Il était assis dans un bar tropical. Une brise
douce lui apportait les effluves des fleurs nocturnes, auxquels se
mêlaient les embruns salés. Le tintement léger des glaçons quand il
prit son verre, et le goût âcre du gin dans sa gorge le remplirent
de satisfaction. Une main effleura son épaule et remonta jusqu’à sa
nuque. Il frissonna de plaisir.
Dans le lointain bourdonnait
un bruit familier — un bruit agréable, qui n’avait rien de
menaçant. Aussi l’ignora-t-il pour se concentrer sur la caresse, et
sur la main douce qu’il tenta de saisir.
— Oh, non…, murmura une voix, familière, elle
aussi.
Tellement familière. Un signal d’alarme traversa
soudain son cerveau. Trop tard. Des doigts glacés se refermaient
sur son cou…
Poussant un cri, Sergueï se dressa brutalement,
envoyant valser le fauteuil dans lequel il s’était assoupi. Le
siège heurta le mur, et tournoya un instant avant de s’immobiliser.
Clignant des yeux, il discerna devant lui une jeune femme qui
souriait avec l’air ravi d’une gamine qui vient de jouer un bon
tour.
— Tu es très mignon quand tu t’affoles, commenta
Wren.
— Garce !
— Dis donc ! Tu bavais sur mon clavier !
— Hmm… Quelle heure est-il ?
D’après ses souvenirs un peu flous, il avait dû
s’endormir vers 3 heures du matin. Sergueï poussa un soupir. Il fut
un temps où il résistait mieux à ce genre de séances
nocturnes.
— Il est 7 heures. Il me semble t’avoir entendu
dire que tu devais aller à la galerie, ce matin. Pour une nouvelle
installation, je crois.
— Juste. Merci.
Sergueï s’étira et grimaça douloureusement.
— Je me fais vieux, petite Wren. Vieux et
rouillé.
— C'est du cinéma, ça ! répliqua Wren d’un ton
péremptoire.
Et elle le regarda d’un air menaçant en faisant
passer le sac de glace d’une main à l’autre, comme pour l’empêcher
de poursuivre dans cette voie.
— D’ailleurs, reprit-elle. J’ai des oreillers tout
ce qu’il y a de plus moelleux. Utilise-les, la prochaine fois. Ce
fauteuil ne vaut rien pour dormir. Ni pour moi, ni, à plus forte
raison, pour tes vieux os.
— Très drôle.
— Tu as trouvé quelque chose ?
Sergueï haussa les épaules, puis grimaça de
nouveau. Le geste venait inconsidérément de réveiller des muscles
endoloris.
— Tu sais, je ne suis vraiment pas à l’aise avec
tous ces trucs surnaturels, dit-il en déboutonnant sa chemise
trempée de sueur.
— Que c’est très difficile quand on n’est pas né
dedans, acheva-t-il. Je sais.
Sergueï fit précautionneusement rouler ses
épaules. Puis, levant les bras au-dessus de la tête, il s’étira
jusqu’à ce qu’une série de craquements lui indique que ses
vertèbres venaient de reprendre leur alignement habituel.
— Hmm… Voilà qui est mieux ! s’exclama-t-il avec
un soupir de satisfaction.
Il remarqua le regard de Wren.
— Qu’y a-t-il ?
La jeune femme rougit légèrement.
— Tes cheveux sont au bout du rouleau,
lança-t-elle, avant d’éclater de rire.
Sergueï grommela et partit à la recherche d’une
brosse à dents et d’un peigne.
Wren le regarda remonter le couloir en direction
de la salle de bains. C'était l’un des petits avantages du travail
: la vision de Sergueï torse nu était de celles que toute femelle
hétérosexuelle, bipède et de sang chaud, ne pouvait manquer
d’apprécier. Solidement charpenté, mais pas trop. Grand, avec de
solides épaules, et des bras qu’il était criminel de cacher sous
une chemise. Des muscles souples et lisses, une démarche de
félin.
