Wren
sentit le fourmillement remonter le long des bras, puis glisser sur
la colonne vertébrale. Ce n’était pas une sensation physique… Juste
un jeu mental. Une sorte d’échauffement, de mise en jambes. Matthew
Prevost n’aurait pas le temps de comprendre d’où venait le
coup.
Elle n’était arrivée sur le site qu’en fin
d’après-midi. Le temps de s’installer, et le crépuscule était
tombé. Elle avait revêtu sa tenue de combat — un justaucorps gris
foncé, idéal pour se fondre dans l’ombre. Quand elle travaillait en
ville, Wren préférait porter un survêtement gris ou noir en laine
polaire, plus banal et anonyme. Mais ici, elle se trouvait sur une
propriété privée. Si elle était prise, aucun argument ne pourrait
justifier sa présence. Sergueï lui avait promis une de ces tenues
de camouflage chimiques qui la faisaient rêver, mais jusque-là,
elle n’avait rien vu venir au pied du sapin de Noël.
Elle grimpa dans un arbre de taille raisonnable,
et abondamment pourvu de feuilles en forme de lance qu’une brise
légère agitait par intermittence. Elle observa la demeure :
désuète, blanche, plantée au milieu d’une impeccable pelouse de
trois hectares. Le corps de bâtiment devait dater des années
cinquante. Les deux ailes
adjacentes avaient sans doute été ajoutées par l’actuel
propriétaire dans le style d’origine, celui d’une ferme aisée. Une
enceinte en pierres, suffisamment haute pour protéger des regards
indiscrets et garnie de pointes métalliques, courait sur trois
côtés. Le quatrième était clos par une barrière de bois qui donnait
sur une autre propriété, protégée par une patrouille de gardes
armés. Des voisins plutôt désagréables, lui avait signalé Sergueï.
Pas vraiment du genre à vous inviter pour un pique-nique. Mais
Prevost n’était visiblement pas porté aux mondanités. Il y avait
bien de temps à autre quelques fêtes, sur invitation écrite
exclusivement, avec smoking de rigueur. Argent, argent, et encore
argent… De quoi tourner la tête d’une fille.
Deux entrées donnaient accès à la propriété : les
grilles impressionnantes situées au bout de la longue allée
principale ; et une porte métallique, tout aussi impressionnante,
aménagée dans l’enceinte. Porte pourvue d’un mécanisme aussi
complexe qu’inconnu, qui nécessitait la possession d’une carte
numérique, automatiquement scannée à un mètre du seuil, sous le
regard omniprésent de plusieurs caméras de surveillance.
Le propriétaire avait eu l’intelligence, en outre,
de dégager le terrain. Aucun arbre, donc, ayant l’obligeance de
tendre quelques branches vous permettant de franchir le mur. «
Pourquoi rien n’est-il jamais facile ? » soupira Wren en se
laissant glisser à terre silencieusement. Elle profita des fourrés
pour avancer encore de quelques mètres. Soudain, elle
s’arrêta.
— Bon sang, qu’est-ce que… ?
Elle avait déjà remarqué les vibrations du sol,
aux endroits où couraient
les câbles électriques reliés à la propriété. Des câbles de luxe,
sans doute. C'était une vibration sourde et diffuse, atténuée par
la terre, et qui se confondait avec le bruit des grillons. Si
nécessaire, elle pourrait canaliser cette énergie, mais le résultat
n’en vaudrait certainement pas l’effort, même en cas
d’urgence.
Non, ce qu’elle ressentait à présent était d’une
intensité infiniment supérieure. Une intensité qui pourrait rendre
dingue tout amateur de Courant. Mais d’où venait cette énergie ?
Etait-il possible qu’un mage ait entreposé une réserve, quelque
part sous terre ? Et pourquoi ici, hors des limites de la propriété
? Non, c’était absurde. Ce devait être une source naturelle,
peut-être de la magnétite, ou…
Ou bien ce satané mur de pierres cachait un
système d’alarme électrique.
— Je parie que ces fichues pointes métalliques
sont aussi électrifiées, grommela-t-elle. Une vraie saloperie. Ah,
il se défend bien, le coco !
