10.
C'était un immeuble qu’aucun signe extérieur, enseignes ou noms, ne permettait d’identifier. La rue où il se trouvait n’était pas non plus de celles qu’on empruntait sans raison précise. Au second étage, pourtant, se déroulait la Fête du Vendredi Fatal.
Là, dans une vaste pièce accueillante, lambrissée de bois de merisier et recouverte de tapis luxueux, deux douzaines d’hommes et de femmes discutaient et riaient, un verre à la main. Un visiteur entré par inadvertance aurait pu croire qu’il s’agissait d’une simple réunion amicale d’avocats et de professionnels de la finance.
Jamais, sans doute, il n’aurait pu deviner qu’il avait affaire au Silence… Le Silence, ce n’était ni plus ni moins qu’une association d’agents secrets, sortes de MacGyver parfaitement réels qui possédaient pour seules armes l’intelligence, l’astuce et un vulgaire couteau de poche.
Et accessoirement, une trésorerie de quelques millions de dollars, gracieusement renouvelée chaque année par des donateurs anonymes.
Les motifs et l’identité de ces généreux donateurs, à dire vrai, étaient le cadet des soucis de ces agents spéciaux. Il leur suffisait d’accomplir leur mission, et de passer, chaque troisième vendredi du mois, devant le Comité d’Action.
Le Silence ne prenait aucun honoraire, n’acceptait aucune reconnaissance, sous quelque forme que ce soit, et refusait toute publicité. C'était une société secrète solide et efficace. Cependant, aucune organisation ne pouvant se targuer d’être sans faille — la sécurité absolue n’existant pas —, le Silence « expurgeait » régulièrement le cerveau de ses agents des informations qu’il contenait.
Qu’ils se trouvent de l’autre côté de l’Atlantique ou sur le continent, les Membres étaient donc tenus, chaque mois, d’interrompre leur mission pour se décharger de leur lot de renseignements et subir un interrogatoire détaillé. La Société distribuait, certes, blâmes et réprimandes, mais n’était pas avare non plus de félicitations.
Le cocktail organisé à la fin de ces sessions donnait un vernis élégant aux beuveries qui suivaient immanquablement. Ces réunions étaient, à l’origine, beaucoup moins formelles, mais après l’incendie de l’unique café « sûr » du quartier, causé par une dispute professionnelle, le Silence avait préféré louer cet appartement. De la sorte, le Comité pouvait contrôler les bavardages intempestifs provoqués par l’alcool — alcool, par ailleurs, infiniment meilleur qu’au café.
Il y avait au moins sept ans que Sergueï ne s’était rendu à l’une de ces petites fêtes. A dessein. Loin des yeux, loin du cœur… Ou plutôt, en l’occurrence, loin des esprits. Pour protéger sa liberté, et celle de Wren, il s’était contenté de garder un contact téléphonique. Malheureusement, cette distance prudente ne semblait plus suffire. Le Silence était, en somme, comme la mafia : à l’instant où vous espériez en être sorti, elle se rappelait à vous.
Mais à toute chose, malheur est profitable. Du moins Sergueï l’espérait-il.
Un corps se pressa contre le sien.
— Tu as obtenu un accord ?
— Pardon ?
Sergueï se tourna et dut baisser le nez pour localiser son interlocuteur — un nez que, par ailleurs, tous s’accordaient à qualifier de patricien. Il lui lança le regard glacial qu’il réservait aux importuns si fréquents dans ce genre d’endroit. Sans résultat. Ce qui mortifia Sergueï, mais Dancy n’avait jamais été capable de comprendre un avertissement, même assené à coups de marteau.
— Ecoute, lança ce dernier d’une voix avinée. Tu sais qu’ils ont toujours ce qu’ils veulent. Et ils veulent salement ta nana. Si j’étais toi, j’irais me pendre tout de suite.
Un mètre cinquante chaussures comprises, aussi musclé qu’un bouledogue, Dancy était passé du rang de messager à celui d’Opérateur en s’accrochant à son unique qualité : la hargne.
L'intérêt que le Silence portait à Wren était visiblement devenu un secret de polichinelle. Mauvais signe. Mais Sergueï savait très précisément pourquoi ils avaient besoin d’elle, ce qui était un atout non négligeable. Il toisa de nouveau son interlocuteur.
— Fous le camp, gronda-t-il.