Un spectacle agréable. Vraiment agréable. Wren eut
un sourire en se rappelant sa réaction, tout à l’heure, quand elle
avait posé une main glacée sur sa nuque. Il lui avait dit, un jour,
qu’il devait utiliser une mousse à raser spéciale pour son cou,
dont la peau était particulièrement sensible.
« Cruel,
mais efficace », songea-t-elle en regardant le sac de glaçons qui
commençait à fondre. Elle ne connaissait pas d’autre moyen pour
réveiller un homme qui dormait profondément — d’autant plus
profondément qu’il se savait en sécurité ici. L'autre solution
aurait été de laisser un inconnu entrer dans le bureau, mais alors,
pauvre de lui ! Wren n’aurait pas parié sur la survie de
l’individu, après le réveil de Sergueï…
Elle poussa un soupir, et sentit la tension raidir
de nouveau ses épaules. En dépit d’une bonne nuit de sommeil dans
son lit, le malaise au creux de ses entrailles n’avait pas disparu.
Ils avaient désespérément besoin d’informations, et vite.
Jetant le sac de glaçons dans l’évier de la
cuisine, elle fila dans la chambre. Du dernier tiroir de la
commode, elle sortit un caleçon et des chaussettes, qu’elle empila
soigneusement avant de repartir vers la salle de bains. Passant
prudemment la tête par l’entrebâillement de la porte, elle s’assura
que le rideau de douche était tiré, et entra franchement.
— Je te laisse des affaires propres sur le lavabo,
lança-t-elle d’une voix suffisamment forte pour qu’il l’entende
par-dessus le jet.
Le grognement qu’elle reçut en réponse semblait
affirmatif.
— Je descends chercher une pizza calzone chez
Unray. Tu veux quelque chose ?
Un second grognement, manifestement négatif,
celui-là.
Quand elle revint, Sergueï avait préparé le thé.
Attablé dans la cuisine, il lisait le journal. Des lunettes — dont
il niait pourtant avoir besoin — étaient perchées sur son nez, et ses yeux parcouraient
rapidement les articles. Lorsque leur mouvement se ralentit, Wren
nota mentalement qu’il lui faudrait lire l’article qui suscitait
l’intérêt de son compagnon.
Elle s’assit en face de lui et déballa son petit
déjeuner. La chaude odeur de fromage et de pâte fraîche fit
gargouiller son estomac. Sergueï ne broncha pas. Il avait fini par
s’habituer aux étranges coutumes alimentaires de son
associée.
Tandis que Wren mordait à belles dents dans sa
pizza, son compagnon plia finalement le journal, rangea ses
lunettes et l’observa.
— Quel est le programme aujourd’hui ?
Elle haussa les épaules en sauçant avec
application le reste de coulis de tomates.
— Fureter ici et là.
— Sois prudente, répliqua-t-il. Le client nous
tient à l’œil, à présent, et je ne lui fais que modérément
confiance.
— Une intuition ?
Wren ne trouvait pas désagréable de voir confirmer
sa propre impression, même si c’était plutôt en négatif.
— Hmm, peut-être, rétorqua Sergueï avec un soupir.
Ecoute, ne t’engage pas dans des bavardages dangereux…
— Je serai aussi délicate qu’un papillon.
— Et d’un battement d’ailes, tu provoqueras un
ouragan en Chine ? Tu ne me rassures pas.
— Oh, va jouer l’homme d’affaires chic et
prospère, répliqua-t-elle en agitant la main vers lui, et laisse le
Talent travailler.
Après le départ de Sergueï, elle se doucha
rapidement, puis élabora son
plan d’attaque. Son bac à légumes était dramatiquement vide, et il
était temps de le remplir. C'était un bon point de départ, ça.
Attrapant le grand sac fourre-tout, couleur vert pomme, qu’elle
n’arrivait pas à perdre depuis cinq ans, elle y fourra ses lunettes
de soleil, son baladeur, une barre de céréales et son portefeuille.
