Sergueï haussa les épaules et cassa rapidement
quatre œufs dans une jatte.
— Je donne très peu de fêtes.
— Tu veux dire que tu n’en donnes aucune. Enfin,
aucune où j’aie été invitée.
Wren marqua une légère pause, mais son compagnon
ne releva pas.
— Alors, pourquoi ne suis-je jamais venue ?
reprit-elle. Arroser les plantes, nourrir ton chat… Mets plus de
poivre, ajouta-t-elle en regardant dans la jatte.
— Je n’ai pas de chat. Et les plantes ont un
système d’arrosage automatique.
Il est probable qu’il avait voulu garder une
distance, maintenir la jeune femme loin de sa vie privée, de ce
refuge où, jusque-là, elle n’avait pas pénétré. Et voilà qu’elle
avait franchi les ultimes barrières.
— Pourquoi ces barrières ? Pourquoi si longtemps
?
Sergueï donna encore un tour de poivrier, ajouta
une pincée de paprika et battit vigoureusement les œufs. D’un geste
vif, il versa le mélange dans la poêle qui grésilla. Sa cuisine était petite, mais
bien conçue. Le comptoir permettait aux invités de s’asseoir et de
le regarder officier tout en discutant. Ce que faisait Wren.
En fait, ils avaient parlé toute la nuit. Ou
plutôt, Sergueï avait parlé, évoquant le Silence, ses agents, son
travail en tant qu’Opérateur. Et Wren l’avait écouté tout en
déambulant dans l’appartement, effleurant de sa main les objets
auprès desquels elle passait. On eût dit une aveugle qui ne peut
découvrir le monde que par le toucher. Ce qui avait été son antre,
sa tanière, portait désormais la marque de la jeune femme. Tout
comme son passé, désormais.
Il allait falloir un peu de temps pour que ces
deux aspects de sa vie s’habituent l’un à l’autre.
— La question, reprit-il, est plutôt : pourquoi
es-tu venue ce soir ?
Wren s’agita sur son haut tabouret, visiblement
désireuse d’éviter le sujet.
— Euh… si je te parlais de prémonition, tu me
croirais ?
— Non.
Les dons de seconde vue de la jeune femme étaient,
pour ainsi dire, quasiment nuls. Sa Wren était entièrement dans
l’ici et le maintenant.
— Hmm, pourquoi mes verres ne brillent-ils jamais
comme ça ? dit-elle en observant le gobelet éclatant dans lequel
elle venait de verser du jus d’orange. Ils sont toujours
ternes.
— Wren…, lança Sergueï en hochant la tête, un
sourire aux lèvres.
Elle faillit éclater de rire. Décidément, il y
avait des choses qui ne
changeaient pas. Qui ne changeraient jamais. C'était toujours
amusant d’agacer Sergueï.
— O.P. est passé à la maison, hier.
Hier ? Seulement hier ? Il lui semblait qu’une
éternité s’était écoulé depuis.
— La Cosa, les trucs habituels,
poursuivit-elle.
Brièvement, elle se demanda si elle devait lui
communiquer les renseignements obtenus. Elle décida que non. Est-ce
que ce n’était pas un peu « deux poids, deux mesures » ? Après
tout, elle venait de passer six heures à fouiller dans le passé de
Sergueï. Mais là, il s’agissait de la Cosa, et ça ne faisait pas
partie de leur partenariat. Enfin, pas vraiment. D’un froncement de
sourcils, elle chassa la petite voix qui lui rappelait que Sergueï
était son représentant auprès du Conseil, chose qui l’arrangait
bien, non ?
De toute façon, le cher homme ne se sentait jamais
à l’aise quand elle évoquait la Cosa.
Quant au rôle de bouc émissaire que semblait lui
réserver le Conseil, cela pouvait attendre. Elle avait déjà assez à
faire comme ça avec la mission Frants, sans y rajouter le Conseil,
les Fatae, le Silence… N’en jetez plus ! semblait gémir son
cerveau.
Donc, on verrait ça plus tard. Ils avaient besoin,
tous deux, de se concentrer, pas de se disperser. Et puis, ce
n’était sans doute qu’une affaire mineure.