Il n’aimait pas les commérages. Ni sur lui, ni sur Wren. Il ne les avait jamais aimés, même au temps glorieux où il était membre du Comité.
Saisi, Dancy le regarda en clignant des yeux.
— Toujours le même, hein, vieux joueur ? finit-il par articuler. Bon, eh bien… à plus tard, le Hibou.
« Le Hibou. » Tel était son surnom dans l’association. Il trouvait cela amusant quand il pensait à Wren — son « petit oiseau », comme il l’appelait parfois.
Touché plus qu’il ne voulait l’admettre par les propos de Dancy, Sergueï sortit une cigarette de son étui en argent. Depuis quinze ans qu’il avait arrêté de fumer, il ressentait toujours le même besoin, la même attirance. La fumée était pour lui comme le chant irrésistible d’une sirène. Et chaque jour, parfois chaque heure, il se testait. Masochisme ? Goût du martyre ? C'était peut-être du pareil au même…
Il n’aurait pas dû être aussi brutal avec Dancy. Dès l’instant où vous faisiez partie de la bande, il fallait accepter les commérages. C'était le jeu. Un jeu grave, implacable. Quand il avait franchi la porte de cet immeuble, tous, déjà, savaient. Ce qu’il appelait « ragot », les agents l’appelaient « renseignement », et leur vie, parfois, en dépendait.
— Didier ?
Il se tourna de nouveau.
— Adam…
— Je ne pensais pas te revoir ici, vieux.
Le visage maigre qui se penchait vers lui n’avait quasiment pas changé depuis vingt ans, depuis ce jour où Adam et Sergueï avaient été recrutés ensemble par le Silence.
Tout juste un fil d’argent ici et là dans les cheveux, une ride ou deux au coin de la bouche. Et cette ombre d’inquiétude affectueuse dans le regard. Quant à la jeune femme brune qui l’accompagnait, Sergueï ne la connaissait pas : un drôle de visage rond, et des yeux qui se plissaient en vous scrutant.
— J’avais besoin de la Bibliothèque. Et par malchance, c’est tombé ce jour de beuverie.
Adam pinça les lèvres. La Bibliothèque, c’était le recours ultime auquel on n’accédait qu’après avoir épuisé toutes les solutions possibles et imaginables. Mais Sergueï avait toujours eu la réputation d’être un rebelle.
— Elle t’a laissé entrer ?
— Elle m’a envoyé voir Douglas, répliqua Sergueï avec un demi-sourire.
Adam eut une mimique horrifiée. Si la « Bibliothèque » n’était pas tendre envers ceux qui lui faisaient perdre son temps, Douglas pouvait être pire que brutal.
— Tu as trouvé ce que tu voulais ?
Sergueï haussa les épaules.
— Peut-être.
Le Silence avait beau être une organisation de taille relativement modeste, elle n’en fonctionnait pas moins selon un schéma classique, structuré en trois branches : action, renseignement et opérations. Ce dernier secteur était dirigé par Douglas : il décidait, et les agents du service « action » entraient dans la danse.
Il était le seul à connaître le comment et le pourquoi des missions. Pour le rencontrer, il fallait posséder une sérieuse base de négociations.
Adam regarda Sergueï avec un intérêt accru. A cet instant, sa compagne, qui estimait sans doute avoir assez attendu, lui donna un coup de coude discret.
— Oups ! Euh, désolé… Clara, Sergueï Didier. Sergueï, Clara Maroony.
— Vous étiez Opérateur, n’est-ce pas ? s’enquit-elle en le dévisageant avec une insolence qu’en d’autres circonstances, il aurait trouvée séduisante.
— Plus maintenant.
— Pas en ce moment, corrigea Adam avec impétuosité. Il travaille en free lance. J’envisage de l’engager comme mentor.
Clara haussa les épaules, puis, sans crier gare, tourna les talons pour se mettre en quête d’une conversation plus intéressante.
— Elle me connaît, commenta Sergueï, songeur.
— Oh, tu sais… On aime bien parler de ceux qui ont envoyé promener l’Organisation. Mais si ça te rassure, la plupart des petits jeunes, ici, n’ont pas la moindre idée de ce qu’a été ton rôle. De ce qu’il est toujours.
D’un geste de la main, il arrêta Sergueï qui ouvrait la bouche pour protester.