Elle n’avait que deux possibilités. Premièrement,
plonger dans le réseau grâce à la magie pour examiner le système
d’alarme. Et provoquer une anomalie qui serait repérée aussitôt par
la centrale de surveillance. Sans compter qu’elle prendrait un
retard considérable sur son programme, à supposer même qu’elle
parvienne à maîtriser le système. Deuxièmement, se conformer au
plan initial, sauter par-dessus le mur, et prier pour qu’aucune
charge électrique ne se déclenche. Prevost avait engagé un mage
pour dérober le bloc de marbre. Aucune raison de penser qu’il n’ait
pas recouru aux services d’un autre pour protéger sa demeure.
Wren
secoua la tête. Improbable. Ces gens-là n’aimaient pas employer la
magie pour leur défense. Ce qu’ils avaient acheté, d’autres
pouvaient à leur tour l’acquérir. Mais enfin, le doute
subsistait…
— Très bien, nous passons donc à la solution
numéro trois.
Reculant prudemment entre les broussailles, Wren
revint près de la route par laquelle elle était arrivée. Une jolie
route de campagne, bordée d’arbres, très romantique. Elle n’aurait
guère été surprise de voir surgir une calèche tirée par des
chevaux.
— Grouille-toi, idiote !
Sa propre voiture se trouvait beaucoup plus bas.
Elle avait pris la précaution de la dissimuler sous les arbres et
d’apporter ici le baudrier de toile qui contenait ses outils.
Glissant sa main sous un buisson, elle ramena le sac et en sortit
un minuscule écouteur qu’elle fixa sur son oreille gauche.
Dissimulée dans ses cheveux, l’antenne avait un rayon d’action
suffisant pour lui permettre de capter les transmissions à
l’intérieur de la propriété, comme une alarme ou un appel
téléphonique, par exemple.
Wren s’assura rapidement que ses lacets étaient
solidement noués, et son capuchon fermement attaché. Elle était
prête. En longeant la route, tout à l’heure, elle avait aperçu des
biches dans les bois. Ce qui lui avait donné l’idée de la solution
numéro trois.
L'« empathie » avait été l’un des premiers talents
à se manifester en elle, alors qu’elle n’était encore qu’une
adolescente. Et il s’était imposé si naturellement qu’il lui avait
fallu une année entière, au début de sa formation, pour réaliser
que c’était un don magique. John appelait cela, plus
précisément, la « contrainte
empathique ». Quand elle en avait compris la véritable nature, elle
avait éprouvé une sorte de malaise : ce n’était ni plus ni moins
qu’un rapt.
Enfin, sur un animal, cela ne prêtait pas à
conséquence, se dit-elle pour se justifier.
Il était assez facile de canaliser l’énergie, dès
lors que vous saviez ce que vous cherchiez. Ensuite, il suffisait
de se concentrer. Elle s’assit en tailleur, les paumes ouvertes sur
le sol.
« Enracine-toi, Wren. Sinon, tu seras pulvérisée
comme un misérable insecte. »
La voix de John Ebenezer…
« C'est la première, et la plus importante, des
leçons. Ne t’avise pas de l’oublier. » Elle inspira profondément,
puis expira. Inspira de nouveau, et, dans l’expiration, atteignit
la réserve d’énergie qui bouillonnait en son centre. Elle la
visualisa sous la forme d’une pelote composée de fils lumineux.
Doucement, elle tira sur l’un des fils, ne prenant que ce dont elle
avait besoin. Le fil se ramifia en une douzaine d’autres qui
s’étirèrent dans la forêt devant elle, chacun dans une direction
différente.
Puis l’une des ramifications se tendit et frémit :
la proie venait de mordre à l’hameçon. Lentement, le fil se
rétracta, entraînant avec lui l’animal.
De l’herbe. Fraîche.
Savoureuse.
Un cerf magnifique — le rêve de tout chasseur —
frôla Wren sans la voir. Elle se tourna légèrement pour l’observer,
sans que ses mains quittent le contact rassurant de la terre.
Attendre…
Au moment où le cerf allait atteindre le
mur, Wren ferma les yeux et
donna une chiquenaude au fil qui fouetta l’arrière-train de
l’animal.
