11.
Wren sentit le fourmillement remonter le long des bras, puis glisser sur la colonne vertébrale. Ce n’était pas une sensation physique… Juste un jeu mental. Une sorte d’échauffement, de mise en jambes. Matthew Prevost n’aurait pas le temps de comprendre d’où venait le coup.
Elle n’était arrivée sur le site qu’en fin d’après-midi. Le temps de s’installer, et le crépuscule était tombé. Elle avait revêtu sa tenue de combat — un justaucorps gris foncé, idéal pour se fondre dans l’ombre. Quand elle travaillait en ville, Wren préférait porter un survêtement gris ou noir en laine polaire, plus banal et anonyme. Mais ici, elle se trouvait sur une propriété privée. Si elle était prise, aucun argument ne pourrait justifier sa présence. Sergueï lui avait promis une de ces tenues de camouflage chimiques qui la faisaient rêver, mais jusque-là, elle n’avait rien vu venir au pied du sapin de Noël.
Elle grimpa dans un arbre de taille raisonnable, et abondamment pourvu de feuilles en forme de lance qu’une brise légère agitait par intermittence. Elle observa la demeure : désuète, blanche, plantée au milieu d’une impeccable pelouse de trois hectares. Le corps de bâtiment devait dater des années cinquante. Les deux ailes adjacentes avaient sans doute été ajoutées par l’actuel propriétaire dans le style d’origine, celui d’une ferme aisée. Une enceinte en pierres, suffisamment haute pour protéger des regards indiscrets et garnie de pointes métalliques, courait sur trois côtés. Le quatrième était clos par une barrière de bois qui donnait sur une autre propriété, protégée par une patrouille de gardes armés. Des voisins plutôt désagréables, lui avait signalé Sergueï. Pas vraiment du genre à vous inviter pour un pique-nique. Mais Prevost n’était visiblement pas porté aux mondanités. Il y avait bien de temps à autre quelques fêtes, sur invitation écrite exclusivement, avec smoking de rigueur. Argent, argent, et encore argent… De quoi tourner la tête d’une fille.
Deux entrées donnaient accès à la propriété : les grilles impressionnantes situées au bout de la longue allée principale ; et une porte métallique, tout aussi impressionnante, aménagée dans l’enceinte. Porte pourvue d’un mécanisme aussi complexe qu’inconnu, qui nécessitait la possession d’une carte numérique, automatiquement scannée à un mètre du seuil, sous le regard omniprésent de plusieurs caméras de surveillance.
Le propriétaire avait eu l’intelligence, en outre, de dégager le terrain. Aucun arbre, donc, ayant l’obligeance de tendre quelques branches vous permettant de franchir le mur. « Pourquoi rien n’est-il jamais facile ? » soupira Wren en se laissant glisser à terre silencieusement. Elle profita des fourrés pour avancer encore de quelques mètres. Soudain, elle s’arrêta.
— Bon sang, qu’est-ce que… ?
Elle avait déjà remarqué les vibrations du sol, aux endroits où couraient les câbles électriques reliés à la propriété. Des câbles de luxe, sans doute. C'était une vibration sourde et diffuse, atténuée par la terre, et qui se confondait avec le bruit des grillons. Si nécessaire, elle pourrait canaliser cette énergie, mais le résultat n’en vaudrait certainement pas l’effort, même en cas d’urgence.
Non, ce qu’elle ressentait à présent était d’une intensité infiniment supérieure. Une intensité qui pourrait rendre dingue tout amateur de Courant. Mais d’où venait cette énergie ? Etait-il possible qu’un mage ait entreposé une réserve, quelque part sous terre ? Et pourquoi ici, hors des limites de la propriété ? Non, c’était absurde. Ce devait être une source naturelle, peut-être de la magnétite, ou…
Ou bien ce satané mur de pierres cachait un système d’alarme électrique.
— Je parie que ces fichues pointes métalliques sont aussi électrifiées, grommela-t-elle. Une vraie saloperie. Ah, il se défend bien, le coco !