Cela n’était peut-être pas la décision la plus
sage, mais ce ne serait ni la première, ni la dernière qu’elle
prendrait. Et puis, il y avait cette incertitude, ténue, infime,
mais présente. Combien de renseignements, donnés par elle, Sergueï
avait-il transmis au Silence ? Il y avait des loyautés en jeu
qu’elle ne pouvait ni ne voulait trahir.
— J’ai eu besoin d’aller faire un tour, après,
reprit-elle.
— En ville ? Ça a dû être une sacrée
discussion.
Sergueï n’insista pas. Il savait qu’elle n’en
dirait pas plus.
— Hmm… Quand j’ai voulu rentrer, je me suis
aperçue que j’avais oublié mon portefeuille…
— Et tu t’es dit que tu pouvais passer ici pour
emprunter un ticket de métro.
— En fait, je pensais prendre un taxi…
Elle essaya d’adopter un air mutin, et ne réussit
qu’à bâiller. La fatigue s’abattit soudain sur elle.
Instinctivement, elle vérifia l’état de sa réserve de Courant. Il
ne restait presque plus rien. Au besoin, elle pouvait puiser à des
sources extérieures, mais c’était comme… comme de ne pas dormir
pendant une semaine. Etre capable de faire quelque chose ne voulait
pas dire que c’était une bonne idée.
Elle avait besoin de se recharger, et vite. Pomper
en catastrophe le courant de l’appartement d’autrui, ce n’était pas
très poli.
Sergueï coupa délicatement l’omelette en deux et
en fit glisser une moitié dans l’assiette de la jeune femme,
l’autre dans la sienne. Au même instant, les tranches sautèrent du
grille-pain et une délicieuse odeur de grillé se répandit dans la
cuisine. L'estomac de Wren grogna. Sergueï se mit à rire.
— Mange d’abord. On parlera du taxi après.
Il prit place à côté d’elle et attaqua sa part.
Wren en fit autant. Tous étaient des cuisiniers plutôt médiocres,
mais elle s’en fichait. Elle mourait de faim !
Quand ils eurent fini et lavé la vaisselle,
l’horloge de la cuisine
marquait 8 heures. Sergueï partit prendre une douche, en grommelant
quelque chose à propos d’un rendez-vous, cet après-midi.
Wren en aurait bien pris une, elle aussi, mais il
n’y avait, ici, aucun vêtement de rechange pour elle. L'idée d’être
propre et d’enfiler de nouveau ses vêtements sales lui répugnait.
Elle se contenterait de voler à Sergueï une paire de chaussettes,
et… ce n’était pas du tout parce qu’elle mourait d’envie d’examiner
sa chambre.
Elle mit en route un café frais et grimpa jusqu’à
la mezzanine. L'aménagement était sobre, à la japonaise. Recouvert
d’un édredon rouge sombre et pourvu de deux oreillers en plumes, le
lit présentait des dimensions étrangement carrées ; il était grand,
mais sans plus. A dire vrai, l’espace qu’offrait la mezzanine
n’était pas immense. Sur le côté, une petite table d’ordinateur à
roulettes, recouverte d’une pile de papiers surmontée d’une tasse
en porcelaine raffinée. Le long du mur, une armoire et une commode,
du même bois blond que le cadre du lit. Et c’était tout.
Wren aurait volontiers prolongé son « inspection
», mais le bruit de la douche au-dessous s’arrêta. Ouvrant un
tiroir au hasard, elle attrapa une paire de chaussettes, dévala les
escaliers, saisit au vol sa veste posée sur le pommeau de la rampe,
et courut prendre ses bottes près du canapé. Après quoi, elle
ralentit le rythme et pénétra d’un pas tranquille dans la cuisine
où Sergueï venait de se servir un café. Vêtu d’un pantalon noir,
d’une chemise blanche immaculée, les cheveux humides lissés en
arrière, il paraissait si frais que Wren eut soudain
désespérément besoin d’une
brosse à dents et de dix heures de sommeil. Distraitement, elle
jeta un regard vers la petite fenêtre de la cuisine et écarquilla
les yeux à la vue des nuages qui assombrissaient le ciel.
— Bon sang ! Je ne l’ai pas senti venir.
— Tu étais sans doute trop préoccupée, lui suggéra
Sergueï d’une voix douce.