— Pas de baratin, veux-tu ? On se connaît depuis trop longtemps pour se disputer sur le sujet. Même si, côté carte postale, tu n’es pas très fort. Je veux juste que tu saches que tu as toujours des amis ici. Et que les amis sont plus utiles que les ennemis, ajouta-t-il en lançant un regard appuyé.
— Merci, répondit simplement Sergueï.
Qu’aurait-il pu ajouter d’autre ? Oui, il était toujours bon d’avoir des amis. Et il pouvait en avoir besoin. Très vite.
Adam lui tapa amicalement l’épaule, et s’en fut à la recherche de Clara. Sergueï le regarda s’éloigner, avec le sentiment croissant d’être entouré de requins tournant autour d’une proie qui se débattait dans l’eau.
Il se secoua. L'image était affreuse, et sans doute exagérée. Les agents opérationnels du Silence étaient de braves types. Il ne fallait surtout pas qu’il l’oublie.
Et pour être vraiment honnête avec lui-même, il devait reconnaître qu’il y avait une part de vérité dans les propos de ses deux anciens collègues. S'il réintégrait le Silence, en amenant Wren avec lui, il serait de nouveau leur héros, comme ç’avait été le cas si longtemps.
« Sois logique, mon vieux ! » D’un côté, s’il devenait l’agent de Wren, il serait obligé de la contraindre à accepter les particularités de l’Organisation. De l’autre, s’il se dérobait, et qu’ils la coinçaient malgré tout, il serait mis hors jeu. Le Comité y veillerait.
Un instant, il imagina Wren prenant ses ordres d’un autre, se soumettant à des principes rigides, et la nausée monta en lui. Ils étaient associés depuis dix ans. Jamais il n’avait connu de collaboration si longue et si authentique.
Ces pensées firent resurgir des souvenirs qu’il s’était pourtant efforcé de refouler en se rendant à la Fête Fatale. Des souvenirs douloureux, qui avaient motivé son départ de l’Organisation. Pauvre Jordan… Jeune, du Talent à revendre, enthousiaste. Tellement enthousiaste qu’il en prenait toujours plus qu’il n’en pouvait assumer. Or, le Courant n’était guère indulgent envers ceux qui en demandaient trop.
Pour Wren, rien n’était pire que l’anéantissement, l’absorption définitive par la magie. Le Silence avait exigé ce sacrifice de la part de Jordan.
Et Jordan avait disparu. Toute cette jeunesse, ce Talent, cette ferveur avaient été détruits. Et en tant qu’agent de Jordan, il s’était rendu complice de cette destruction. Plus que complice, coupable.
Wren ne se montrait pas si docile. L'idée le fit sourire intérieurement, et lui procura un intense soulagement. Avec un discret salut moqueur à la foule qui tourbillonnait autour de lui, il leva son verre et avala une gorgée.
L'euphorie fut de courte durée. Il ne pouvait oublier la raison de sa présence. Si sa démarche aboutissait, comme il l’espérait, il serait forcé de revenir au sein de l’Organisation. Telle était l’offre qu’il avait faite à Douglas : qu’ils renoncent à Wren, et il reprendrait du service.
Il ne put réprimer une grimace. Se soumettre de nouveau à ce qui l’avait quasiment détruit, pour protéger celle qui l’avait sauvé…
Douglas avait promis de considérer sa proposition, estimant qu’une demi-victoire valait mieux qu’un échec total. Sergueï serait libre de continuer à travailler avec la jeune femme, dans la mesure où son engagement pour le Silence passait en premier. Wren bénéficierait en outre de la protection de l’Organisation. Il y avait cependant un hic. Et pas seulement un seul, en fait. S'il redevenait actif, nombreuses seraient les contraintes qui pèseraient sur sa collaboration avec la jeune femme. Et il n’était pas sûr de pouvoir le supporter.
Et puis, combien de temps résisterait l’accord ? Combien de temps pourrait-il acheter la liberté de Wren ? Le Silence voulait la jeune femme. Il devait être réaliste. Son offre était-elle réellement judicieuse ? N’était-il pas simplement en train de se vendre pour rien ?
Oh, il n’hésiterait pas une seconde à se vendre, s’il était sûr du résultat. Mais il n’avait plus confiance dans l’Organisation. Et, dans ce cas précis, il n’avait plus confiance non plus dans ses propres instincts.