Fuis !
Paniqué par le coup de fouet, l’animal s’élança en
avant et heurta violemment le mur. Sonné, il tituba, s’ébroua, puis
se tourna et bondit vers la forêt. Mais Wren n’avait pas le temps
d’admirer sa course puissante. Sans perdre une seconde, elle
profita de la diversion qu’elle venait de provoquer pour escalader
le mur. Prenant appui sur des niches entre les pierres, elle sauta
par-dessus les horribles pointes et retomba de l’autre côté avec un
bruit sourd. Aussitôt, elle se plaqua au sol, espérant que son
justaucorps était suffisamment sombre pour ne pas être détecté par
les caméras.
Logiquement, le système de surveillance devait
tenir compte des impondérables de la nature, autrement dit des
bêtes sauvages. Logiquement.
Elle compta une première fois jusqu’à cinq, avec
la régularité d’un métronome. Puis une seconde fois, et se risqua à
lever la tête. Elle ne pouvait attendre plus longtemps, sinon elle
serait en retard sur le planning.
Prudemment, elle examina les alentours. Pas le
moindre mouvement. Pas la plus petite lueur indiquant qu’on était
en train de la chercher.
— Oh, et puis flûte ! grommela-t-elle en se
redressant.
Elle n’avait pas été repérée, apparemment.
Bien. La première étape ayant été franchie sans
trop de difficulté, elle s’assit confortablement et fit quelques
exercices de respiration. Son pouls était paisible, son corps détendu, son poids équilibré.
Ne jamais se précipiter…
Soudain, elle sentit une présence autour d’elle,
presque au ras du sol. En tout cas, pas à hauteur d’homme. Les
ondes venaient de sa droite, mais elle en localisa d’autres devant
elle, et dans son dos. Ils étaient cinq. Le fourmillement au bout
de ses doigts et l’odeur caractéristique de la fourrure la
renseignèrent immédiatement. Des dogues. Evidemment, elle
s’attendait à ce qu’il y ait des chiens… mais pas cinq !
« Une vraie meute, songea-t-elle, dépitée. Ce type
a trop d’argent ! »
Et des dogues croisés, en plus. S'ils étaient
moins grands que leur frères de pure race, ils étaient en revanche
beaucoup plus agressifs. A tel point que souvent, les propriétaires
qui en avaient fait inconsidérément l’acquisition étaient obligés
de les abandonner à la SPA. Quelques rares éleveurs s’étaient
spécialisés dans leur production et fournissaient, à prix d’or, des
bêtes parfaitement dressées et aptes à la garde. C'étaient, en
outre, des chiens redoutablement intelligents.
Et ils commençaient à s’agiter
dangereusement.
— Sergueï, voilà une négligence qui n’est pas
digne de toi, articula Wren calmement. Si je suis réduite en
pièces, je te promets que chaque morceau reviendra te hanter
jusqu’à la fin de tes jours.
Au son de sa voix, un des dogues aboya, ce qui
provoqua un mouvement parmi la meute. Ils allaient bientôt
attaquer.
Ramassant mentalement le fil qu’elle avait utilisé
pour le cerf, elle le dirigea vers la bête la plus proche en considérant que c’était le
chef de meute. Pari risqué. Mais les chiens étaient des animaux
grégaires, non ? Prendre le contrôle de l’un d’eux, c’était prendre
le contrôle des autres.
Pas de menace. Pas de danger.
Pas de proie.
Elle devait être beaucoup plus directive qu’avec
le cerf. Le cerveau du dogue réagissait, pour une part, à ce que
lui dictait son instinct de chasseur, et pour une autre aux ordres
qu’il avait été habitué à recevoir. Il fallait qu’elle joue sur les
deux tableaux. Avant tout, se concentrer… Tout éparpillement de
l’attention fragiliserait sa maîtrise du Courant. Et perdre la
maîtrise du Courant, c’était finir immanquablement comme John. Ou,
dans ce cas précis, être réduite en bouillie avant même que son
esprit ait volé en éclats.
Je ne suis pas une menace,
pas un danger… Aucune raison de rester là, aucune raison de rester
là…
Un bruit de mâchoires qui claquent retentit trop
près de son oreille. Elle refusa d’y prêter attention.