Elle n’avait que deux possibilités. Premièrement, plonger dans le réseau grâce à la magie pour examiner le système d’alarme. Et provoquer une anomalie qui serait repérée aussitôt par la centrale de surveillance. Sans compter qu’elle prendrait un retard considérable sur son programme, à supposer même qu’elle parvienne à maîtriser le système. Deuxièmement, se conformer au plan initial, sauter par-dessus le mur, et prier pour qu’aucune charge électrique ne se déclenche. Prevost avait engagé un mage pour dérober le bloc de marbre. Aucune raison de penser qu’il n’ait pas recouru aux services d’un autre pour protéger sa demeure.
Wren secoua la tête. Improbable. Ces gens-là n’aimaient pas employer la magie pour leur défense. Ce qu’ils avaient acheté, d’autres pouvaient à leur tour l’acquérir. Mais enfin, le doute subsistait…
— Très bien, nous passons donc à la solution numéro trois.
Reculant prudemment entre les broussailles, Wren revint près de la route par laquelle elle était arrivée. Une jolie route de campagne, bordée d’arbres, très romantique. Elle n’aurait guère été surprise de voir surgir une calèche tirée par des chevaux.
— Grouille-toi, idiote !
Sa propre voiture se trouvait beaucoup plus bas. Elle avait pris la précaution de la dissimuler sous les arbres et d’apporter ici le baudrier de toile qui contenait ses outils. Glissant sa main sous un buisson, elle ramena le sac et en sortit un minuscule écouteur qu’elle fixa sur son oreille gauche. Dissimulée dans ses cheveux, l’antenne avait un rayon d’action suffisant pour lui permettre de capter les transmissions à l’intérieur de la propriété, comme une alarme ou un appel téléphonique, par exemple.
Wren s’assura rapidement que ses lacets étaient solidement noués, et son capuchon fermement attaché. Elle était prête. En longeant la route, tout à l’heure, elle avait aperçu des biches dans les bois. Ce qui lui avait donné l’idée de la solution numéro trois.
L'« empathie » avait été l’un des premiers talents à se manifester en elle, alors qu’elle n’était encore qu’une adolescente. Et il s’était imposé si naturellement qu’il lui avait fallu une année entière, au début de sa formation, pour réaliser que c’était un don magique. John appelait cela, plus précisément, la « contrainte empathique ». Quand elle en avait compris la véritable nature, elle avait éprouvé une sorte de malaise : ce n’était ni plus ni moins qu’un rapt.
Enfin, sur un animal, cela ne prêtait pas à conséquence, se dit-elle pour se justifier.
Il était assez facile de canaliser l’énergie, dès lors que vous saviez ce que vous cherchiez. Ensuite, il suffisait de se concentrer. Elle s’assit en tailleur, les paumes ouvertes sur le sol.
« Enracine-toi, Wren. Sinon, tu seras pulvérisée comme un misérable insecte. »
La voix de John Ebenezer…
« C'est la première, et la plus importante, des leçons. Ne t’avise pas de l’oublier. » Elle inspira profondément, puis expira. Inspira de nouveau, et, dans l’expiration, atteignit la réserve d’énergie qui bouillonnait en son centre. Elle la visualisa sous la forme d’une pelote composée de fils lumineux. Doucement, elle tira sur l’un des fils, ne prenant que ce dont elle avait besoin. Le fil se ramifia en une douzaine d’autres qui s’étirèrent dans la forêt devant elle, chacun dans une direction différente.
Puis l’une des ramifications se tendit et frémit : la proie venait de mordre à l’hameçon. Lentement, le fil se rétracta, entraînant avec lui l’animal.
De l’herbe. Fraîche. Savoureuse.
Un cerf magnifique — le rêve de tout chasseur — frôla Wren sans la voir. Elle se tourna légèrement pour l’observer, sans que ses mains quittent le contact rassurant de la terre. Attendre…
Au moment où le cerf allait atteindre le mur, Wren ferma les yeux et donna une chiquenaude au fil qui fouetta l’arrière-train de l’animal.
