14.
Il était assis dans un bar tropical. Une brise douce lui apportait les effluves des fleurs nocturnes, auxquels se mêlaient les embruns salés. Le tintement léger des glaçons quand il prit son verre, et le goût âcre du gin dans sa gorge le remplirent de satisfaction. Une main effleura son épaule et remonta jusqu’à sa nuque. Il frissonna de plaisir.
Dans le lointain bourdonnait un bruit familier — un bruit agréable, qui n’avait rien de menaçant. Aussi l’ignora-t-il pour se concentrer sur la caresse, et sur la main douce qu’il tenta de saisir.
— Oh, non…, murmura une voix, familière, elle aussi.
Tellement familière. Un signal d’alarme traversa soudain son cerveau. Trop tard. Des doigts glacés se refermaient sur son cou…
Poussant un cri, Sergueï se dressa brutalement, envoyant valser le fauteuil dans lequel il s’était assoupi. Le siège heurta le mur, et tournoya un instant avant de s’immobiliser. Clignant des yeux, il discerna devant lui une jeune femme qui souriait avec l’air ravi d’une gamine qui vient de jouer un bon tour.
— Tu es très mignon quand tu t’affoles, commenta Wren.
Avec une grimace, Sergueï frotta sa nuque pour la réchauffer.
— Garce !
— Dis donc ! Tu bavais sur mon clavier !
— Hmm… Quelle heure est-il ?
D’après ses souvenirs un peu flous, il avait dû s’endormir vers 3 heures du matin. Sergueï poussa un soupir. Il fut un temps où il résistait mieux à ce genre de séances nocturnes.
— Il est 7 heures. Il me semble t’avoir entendu dire que tu devais aller à la galerie, ce matin. Pour une nouvelle installation, je crois.
— Juste. Merci.
Sergueï s’étira et grimaça douloureusement.
— Je me fais vieux, petite Wren. Vieux et rouillé.
— C'est du cinéma, ça ! répliqua Wren d’un ton péremptoire.
Et elle le regarda d’un air menaçant en faisant passer le sac de glace d’une main à l’autre, comme pour l’empêcher de poursuivre dans cette voie.
— D’ailleurs, reprit-elle. J’ai des oreillers tout ce qu’il y a de plus moelleux. Utilise-les, la prochaine fois. Ce fauteuil ne vaut rien pour dormir. Ni pour moi, ni, à plus forte raison, pour tes vieux os.
— Très drôle.
— Tu as trouvé quelque chose ?
Sergueï haussa les épaules, puis grimaça de nouveau. Le geste venait inconsidérément de réveiller des muscles endoloris.
— Tu sais, je ne suis vraiment pas à l’aise avec tous ces trucs surnaturels, dit-il en déboutonnant sa chemise trempée de sueur.
— Tu es en train d’apprendre. C'est juste que…
— Que c’est très difficile quand on n’est pas né dedans, acheva-t-il. Je sais.
Sergueï fit précautionneusement rouler ses épaules. Puis, levant les bras au-dessus de la tête, il s’étira jusqu’à ce qu’une série de craquements lui indique que ses vertèbres venaient de reprendre leur alignement habituel.
— Hmm… Voilà qui est mieux ! s’exclama-t-il avec un soupir de satisfaction.
Il remarqua le regard de Wren.
— Qu’y a-t-il ?
La jeune femme rougit légèrement.
— Tes cheveux sont au bout du rouleau, lança-t-elle, avant d’éclater de rire.
Sergueï grommela et partit à la recherche d’une brosse à dents et d’un peigne.

Wren le regarda remonter le couloir en direction de la salle de bains. C'était l’un des petits avantages du travail : la vision de Sergueï torse nu était de celles que toute femelle hétérosexuelle, bipède et de sang chaud, ne pouvait manquer d’apprécier. Solidement charpenté, mais pas trop. Grand, avec de solides épaules, et des bras qu’il était criminel de cacher sous une chemise. Des muscles souples et lisses, une démarche de félin.