Elle hocha la tête. La tension émotionnelle de la
nuit, plus le fait que l’immeuble où habitait son associé était
moderne et bien isolé, avaient dû effectivement l’empêcher de
percevoir les signes avant-coureurs de l’orage.
— Un premier front est passé au sud de la ville,
cette nuit, d’après les informations. Sans doute était-il trop loin
pour que tu te sentes affamée.
De fait, à présent, elle ressentait une faim
dévorante — une faim que nul aliment ne pouvait satisfaire.
Glissant un bras sous le sien, son compagnon la guida vers la
sortie. Dans le hall d’entrée, ils attendirent l’arrivée du taxi
que le portier avait appelé pour eux, puis ils s’y
engouffrèrent.
Wren ne protesta pas en voyant son compagnon
monter avec elle. Depuis un certain petit incident, cinq ans
auparavant, à propos d’un balcon étroit et d’un orage, elle
acceptait sa présence.
Quand ils arrivèrent chez elle, il était 10 heures
passées. L'air était lourd et dense, comme s’il tentait de se
solidifier. Wren déposa rapidement son sac à l’appartement et
escalada l’échelle de secours jusqu’au toit. Se tenant à une
distance raisonnable du parapet, elle observa les immeubles brun
rouge de son quartier et écouta la rumeur de la circulation qui
montait des rues au-dessous. L'odeur caractéristique de la ville au printemps, mélange
d’ozone et de gaz d’échappement, emplissait ses narines. Elle
regarda les nuages qui arrivaient, imaginant qu’elle se tenait sur
une colline, foulant sous ses pieds l’herbe fraîche, sa peau
frissonnant sous la brise aiguë qui annonçait l’orage.
L'opération était beaucoup plus délicate en ville.
Mais la difficulté avait son côté positif : elle vous rendait plus
attentif au Protocole. Le Protocole — la procédure qui permettait
d’aspirer l’énergie — réduisait les risques d’être emporté dans le
Courant. Voire anéanti.
Un grondement sourd roula dans les airs,
l’obscurité s’accrut. Une rafale de vent froid gonfla le T-shirt de
Wren, qui se félicita d’avoir conservé sa veste en cuir. Elle
sentait l’approche de l’orage à la façon dont les poils de ses bras
et de sa nuque se hérissaient, à l’irritation qui gagnait tout son
système nerveux, à l’accélération involontaire de sa
respiration.
Comme de la limaille réagissant à un aimant.
L'énergie présente dans un orage prenait une multitude de formes
différentes. Quand il était sorti avec son cerf-volant et sa clé
métallique, Benjamin Franklin n’avait pas seulement découvert une
nouvelle façon d’éclairer les intérieurs. Pour la plupart des
Talents, l’électricité créée par l’homme constituait la seule
source d’approvisionnement. Une source qui avait l’avantage d’être
domestiquée, maîtrisée. Aucun risque d’être emporté, aspiré dans un
tourbillon furieux et de perdre le contrôle de son esprit.
Mais s’il n’y avait pas de risque, il n’y avait
pas de plaisir, ni d’ivresse possible. Bien sûr, Wren pouvait
toujours se dire qu’elle était sortie prendre le frais sur le toit et admirer le
déferlement des cieux. Mais si elle ne mentait pas souvent à
Sergueï, elle ne trichait jamais avec elle-même. Fermant les yeux,
elle tourna son visage vers l’est — vers le New Jersey d’où venait
la tempête.
Autrefois, on accusait les variations
atmosphériques d’influer sur l’humeur des hommes, au point qu’une
théorie pseudo-scientifique sur le sujet avait même cours dans les
procès criminels dont elle affectait parfois l’issue. Avec un peu
de chance, ce joli petit orage suffirait à la recharger magiquement
et émotionnellement. Elle pourrait alors redescendre et affronter
toutes les catastrophes qui pointaient leur nez, sans se défouler
sur Sergueï.