Puis elle prit ses clés dans la jatte et dévala les escaliers. Un
temps merveilleux l’accueillit : le ciel était couleur d’azur,
l’air délicieusement chaud et une odeur d’herbe fraîchement coupée
lui parvint du parc non loin. Oubliant momentanément la tension de
ses épaules, elle goûta un instant de joie pure avant de descendre
la rue d’un pas allègre.
— Salut, Charlie !
Le jeune homme qui était en train de ranger les
conserves sur les étagères de chez Jackson se retourna. Il avait
l’air d’avoir passé une nuit presque aussi mauvaise que celle de
Sergueï.
— Une gueule de bois, peut-être ?
Charlie grimaça. Wren jeta un rapide coup d’œil
autour d’elle pour s’assurer que le client le plus proche se
trouvait à la caisse, et se pencha vers le garçon.
— Approche, murmura-t-elle en frottant vivement
ses mains l’une contre l’autre.
Charlie obéit et elle plaça ses paumes sur ses
tempes. Elle n’était peut-être pas une guérisseuse hors pair, mais
ses dons valaient mieux que rien. Après un instant, le visage du
jeune homme se détendit et Wren laissa retomber ses mains.
— Merci ! lança-t-il avec un soupir de
soulagement.
— Qu’est-ce que je peux faire pour toi ?
— Un régime de bananes bien mûres, tes meilleures
tomates… Je veux dire, celles que tu gardes dans une caisse à part,
une livre de café, et des informations.
La couleur disparut aussitôt du visage de Charlie
qui se mit à regarder de droite à gauche, comme s’il fuyait les
yeux de Wren posés sur lui.
« Quoi, maintenant ? » se demanda la jeune femme
avec irritation.
Quatre heures plus tard, Wren était littéralement
en pétard. Charlie s’était finalement révélé le plus accueillant de
tous les contacts dont elle avait fait le tour. Ils ne la fuyaient
pas ouvertement, non, mais dès qu’elle essayait de creuser un peu,
ils devenaient nerveux et se taisaient.
Pas du tout dans le style de la Cosa, ça. D’humeur
soucieuse, elle paya le café qu’elle venait de commander et se
tourna pour chercher une place vide. C'était bondé. Elle avisa
finalement un couple qui se levait, et se glissa rapidement sur
l’un des sièges, sous le regard furieux d’un autre couple qui
guignait également la place.
« Vraiment, non, ce n’est pas dans leurs manières
», songea Wren. D’habitude, impossible de les faire taire, quand
ils étaient lancés. Particulièrement quand vous avouiez votre
totale ignorance, qu’ils se faisaient un plaisir de corriger.
« J’aurais dû aller voir ce fichu Simurgh, sur la
80ème Rue, et troquer quelque chose
contre une information. Plus
coûteux, mais nettement plus rapide. »
Wren fronça tout à coup les sourcils. Une idée
venait de la frapper. Jusque-là, elle s’était concentrée sur les
contacts humains, pour la simple raison qu’il était plus facile de
les rencontrer en public. Or, maintenant qu’elle y pensait, elle
n’avait vu aucun Fatae, récemment. Pas même O.P., nota-t-elle en
touillant machinalement son café.
— Je peux ?
Wren leva les yeux, et sourit.
— Bienvenue au club des touilleurs de café.
— Dont je suis un membre fanatique, répliqua Lee
en s’insérant tant bien que mal dans l’inconfortable chaise en
plastique.
Lee Mahoney. L'exact opposé, ou presque, de Wren.
Avec son éclatante chevelure blanche, sa peau dorée et ses yeux
d’ébène, impossible pour lui de passer inaperçu dans une pièce !
Phénomène qui lui était fort utile au moment des vernissages. Les
journalistes s’agglutinaient autour de lui comme des abeilles
autour d’une fleur chargée de suc. Wren l’avait rencontré à la
galerie de Sergueï, où il exposait en compagnie d’autres artistes.