Un spectacle agréable. Vraiment agréable. Wren eut un sourire en se rappelant sa réaction, tout à l’heure, quand elle avait posé une main glacée sur sa nuque. Il lui avait dit, un jour, qu’il devait utiliser une mousse à raser spéciale pour son cou, dont la peau était particulièrement sensible.
« Cruel, mais efficace », songea-t-elle en regardant le sac de glaçons qui commençait à fondre. Elle ne connaissait pas d’autre moyen pour réveiller un homme qui dormait profondément — d’autant plus profondément qu’il se savait en sécurité ici. L'autre solution aurait été de laisser un inconnu entrer dans le bureau, mais alors, pauvre de lui ! Wren n’aurait pas parié sur la survie de l’individu, après le réveil de Sergueï…
Elle poussa un soupir, et sentit la tension raidir de nouveau ses épaules. En dépit d’une bonne nuit de sommeil dans son lit, le malaise au creux de ses entrailles n’avait pas disparu. Ils avaient désespérément besoin d’informations, et vite.
Jetant le sac de glaçons dans l’évier de la cuisine, elle fila dans la chambre. Du dernier tiroir de la commode, elle sortit un caleçon et des chaussettes, qu’elle empila soigneusement avant de repartir vers la salle de bains. Passant prudemment la tête par l’entrebâillement de la porte, elle s’assura que le rideau de douche était tiré, et entra franchement.
— Je te laisse des affaires propres sur le lavabo, lança-t-elle d’une voix suffisamment forte pour qu’il l’entende par-dessus le jet.
Le grognement qu’elle reçut en réponse semblait affirmatif.
— Je descends chercher une pizza calzone chez Unray. Tu veux quelque chose ?
Un second grognement, manifestement négatif, celui-là.
Quand elle revint, Sergueï avait préparé le thé. Attablé dans la cuisine, il lisait le journal. Des lunettes — dont il niait pourtant avoir besoin — étaient perchées sur son nez, et ses yeux parcouraient rapidement les articles. Lorsque leur mouvement se ralentit, Wren nota mentalement qu’il lui faudrait lire l’article qui suscitait l’intérêt de son compagnon.
Elle s’assit en face de lui et déballa son petit déjeuner. La chaude odeur de fromage et de pâte fraîche fit gargouiller son estomac. Sergueï ne broncha pas. Il avait fini par s’habituer aux étranges coutumes alimentaires de son associée.
Tandis que Wren mordait à belles dents dans sa pizza, son compagnon plia finalement le journal, rangea ses lunettes et l’observa.
— Quel est le programme aujourd’hui ?
Elle haussa les épaules en sauçant avec application le reste de coulis de tomates.
— Fureter ici et là.
— Sois prudente, répliqua-t-il. Le client nous tient à l’œil, à présent, et je ne lui fais que modérément confiance.
— Une intuition ?
Wren ne trouvait pas désagréable de voir confirmer sa propre impression, même si c’était plutôt en négatif.
— Hmm, peut-être, rétorqua Sergueï avec un soupir. Ecoute, ne t’engage pas dans des bavardages dangereux…
— Je serai aussi délicate qu’un papillon.
— Et d’un battement d’ailes, tu provoqueras un ouragan en Chine ? Tu ne me rassures pas.
— Oh, va jouer l’homme d’affaires chic et prospère, répliqua-t-elle en agitant la main vers lui, et laisse le Talent travailler.