Le ciel devint entièrement noir. Dans les rues,
l’éclairage municipal se mit en route et, derrière les fenêtres des
immeubles, des lampes s’allumèrent. Un coup de tonnerre, bas et
sourd, éclata plus près. Une pluie fine commença à tomber. Wren ôta
ses bottes, puis ses chaussettes, et les jeta vers le petit hangar
qui abritait l’entrée de l’escalier de secours. Un instant, elle
hésita à faire suivre le même chemin à sa veste en cuir, puis
renonça. En dépit de la sueur qui coulait sous ses bras et le long
de sa colonne vertébrale, la veste était confortable. Et le confort
était important, aussi.
« Bien. A présent, concentre-toi. Enracine-toi
dans le sol. »
Elle entendait la voix de son mentor, une dizaine
d’années auparavant. Et malgré l’énorme masse de béton qui se
déployait sous ses pieds, elle parvenait à sentir la terre, et
jusqu’à la roche sur laquelle était construite l’île de Manhattan,
s’arrimant par mille liens
au moindre atome de boue et de poussière. Concentration.
Enracinement. Liens. Trois mots qui signifiaient une seule et même
chose : « Pense à toi. »
Quand le premier éclair déchira le ciel sombre,
Wren était prête. Alors, du fond de l’état de réceptivité extrême
qui était le sien, elle s’avança. Mais l’énergie était encore trop
faible, trop insaisissable. La pluie s’intensifia et elle fut
bientôt trempée jusqu’à la moelle. L'eau ruisselait sur son visage,
sur son corps, alourdissait ses vêtements, mais elle n’en avait
cure. Ses doigts de pieds se recroquevillèrent comme pour mieux
s’enfoncer dans un terreau lourd et plein. Renversant la tête, elle
se mit à rire dans l’orage. Un autre coup de tonnerre éclata, suivi
de près par un éclair. La tempête déferlait sur Manhattan avec une
fureur majestueuse. Dans les câbles, les fondamentaux se mirent à
bourdonner avec force, chantant leur joie, et Wren sentit l’énergie
se gonfler en elle, déborder, l’entraîner.
Se concentrer. Attendre. S'enraciner. Attendre le
tonnerre. Alors seulement, s’étirer.
C'était comme de glisser un doigt mouillé dans une
prise électrique, comme de dévaler en roue libre des montagnes
russes. C'était un moment de jouissance solitaire. La porte ouverte
à la transmutation ultime que cherchaient ardemment les sorciers,
la chair enfin transcendée dans un rayonnement magique. Une
puissance brute envahit son corps. Grande était la tentation de s’y
abandonner, de laisser le Courant l’emporter où il le
voudrait.
« Non. Contrôle-toi. Concentre-toi. » Lentement,
entre douleur et joie, Wren aspira l’énergie, la contraignit à obéir, à suivre la direction
qu’elle lui imprimait. L'énergie résista, se rebella, force vive
presque palpable, mais la jeune femme tint bon. Et le Courant se
soumit à sa volonté, se plia à la structure rigide du
Protocole.
La pluie faiblit. Des rayons de soleil filtrèrent
entre les nuages, illuminant les eaux noires de l’Hudson. Des pans
de ciel bleu réapparurent. Wren prit une profonde inspiration. Sa
réserve d’énergie se remplissait lentement, sagement. Enfin, elle
soupira, satisfaite, repue. Levant les bras, elle s’étira
longuement. Et comme pour clore l’événement, un arc-en-ciel se
dessina au-dessus de sa tête.
— Comment fais-tu ça ? demanda Sergueï, partagé
entre l’émerveillement et l’irritation.
Wren sourit en entendant son associé. Elle n’était
pas surprise. Tout au long de la séance, elle avait senti sa
présence à l’arrière-plan de son esprit.
— Magie ! répliqua-t-elle joyeusement.
Elle ne plaisantait pas. Ou si peu. Elle se
retourna. Sergueï se tenait sur le seuil du petit hangar.
Rapidement, il s’approcha d’elle, ôta le blouson détrempé et lui
jeta sur les épaules sa propre veste. Un bref instant, elle savoura
la chaleur et le sentiment de sécurité qui en émanait. Le tissu de
laine fine était doux et sentait ce parfum singulier, mélange d’eau
de Cologne épicée et de chair légèrement salée, qu’elle aurait pu
identifier au milieu d’une foule.