D’un coup sec, Sergueï vida son verre et le reposa sur la table. Subitement, l’alcool eut un goût amer dans sa bouche. L'atmosphère devenait de plus en plus dense. De nouveaux arrivants emplissaient continuellement la salle. Parmi eux, il en reconnut qu’il n’avait plus vus depuis des années, d’autres dont il s’était senti proche autrefois. Mais il n’avait envie de parler à personne. L'idée de devoir deviner leur jeu, leur tactique, leurs alliances, leurs calculs, le rebuta profondément.
Se frayant un passage dans la foule, il gagna la sortie, non sans saluer de loin ceux qu’il respectait. Ce ne fut qu’une fois arrivé dans la rue qu’il s’autorisa à respirer largement et bruyamment, comme pour se convaincre qu’il était encore libre.
Une liberté qui avait un goût amer. Comme le scotch qu’il avait bu. Pourquoi s’efforçait-il de repousser l’inévitable ? Adam pensait que le Silence pourrait l’aider. Et Douglas était persuadé que Wren pourrait les aider, eux. Le message était sans ambiguïté. Peut-être pourrait-on trouver un arrangement ? Par exemple, Wren resterait à l’écart des missions les plus terribles…
Non. Sergueï secoua la tête. Le pouvoir avait un prix. Et ce prix, en l’occurrence, n’était ni plus ni moins que la liberté de la jeune femme. Autrement dit, la possibilité pour elle de rester une Solitaire, de travailler en toute indépendance sans avoir de comptes à rendre à personne sauf à elle-même, et de choisir les contrats en son âme et conscience.
Son âme… Tel était le véritable enjeu, si absurdement romantique que parût la chose.
Il jeta un coup d’œil vers l’appartement du second étage. Nul bruit, nul écho, nulle lumière ne filtrait. Tout paraissait calme, indifférent, inoffensif. Il risquait de perdre Wren. Elle pouvait décider de se séparer de lui, du moins pour un temps. Mais il avait promis de ne jamais la quitter. Une telle promesse entrerait-elle en ligne de compte ? Si oui, serait-il seulement capable de l’honorer ?
La vérité, c’était qu’il avait peur de tout jouer sur un seul coup de dés, surtout quand les dés en question étaient lancés par un autre. Il était trop âgé pour ce genre de pari. Trop faible, désormais, pour saborder la confortable barque qu’il s’était patiemment construite.
Marchant d’un pas lent et régulier, Sergueï s’efforça de relâcher la tension qui raidissait douloureusement ses épaules. L'air printanier lui rafraîchit agréablement le visage, et adoucit le cours sombre de ses pensées. Les « si » et les « mais » ne résoudraient rien. Ce n’était pas en échafaudant des théories qu’il avancerait. D’abord et avant tout, se concentrer sur les problèmes immédiats. Et il en avait suffisamment. L'essentiel était d’avoir momentanément occupé Douglas en lui donnant un os à ronger.
Wren s’était absentée, cet après-midi, en alléguant un certain nombre de tâches à accomplir avant de reprendre les recherches. « Des trucs de magie, probablement », songea-t-il avec une certaine frustration. Il n’aimait pas rester en dehors d’une partie aussi importante de son existence. Oh, bien sûr, il lui était arrivé, à deux ou trois reprises, d’assister à la totalité d’une enquête, mais comme observateur extérieur. Il soupira. Il se gardait bien de déprécier le travail qu’il fournissait de son côté : tous deux formaient une véritable équipe, et les qualités de l’un s’appuyaient sur les atouts de l’autre. Mais voilà, le Talent, l’Enquêtrice, c’était elle, pas lui. Il n’était, en somme, que le financier de l’affaire, le directeur de production, en quelque sorte. Un Profane un peu moins Profane que les autres.
Sergueï ne se leurrait pas. Il savait ce que masquait ce soudain accès d’amertume : une inquiétude atroce qui lui rongeait les entrailles comme un cancer. Et toute la confiance qu’il pouvait avoir dans leurs forces communes ne parvenait pas à apaiser cette angoisse profonde sur la décision que prendrait le Silence… Wren était sensible aux moindres variations, aux moindres modifications subtiles de l’air, et ces changements incompréhensibles l’effrayaient. La peur qu’elle avait exprimée au téléphone s’était nourrie de sa peur à lui. Et il ne pouvait le lui dire. Jusque-là, il s’était révélé un excellent agent, précisément parce qu’il était capable de percevoir les ondes qui émanaient de lui, et de les maîtriser avant qu’elles ne provoquent des problèmes. Désormais, il perdait le contrôle.