Après le départ de Sergueï, elle se doucha rapidement, puis élabora son plan d’attaque. Son bac à légumes était dramatiquement vide, et il était temps de le remplir. C'était un bon point de départ, ça. Attrapant le grand sac fourre-tout, couleur vert pomme, qu’elle n’arrivait pas à perdre depuis cinq ans, elle y fourra ses lunettes de soleil, son baladeur, une barre de céréales et son portefeuille. Puis elle prit ses clés dans la jatte et dévala les escaliers. Un temps merveilleux l’accueillit : le ciel était couleur d’azur, l’air délicieusement chaud et une odeur d’herbe fraîchement coupée lui parvint du parc non loin. Oubliant momentanément la tension de ses épaules, elle goûta un instant de joie pure avant de descendre la rue d’un pas allègre.
— Salut, Charlie !
Le jeune homme qui était en train de ranger les conserves sur les étagères de chez Jackson se retourna. Il avait l’air d’avoir passé une nuit presque aussi mauvaise que celle de Sergueï.
— Une gueule de bois, peut-être ?
Charlie grimaça. Wren jeta un rapide coup d’œil autour d’elle pour s’assurer que le client le plus proche se trouvait à la caisse, et se pencha vers le garçon.
— Approche, murmura-t-elle en frottant vivement ses mains l’une contre l’autre.
Charlie obéit et elle plaça ses paumes sur ses tempes. Elle n’était peut-être pas une guérisseuse hors pair, mais ses dons valaient mieux que rien. Après un instant, le visage du jeune homme se détendit et Wren laissa retomber ses mains.
— Merci ! lança-t-il avec un soupir de soulagement.
Ses yeux étaient plus vifs et ses joues avaient repris des couleurs.
— Qu’est-ce que je peux faire pour toi ?
— Un régime de bananes bien mûres, tes meilleures tomates… Je veux dire, celles que tu gardes dans une caisse à part, une livre de café, et des informations.
La couleur disparut aussitôt du visage de Charlie qui se mit à regarder de droite à gauche, comme s’il fuyait les yeux de Wren posés sur lui.
« Quoi, maintenant ? » se demanda la jeune femme avec irritation.

Quatre heures plus tard, Wren était littéralement en pétard. Charlie s’était finalement révélé le plus accueillant de tous les contacts dont elle avait fait le tour. Ils ne la fuyaient pas ouvertement, non, mais dès qu’elle essayait de creuser un peu, ils devenaient nerveux et se taisaient.
Pas du tout dans le style de la Cosa, ça. D’humeur soucieuse, elle paya le café qu’elle venait de commander et se tourna pour chercher une place vide. C'était bondé. Elle avisa finalement un couple qui se levait, et se glissa rapidement sur l’un des sièges, sous le regard furieux d’un autre couple qui guignait également la place.
« Vraiment, non, ce n’est pas dans leurs manières », songea Wren. D’habitude, impossible de les faire taire, quand ils étaient lancés. Particulièrement quand vous avouiez votre totale ignorance, qu’ils se faisaient un plaisir de corriger.
« J’aurais dû aller voir ce fichu Simurgh, sur la 80ème Rue, et troquer quelque chose contre une information. Plus coûteux, mais nettement plus rapide. »
Wren fronça tout à coup les sourcils. Une idée venait de la frapper. Jusque-là, elle s’était concentrée sur les contacts humains, pour la simple raison qu’il était plus facile de les rencontrer en public. Or, maintenant qu’elle y pensait, elle n’avait vu aucun Fatae, récemment. Pas même O.P., nota-t-elle en touillant machinalement son café.
— Je peux ?
Wren leva les yeux, et sourit.
— Bienvenue au club des touilleurs de café.
— Dont je suis un membre fanatique, répliqua Lee en s’insérant tant bien que mal dans l’inconfortable chaise en plastique.
Lee Mahoney. L'exact opposé, ou presque, de Wren. Avec son éclatante chevelure blanche, sa peau dorée et ses yeux d’ébène, impossible pour lui de passer inaperçu dans une pièce ! Phénomène qui lui était fort utile au moment des vernissages. Les journalistes s’agglutinaient autour de lui comme des abeilles autour d’une fleur chargée de suc. Wren l’avait rencontré à la galerie de Sergueï, où il exposait en compagnie d’autres artistes. Ses sculptures faisaient le bonheur des critiques. Son apparence physique ravissait les journalistes. Et ces deux aspects conjugués rendaient Sergueï heureux en faisant joliment grimper la cote de l’artiste.