Fuis !
Paniqué par le coup de fouet, l’animal s’élança en avant et heurta violemment le mur. Sonné, il tituba, s’ébroua, puis se tourna et bondit vers la forêt. Mais Wren n’avait pas le temps d’admirer sa course puissante. Sans perdre une seconde, elle profita de la diversion qu’elle venait de provoquer pour escalader le mur. Prenant appui sur des niches entre les pierres, elle sauta par-dessus les horribles pointes et retomba de l’autre côté avec un bruit sourd. Aussitôt, elle se plaqua au sol, espérant que son justaucorps était suffisamment sombre pour ne pas être détecté par les caméras.
Logiquement, le système de surveillance devait tenir compte des impondérables de la nature, autrement dit des bêtes sauvages. Logiquement.
Elle compta une première fois jusqu’à cinq, avec la régularité d’un métronome. Puis une seconde fois, et se risqua à lever la tête. Elle ne pouvait attendre plus longtemps, sinon elle serait en retard sur le planning.
Prudemment, elle examina les alentours. Pas le moindre mouvement. Pas la plus petite lueur indiquant qu’on était en train de la chercher.
— Oh, et puis flûte ! grommela-t-elle en se redressant.
Elle n’avait pas été repérée, apparemment.
Bien. La première étape ayant été franchie sans trop de difficulté, elle s’assit confortablement et fit quelques exercices de respiration. Son pouls était paisible, son corps détendu, son poids équilibré. Ne jamais se précipiter…
Soudain, elle sentit une présence autour d’elle, presque au ras du sol. En tout cas, pas à hauteur d’homme. Les ondes venaient de sa droite, mais elle en localisa d’autres devant elle, et dans son dos. Ils étaient cinq. Le fourmillement au bout de ses doigts et l’odeur caractéristique de la fourrure la renseignèrent immédiatement. Des dogues. Evidemment, elle s’attendait à ce qu’il y ait des chiens… mais pas cinq !
« Une vraie meute, songea-t-elle, dépitée. Ce type a trop d’argent ! »
Et des dogues croisés, en plus. S'ils étaient moins grands que leur frères de pure race, ils étaient en revanche beaucoup plus agressifs. A tel point que souvent, les propriétaires qui en avaient fait inconsidérément l’acquisition étaient obligés de les abandonner à la SPA. Quelques rares éleveurs s’étaient spécialisés dans leur production et fournissaient, à prix d’or, des bêtes parfaitement dressées et aptes à la garde. C'étaient, en outre, des chiens redoutablement intelligents.
Et ils commençaient à s’agiter dangereusement.
— Sergueï, voilà une négligence qui n’est pas digne de toi, articula Wren calmement. Si je suis réduite en pièces, je te promets que chaque morceau reviendra te hanter jusqu’à la fin de tes jours.
Au son de sa voix, un des dogues aboya, ce qui provoqua un mouvement parmi la meute. Ils allaient bientôt attaquer.
Ramassant mentalement le fil qu’elle avait utilisé pour le cerf, elle le dirigea vers la bête la plus proche en considérant que c’était le chef de meute. Pari risqué. Mais les chiens étaient des animaux grégaires, non ? Prendre le contrôle de l’un d’eux, c’était prendre le contrôle des autres.
Pas de menace. Pas de danger. Pas de proie.
Elle devait être beaucoup plus directive qu’avec le cerf. Le cerveau du dogue réagissait, pour une part, à ce que lui dictait son instinct de chasseur, et pour une autre aux ordres qu’il avait été habitué à recevoir. Il fallait qu’elle joue sur les deux tableaux. Avant tout, se concentrer… Tout éparpillement de l’attention fragiliserait sa maîtrise du Courant. Et perdre la maîtrise du Courant, c’était finir immanquablement comme John. Ou, dans ce cas précis, être réduite en bouillie avant même que son esprit ait volé en éclats.
Je ne suis pas une menace, pas un danger… Aucune raison de rester là, aucune raison de rester là…
Un bruit de mâchoires qui claquent retentit trop près de son oreille. Elle refusa d’y prêter attention.