Sergueï ne comptait plus les promesses qu’il avait faites : à Wren, à la mère de Wren, et même à Abenezer qu’il n’avait pourtant jamais rencontré. Mais il craignait de n’être pas… de ne pas avoir les idées tout à fait claires quand il s’agissait de Wren Valère. Essayait-il sincèrement de la protéger ? Ou de la garder près de lui ?
— Tu ne veux pas la contrôler ? avait demandé Douglas. Alors, cesse de la couver.
Soudain, un souvenir lui traversa l’esprit. Un souvenir lié aux événements de la nuit passée, et à la réapparition de l’Alchimiste. C'était il y a cinq ans. Wren… Wren meurtrie, blessée, esquissant un sourire éclatant. « Tu as été génial ! » Sa voix tremblait, ses yeux exprimaient encore le tourbillon d’émotions qui l’avait agitée quand elle avait été précipitée dans le gouffre et qu’il l’avait rattrapée de justesse, d’une seule main. Il aurait voulu enfouir son visage dans les cheveux ébouriffés de la jeune femme. Et ne plus jamais, jamais voir ce corps tombant, chutant… et la rivière tout en bas…
— Aah !
Poussant involontairement un cri, Sergueï secoua violemment la tête pour chasser l’horrible image. Puis, enfonçant ses poings dans les poches, il accéléra la cadence. Après tant d’années, tant d’aventures, tant de péripéties, c’était encore le seul souvenir qui provoquait en lui une sueur froide. Trop protecteur, hein ?
Très bien. Il lui parlerait. Il lui expliquerait la situation. Enfin, plus ou moins… Et ce serait à elle de décider. De choisir. Il mettrait son propre destin entre ses mains. Sans regrets.

— Se détendre en marchant sur la huitième Avenue à une heure du matin ! Il n’y a que toi pour penser à ça !
Sergueï éclata d’un rire joyeux.
— Ouvre les yeux, Wren ! Des prostitués mâles et femelles, des drogués et des dealers… Et des flics ! Chacun surveillant l’autre. La nuit, c’est l’endroit le plus sûr, et le plus intéressant de toute la ville !
— Tu es fou, répliqua-t-elle juste pour le plaisir de l’entendre rire encore.
Il avait débarqué chez elle vers minuit, excité comme un félin après une overdose d’herbe à chat. Quand elle avait essayé de savoir ce qui le mettait dans cet état, il s’était emparé de son manteau d’une main, et, de l’autre, l’avait prise par le bras. « Allons marcher », avait-il proposé.
— Et puis, je suis à tes côtés, non ?
— Un vrai garde du corps ! approuva la jeune femme avec enthousiasme.
Elle salua d’un signe de tête discret le policier en train de discuter avec deux prostitués — un travesti asiatique et une maigre fille aux cheveux rouges, qui paraissait âgée de quatorze ans, mais ne devait pas en avoir plus de douze. Le policier s’interrompit, les dévisagea d’un rapide coup d’œil professionnel, et répondit au salut.
— L'un des vôtres ? s’enquit Sergueï à voix basse.
— Mmm…
Les Talents étaient partout. Certains ne valaient pas grand-chose, d’autres rivalisaient avec Merlin au meilleur de sa forme. Pour ceux qui avaient un coup d’œil exercé, il n’était pas difficile de repérer les Solitaires, soit environ un tiers des Talents, et la lie de l’humanité magique — selon le Conseil.
Laissant le policier vaquer à ses occupations, ils reprirent leur marche. Si la politesse requérait de saluer un pair, en revanche, il était considéré comme grossier de prolonger le contact. Voire dangereux.
— Alors, m'sieu-dame, une p'tite balade nocturne ?
Sergueï décocha au bonimenteur l’un de ses célèbres regards de glace, et l’homme s’évanouit aussitôt dans l’ombre d’un porche.
— Je croyais que le maire avait réussi à s’en débarrasser.
— On ne se débarrasse pas du mal, Wren. Surtout quand il règne une odeur de chair fraîche et de sang.