Peu importait ce qu’il lui cachait. Ce n’était pas
la première fois qu’ils se blessaient mutuellement. Ni la dernière,
sans doute. C'était inévitable, quand on connaissait quelqu’un
aussi intimement, presque dans sa chair. Mais quel bonheur, aussi,
cette proximité pouvait
créer ! Wren sourit. Pas maintenant, ni même bientôt… Mais le
bonheur était là, attendant patiemment. Comme l’énergie qu’elle
sentait bourdonner en son centre.
— Tu te sens mieux ? demanda-t-il.
— Oh, oui ! Bon, il est temps de retourner au
travail.
Le deuxième orage éclata une heure plus tard,
obligeant les passants à courir se réfugier sous l’abri le plus
proche, cependant que d’autres, à demi courbés sous leur parapluie,
luttaient contre le vent. A la demande de Wren, Sergueï ouvrit
toutes les fenêtres de l’appartement. La jeune femme était encore
étourdie par la soudaine accumulation d’énergie en elle. Survoltée,
elle arpentait les pièces les unes après les autres comme un tigre
en cage, s’arrêtant de temps à autre pour humer l’air frais et
humide.
— Il se passe quelque chose, dit-elle
soudain.
Assis à la table de la cuisine, des papiers étalés
devant lui, Sergueï leva la tête et la dévisagea pardessus ses
lunettes.
— Comment ça ?
— Je ne sais pas, répliqua-t-elle en reprenant sa
marche dans le couloir. Mais je sais.
— Eh bien, fais-moi savoir quand tu sauras ce que
tu ne sais pas comment tu le sais, répondit Sergueï en se
replongeant dans ses notes.
Tant que le Courant ne s’était pas apaisé en elle,
il n’obtiendrait rien de plus d’elle. Elle vibrait littéralement.
Et le nouvel orage n’arrangeait pas la situation. New York étant New York, il se passait
nécessairement quelque chose en ce moment.
Mais qui ne les concernait probablement pas.
Le hall d’entrée de Frants Enterprise était aussi
immaculé que le jour où Wren s’y était rendue, une semaine
auparavant. Les nuages projetaient une ombre sourde sur le marbre
poli et le métal brillant. S'accordant instinctivement à
l’atmosphère, les gardiens avaient baissé la voix pour discuter des
résultats du dernier match de base-ball.
— Il a pris des risques. S'il avait réussi à
tromper l’adversaire…
— Arrête de rêver. Tu sais très bien que leur
saison est fichue.
— Ecoute, on est toujours dans la course. Les Mets
n’auront pas une chance si, en face, tu leur mets Willie May.
Les yeux sur les écrans, ils continuèrent à
débattre âprement. L'un d’eux se tenait debout, la main gauche
détendue le long du corps, comme pour mieux saisir un pistolet
inexistant dans un étui tout aussi inexistant. Le silence du hall
était de temps à autre rompu par le claquement de talons d’un
employé revenant d’un déjeuner qui s’était éternisé, ou d’un autre
qui partait tôt ce jour-là. Le hurlement d’une sirène se rapprocha
et, au bas des marches, dans la rue, les deux gardiens aperçurent
un ambulancier qui se penchait à la fenêtre de son véhicule.
— Voulez-vous dégager la voie ?
« Espèce de salaud », complétèrent silencieusement
les gardiens qui connaissaient le code de conduite new-yorkais.
Soudain, un rayon de soleil perça entre les nuages, puis disparut aussi vite qu’il était
apparu. L'homme qui était debout se frotta la nuque, mal à
l’aise.
— Est-ce que tu as… ?
— Quoi ? demanda son collègue en le regardant avec
curiosité.
— Rien. Ça doit être un courant d’air ou quelque
chose comme ça.
Le spectre observa les deux hommes avant de se
détourner dédaigneusement. Non. Ce n’étaient que de vulgaires
employés. Pas le genre de celui qu’il cherchait. Les lieux avaient
changé, mais peu importait. Cet immeuble était la chair de sa
chair, et il en connaissait l’âme mieux que quiconque. C'était cet
édifice de pierre et de métal qui l’avait appelé, tiré des ténèbres
où il se morfondait. C'était là que tout avait commencé. Et que
tout finirait.
Quand il aurait trouvé celui qui était
responsable.
Quand il l’aurait puni. Détruit.