la partie dérobée. Par conséquent, ils ignoraient tout de sa spécificité : les éventuelles « protections spéciales » qu’elle contenait étaient dues sans doute à l’intervention d’un Mage, ou d’un des tout premiers Solitaires. Et elles permettaient au propriétaire de diriger son petit empire financier en toute tranquillité.
Mais voilà, cette protection s’était volatilisée la veille à 23 h 32.
Wren se secoua. Ce n’était pas le moment de penser à tout cela. Souriant aimablement à son interlocuteur, elle revint à sa question.
— Non, répondit-elle, je travaille en indépendante. J’ai été appelée, disons… pour vérifier certains systèmes.
Blair acquiesça gravement.
— Surveiller les surveillants, hein ?
— Quelque chose comme ça, en effet.
— Vous êtes une pro de l’informatique ?
Wren ne put s’empêcher de rire, en songeant aux remarques caustiques de Sergueï sur ses performances médiocres en la matière. L'électronique perturbait la fluidité du Courant, source énergétique de la magie : aussi se contentait-elle d’une relation courtoise et prudente avec son ordinateur.
— Non, répondit-elle.
Elle marqua une pause et, poussée par une inexplicable malice, ajouta :
— Je suis une voleuse.
Cette petite espièglerie lui valut, outre le rire un peu jaune de Blair, de se retrouver presque aussitôt affublée d’un ange gardien bien moins séduisant que Rafe. Et ce fut en cette charmante compagnie qu’elle se rendit, une vingtaine de minutes plus tard, dans le central des systèmes de contrôle. Avec son veston bleu tout droit sorti du pressing, qui cachait à peine son pistolet hypodermique, l’ange gardien avait davantage l’air d’un gardien que d’un ange.
— Ça m’apprendra à être honnête, bougonna-t-elle, en ouvrant la grande boîte grise, et en détaillant l’écheveau de fils multicolores qu’elle contenait.
Certes, elle craignait moins le pistolet hypodermique que la plupart des mortels, vu que son corps était largement habitué à canaliser toute énergie. Mais elle aurait trouvé désagréable d’en faire les frais sans avertissement préalable.
— Sergueï a raison, reprit-elle. Ça ne me causera que des ennuis.
— Vous dites, mademoiselle ?
— Rien, désolée. Je… j’ai l’habitude de parler tout haut quand je travaille. Ne faites pas attention.
Et puis, elle n’était pas vraiment du genre voleuse. Plutôt « chien de chasse », au fond. Capable — grâce à ses talents spéciaux, aurait dit Sergueï — de rapporter son bien au propriétaire légitime. Le tout sans que la police, ni même les assurances, ne fourrent leur nez dans ce qui ne les regardait pas. Sergueï formulait cela très bien :
« Oh, il arrive que la loi soit quelquefois contournée, mais c’est inévitable, dès lors que le chien de chasse est lancé. Enfin, contourner n’est pas transgresser. Tant qu’elle n’est pas prise, et qu’on n’en souffle mot à sa mère… ».
Wren pressa légèrement son doigt sur un câble. S'il fallait en croire l'étiquette collée au-dessous, cette série de fils correspondait au système incendie. Ce n’était pas vraiment ce qu’elle cherchait : ces choses-là, elle le savait, étaient beaucoup trop imprévisibles. Elle glissa vers le système de sécurité… Ce n’était pas cela non plus. Ils avaient dû le vérifier en premier lieu.
Sergueï avait été on ne peut plus clair : le client exigeait une discrétion absolue. Ce qui, en théorie, voulait dire qu’elle serait seule sur l’affaire. Mais d’après les propos du garde, tout à l’heure, le principe avait déjà dû subir quelques entorses. Elle voulait bien être pendue si les « types en costume » n’étaient pas des experts envoyés par le Conseil des Mages — des magiciens travaillant en free lance… Oh, et puis flûte ! Il ne fallait jamais croire que le client dirait la vérité, et encore moins, qu’il vous donnerait les moyens de résoudre l’affaire.
Néanmoins, elle possédait un avantage : les êtres dotés de pouvoirs magiques étaient capables de penser de manière extrêmement puissante. D’habitude, elle évitait de commencer par là. Elle avait pour règle de commencer modestement, puis d’augmenter progressivement le régime. Ne jamais utiliser plus de puissance que nécessaire : tel était le principe d’économie de Wren Valère.
Refermant soigneusement la boîte, elle passa au tableau de bord suivant et poussa un grognement. L'étiquette confirma son soupçon initial : il correspondait au réseau électrique de la totalité du bâtiment. Le moindre bouton, le plus petit interrupteur était commandé à partir de cette unique boîte. Elle eut un claquement de langue réprobateur. Quelle imprudence… Une minuscule coupure de courant, et toute secrétaire surchargée de travail et sous-payée aurait droit à une journée de congé.