Pas de menace. Pas de danger.
Pas de proie.
Un geignement monocorde. Le dogue le plus éloigné
commença à reculer. Suivi, l’un après l’autre, par ses compagnons.
Enfin, le chef de meute grogna, donnant le signal du départ, et
tous s’évanouirent dans l’obscurité.
Wren poussa un long soupir.
« Seigneur, merci. Merci, vraiment. Oui, je sais
qu’il faut que je file d’ici le plus vite possible. Ce que je
ferai, Seigneur, je vous le jure, aussitôt que mon cœur sera
redescendu de ma gorge et que mon estomac sera remonté de mes
talons. »
D’après le dossier qu’elle avait consulté en
fraude sur le serveur de la
police locale, le système électrique et les chiens constituaient
les seules protections du périmètre extérieur de la propriété. Mais
la police ne disposait certainement pas de toutes les informations.
On avait affaire là à un collectionneur.
« Pense comme lui. Imagine toutes ces belles
choses que tu veux garder loin de la convoitise. Imagine que tu es
chez toi. Avec un cerveau joliment paranoïaque. »
Wren se mit debout et avança prudemment vers la
maison, tous les sens en alerte. Elle nota que les projecteurs
étaient placés tous les vingt mètres, ce qui lui laissait largement
la place de passer. En s’accroupissant, elle aurait
approximativement la taille d’un dogue. Les caméras ne repéreraient
qu’une ombre, et les cellules infra-rouge la catalogueraient comme
un chien. Si, en revanche, il y avait un détecteur de rythme
cardiaque, elle avait du souci à se faire…
Selon les renseignements collectés par Sergueï, il
existait un système d’alarme à l’intérieur de la maison, mais pas
de gardes. Ce qui paraissait raisonnable. Invite-t-on des étrangers
quand on dissimule des trésors ? Le système en question n’était, en
outre, pas relié à la centrale de surveillance de la police. Les
étrangers pourvus d’insignes et particulièrement intéressés par le
vol d’œuvres d’art devaient être encore moins appréciés.
Elle était à présent tout près de la demeure. Elle
nota que le bardage avait été récemment peint en blanc, et les
volets en bleu sombre. Une haie de buissons courait le long des
murs, barrant l’accès aux fenêtres : obstacle supplémentaire sur le
parcours de l’aspirant cambrioleur. Silencieusement, elle
sortit de son baudrier un
tube fin en plastique qu’elle étira jusqu’à ce qu’il atteigne
trente centimètres environ. Elle ajusta l’objectif, conçu pour
percer l’obscurité, sur la fenêtre la plus proche. Des rideaux
blancs, une table, blanche également. D’après les plans qu’elle
avait laissés sur son bureau, il devait s’agir de la pièce de
service attenant aux cuisines. Autrement dit, elle se trouvait du
mauvais côté de la maison.
— Zut !
Elle fit le point sur les vitres. Un réseau de
mailles renforçaient le verre. Voilà qui excluait définitivement la
possibilité de pénétrer à l’intérieur par le rez-de-chaussée.
Solution qu’elle n’avait, de toute façon, pas envisagée une
minute.
— Et le vilain petit canard se métamorphosa en
cygne, murmura-t-elle en levant la lunette vers les fenêtres du
deuxième étage, puis jusqu’au toit.
Elle esquissa un sourire. Rapidement, elle tira
les lanières dissimulées dans des poignets de cuir sous ses
manches, et les ajusta sur ses gants. Cinq griffes métalliques
couvraient à présent ses paumes. Ces petites pointes acérées
étaient capables d’agripper le béton, et accessoirement, de
déchirer sa combinaison si elle n’y prenait garde. Raison pour
laquelle elle détestait les utiliser. Mais enfin, elles étaient
bien pratiques… Escalader les bardeaux de bois serait un jeu
d’enfant. Se déplaçant avec la précision et l’agileté d’une
araignée, elle atteignit le second étage en moins de cinq
minutes.
