Le bureau
de Matthew Prevost avait perdu son bel ordonnancement. Des dossiers
jonchaient le sol, et l’éparpillement de leur contenu indiquait
qu’ils avaient été balayés avec violence de la table où ils se
trouvaient. Des bris de poterie dispersés aux quatre coins de la
pièce étaient tout ce qui restait d’un vase ancien. Enfin, une
demi-douzaine de livres à la couverture décousue et aux pages
déchirées témoignaient, s’il en était encore besoin, de la tornade
qui avait sévi quelques secondes auparavant. Debout au milieu de ce
champ de bataille, Prevost gesticulait furieusement. Le visage
hagard, la bouche tordue par la colère, il écumait littéralement,
ne s’arrêtant que pour reprendre son souffle.
Pour la première fois, il regretta de ne pas avoir
d’assistants sur lesquels il aurait pu déverser sa rage.
D’impuissance, il frappa l’air devant lui, sur un souffre-douleur
invisible.
Au bout d’une demi-heure, sa folie s’apaisa. Ses
mains, blanches à force d’être serrées, se décrispèrent, et ses
épaules, agitées de spasmes nerveux, se relâchèrent. Lentement,
Matthew Prevost se redressa, retrouvant peu à peu l’autorité
glaciale qui le caractérisait. Perdant leur fixité démente, ses
yeux exprimèrent de nouveau
l’assurance inébranlable de l’homme sûr de son pouvoir. Ce calme
subit était presque plus effrayant que l’explosion de violence qui
avait précédé.
Ignorant le chaos qui s’étalait sous ses pieds, il
revint à son bureau et s’assit. A quoi servait d’engager des mages,
s’ils étaient incapables de mener à bien leur travail ? Il tendit
la main vers le téléphone et appuya sur une touche.
— Vos précautions ont échoué, lança-t-il, sans
autre préambule. On a emporté l’objet, cette nuit. J’ignore
comment, et ne veux pas le savoir.
Il s’arrêta pour reprendre le contrôle de sa voix
qui dérapait vers les aigus.
— Evidemment, je veux qu’on me le rapporte !
Ses doigts impeccablement manucurés tapotèrent
nerveusement sur le bureau en acajou poli.
— J’en suis parfaitement conscient. Une somme
identique à celle que vous avez reçue pour le premier travail me
semble une proposition plus que raisonnable. Appelez-moi dès que
c’est fait.
Prevost raccrocha sans attendre de réponse et se
renversa en arrière sur son fauteuil. D’un œil distrait, il regarda
la pièce autour de lui. Son interlocutrice commençait à poser trop
de questions et rechignait à exécuter ses ordres. Signes
d’indépendance extrêmement regrettables, qu’il allait falloir
corriger. Très vite. Pour l’instant, il avait d’autres problèmes à
régler. Le cambrioleur de cette nuit avait réussi à déjouer non pas
un, mais deux systèmes de sécurité. Et ses dogues acquis à prix
d’or s’étaient contentés de hurler à la lune, sans plus répondre
aux ordres. Si la perte de l’un de ses biens le rendait furieux,
l’échec de la sécurité
sophistiquée qu’il avait fait installer provoquait en lui une rage
froide et tenace. C'était tout simplement inacceptable.
Il attrapa de nouveau le téléphone.
— Vos systèmes ne marchent plus.
Réparez-les.
Beth Sanatini travaillait en free lance depuis
près de vingt ans. Alors qu’elle était encore en formation, elle
avait compris que ses relations avec le Conseil seraient toujours
difficiles, et qu’elle n’arriverait jamais à se plier à leur
discipline. Autant, donc, en faire à sa tête tout de suite. Mais si
Beth avait du caractère, elle était aussi raisonnable et prudente.
Avant de devenir Vagabonde, elle prit le temps d’étudier les
mécanismes du pouvoir et d’observer chaque membre pour déterminer
leur rôle et leur poids exacts dans l’organisation. Une fois que
vous saviez qui comptait, et sur quoi reposait sa force, inutile de
couper définitivement les ponts… Vous pouviez toujours avoir des
interlocuteurs, même devenue Indépendante. Beth Sanatini avait le
sens des affaires, voilà tout.
Finalement, c’était le Conseil qui l’avait appelée
! Ou plutôt, l’un de ses membres. Avec, à la clé, une proposition
que Beth ne pouvait refuser, et qui aurait été assez drôle si elle
n’était ennuyeuse. Dans l’immédiat, elle devait informer son
contact de la situation.
Comme convenu, elle laissa retentir trois
sonneries et sentit qu’on se glissait à l’intérieur de la ligne
pour identifier celui ou celle qui appelait. Bien plus efficace que
de vérifier le numéro sur le répondeur. Beth croqua dans la carotte
qu’elle tenait à la main et
attendit que son code soit déchiffré. Elle entendit enfin le déclic
qui indiquait qu’on avait décroché.