— Non, je parlais des harangueurs. Il me semblait qu’ils n’avaient plus le droit d’arpenter les trottoirs.
— La loi est plus souvent violée que respectée. Mais je ne vous l’apprends pas, je suppose ?
Wren et Sergueï se retournèrent en même temps. Le policier les avait suivis.
— Nous ne faisons que nous promener… euh…, inspecteur Doblovsky, dit Wren en déchiffrant l’insigne épinglé sur le blouson du policier.
— Et parler, rétorqua ce dernier. Vous n’aimez pas les « brigades de nettoyage » ?
Le visage de Wren exprima l’incompréhension, puis s’éclaira. Les « brigades », c’étaient les fous qui voulaient débarrasser la ville des Démons.
— Vous les connaissez ? demanda-t-elle.
— Des malpropres qui pensent que leur crasse vaut mieux que celle des autres. Mais le balai est le même pour tous.
Il se pencha en avant.
— Soyez prudents.
— On essaiera. Merci.
L'inspecteur se mêla à la foule des piétons nocturnes qui arpentaient la ville, et disparut. En dépit de sa veste, Wren frissonna. Sergueï se rapprocha d’elle, comme pour la protéger d’un courant d’air inexistant. Se serrant contre lui, elle posa un instant sa tête sur son épaule.
— Ils sont plus nombreux ici que dans mon quartier, murmura-t-elle, songeuse.
— C'est assez logique, répliqua Sergueï. Il y a pas mal de Fatae qui vadrouillent autour de Central Park, non ? Et sans doute aussi près de Riverside. C'est donc là que vont les chasseurs. Je veux dire, les nettoyeurs.
— Quel raciste tu es ! rétorqua-t-elle en soupirant.
Ils avaient eu cette discussion des centaines de fois. Et ce n’était pas encore cette nuit qu’ils y mettraient un terme.
— Les Fatae ne ressemblent pas tous au monstre qu’évoquait ta grand-mère quand elle te racontait des histoires. Et même, tu aimerais O.P. si seulement tu daignais lui adresser la parole.
— Très peu pour moi, merci. Ecoute, je ne leur veux aucun mal. C'est juste que…
— … tu ne les aimes pas.
— Je n’y peux rien, dit-il d’un air contrit.
— Ecoute, tu voulais qu’on se promène et qu’on parle. Nous nous promenons…
— Nous parlons aussi.
Il se redressa et regarda droit devant lui. La sensation de bien-être qu’il éprouvait un instant auparavant s’était légèrement dissipée.
— Oh, oh ! Tu me joues M. Didier, ce soir ? demanda-t-elle.
Elle lui donna une tape sur le bras.
— Je croyais que tu avais perdu cette mauvaise habitude. Je sais très bien que ça signifie que tu as quelque chose à dire que tu ne veux pas dire, et qu’en plus, ce que tu as à dire n’est pas très joli. Donc, tu ferais mieux de le dire tout de suite.
— Oh là là ! Je n’ai pas tout suivi, répondit Sergueï en gémissant.
Il cherchait à gagner du temps, et ils le savaient tous les deux.
— Tu me connais, tu sais que je ne te ferai rien. Donc, vas-y.
Il en était incapable, elle le voyait bien. Sans doute le savait-il au plus profond de lui-même quand il l’avait emmenée faire un tour. « Ah, les hommes ! » songea-t-elle, agacée.
— Changement de tactique, annonça-t-elle en glissant son bras sous le sien et en accordant son pas à ses longues foulées. Nous allons parler… des résultats de la Bourse ! Non, attends. C'est trop effrayant. De la politique du gouvernement ? Encore plus effrayant…
Elle secoua la tête.
— Du travail ? Mais il est presque arrivé à son terme. Et… Oh, je sais ! De l’augmentation délirante de mon loyer. Ça, c’est un sujet. On n’a toujours pas le droit de tuer des gens ? Les propriétaires, par exemple ?
— Non, on n’a toujours pas le droit.
— Flûte ! Alors, on est obligés d’en revenir au travail. Je suis prête pour demain, j’ai seulement besoin…
Un sans-abri qui arrivait en titubant faillit les heurter. Sergueï tira vivement la jeune femme vers lui. Ils avaient eu, l’année dernière, une expérience assez traumatisante avec un clochard, et depuis, il était resté méfiant.