Ses sculptures faisaient le bonheur des critiques. Son apparence
physique ravissait les journalistes. Et ces deux aspects conjugués
rendaient Sergueï heureux en faisant joliment grimper la cote de
l’artiste.
Wren, enfin, se réjouissait parce que Lee était le
premier Solitaire qu’elle avait rencontré quand elle s’était
installée ici. Ils se connaissaient donc maintenant depuis cinq
ans. Et un ami heureux, porté par le succès, était un ami
utile.
— Plutôt bien, répliqua Lee en sirotant son café.
Même si elle menace de divorcer la prochaine fois que je mets les
pieds à la station.
Wren gloussa. Son interlocuteur la regarda de
travers.
— Ce n’est pas drôle ! J’ai simplement voulu lui
donner un coup de main pour déplacer des meubles et…
— Attends, laisse-moi deviner. Tu as
court-circuité leur système !
Lee prit un air penaud. Sa femme était DJ dans une
modeste radio locale, qui n’avait pas les moyens de s’offrir les
protections adéquates. Même si rien ou presque — Wren l’avait
constaté — n’était efficace contre un afflux massif de Courant. Au
mieux, les effets auraient été atténués.
— Pas jusque-là, mais… euh…pas loin… Les stations
de radio sont très sensibles, tu sais, Wren.
— Je m’en souviendrai.
Cinq ou six ans auparavant, elle enquêtait dans un
bâtiment situé près d’une centrale électrique. Les choses avaient
mal tourné, et elle avait été obligée d’aspirer le courant à toute
allure. Mais de toute façon, la centrale avait besoin d’une bonne
réfection…
— Alors, le boulot ?
C'était une autre qualité de Lee, ça. A la
différence de la plupart des membres de la Cosa, quand il disait
qu’il n’avait pas envie de bavarder, il le pensait vraiment. En
revanche, s’il s’intéressait à vous, c’était sincère.
— Ça tourne à la catastrophe, répondit-elle
d’un air sombre. Sais-tu
quelque chose sur un dénommé Frants, ou sur un Talent qui lui en
voudrait ?
Son interlocuteur sirota son café avec un peu trop
d’application.
— Ah non, Lee, pas toi ! Quoi ? J’ai marché sur
les pieds de quelqu’un ? J’ai pourtant procédé aux vérification
usuelles, je te jure !
— Non… non, ce n’est pas ça. Tu me connais, Wren,
je ne fais pas vraiment partie de la bande.
— Alors, quoi, Lee ? Tout le monde me tourne le
dos, même toi. Qu’est-ce que j’ai fait ?
Son compagnon la regarda d’un air
malheureux.
— Ce n’est pas toi, Wren. C'est juste que… que
depuis un mois, le Conseil se montre encore plus sourcilleux que
d’habitude. Ils ont été particulièrement rudes avec les leurs. Ils
ont même enfermé Blackie chez lui, à Staten Island, pendant une
semaine ! Alors, je crois qu’on attend qu’ils nous tombent aussi
sur le poil.
— « Nous », tu veux dire, les Solitaires ?
Lee acquiesça gravement.
— On dit que tu seras la première…
Elle poussa un soupir.
— Génial. On s’en prend toujours aux mêmes.
Pourquoi moi ?
— Parce que tu es excellente, soit dit sans
vouloir flatter ton ego. Et parce que tu fréquentes tout le monde :
Solitaires, Fatae, Sorciers… Tu as même des amis parmi les
mages.
— Oh, une seule, corrigea Wren. Et encore, je ne
sais jamais sur quel pied danser, avec elle.
— Je ne suis pas la seule, autour de cette table,
à avoir été impliquée dans l’histoire, me semble-t-il.