A ce niveau, les vitres étaient dépourvues de
toutes mailles. Leur système de fermeture devait être électronique,
et relié à un tableau de bord central. L'unique façon de les ouvrir
consistait donc à entrer le
code dans ce tableau de bord. Et Wren aurait parié son salaire que
seul le propriétaire connaissait la formule.
Le cerveau qui avait conçu la sécurité de cette
fichue propriété ne s’était pas moqué de son client. Mais il
n’avait pas prévu Wren. Celle-ci poursuivit son chemin jusqu’au
toit où elle se hissa, avant de marquer une pause pour reprendre sa
respiration. Quand le tremblement de ses bras se fut apaisé, et que
son souffle eut retrouvé sa régularité, elle bascula par-dessus la
gouttière, tête la première, jusqu’à apercevoir le système de
fermeture de la fenêtre. Une fois qu’elle l’eut bien observé, elle
ferma les yeux et écouta. Au milieu des innombrables bourdonnements
émis par tous les relais qu’abritait la maison, elle discerna une
rumeur légère qui n’excédait pas douze volts. L'exercice avait
quelque chose de surréaliste. Ignorant l’afflux du sang dans son
cerveau, dû à sa position, et le grondement d’un groupe électrogène
situé quelque part au rez-de-chaussée, elle remonta jusqu’à la
source lumineuse qui correspondait au système de fermeture.
Rapidement, elle vérifia les alentours. Pas d’autres sources,
hormis un groupe électrogène de secours. Parfait. Si elle
court-circuitait tout le voisinage, elle saurait quoi faire : les
courts-circuits avaient le fâcheux défaut d’attirer l’attention et
de provoquer le désordre.
Etape suivante. Elle préleva le plus d’énergie
possible, mais au lieu de l’emmagasiner — comme elle avait fait
lors de son enquête chez Frants Enterprise — elle la roula en boule
et la jeta dans le circuit à la manière d’une boule de
flipper.
Sept secondes plus tard, le système était
neutralisé et Wren pénétrait
par la fenêtre ouverte. Sûreté intégrée. Le sens n’était pas le
même pour ceux qui entraient par effraction.
Elle prit quelques secondes pour récupérer et
s’orienter. Ouais. L'individu était peut-être un collectionneur
invétéré, mais question décoration, c’était austère. La pièce dans
laquelle elle se trouvait avait autant de personnalité qu’une
chambre d’hôtel pour hommes d’affaires. En prenant soin de marcher
sur le parquet plutôt que sur le tapis, elle se dirigea vers la
porte entrouverte qu’elle repoussa d’un coup d’épaule.
Aussitôt, elle repéra les caméras. Le propriétaire
semblait s’être amusé à les placer en pleine vue. Leur voyant
lumineux clignotait. Génial. Elles n’étaient pas branchées sur le
même système que les fenêtres.
— Pire que Big Brother, le bonhomme,
marmonna-t-elle en sortant de son baudrier un os de petite
taille.
Jauni par le temps, couvert de mille fissures
imperceptibles, il était étrangement chaud au toucher, et comme
vivant. C'était une amulette qui ne fonctionnait qu’une seule fois,
mais avec quelle efficacité ! Wren serra l’os dans son poing et le
sentit se désagréger, tomber en poussière.
Ouvrant alors la main, elle lança la fine
poussière vers les caméras.
— Puzzle ! murmura-t-elle simultanément.
Et quelque part dans la maison, des écrans se
brouillèrent, comme s’ils étaient parasités.
L'effet n’était pas éternel. Il fallait faire
vite. Elle visualisa de nouveau les plans et repéra
rapidement sa position.
Bien. Résolument, elle emprunta le couloir.
En réalité, même sans les plans, Wren n’aurait eu
aucun mal à localiser le sanctuaire. Le tout était d’y parvenir
sans détours inutiles qui lui feraient perdre un temps précieux.