L'impulsion de son geste les entraîna vers une porte cochère ouverte d’où un vacarme assourdi leur parvint. Sergueï fronça les sourcils.
— Reste là, ordonna-t-il à sa compagne.
Il jeta un coup d’œil par-dessus son épaule pour voir si le policier était toujours là. Parti. Il y en avait bien un autre, plus haut, mais il n’était pas à portée de voix.
De la main droite, Sergueï repoussa la jeune femme contre le mur. Intriguée, Wren le vit replier la gauche dans le creux de ses reins.
« Un pistolet ? Il discourait sur la sécurité avec un pistolet dans sa poche ? » fulmina-t-elle intérieurement.
Mais la main revint vide.
— Reste là, répéta-t-il.
Retenant son envie de japper, tel un chien bien dressé, elle le vit disparaître sans bruit dans l’entrée d’immeuble. Elle laissa alors passer trois secondes, puis se glissa à sa suite.
— Oh, oui, cher associé, il faudra que nous parlions, un jour, de cette tendance protectrice très nette qui est votre péché mignon, murmura-t-elle en avançant prudemment. Entre ce problème et tout ce que vous me cachez, nous avons bien besoin d’une petite discussion…
Mais la conversation attendrait. Sergueï était aux prises avec un adolescent en jean et sweat-shirt à capuche. Un autre adolescent était à genoux, courbé en deux. Wren ne put s’empêcher d’éprouver un mouvement de sympathie. Sergueï lui avait appris le coup qui provoquait cet « état ».
Ses yeux s’habituant progressivement à l’obscurité, elle réalisa que ce qu’elle prenait pour un tas de vieux chiffons était en réalité en train de bouger. Une main fine et pâle en émergea pour s’appuyer sur le mur et se redresser par étapes. Les épaules d’abord, voûtées, puis un torse, et enfin, une tête carrée, avec un long nez élégant et une magnifique ramure à six pointes sur lesquelles étaient épinglées des lambeaux de velours.
« Fatae », songea-t-elle avec un soupir. Et d’une espèce rare. Pas vraiment de celle qu’on s’attendrait à voir dans une jungle de béton. La créature secoua la tête comme si chacun de ses bois était pourvu de clochettes, puis, d’un seul coup, fonça et embrocha un assaillant qui s’apprêtait à la frapper.
L'homme rebondit contre le mur et s’écroula à terre. Wren nota qu’il n’avait pas entièrement perdu conscience. Elle roula donc une boule d’énergie au creux de ses mains et la lança de toutes ses forces, à la manière des joueurs de base-ball. Jeu auquel, par ailleurs, elle était en général fort mauvaise… Mais le Courant était bon enfant, et il se dirigea complaisamment vers la poitrine de l’homme qui s’effondra avec un grognement.
La créature se tourna vers la jeune femme et, presque aussitôt, ses yeux noirs s’agrandirent, horrifiés. Wren voulut se retourner, mais deux bras se refermèrent sur elle, la maintenant solidement.
— Sale sorcière ! siffla une voix grinçante derrière elle.
Une haleine de dentifrice lui parvint.
« Charmant, songea-t-elle. Se laver les dents avant de partir à la chasse aux Fatae, quel chic ! »
— Wren !
C'était la voix de Sergueï. Les deux bras qui l’immobilisaient se détendirent. Aussitôt, elle glissa et forma une nouvelle boule d’énergie entre ses mains. Mais avant qu’elle ait pu agir, son agresseur s’écroula, la laissant face à un homme d’un certain âge, à la peau sombre. Il était trop élégamment vêtu pour être un policier ou un sans-abri, et son regard était bien trop ferme pour être celui d’un drogué ou d’un prostitué. Un dealer, probablement.
— Merci, dit-elle en esquissant un geste vers la petite batte de base-ball qu’il tenait à la main.
— Je vous en prie, répliqua-t-il en clignant des yeux.
Wren réalisa soudain que la boule d’énergie continuait à tournoyer et jeter des étincelles entre ses paumes. Elle l’absorba aussitôt.
— Désolée, je…
L'inconnu haussa les épaules.
— Vous savez, plus grand-chose ne m’étonne. Simplement, je n’avais aucune envie de laisser un sale étranger vous assommer, vous ou ce cerf là-bas.
Il rangea sa batte et s’apprêtait à s’éclipser au moment où Sergueï les rejoignait.