Ce n’était pas leur plus glorieux souvenir… Une
farce qu’ils avaient organisée, et qui avait mal tourné. Des gens
s’étaient vexés. Et ils avaient tous deux juré de renoncer aux
blagues. Sans quoi, elle l’aurait immédiatement soupçonné d’être
celui qui l’avait pistée, l’autre soir.
— Le fait est qu’ils se souviennent de toi. Et
voilà que tu t’occupes d’une affaire qui intéresse le Conseil. Oui,
j’ai entendu parler de Frants… Il a dû engager une Solitaire, parce
qu’il était en bisbille avec le Conseil, à cause du tour qu’il leur
a joué. Selon la rumeur.
Wren acquiesça. Elle aussi avait entendu cette
information, dans la première phase de son enquête. Une grande
masse de rumeurs circulait, dont une moitié contredisait l’autre
moitié qui, de toute façon, s’avérait presque entièrement
fausse.
— Donc, on m’évite pour ne pas être associé au
traitement que le Conseil me réserve, n’est-ce pas ?
Le « pistage » dont elle avait été victime,
justement, n’avait-il pas été un avertissement ? Mais de la part de
qui ? Et pourquoi ?
Lee haussa les épaules.
— Les Solitaires sont égoïstes. Ils ne pensent
qu’à eux, répliqua-t-il en tapotant la main de Wren. Si ça peut te
faire plaisir, sache que tout le monde ou presque te respecte. Simplement, on ne veut pas…
être plongé dans le même bain que toi.
— Je vois… Tout le monde enverra des fleurs, et
personne ne viendra à l’enterrement. Tu n’as pas peur d’être vu en
ma compagnie ?
Wren sentit son estomac se nouer et le café lui
remonter dans la gorge.
— Je suis un artiste, répondit Lee en retirant sa
main. Tout le Courant que j’utilise va dans mon œuvre.
Un critique avait qualifié ses sculptures d’«
électriques », ce qui, évidemment, leur avait donné le fou rire
pendant plus d’une heure.
— Et mes liens avec les Fatae sont limités,
reprit-il, étant donné que je n’ai pas besoin d’eux.
Lee travaillait avec l’acier vendu dans le
commerce normal, infiniment plus malléable que celui qui était
façonné par un artisan de la petite communauté des Talents.
— Bref, le Conseil m’a quasiment oublié,
conclut-il. Si, en t’apercevant, je ne m’arrêtais pas pour bavarder
et boire un café, ça paraîtrait vraiment bizarre. Ecoute, c’est
juste un mauvais moment à passer… Comme tu l’as dit, le Conseil
resserre régulièrement les boulons. Tiens bon, fais-toi discrète,
et tout ira bien.
— Oui… Si je pouvais, ce serait bien. Merci quand
même, répliqua Wren en ramassant son grand sac.
Si elle pouvait… Mais il y avait un travail à
terminer, où elle se heurtait au Conseil à tous les
tournants.
« Bon, peut-être qu’après, je pourrais parler
vacances à Sergueï, loin, très loin d’ici… ».
— Sois discrète, répéta Lee.
— Idiote, idiote, idiote ! A quoi est-ce que ça te
sert de jouer les cibles ? fulmina-t-elle à voix basse, une fois
dehors.
Le temps de revenir à son appartement, cependant,
elle s’était quasiment résignée à la situation.
Après tout, cette agitation au Conseil n’avait
peut-être rien à voir avec l’affaire dont elle s’occupait. La
Section Occidentale était sur leur dos depuis si longtemps ! Ces
chamailleries avaient commencé bien avant qu’elle soit née.
En atteignant le cinquième étage, la résignation
de Wren s’était transformée en amusement.
— Valère-la-Terreur, fléau de New York ! Celle
dont les Talents ont peur de parler !
Première chose, en discuter avec Sergueï. Il ne
saurait sans doute pas quoi en penser, non plus. Quoique… Il
s’était déjà frotté deux fois au Conseil, et il avait peut-être une
vision plus précise de la situation qu’une Solitaire qui manquait
forcément de recul.