Wren, enfin, se réjouissait parce que Lee était le premier Solitaire qu’elle avait rencontré quand elle s’était installée ici. Ils se connaissaient donc maintenant depuis cinq ans. Et un ami heureux, porté par le succès, était un ami utile.
— Alors, la vie conjugale ?
— Plutôt bien, répliqua Lee en sirotant son café. Même si elle menace de divorcer la prochaine fois que je mets les pieds à la station.
Wren gloussa. Son interlocuteur la regarda de travers.
— Ce n’est pas drôle ! J’ai simplement voulu lui donner un coup de main pour déplacer des meubles et…
— Attends, laisse-moi deviner. Tu as court-circuité leur système !
Lee prit un air penaud. Sa femme était DJ dans une modeste radio locale, qui n’avait pas les moyens de s’offrir les protections adéquates. Même si rien ou presque — Wren l’avait constaté — n’était efficace contre un afflux massif de Courant. Au mieux, les effets auraient été atténués.
— Pas jusque-là, mais… euh…pas loin… Les stations de radio sont très sensibles, tu sais, Wren.
— Je m’en souviendrai.
Cinq ou six ans auparavant, elle enquêtait dans un bâtiment situé près d’une centrale électrique. Les choses avaient mal tourné, et elle avait été obligée d’aspirer le courant à toute allure. Mais de toute façon, la centrale avait besoin d’une bonne réfection…
— Alors, le boulot ?
C'était une autre qualité de Lee, ça. A la différence de la plupart des membres de la Cosa, quand il disait qu’il n’avait pas envie de bavarder, il le pensait vraiment. En revanche, s’il s’intéressait à vous, c’était sincère.
— Ça tourne à la catastrophe, répondit-elle d’un air sombre. Sais-tu quelque chose sur un dénommé Frants, ou sur un Talent qui lui en voudrait ?
Son interlocuteur sirota son café avec un peu trop d’application.
— Ah non, Lee, pas toi ! Quoi ? J’ai marché sur les pieds de quelqu’un ? J’ai pourtant procédé aux vérification usuelles, je te jure !
— Non… non, ce n’est pas ça. Tu me connais, Wren, je ne fais pas vraiment partie de la bande.
— Alors, quoi, Lee ? Tout le monde me tourne le dos, même toi. Qu’est-ce que j’ai fait ?
Son compagnon la regarda d’un air malheureux.
— Ce n’est pas toi, Wren. C'est juste que… que depuis un mois, le Conseil se montre encore plus sourcilleux que d’habitude. Ils ont été particulièrement rudes avec les leurs. Ils ont même enfermé Blackie chez lui, à Staten Island, pendant une semaine ! Alors, je crois qu’on attend qu’ils nous tombent aussi sur le poil.
— « Nous », tu veux dire, les Solitaires ?
Lee acquiesça gravement.
— On dit que tu seras la première…
Elle poussa un soupir.
— Génial. On s’en prend toujours aux mêmes. Pourquoi moi ?
— Parce que tu es excellente, soit dit sans vouloir flatter ton ego. Et parce que tu fréquentes tout le monde : Solitaires, Fatae, Sorciers… Tu as même des amis parmi les mages.
— Oh, une seule, corrigea Wren. Et encore, je ne sais jamais sur quel pied danser, avec elle.
— Hmm, pourtant, elle a pris ta défense, après le fiasco de la Semaine Fantastique.
— Je ne suis pas la seule, autour de cette table, à avoir été impliquée dans l’histoire, me semble-t-il.