Tout en avançant prudemment, elle s’étonna. Autant les appartements
réservés aux invités étaient neutres et dépouillés, autant la
partie privée ressemblait à une caverne d’Ali-Baba. Les fines
sculptures d’argent posées sur leur socle semblaient appeler le
contact, la caresse ; les toiles accrochées aux murs étaient de
véritables invitations à la rêverie : c’étaient à l’évidence des
tableaux de maîtres, et pas des moindres, si elle en jugeait par
les souvenirs un peu chaotiques qu’elle gardait des conférences de
Sergueï. A la vue d’une majestueuse statue de marbre, elle jura
entre ses dents. Bon sang, le musée ne s’était-il donc pas aperçu
qu’il manquait un chef-d’œuvre à sa collection ?
Pourtant, elle ne s’arrêta pas. L'appel qu’elle
ressentait au plus profond de son être était littéralement
irrésistible. Inexorablement, elle poursuivit son chemin, se
contentant de jeter un rapide regard aux œuvres sans prix qu’elle
longeait. Enfin, elle arriva devant la porte — une porte sans
poignée, que rien ne distinguait des autres. Le loquet devait être
magnétique. Wren poussa un soupir. Un joli petit mécanisme que
s’était installé le propriétaire ! Il n’était décidément pas du
genre à aimer les visites surprises.
Elle s’agenouilla et écouta un instant. Un faible
bourdonnement électrique, ultime trace de l’alarme qu’elle avait
déjà neutralisée… Rien d’autre. Enfin, si on comptait pour rien la sensation de puissance
qui sourdait au travers de la porte. Etonnant, le pouvoir de cette
pierre… Mais elle n’était pas là pour discuter technique. Que les
mages se débrouillent entre eux !
Du plat de la main, elle poussa doucement le
battant qui s’ouvrit silencieusement.
— Salut, bébé, murmura-t-elle.
Toute la puissance accumulée dans la pièce déferla
sur Wren, qui chancela. Un tourbillon de courants l’enveloppa, lui
donnant la chair de poule. Pas de doute : au vu du nombre aberrant
d’Artefacts rassemblés ici, ce type était un Profane parfaitement
inconscient, comme l’immense majorité des Profanes, d’ailleurs. Ou
bien extrêmement arrogant.
— Tout doux, les amis, chuchota-t-elle en avançant
prudemment. Ne nous affolons pas.
Pourquoi s’affolerait-elle ? Les Artefacts étaient
des objets inertes et l’énergie dont ils étaient imprégnés leur
appartenait comme… comme, disons, l’odeur du café appartenait à la
boîte qui le contenait.
A demi rassurée par la comparaison, Wren
s’approcha de la colonne de marbre vert. L'énergie palpitait avec
une intensité presque insoutenable. Une énergie ancienne. Très
ancienne.
— Pas pour un pauvre petit mage comme moi. Ni pour
un collectionneur fou non plus !
Mais elle n’était pas là pour s’occuper des
talismans des autres. En tout cas, pas gratuitement. Dans l’angle
opposé, l’énorme cristal envoyait des ondes négatives. Avec la
sensation de remonter à contre-courant, elle se dirigea vers lui.
Et ne résista pas à la tentation de plonger son regard dans les
entrailles transparentes,
perdant ainsi de précieuses secondes. Se laissant glisser dans un
état de transe léger qui devait lui permettre de garder une
distance suffisamment rassurante, elle établit le contact. Et
recula d’horreur. Elle venait de glisser sur quelque chose de
visqueux, de doux… de répugnant. Aussitôt, elle cessa son
inquisition.
Du sang.
Elle se secoua comme un chat qui vient de marcher
par inadvertance dans une flaque d’eau. Ah, si seulement elle
pouvait trouver une bonne petite douche électrique pour se nettoyer
de cette souillure ! Il y avait là quelque chose de laid, très laid
même. Quelque chose de noir. De malveillant… Le Courant finissait
toujours par s’imprégner des effluves de celui qui l’utilisait, et
par contrecoup, les incantations s’en imbibaient également.
Se détournant du cristal, elle approcha de la
dalle de marbre. D’un coup sec, elle tira le rabat de la poche
cousue sur la manche de son justaucorps et en sortit une fine
baguette d’ivoire de la longueur d’un doigt. Peut-être même
s’agissait-il vraiment d’un doigt… Wren n’aimait pas connaître le
détail de la fabrication des instruments de magie qu’elle
acquérait.