— J’adore cette ville, grommela-t-il. Une ville complètement siphonnée. Et le plus dingue, c’est que c’est parfaitement normal.
La créature acheva de se redresser. Elle était grande, plus qu’eux deux, mais pas autant que Wren l’avait imaginé. Evidemment, comme toute personne ayant franchi le stade de la puberté la dépassait en taille, son estimation avait toute chance d’être légèrement déformée.
— Mes remerciements, articula-t-elle d’une voix grave. Je ne sais pas si… j’aurais été capable de venir à bout d’eux trois.
— Oh, certainement, répliqua Sergueï en se frottant la hanche. Mais ça m’insupporte toujours, ces combats inégaux.
Wren s’approcha et voulut soulever sa veste. Il repoussa sa main d’une tape légère. Elle lui lança un regard étonné, puis se tourna vers le cerf.
— Peut-on… vous emmener quelque part ? Vous n’avez rien ?
— J’habite ici, répliqua-t-il paisiblement, avant d’esquisser une grimace.
Le hall un peu sinistre, et le papier peint à demi déchiré ne s’accordaient pas précisément à l’allure distinguée du Fatae.
— En fait, reprit-il, j’avais besoin de venir en ville pour quelques jours. Une affaire. On… on disait que c’était un immeuble sûr.
— Il semble que ce ne soit plus le cas, rétorqua sombrement Sergueï.
— Euh… non, en effet.
Le cerf entreprit de dépoussiérer son pelage, en une tentative un peu vaine.
— J’en informerai les propriétaires, dès les premières heures de la matinée. Je vous renouvelle tous mes remerciements, et vous souhaite une bonne nuit.
— Quoi ? Il ne nous offre aucun vœu à exaucer, aucun sac d’or à emporter ?
Sergueï pensait avoir murmuré à la seule intention de Wren. Ce qui n’était visiblement pas le cas, à sa plus grande mortification. Le Fatae leva la tête et le dévisagea avec un air de dignité outragée.
— Je suis un Leshiy, pas un de ces génies de pacotille, genre Disneyland ! Et je n’entends pas me conformer à la vision fantasque qu’ont les Humains de la magie.
— On préfère parler de Talent plutôt que de magie, répliqua Wren en époussetant machinalement la créature.
— Tout ça, ce sont des foutaises, rétorqua fermement le cerf. Vous avez du talent, et ce talent, c’est la magie.
— Super ! Du coupage de cheveu rhétorique au beau milieu de la scène du crime. Puisque vous aimez la précision sémantique, sachez, monsieur le Leshiy, poursuivit Wren en tapotant du doigt la poitrine de son interlocuteur, que mon talent à moi, c’est de retrouver ce qui a disparu.
Sergueï leva les yeux au ciel.
— La magie !
Wren haussa les épaules.
— Les mâles, je vous jure. Avec ou sans ramures…

Quand ils furent revenus dans la rue, Wren se tourna vers son partenaire, et ouvrit la bouche pour lui dire ce qu’elle pensait d’un homme qui attirait une Solitaire au beau milieu du chaos en lui promettant de tout lui avouer, et qui, finalement, n’avouait rien du tout. Mais un bâillement emporta sa colère. Sa vie trépidante la rattrapait.
— L'heure d’aller au lit, je vois, dit doucement Sergueï.
Il n’avait pas l’air en meilleure forme. Ses traits étaient pâles et tirés.
— Tu vas bien ? s’enquit-elle.
— Une bonne nuit de sommeil, quelques ventes qui tiendront quelque temps les artistes à distance, et tout ira bien.
Elle rit, puis reprit :
— Et à propos de cette conversation…
— Plus tard.
Il s’était complètement refermé. Le combat impromptu avait dressé un mur entre eux. Peut-être n’était-ce pas le moment d’essayer de le franchir.
— Sergueï…
Elle sentait bien qu’il s’agissait d’une affaire importante. Plus importante que la mission en cours. Mais une main se posa doucement sur ses lèvres.
— Chhh… Il faut rentrer se coucher. Tu dois être en forme pour demain.
Il retira sa main, hésita, puis écarta délicatement la mèche de cheveux qui lui tombait dans les yeux.
— On attendra que l’enquête soit finie.
Puis il la guida d’une main ferme vers son appartement. Elle décida de lui faire confiance. Avait-elle une autre possibilité ?