Ce n’était pas leur plus glorieux souvenir… Une farce qu’ils avaient organisée, et qui avait mal tourné. Des gens s’étaient vexés. Et ils avaient tous deux juré de renoncer aux blagues. Sans quoi, elle l’aurait immédiatement soupçonné d’être celui qui l’avait pistée, l’autre soir.
— Le fait est qu’ils se souviennent de toi. Et voilà que tu t’occupes d’une affaire qui intéresse le Conseil. Oui, j’ai entendu parler de Frants… Il a dû engager une Solitaire, parce qu’il était en bisbille avec le Conseil, à cause du tour qu’il leur a joué. Selon la rumeur.
Wren acquiesça. Elle aussi avait entendu cette information, dans la première phase de son enquête. Une grande masse de rumeurs circulait, dont une moitié contredisait l’autre moitié qui, de toute façon, s’avérait presque entièrement fausse.
— Donc, on m’évite pour ne pas être associé au traitement que le Conseil me réserve, n’est-ce pas ?
Le « pistage » dont elle avait été victime, justement, n’avait-il pas été un avertissement ? Mais de la part de qui ? Et pourquoi ?
Lee haussa les épaules.
— Les Solitaires sont égoïstes. Ils ne pensent qu’à eux, répliqua-t-il en tapotant la main de Wren. Si ça peut te faire plaisir, sache que tout le monde ou presque te respecte. Simplement, on ne veut pas… être plongé dans le même bain que toi.
— Je vois… Tout le monde enverra des fleurs, et personne ne viendra à l’enterrement. Tu n’as pas peur d’être vu en ma compagnie ?
Wren sentit son estomac se nouer et le café lui remonter dans la gorge.
— Je suis un artiste, répondit Lee en retirant sa main. Tout le Courant que j’utilise va dans mon œuvre.
Un critique avait qualifié ses sculptures d’« électriques », ce qui, évidemment, leur avait donné le fou rire pendant plus d’une heure.
— Et mes liens avec les Fatae sont limités, reprit-il, étant donné que je n’ai pas besoin d’eux.
Lee travaillait avec l’acier vendu dans le commerce normal, infiniment plus malléable que celui qui était façonné par un artisan de la petite communauté des Talents.
— Bref, le Conseil m’a quasiment oublié, conclut-il. Si, en t’apercevant, je ne m’arrêtais pas pour bavarder et boire un café, ça paraîtrait vraiment bizarre. Ecoute, c’est juste un mauvais moment à passer… Comme tu l’as dit, le Conseil resserre régulièrement les boulons. Tiens bon, fais-toi discrète, et tout ira bien.
— Oui… Si je pouvais, ce serait bien. Merci quand même, répliqua Wren en ramassant son grand sac.
Si elle pouvait… Mais il y avait un travail à terminer, où elle se heurtait au Conseil à tous les tournants.
« Bon, peut-être qu’après, je pourrais parler vacances à Sergueï, loin, très loin d’ici… ».
— Sois discrète, répéta Lee.
Wren se contraignit à sourire, et gagna la sortie.
— Idiote, idiote, idiote ! A quoi est-ce que ça te sert de jouer les cibles ? fulmina-t-elle à voix basse, une fois dehors.
Le temps de revenir à son appartement, cependant, elle s’était quasiment résignée à la situation.
Après tout, cette agitation au Conseil n’avait peut-être rien à voir avec l’affaire dont elle s’occupait. La Section Occidentale était sur leur dos depuis si longtemps ! Ces chamailleries avaient commencé bien avant qu’elle soit née.
En atteignant le cinquième étage, la résignation de Wren s’était transformée en amusement.
— Valère-la-Terreur, fléau de New York ! Celle dont les Talents ont peur de parler !
Première chose, en discuter avec Sergueï. Il ne saurait sans doute pas quoi en penser, non plus. Quoique… Il s’était déjà frotté deux fois au Conseil, et il avait peut-être une vision plus précise de la situation qu’une Solitaire qui manquait forcément de recul.