Peut-être aussi connaissait-il une ville charmante
où ils pourraient se réfugier tous deux, si l’orage éclatait…
Laissant le sac sur la table de la cuisine, elle
gagna son bureau pour vérifier ses messages. Rien. Un peu de
musique ne lui ferait pas de mal…
Les premières notes de Night
Walk de Rick Braun venaient à peine de s’élever, et elle
venait à peine de se détendre, allongée sur le tapis du salon, que
des coups retentirent sur les carreaux d’une fenêtre. Wren ouvrit
un œil, puis le referma aussitôt. Le bruit intempestif continua. Poussant un long soupir, elle
se leva et gagna la cuisine.
— Je vais finir par te donner une clé,
grommela-t-elle en ouvrant la fenêtre.
Le plaisir secret qu’elle éprouva en voyant
l’attitude nonchalante d'O.P. — tellement « normale », après tous
les revers qu’elle avait subis aujourd’hui — la rendit cependant
moins revêche que d’habitude.
— Vrai ? s’exclama l’ours.
Wren haussa les épaules.
— C'était juste pour rire.
O.P. renifla ostensiblement l’air autour de
lui.
— Euh… Des restes ?
— Mi casa es su casa,
non ? répliqua-t-elle en désignant le frigo. Et ne touche pas aux
tomates farcies, c’est mon petit déjeuner de demain.
— Eurk !
— Tu dis ? Je ne me nourris pas de charogne, moi
!
— Hé, personne ne m’a rien demandé au moment où
mes ancêtres ont été conçus !
Imparable. Les Démons étaient les seuls membres de
la Cosa à avoir des origines parfaitement certifiées, remontant au
XIe siècle, à en croire le compte rendu
des expériences de H. Buchanon.
— Tu as une raison d’être là ? Ou cherchais-tu
quelqu’un dont tu puisses gâcher la journée ?
O.P. suspendit l’énorme patte griffue qui se
tendait vers la barquette de riz au porc.
— Hum… On dirait que le « quelqu’un » en question
s’est levé du mauvais pied, ce matin.
Wren poussa un soupir.
— Oups, pardon ! s’exclama l’ours en reculant de
quelques pas.
Wren sourit. Ce n’étaient pas ces quelques pas qui
atténueraient les néfastes vibrations émanant d'O.P., mais elle
était touchée par l’attention.
— Oui, j’ai une raison, reprit l’ours. J’étais au
Q.G., l’autre nuit. Quelques bavardages intéressants. Si ton poil
n’est pas trop rebroussé et que ça te tente…
— Vas-y.
Que c’était bon de retrouver les bonnes vieilles
habitudes !
O.P. eut un rire qui retroussa ses babines et
dévoila des dents terriblement affûtées. Wren grimaça
imperceptiblement.
— Bon, ça ne te plaira peut-être pas,
dit-il.
Elle haussa les épaules.
— Eh bien, ça sera dans le ton de la journée.
Allez, accouche.
— On dit que le groupe d’autodéfense aurait été
créé par le Conseil lui-même.
Wren se hissa sur le comptoir de la cuisine et
observa son compagnon.
— Tu devrais te servir d’une fourchette,
rétorqua-t-elle, d’une voix distraite. Sinon, les épices risquent
de s’accrocher sous tes griffes et de brûler ta tendre menotte.
Pourquoi feraient-ils ça ? Le Conseil ne porte pas précisément les
Fatae dans leur cœur, mais ils ne peuvent rien contre eux. Ils ont
toujours fait partie de la Cosa !
— Ouais… Sauf qu’ils essaient sans cesse de nous
mettre le grappin dessus, et de nous imposer leurs règles. Tu es une Solitaire, tu sais comment
c’est, non ?