Pas de menace. Pas de danger. Pas de proie.
Un geignement monocorde. Le dogue le plus éloigné commença à reculer. Suivi, l’un après l’autre, par ses compagnons. Enfin, le chef de meute grogna, donnant le signal du départ, et tous s’évanouirent dans l’obscurité.
Wren poussa un long soupir.
« Seigneur, merci. Merci, vraiment. Oui, je sais qu’il faut que je file d’ici le plus vite possible. Ce que je ferai, Seigneur, je vous le jure, aussitôt que mon cœur sera redescendu de ma gorge et que mon estomac sera remonté de mes talons. »
D’après le dossier qu’elle avait consulté en fraude sur le serveur de la police locale, le système électrique et les chiens constituaient les seules protections du périmètre extérieur de la propriété. Mais la police ne disposait certainement pas de toutes les informations. On avait affaire là à un collectionneur.
« Pense comme lui. Imagine toutes ces belles choses que tu veux garder loin de la convoitise. Imagine que tu es chez toi. Avec un cerveau joliment paranoïaque. »
Wren se mit debout et avança prudemment vers la maison, tous les sens en alerte. Elle nota que les projecteurs étaient placés tous les vingt mètres, ce qui lui laissait largement la place de passer. En s’accroupissant, elle aurait approximativement la taille d’un dogue. Les caméras ne repéreraient qu’une ombre, et les cellules infra-rouge la catalogueraient comme un chien. Si, en revanche, il y avait un détecteur de rythme cardiaque, elle avait du souci à se faire…
Selon les renseignements collectés par Sergueï, il existait un système d’alarme à l’intérieur de la maison, mais pas de gardes. Ce qui paraissait raisonnable. Invite-t-on des étrangers quand on dissimule des trésors ? Le système en question n’était, en outre, pas relié à la centrale de surveillance de la police. Les étrangers pourvus d’insignes et particulièrement intéressés par le vol d’œuvres d’art devaient être encore moins appréciés.
Elle était à présent tout près de la demeure. Elle nota que le bardage avait été récemment peint en blanc, et les volets en bleu sombre. Une haie de buissons courait le long des murs, barrant l’accès aux fenêtres : obstacle supplémentaire sur le parcours de l’aspirant cambrioleur. Silencieusement, elle sortit de son baudrier un tube fin en plastique qu’elle étira jusqu’à ce qu’il atteigne trente centimètres environ. Elle ajusta l’objectif, conçu pour percer l’obscurité, sur la fenêtre la plus proche. Des rideaux blancs, une table, blanche également. D’après les plans qu’elle avait laissés sur son bureau, il devait s’agir de la pièce de service attenant aux cuisines. Autrement dit, elle se trouvait du mauvais côté de la maison.
— Zut !
Elle fit le point sur les vitres. Un réseau de mailles renforçaient le verre. Voilà qui excluait définitivement la possibilité de pénétrer à l’intérieur par le rez-de-chaussée. Solution qu’elle n’avait, de toute façon, pas envisagée une minute.
— Et le vilain petit canard se métamorphosa en cygne, murmura-t-elle en levant la lunette vers les fenêtres du deuxième étage, puis jusqu’au toit.
Elle esquissa un sourire. Rapidement, elle tira les lanières dissimulées dans des poignets de cuir sous ses manches, et les ajusta sur ses gants. Cinq griffes métalliques couvraient à présent ses paumes. Ces petites pointes acérées étaient capables d’agripper le béton, et accessoirement, de déchirer sa combinaison si elle n’y prenait garde. Raison pour laquelle elle détestait les utiliser. Mais enfin, elles étaient bien pratiques… Escalader les bardeaux de bois serait un jeu d’enfant. Se déplaçant avec la précision et l’agileté d’une araignée, elle atteignit le second étage en moins de cinq minutes.