Peut-être aussi connaissait-il une ville charmante où ils pourraient se réfugier tous deux, si l’orage éclatait…
Laissant le sac sur la table de la cuisine, elle gagna son bureau pour vérifier ses messages. Rien. Un peu de musique ne lui ferait pas de mal…
Les premières notes de Night Walk de Rick Braun venaient à peine de s’élever, et elle venait à peine de se détendre, allongée sur le tapis du salon, que des coups retentirent sur les carreaux d’une fenêtre. Wren ouvrit un œil, puis le referma aussitôt. Le bruit intempestif continua. Poussant un long soupir, elle se leva et gagna la cuisine.
— Je vais finir par te donner une clé, grommela-t-elle en ouvrant la fenêtre.
Le plaisir secret qu’elle éprouva en voyant l’attitude nonchalante d'O.P. — tellement « normale », après tous les revers qu’elle avait subis aujourd’hui — la rendit cependant moins revêche que d’habitude.
— Vrai ? s’exclama l’ours.
Wren haussa les épaules.
— C'était juste pour rire.
O.P. renifla ostensiblement l’air autour de lui.
— Euh… Des restes ?
Mi casa es su casa, non ? répliqua-t-elle en désignant le frigo. Et ne touche pas aux tomates farcies, c’est mon petit déjeuner de demain.
— Eurk !
— Tu dis ? Je ne me nourris pas de charogne, moi !
— Hé, personne ne m’a rien demandé au moment où mes ancêtres ont été conçus !
Imparable. Les Démons étaient les seuls membres de la Cosa à avoir des origines parfaitement certifiées, remontant au XIe siècle, à en croire le compte rendu des expériences de H. Buchanon.
— Tu as une raison d’être là ? Ou cherchais-tu quelqu’un dont tu puisses gâcher la journée ?
O.P. suspendit l’énorme patte griffue qui se tendait vers la barquette de riz au porc.
— Hum… On dirait que le « quelqu’un » en question s’est levé du mauvais pied, ce matin.
Wren poussa un soupir.
— Désolée. La journée a été longue, la semaine a été longue et je commence à avoir mal au crâne.
— Oups, pardon ! s’exclama l’ours en reculant de quelques pas.
Wren sourit. Ce n’étaient pas ces quelques pas qui atténueraient les néfastes vibrations émanant d'O.P., mais elle était touchée par l’attention.
— Oui, j’ai une raison, reprit l’ours. J’étais au Q.G., l’autre nuit. Quelques bavardages intéressants. Si ton poil n’est pas trop rebroussé et que ça te tente…
— Vas-y.
Que c’était bon de retrouver les bonnes vieilles habitudes !
O.P. eut un rire qui retroussa ses babines et dévoila des dents terriblement affûtées. Wren grimaça imperceptiblement.
— Bon, ça ne te plaira peut-être pas, dit-il.
Elle haussa les épaules.
— Eh bien, ça sera dans le ton de la journée. Allez, accouche.
— On dit que le groupe d’autodéfense aurait été créé par le Conseil lui-même.
Wren se hissa sur le comptoir de la cuisine et observa son compagnon.
— Tu devrais te servir d’une fourchette, rétorqua-t-elle, d’une voix distraite. Sinon, les épices risquent de s’accrocher sous tes griffes et de brûler ta tendre menotte. Pourquoi feraient-ils ça ? Le Conseil ne porte pas précisément les Fatae dans leur cœur, mais ils ne peuvent rien contre eux. Ils ont toujours fait partie de la Cosa !
— Ouais… Sauf qu’ils essaient sans cesse de nous mettre le grappin dessus, et de nous imposer leurs règles. Tu es une Solitaire, tu sais comment c’est, non ?