Wren poussa un grognement. Décidément, tout le
monde avait des problèmes avec la Cosa, en ce moment. Rien de
vraiment nouveau sous le soleil. Le Conseil avait été précisément
fondé pour surveiller tout ce petit monde de la magie. Les
Solitaires avaient été les premiers à leur dire où ils pouvaient
fourrer leur joli nez. Depuis, ç’avait été une succession de coups
fourrés de part et d’autre. Guerre fratricide feutrée qui durait
depuis sept générations et dont le Conseil sortait systématiquement
vainqueur.
— Je sais, oui, répliqua-t-elle.
Théoriquement, ce qui se passait à l’intérieur de
la communauté des Indépendants ne concernait pas vraiment
O.P.
— Ce que je ne saisis pas, reprit-elle d’un air
songeur, c’est la logique derrière tout ça. Même si le Conseil est
obsédé par l’idée de nous contrôler, recourir à une équipe de
malabars me paraît exagéré.
Wren secoua la tête.
— Non, je n’y crois pas. Peut-être qu’un mage ou
deux, voire un Solitaire ou deux, après tout, en veulent
particulièrement aux Fatae, mais une action coordonnée par le
Conseil… ? Non, ça me semble improbable.
— Ce sont des humains. Nous ne le sommes pas. Tu
crois que ça ne compte pas pour le Conseil ?
Elle leva les yeux aussi théâtralement que
possible.
— Dieu du Ciel ! Et dire qu’on nous accuse de ne
pas aimer notre prochain !
O.P. secoua la tête. Ses oreilles pointues se
tordirent vigoureusement, ce qui surprit Wren.
— Sois réaliste, Valère. Le jour viendra où le
Conseil ira trop loin. Où il affichera la couleur et ôtera le
masque… Choisis la formule qui te convient. Et alors, pour quel
camp opteront les Solitaires, hein ?
« Seigneur ! Voilà qu’on me tâte en vue d’une
future rébellion… O.P. n’a pas dû entendre parler de la rumeur qui
court sur moi ! Il ne sait pas que je suis candidate au poste de
tête de Turc pour le Conseil ».
— Ecoute, répliqua-t-elle, tu supposes un
consensus chez les Solitaires, qui est, par nature, impossible.
Même en ne considérant que ceux de la côte Est !
Hors de question de se faire embarquer maintenant
dans une conspiration. Elle avait trop de problèmes sur les
bras.
— Je suis sérieux.
Deux yeux noirs de jais la considérèrent
gravement. Quelques éclats rouges rappelèrent à Wren la nature
véritable de la grosse peluche qui se tenait en face d’elle. O.P.
n’était pas un démon pour rien.
— Alors, quoi ? Humains contre humains ? Tu sais
déjà où tu seras ?
Il était plus que temps d’en finir avec cette
discussion.
— Quand l’heure sera venue, je choisirai. Pourquoi
es-tu si pressé de la voir arriver ? Tu veux que la Cosa explose
?
— Je ne suis pas pressé. Je dis ce qui est.
O.P. baissa les yeux pour s’apercevoir que la
barquette était vide. Il haussa les épaules.
— Tu as des yeux… humains. Ce qui fait une
différence, commenta-t-il en jetant délicatement les restes dans la
poubelle.
— Ecoute, O.P.…
— Je veux dire, tu es vraiment humaine. Et c’est
rare.
Il ouvrit la fenêtre.
— A plus tard, alors.
— A plus tard, répondit-elle doucement, en le
regardant descendre le long de l’échelle de secours.
« Diviser pour mieux détruire, non ? Seigneur,
j’ai besoin d’une aspirine, et vite ! »
D’un noir d’encre, la voûte céleste était
constellée d’étoiles brillantes. Une brise légère agitait les
feuilles des arbres. L'air était tiède. Derrière lui se dressait
une maison silencieuse, aux fenêtres éclairées. Tout paraissait
irréel, ou vaguement faux. Où était-il ? Que faisait-il là ?