A ce niveau, les vitres étaient dépourvues de toutes mailles. Leur système de fermeture devait être électronique, et relié à un tableau de bord central. L'unique façon de les ouvrir consistait donc à entrer le code dans ce tableau de bord. Et Wren aurait parié son salaire que seul le propriétaire connaissait la formule.
Le cerveau qui avait conçu la sécurité de cette fichue propriété ne s’était pas moqué de son client. Mais il n’avait pas prévu Wren. Celle-ci poursuivit son chemin jusqu’au toit où elle se hissa, avant de marquer une pause pour reprendre sa respiration. Quand le tremblement de ses bras se fut apaisé, et que son souffle eut retrouvé sa régularité, elle bascula par-dessus la gouttière, tête la première, jusqu’à apercevoir le système de fermeture de la fenêtre. Une fois qu’elle l’eut bien observé, elle ferma les yeux et écouta. Au milieu des innombrables bourdonnements émis par tous les relais qu’abritait la maison, elle discerna une rumeur légère qui n’excédait pas douze volts. L'exercice avait quelque chose de surréaliste. Ignorant l’afflux du sang dans son cerveau, dû à sa position, et le grondement d’un groupe électrogène situé quelque part au rez-de-chaussée, elle remonta jusqu’à la source lumineuse qui correspondait au système de fermeture. Rapidement, elle vérifia les alentours. Pas d’autres sources, hormis un groupe électrogène de secours. Parfait. Si elle court-circuitait tout le voisinage, elle saurait quoi faire : les courts-circuits avaient le fâcheux défaut d’attirer l’attention et de provoquer le désordre.
Etape suivante. Elle préleva le plus d’énergie possible, mais au lieu de l’emmagasiner — comme elle avait fait lors de son enquête chez Frants Enterprise — elle la roula en boule et la jeta dans le circuit à la manière d’une boule de flipper.
Sept secondes plus tard, le système était neutralisé et Wren pénétrait par la fenêtre ouverte. Sûreté intégrée. Le sens n’était pas le même pour ceux qui entraient par effraction.
Elle prit quelques secondes pour récupérer et s’orienter. Ouais. L'individu était peut-être un collectionneur invétéré, mais question décoration, c’était austère. La pièce dans laquelle elle se trouvait avait autant de personnalité qu’une chambre d’hôtel pour hommes d’affaires. En prenant soin de marcher sur le parquet plutôt que sur le tapis, elle se dirigea vers la porte entrouverte qu’elle repoussa d’un coup d’épaule.
Aussitôt, elle repéra les caméras. Le propriétaire semblait s’être amusé à les placer en pleine vue. Leur voyant lumineux clignotait. Génial. Elles n’étaient pas branchées sur le même système que les fenêtres.
— Pire que Big Brother, le bonhomme, marmonna-t-elle en sortant de son baudrier un os de petite taille.
Jauni par le temps, couvert de mille fissures imperceptibles, il était étrangement chaud au toucher, et comme vivant. C'était une amulette qui ne fonctionnait qu’une seule fois, mais avec quelle efficacité ! Wren serra l’os dans son poing et le sentit se désagréger, tomber en poussière.
Ouvrant alors la main, elle lança la fine poussière vers les caméras.
— Puzzle ! murmura-t-elle simultanément.
Et quelque part dans la maison, des écrans se brouillèrent, comme s’ils étaient parasités.
L'effet n’était pas éternel. Il fallait faire vite. Elle visualisa de nouveau les plans et repéra rapidement sa position. Bien. Résolument, elle emprunta le couloir.
En réalité, même sans les plans, Wren n’aurait eu aucun mal à localiser le sanctuaire. Le tout était d’y parvenir sans détours inutiles qui lui feraient perdre un temps précieux. Tout en avançant prudemment, elle s’étonna. Autant les appartements réservés aux invités étaient neutres et dépouillés, autant la partie privée ressemblait à une caverne d’Ali-Baba. Les fines sculptures d’argent posées sur leur socle semblaient appeler le contact, la caresse ; les toiles accrochées aux murs étaient de véritables invitations à la rêverie : c’étaient à l’évidence des tableaux de maîtres, et pas des moindres, si elle en jugeait par les souvenirs un peu chaotiques qu’elle gardait des conférences de Sergueï. A la vue d’une majestueuse statue de marbre, elle jura entre ses dents. Bon sang, le musée ne s’était-il donc pas aperçu qu’il manquait un chef-d’œuvre à sa collection ?