Wren poussa un grognement. Décidément, tout le monde avait des problèmes avec la Cosa, en ce moment. Rien de vraiment nouveau sous le soleil. Le Conseil avait été précisément fondé pour surveiller tout ce petit monde de la magie. Les Solitaires avaient été les premiers à leur dire où ils pouvaient fourrer leur joli nez. Depuis, ç’avait été une succession de coups fourrés de part et d’autre. Guerre fratricide feutrée qui durait depuis sept générations et dont le Conseil sortait systématiquement vainqueur.
— Je sais, oui, répliqua-t-elle.
Théoriquement, ce qui se passait à l’intérieur de la communauté des Indépendants ne concernait pas vraiment O.P.
— Ce que je ne saisis pas, reprit-elle d’un air songeur, c’est la logique derrière tout ça. Même si le Conseil est obsédé par l’idée de nous contrôler, recourir à une équipe de malabars me paraît exagéré.
Wren secoua la tête.
— Non, je n’y crois pas. Peut-être qu’un mage ou deux, voire un Solitaire ou deux, après tout, en veulent particulièrement aux Fatae, mais une action coordonnée par le Conseil… ? Non, ça me semble improbable.
— Ce sont des humains. Nous ne le sommes pas. Tu crois que ça ne compte pas pour le Conseil ?
Elle leva les yeux aussi théâtralement que possible.
— Dieu du Ciel ! Et dire qu’on nous accuse de ne pas aimer notre prochain !
— Quoi ? Tu penses que ce sont des hommes qui ont agi tout seul, dans leur coin ?
O.P. secoua la tête. Ses oreilles pointues se tordirent vigoureusement, ce qui surprit Wren.
— Sois réaliste, Valère. Le jour viendra où le Conseil ira trop loin. Où il affichera la couleur et ôtera le masque… Choisis la formule qui te convient. Et alors, pour quel camp opteront les Solitaires, hein ?
« Seigneur ! Voilà qu’on me tâte en vue d’une future rébellion… O.P. n’a pas dû entendre parler de la rumeur qui court sur moi ! Il ne sait pas que je suis candidate au poste de tête de Turc pour le Conseil ».
— Ecoute, répliqua-t-elle, tu supposes un consensus chez les Solitaires, qui est, par nature, impossible. Même en ne considérant que ceux de la côte Est !
Hors de question de se faire embarquer maintenant dans une conspiration. Elle avait trop de problèmes sur les bras.
— Je suis sérieux.
Deux yeux noirs de jais la considérèrent gravement. Quelques éclats rouges rappelèrent à Wren la nature véritable de la grosse peluche qui se tenait en face d’elle. O.P. n’était pas un démon pour rien.
— Alors, quoi ? Humains contre humains ? Tu sais déjà où tu seras ?
Il était plus que temps d’en finir avec cette discussion.
— Quand l’heure sera venue, je choisirai. Pourquoi es-tu si pressé de la voir arriver ? Tu veux que la Cosa explose ?
— Je ne suis pas pressé. Je dis ce qui est.
— Je ne suis pas aveugle, tu sais.
O.P. baissa les yeux pour s’apercevoir que la barquette était vide. Il haussa les épaules.
— Tu as des yeux… humains. Ce qui fait une différence, commenta-t-il en jetant délicatement les restes dans la poubelle.
— Ecoute, O.P.…
— Je veux dire, tu es vraiment humaine. Et c’est rare.
Il ouvrit la fenêtre.
— A plus tard, alors.
— A plus tard, répondit-elle doucement, en le regardant descendre le long de l’échelle de secours.
« Diviser pour mieux détruire, non ? Seigneur, j’ai besoin d’une aspirine, et vite ! »

D’un noir d’encre, la voûte céleste était constellée d’étoiles brillantes. Une brise légère agitait les feuilles des arbres. L'air était tiède. Derrière lui se dressait une maison silencieuse, aux fenêtres éclairées. Tout paraissait irréel, ou vaguement faux. Où était-il ? Que faisait-il là ?