Et elle aurait droit, elle, à une jolie cellule de prison d’où elle pourrait expliquer à Sergueï ce qui n’avait pas marché…
Posant son doigt sur l’un des câbles, elle sentit le bourdonnement familier envahir ses veines. La magie pouvait prendre des formes différentes : ce qui, pour l’un, était science, pouvait être chaos pour un autre. Mais dans tous les cas, la source était la même — l’énergie produite par tout ce qui s’agitait dans l’univers. Qu’on appelle ça « électricité », « force de vie », ou tout ce qu’on voulait. Wren ne s’intéressait guère aux différentes écoles de magie et à leurs querelles théoriques. Elle ne croyait guère à l’enseignement, à dire vrai. On se débrouille avec ce qu'on a : tel était, depuis longtemps, son credo.
Tout être humain peut recourir à la magie. En théorie. La pratique, bien sûr, était une autre paire de manches. Il fallait être capable de conduire le Courant, à la manière d’un câble électrique : rares étaient ceux qui y parvenaient, plus rares encore ceux que Sergueï appelait les « purs conducteurs », et qui constituaient l’élite des magiciens. Ces élus étaient généralement cooptés par la plus secrète des communautés : le Conseil des Mages. Quant aux autres, ils tentaient d’exploiter au mieux les talents dont ils étaient pourvus à des degrés divers.
Du point de vue technique, Wren était une pure conductrice, mais elle n’avait pas franchement envie de s’en vanter. Elle savait canaliser l’énergie à partir de n’importe quelle source, et la faire circuler en elle avec la fluidité de l’eau coulant entre les doigts. Evidemment, capter le courant était infiniment plus facile, puisqu’il était déjà domestiqué. Et comme chacun sait, le semblable va au semblable, comme le fleuve à la mer. L'ère électronique était une véritable bénédiction pour les mages, contrairement à ce que prétendaient les contes. Si elle avait su mieux diriger son énergie vers l’extérieur, nul doute que le Conseil aurait mis le grappin sur elle. Perspective qui la faisait littéralement frissonner.
Doucement, elle effleura les câbles, écartant ceux qui répondaient à son contact. Elle cherchait la petite note discordante, la vibration qui lui indiquerait un accroc, un nœud… ou la trace d’un bricolage supranaturel. En bref, un fondamental.
— Ah ! murmura-t-elle, tandis que ses doigts butaient sur un bouillonnement anormal. Voyez-vous ça…
Pressant un peu plus fort, elle concentra son attention sur l’obstacle.
Les fondamentaux portaient bien leur nom : de l’ordre de l’infiniment petit, à peine doués de sensibilité, ces entités existaient à l’état primordial. Si on savait les amadouer, ils pouvaient se révéler fort utiles. Wren était à peine surprise de sentir leurs vibrations caractéristiques sous sa main : hormis les nuages orageux, il était peu d’endroits que les fondamentaux affectionnaient autant que les fils électriques. Pour eux, ce devait être comme un parc de loisirs, ou bien une fumerie d’opium — selon les goûts.
Il s’agissait à présent de découvrir depuis combien de temps ils se trouvaient là, et s’ils avaient enregistré quelque chose…
— Venez, mes petits, venez voir maman…, murmura-t-elle.
Elle ferma les yeux et glissa sans effort dans l’état de conscience aiguë. Il lui suffisait de retrouver la sensation de ce matin, en balayant au passage quelques enchevêtrements neurologiques, et le tour était joué.
— Mademoiselle ? Mademoiselle ?
Une main se posa sur son épaule. Etourdie, elle cligna des yeux et regarda autour d’elle. Le garde-chiourme la fixait, d’un air nerveux.
— Oui ?
— Je ne sais pas ce que vous êtes en train de faire, mais… euh… pourriez-vous arrêter ? C’est qu’il y a des coupures d’électricité là-haut…
Wren sourit d’un air contrit.
— Oh ! Excusez-moi.
Elle avait dû aller trop loin, et aspirer accidentellement une bonne dose de courant. Sa nuque était douloureuse. Elle s’étira et sentit tout son corps frémir et craquer. Pas de doute, elle était passée en mode automatique, absorbant sans s’en rendre compte la charge magique présente dans l’électricité produite par l’homme, et emmagasinant cette charge dans la réserve secrète que tout être sensible au Courant, qu’il en soit ou non conscient, porte en lui.
Elle eut une petite grimace. Techniquement, ça s’appelait du vol. Et ce n’était pas une bonne idée du tout, de voler ses patrons, même si c’était l’équivalent, dans les bureaux, d’un stylo par-ci, d’une rame de papier par-là… Enfin, tant pis. L’essentiel, c'est qu’elle avait obtenu les informations qu’elle recherchait. A présent, il fallait en comprendre le sens.
Elle décocha son plus gracieux sourire au gardien pour l’aider à oublier ce qu’il n’avait, de toute façon, pas vraiment vu. Prenant le monte-charge, elle regagna le hall d’entrée. Un flux d’hommes et de femmes en costumes et tailleurs sombres l’emplissait régulièrement. La cloche de départ avait sonné, le monde de l’entreprise se mettait en place pour une nouvelle ligne droite. Entre les serviettes de cuir, elle aperçut des sacoches de papier d’où s’échappait une bonne odeur de café frais. Remontant à contre-courant, elle se demanda comment diable il était possible de vivre de la sorte.
Et ce fut avec un vif soulagement qu’elle remit son badge au vigile de l’entrée, et qu’elle prit la direction de ses pénates. A présent, le vrai travail — le plus excitant, en fait — pouvait commencer.