Etant absolument nulle en confection d’outils, et
pire que nulle en Translocation, elle était bien obligée de faire
appel au savoir-faire d’autrui. Pointant la baguette vers le bloc
de pierre, elle la tourna entre ses doigts jusqu’à ce que
l’amulette se mette à chauffer. Puis elle récita la formule, un peu
plus rapidement sans doute qu’elle n’aurait dû, mais la sensation
du cristal dans son dos la pressait d’achever et de quitter
les lieux au plus vite.
Inconsciemment, elle se rapprocha de la dalle. Subitement, le
morceau d’ivoire vibra et s’inclina, à la manière d’une baguette de
sourcier.
Avant que Wren ait eu le temps de réagir, une
épaisse fumée noire jaillit de conduits invisibles et l’enveloppa
d’un brouillard impénétrable. Et zut ! Le coup classique. Une fois
pris dans cet épais nuage, le voleur n’avait plus qu’à tourner les
talons et à s’enfuir les mains vides… Bon, pas le temps de se
flageller.
Resserrant des doigts soudain moites autour de la
baguette, elle acheva son incantation. Le Courant vacilla, se mit
dans la position désirée, et puis, rien… Quelque chose clochait.
Trop de magie était concentrée dans cette pièce. Son attention, en
outre, avait été parasitée.
— Pars, je l’ordonne ! cria-t-elle en puisant dans
sa propre énergie pour créer un écran de protection.
Un hurlement terrible déchira le silence. Et un
éclair fulgurant jaillit du socle où se trouvait la dalle de marbre
qui disparut, laissant place à l’habituel tourbillon qui signalait
une Translocation réussie. Aussitôt surgit une haute figure qui
secoua des épaules irréelles pour faire tomber quelques fragments
de marbre.
— Ahhhhh…
C'était moins un son qu’une sorte de soupir
d’énergie pure. Une énergie qui venait de loin, très loin. Et qui
n’avait plus grand-chose d’humain.
Soudain, Wren eut le sentiment d’avoir été
ensorcelée par le cristal, littéralement envoûtée.
Et une immense colère envahissait désormais la
pièce…
Wren
reprit conscience de la réalité dans le couloir. Ses pieds
l’entraînaient loin de la pièce aux Artefacts, guidés par son
cerveau reptilien qui avait pris la direction des opérations. Une
alarme hurlait avec la régularité d’un métronome. Elle se souvint
vaguement qu’elle s’était déclenchée au moment où ses mains avaient
touché la pierre. Jusque-là, personne n’avait surgi pour l’arrêter.
Mais elle y réfléchirait plus tard… Inutile de se poser des
questions oiseuses. Avancer jusqu’à la sortie, se glisser par la
fenêtre et descendre le long du mur, tel un écureuil, ramper sans
hésitation entre les arbres jusqu’au mur, et là…
La porte devait être chargée à bloc d’électricité
et, même si Wren avait eu le temps de se préparer, tenter le coup
était suicidaire. A tout prendre, mieux valait affronter les hommes
en armes qui patrouillaient le long de l’enceinte. Ils ne
risquaient que de la tuer…
Un fantôme ! songea-t-elle avec irritation. Il
n’avait pourtant jamais été question de fantômes, d’esprit
frappeur, ni d’aucun mort-vivant d’aucune sorte ! Et dans ce
domaine-là, elle n’y connaissait rien. Personne n’y connaissait
rien. Ou si c’était le cas, personne n’en parlait. Selon la théorie
la plus courante, l’âme se dissolvait après la mort. Point final.
Réussir à maintenir une âme au-delà de cette limite, c’était un
coup particulièrement tordu.
— Génial…, grommela-t-elle. Il ne manquerait plus
que je tombe sur des vampires, après ça !
Elle aperçut une ombre noire dans la nuit. Sa
voiture. Elle ouvrit la porte, se laissa tomber à l’intérieur et
mit le contact sans même essayer d’allumer la veilleuse que, de
toute façon, elle avait débranchée en partant tout à l’heure. Quand le moteur se mit à
vrombir, elle se détendit légèrement, et s’aperçut qu’elle
tremblait de tous ses membres.
— Fonce, ma fille, tu t’effondreras dans ton lit
!