— Prevost a été nettoyé, cette nuit,
annonça-t-elle d’une voix indifférente.
Visiblement, la nouvelle était déjà connue. Beth
esquissa une légère grimace. Pour une fois, elle aurait bien aimé
surprendre le Conseil en lui délivrant une information qu’il ne
connaissait pas. Tant qu’à jouer le rôle du mouchard, autant être
utile…
— Bien sûr, il veut récupérer l’objet.
Subitement, la carotte lui parut nettement moins
appétissante que la tablette de chocolat planquée au fond du frigo.
C'était injuste que la magie ne fasse pas disparaître par
enchantement les kilos en trop !
— Vous ne voulez pas que j’accepte ?
Beth crispa la main sur le téléphone. S'ils
avaient pu l’empêcher d’accepter la mission au départ, ils
l’auraient fait. Le Conseil n’aimait pas les gêneurs.
Particulièrement ceux de son genre.
— Je perds une commande, reprit-elle calmement. Il
me semble qu’une compensation…
De dépit, elle lança la carotte entamée dans
l’évier. Mais oui, elle connaissait la chanson ! « Nous vous
laissons travailler sans intervenir, n’espérez pas plus de notre
bonne volonté. »
Leur bonne volonté ! Beth aurait souri si elle
n’avait été si fatiguée. Tout ceci voulait dire qu’ils la gardaient
à l’œil. Et qu’ils étaient, très probablement, impliqués dans la
disparition de l’objet. Question d’orgueil, sans doute. Ils
entendaient donc clore l’affaire ici. Le Conseil n’aimait pas qu’on
marche sur ses
plates-bandes, ce que, pour sa part, elle avait déjà fait.
Et si elle leur donnait une petite leçon ?
— Saviez-vous que l’objet était défectueux ?
Beth sourit. Elle avait touché juste. A l’autre
bout du fil, la voix s’était crispée.
— Prevost m’a appelée pour vérifier l’objet. Il
avait l’impression que l’incantation déraillait. Il ne s’était pas
trompé. Ce type, apparemment, en sait plus sur la magie qu’il n’en
a l’air. D’où, peut-être, sa collection un peu étrange.
Elle hocha la tête.
— Oui, j’ai colmaté le défaut. Mais ça ne durera
pas. Ceux qui l’ont pris risquent…
Elle s’interrompit.
— Bien. Je…
Une tonalité lui répondit. On avait
raccroché.
— Oh, et flûte ! lança-t-elle en raccrochant à son
tour.
Toute cette histoire sentait le roussi. Quelqu’un,
quelque part, était en train de jouer un jeu dangereux. Et il y
aurait des morts. Tant que ce n’était pas elle…
Une discrète camionnette bleue s’approcha des
grilles qui s’ouvrirent silencieusement, après avoir identifié les
nouveaux arrivants. Sous l’œil attentif des caméras, la camionnette
remonta l’allée principale. De temps à autre, semblables à des
ombres fantomatiques, les chiens passaient dans le rayon des phares
et disparaissaient sans aboyer.
Le véhicule s’arrêta devant l’entrée avec un léger
crissement. Deux hommes vêtus d’une combinaison également bleue en sortirent et gagnèrent
l’arrière de la camionnette. Sans un mot, l’un d’eux prit une boîte
métallique, cependant que l’autre ajustait une casquette sur sa
tête. Puis ils gravirent les marches du perron et appuyèrent sur la
sonnette.
— Je croyais vous avoir dit d’emprunter l’entrée
latérale ! lança Prevost, dès qu’il eut ouvert la porte. Je ne vous
attendais pas si tôt.
— Nous étions sur la route quand nous avons reçu
le message, répondit l’un des hommes en échangeant un regard
significatif avec son compagnon.
— J’ignore ce qui n’a pas marché, mais je refuse
de dormir dans cette maison tant que tout n’est pas remis en
ordre.
— Aucun problème, monsieur, répliqua l’ouvrier à
la casquette en sortant de sa poche un large mouchoir. Nous allons
y remédier immédiatement.
Et, d’un geste précis, il enserra le mouchoir
autour du cou de Prevost qu’il attira à lui. Un couteau surgit dans
la main de son compagnon qui trancha la gorge du collectionneur
dont le corps s’arc-bouta. Une giclée de sang jaillit de la plaie
béante et l’homme à la casquette relâcha son étreinte. Poussant un
râle, Prevost s’effondra à terre, les yeux écarquillés.
— Le problème, c’était vous, monsieur, dit
paisiblement l’homme au couteau en essuyant soigneusement son arme,
avant de la ranger dans la boîte.
— On lève le camp, lança son compagnon.
— Je fais un tour là-haut, pour voir s’il y a les
objets qu’ils veulent ravoir, maintenant qu’on a retrouvé le
bonhomme.
Quelques minutes plus tard, des flammes
s’échappaient de la maison, tandis qu’une discrète camionnette
bleue franchissait les grilles et disparaissait dans la
campagne.