Pourtant, elle ne s’arrêta pas. L'appel qu’elle ressentait au plus profond de son être était littéralement irrésistible. Inexorablement, elle poursuivit son chemin, se contentant de jeter un rapide regard aux œuvres sans prix qu’elle longeait. Enfin, elle arriva devant la porte — une porte sans poignée, que rien ne distinguait des autres. Le loquet devait être magnétique. Wren poussa un soupir. Un joli petit mécanisme que s’était installé le propriétaire ! Il n’était décidément pas du genre à aimer les visites surprises.
Elle s’agenouilla et écouta un instant. Un faible bourdonnement électrique, ultime trace de l’alarme qu’elle avait déjà neutralisée… Rien d’autre. Enfin, si on comptait pour rien la sensation de puissance qui sourdait au travers de la porte. Etonnant, le pouvoir de cette pierre… Mais elle n’était pas là pour discuter technique. Que les mages se débrouillent entre eux !
Du plat de la main, elle poussa doucement le battant qui s’ouvrit silencieusement.
— Salut, bébé, murmura-t-elle.
Toute la puissance accumulée dans la pièce déferla sur Wren, qui chancela. Un tourbillon de courants l’enveloppa, lui donnant la chair de poule. Pas de doute : au vu du nombre aberrant d’Artefacts rassemblés ici, ce type était un Profane parfaitement inconscient, comme l’immense majorité des Profanes, d’ailleurs. Ou bien extrêmement arrogant.
— Tout doux, les amis, chuchota-t-elle en avançant prudemment. Ne nous affolons pas.
Pourquoi s’affolerait-elle ? Les Artefacts étaient des objets inertes et l’énergie dont ils étaient imprégnés leur appartenait comme… comme, disons, l’odeur du café appartenait à la boîte qui le contenait.
A demi rassurée par la comparaison, Wren s’approcha de la colonne de marbre vert. L'énergie palpitait avec une intensité presque insoutenable. Une énergie ancienne. Très ancienne.
— Pas pour un pauvre petit mage comme moi. Ni pour un collectionneur fou non plus !
Mais elle n’était pas là pour s’occuper des talismans des autres. En tout cas, pas gratuitement. Dans l’angle opposé, l’énorme cristal envoyait des ondes négatives. Avec la sensation de remonter à contre-courant, elle se dirigea vers lui. Et ne résista pas à la tentation de plonger son regard dans les entrailles transparentes, perdant ainsi de précieuses secondes. Se laissant glisser dans un état de transe léger qui devait lui permettre de garder une distance suffisamment rassurante, elle établit le contact. Et recula d’horreur. Elle venait de glisser sur quelque chose de visqueux, de doux… de répugnant. Aussitôt, elle cessa son inquisition.
Du sang.
Elle se secoua comme un chat qui vient de marcher par inadvertance dans une flaque d’eau. Ah, si seulement elle pouvait trouver une bonne petite douche électrique pour se nettoyer de cette souillure ! Il y avait là quelque chose de laid, très laid même. Quelque chose de noir. De malveillant… Le Courant finissait toujours par s’imprégner des effluves de celui qui l’utilisait, et par contrecoup, les incantations s’en imbibaient également.
Se détournant du cristal, elle approcha de la dalle de marbre. D’un coup sec, elle tira le rabat de la poche cousue sur la manche de son justaucorps et en sortit une fine baguette d’ivoire de la longueur d’un doigt. Peut-être même s’agissait-il vraiment d’un doigt… Wren n’aimait pas connaître le détail de la fabrication des instruments de magie qu’elle acquérait.