Une vague d’anxiété le submergea, et l’obligea à
réfléchir. Il se trouvait au milieu d’une prairie dont la pente
s’inclinait doucement. Hésitant visiblement à attaquer, des chiens
tournaient autour de lui, à distance. Il les remarqua à
peine.
Que lui était-il arrivé ? Il regarda ses mains,
paumes ouvertes, doigts écartés. Puis, lentement, il approcha l’une
d’elles de sa joue. Et la retira vivement au moment du
contact.
Il avait été bel homme. Avant. Et ce physique
avenant dont il pouvait être légitimement fier était désormais souillé, détruit… Cette
chair inconsistante, ces cheveux blonds coagulés par le sang et
cette poussière blanchâtre qui le recouvrait… Son pantalon de laine
fine était affreusement froissé et… et cette déchirure aux genoux…
Où s’était-il fait cela ? Son chapeau, son élégant chapeau de
feutre gris avait disparu… Pourtant, il était sûr de l’avoir mis ce
matin, en partant. Ce matin ? Il se sentit soudain terriblement nu.
Et sa chemise… Sa chemise était en lambeaux. Son bras gauche… Oh,
son bras gauche… Affreusement tordu, et si curieusement
insensible…
Il se redressa, et tenta de rassembler ses
pensées, ses souvenirs. Que s’était-il passé avant qu’il ne se
réveille ici ?
Rien. Sa mémoire resta désespérément muette. Il
était seul, au milieu de l’éternité, dévoré par une douleur
lancinante. Réfléchis, bon sang ! De la poussière… blanchâtre… du
ciment… Karl. Oui, Karl était derrière toi. Tu vérifiais les
dalles. Quelque chose clochait dans l’une d’elles… Une fêlure et…
Et des eaux noires de l’oubli surgirent les souvenirs, telles des
bulles d’air remontant à la surface. Sauf qu’il n’y avait plus
d’air. Ses poumons étaient immobiles, aucun souffle ne s’échappait
de ses lèvres…
Soudain, dans un rugissement, les images
déferlèrent dans son cerveau, comme une nuée de vautours s’abattant
sur leur proie. Ses yeux bleus se voilèrent, son regard se
brouilla. Puis il vit, distinctement. Et il sut. Une douleur plus
atroce que la précédente le consuma et il ne voulut plus qu’une
chose. Revenir là où il avait existé. Et tuer l’homme qui l’avait
assassiné.
Il fit un pas. L'herbe haute passait au travers de
ses chaussures salies, au travers de la peau transparente et des
os, comme si deux catégories d’objets solides se partageaient
l’espace, s’entremêlaient imparfaitement.
Un des chiens gémit, longuement, confusément. Un
autre l’imita et, bientôt, toute la meute se tourna pour
fuir.
Alors, il accéléra la cadence, indifférent aux
arbres autour de lui, aux bêtes qui s’écartaient, apeurées,
tremblantes. Les images défilaient à présent devant ses yeux,
s’entrechoquant, se chevauchant. Au bout de ses doigts, il sentait
de nouveau le contact froid du marbre poli. Et sa gorge brûla,
tranchée d’un coup net par le couteau. Ses narines frémirent sous
l’odeur putride de la chair qui brûle. Une fumée âcre piqua ses
yeux. Le contact d’une peau contre la sienne. Et ce rire, haut
perché, ces murmures et ces cris de joie ! Un vertige, soudain. La
sensation de tomber, de tomber… Une obscurité terrifiante qui
l’ensevelissait, étouffait ses hurlements…
Aucun Paradis. Aucun Enfer. Juste la roue
lancinante d’un tourment sans fin. Energie suspendue dans la mort,
absorbée par ce chant, cette incantation, et enchaînée pour
l’éternité à cette pierre. A ces pierres. A sa propre
création.
Il était libre, à présent. Libre d’aller à sa
guise, à défaut de vivre. Ce n’était pas si mal.
Il s’arrêta. Hocha la tête. Puis changea de
direction. Il savait où il devait aller.