Une vague d’anxiété le submergea, et l’obligea à réfléchir. Il se trouvait au milieu d’une prairie dont la pente s’inclinait doucement. Hésitant visiblement à attaquer, des chiens tournaient autour de lui, à distance. Il les remarqua à peine.
Que lui était-il arrivé ? Il regarda ses mains, paumes ouvertes, doigts écartés. Puis, lentement, il approcha l’une d’elles de sa joue. Et la retira vivement au moment du contact.
Il avait été bel homme. Avant. Et ce physique avenant dont il pouvait être légitimement fier était désormais souillé, détruit… Cette chair inconsistante, ces cheveux blonds coagulés par le sang et cette poussière blanchâtre qui le recouvrait… Son pantalon de laine fine était affreusement froissé et… et cette déchirure aux genoux… Où s’était-il fait cela ? Son chapeau, son élégant chapeau de feutre gris avait disparu… Pourtant, il était sûr de l’avoir mis ce matin, en partant. Ce matin ? Il se sentit soudain terriblement nu. Et sa chemise… Sa chemise était en lambeaux. Son bras gauche… Oh, son bras gauche… Affreusement tordu, et si curieusement insensible…
Il se redressa, et tenta de rassembler ses pensées, ses souvenirs. Que s’était-il passé avant qu’il ne se réveille ici ?
Rien. Sa mémoire resta désespérément muette. Il était seul, au milieu de l’éternité, dévoré par une douleur lancinante. Réfléchis, bon sang ! De la poussière… blanchâtre… du ciment… Karl. Oui, Karl était derrière toi. Tu vérifiais les dalles. Quelque chose clochait dans l’une d’elles… Une fêlure et… Et des eaux noires de l’oubli surgirent les souvenirs, telles des bulles d’air remontant à la surface. Sauf qu’il n’y avait plus d’air. Ses poumons étaient immobiles, aucun souffle ne s’échappait de ses lèvres…
Soudain, dans un rugissement, les images déferlèrent dans son cerveau, comme une nuée de vautours s’abattant sur leur proie. Ses yeux bleus se voilèrent, son regard se brouilla. Puis il vit, distinctement. Et il sut. Une douleur plus atroce que la précédente le consuma et il ne voulut plus qu’une chose. Revenir là où il avait existé. Et tuer l’homme qui l’avait assassiné.
Un rictus féroce tordit son visage meurtri. Les chiens reculèrent, effrayés.
Il fit un pas. L'herbe haute passait au travers de ses chaussures salies, au travers de la peau transparente et des os, comme si deux catégories d’objets solides se partageaient l’espace, s’entremêlaient imparfaitement.
Un des chiens gémit, longuement, confusément. Un autre l’imita et, bientôt, toute la meute se tourna pour fuir.
Alors, il accéléra la cadence, indifférent aux arbres autour de lui, aux bêtes qui s’écartaient, apeurées, tremblantes. Les images défilaient à présent devant ses yeux, s’entrechoquant, se chevauchant. Au bout de ses doigts, il sentait de nouveau le contact froid du marbre poli. Et sa gorge brûla, tranchée d’un coup net par le couteau. Ses narines frémirent sous l’odeur putride de la chair qui brûle. Une fumée âcre piqua ses yeux. Le contact d’une peau contre la sienne. Et ce rire, haut perché, ces murmures et ces cris de joie ! Un vertige, soudain. La sensation de tomber, de tomber… Une obscurité terrifiante qui l’ensevelissait, étouffait ses hurlements…
Aucun Paradis. Aucun Enfer. Juste la roue lancinante d’un tourment sans fin. Energie suspendue dans la mort, absorbée par ce chant, cette incantation, et enchaînée pour l’éternité à cette pierre. A ces pierres. A sa propre création.
Il était libre, à présent. Libre d’aller à sa guise, à défaut de vivre. Ce n’était pas si mal.
Il s’arrêta. Hocha la tête. Puis changea de direction. Il savait où il devait aller.