Etant absolument nulle en confection d’outils, et pire que nulle en Translocation, elle était bien obligée de faire appel au savoir-faire d’autrui. Pointant la baguette vers le bloc de pierre, elle la tourna entre ses doigts jusqu’à ce que l’amulette se mette à chauffer. Puis elle récita la formule, un peu plus rapidement sans doute qu’elle n’aurait dû, mais la sensation du cristal dans son dos la pressait d’achever et de quitter les lieux au plus vite. Inconsciemment, elle se rapprocha de la dalle. Subitement, le morceau d’ivoire vibra et s’inclina, à la manière d’une baguette de sourcier.
Avant que Wren ait eu le temps de réagir, une épaisse fumée noire jaillit de conduits invisibles et l’enveloppa d’un brouillard impénétrable. Et zut ! Le coup classique. Une fois pris dans cet épais nuage, le voleur n’avait plus qu’à tourner les talons et à s’enfuir les mains vides… Bon, pas le temps de se flageller.
Resserrant des doigts soudain moites autour de la baguette, elle acheva son incantation. Le Courant vacilla, se mit dans la position désirée, et puis, rien… Quelque chose clochait. Trop de magie était concentrée dans cette pièce. Son attention, en outre, avait été parasitée.
— Pars, je l’ordonne ! cria-t-elle en puisant dans sa propre énergie pour créer un écran de protection.
Un hurlement terrible déchira le silence. Et un éclair fulgurant jaillit du socle où se trouvait la dalle de marbre qui disparut, laissant place à l’habituel tourbillon qui signalait une Translocation réussie. Aussitôt surgit une haute figure qui secoua des épaules irréelles pour faire tomber quelques fragments de marbre.
— Ahhhhh…
C'était moins un son qu’une sorte de soupir d’énergie pure. Une énergie qui venait de loin, très loin. Et qui n’avait plus grand-chose d’humain.
Soudain, Wren eut le sentiment d’avoir été ensorcelée par le cristal, littéralement envoûtée.
Et une immense colère envahissait désormais la pièce…
Wren reprit conscience de la réalité dans le couloir. Ses pieds l’entraînaient loin de la pièce aux Artefacts, guidés par son cerveau reptilien qui avait pris la direction des opérations. Une alarme hurlait avec la régularité d’un métronome. Elle se souvint vaguement qu’elle s’était déclenchée au moment où ses mains avaient touché la pierre. Jusque-là, personne n’avait surgi pour l’arrêter. Mais elle y réfléchirait plus tard… Inutile de se poser des questions oiseuses. Avancer jusqu’à la sortie, se glisser par la fenêtre et descendre le long du mur, tel un écureuil, ramper sans hésitation entre les arbres jusqu’au mur, et là…
La porte devait être chargée à bloc d’électricité et, même si Wren avait eu le temps de se préparer, tenter le coup était suicidaire. A tout prendre, mieux valait affronter les hommes en armes qui patrouillaient le long de l’enceinte. Ils ne risquaient que de la tuer…
Un fantôme ! songea-t-elle avec irritation. Il n’avait pourtant jamais été question de fantômes, d’esprit frappeur, ni d’aucun mort-vivant d’aucune sorte ! Et dans ce domaine-là, elle n’y connaissait rien. Personne n’y connaissait rien. Ou si c’était le cas, personne n’en parlait. Selon la théorie la plus courante, l’âme se dissolvait après la mort. Point final. Réussir à maintenir une âme au-delà de cette limite, c’était un coup particulièrement tordu.
— Génial…, grommela-t-elle. Il ne manquerait plus que je tombe sur des vampires, après ça !
Elle aperçut une ombre noire dans la nuit. Sa voiture. Elle ouvrit la porte, se laissa tomber à l’intérieur et mit le contact sans même essayer d’allumer la veilleuse que, de toute façon, elle avait débranchée en partant tout à l’heure. Quand le moteur se mit à vrombir, elle se détendit légèrement, et s’aperçut qu’elle tremblait de tous ses membres.
— Fonce, ma fille, tu t’effondreras dans ton lit !