12.
Le bureau de Matthew Prevost avait perdu son bel ordonnancement. Des dossiers jonchaient le sol, et l’éparpillement de leur contenu indiquait qu’ils avaient été balayés avec violence de la table où ils se trouvaient. Des bris de poterie dispersés aux quatre coins de la pièce étaient tout ce qui restait d’un vase ancien. Enfin, une demi-douzaine de livres à la couverture décousue et aux pages déchirées témoignaient, s’il en était encore besoin, de la tornade qui avait sévi quelques secondes auparavant. Debout au milieu de ce champ de bataille, Prevost gesticulait furieusement. Le visage hagard, la bouche tordue par la colère, il écumait littéralement, ne s’arrêtant que pour reprendre son souffle.
Pour la première fois, il regretta de ne pas avoir d’assistants sur lesquels il aurait pu déverser sa rage. D’impuissance, il frappa l’air devant lui, sur un souffre-douleur invisible.
Au bout d’une demi-heure, sa folie s’apaisa. Ses mains, blanches à force d’être serrées, se décrispèrent, et ses épaules, agitées de spasmes nerveux, se relâchèrent. Lentement, Matthew Prevost se redressa, retrouvant peu à peu l’autorité glaciale qui le caractérisait. Perdant leur fixité démente, ses yeux exprimèrent de nouveau l’assurance inébranlable de l’homme sûr de son pouvoir. Ce calme subit était presque plus effrayant que l’explosion de violence qui avait précédé.
Ignorant le chaos qui s’étalait sous ses pieds, il revint à son bureau et s’assit. A quoi servait d’engager des mages, s’ils étaient incapables de mener à bien leur travail ? Il tendit la main vers le téléphone et appuya sur une touche.
— Vos précautions ont échoué, lança-t-il, sans autre préambule. On a emporté l’objet, cette nuit. J’ignore comment, et ne veux pas le savoir.
Il s’arrêta pour reprendre le contrôle de sa voix qui dérapait vers les aigus.
— Evidemment, je veux qu’on me le rapporte !
Ses doigts impeccablement manucurés tapotèrent nerveusement sur le bureau en acajou poli.
— J’en suis parfaitement conscient. Une somme identique à celle que vous avez reçue pour le premier travail me semble une proposition plus que raisonnable. Appelez-moi dès que c’est fait.
Prevost raccrocha sans attendre de réponse et se renversa en arrière sur son fauteuil. D’un œil distrait, il regarda la pièce autour de lui. Son interlocutrice commençait à poser trop de questions et rechignait à exécuter ses ordres. Signes d’indépendance extrêmement regrettables, qu’il allait falloir corriger. Très vite. Pour l’instant, il avait d’autres problèmes à régler. Le cambrioleur de cette nuit avait réussi à déjouer non pas un, mais deux systèmes de sécurité. Et ses dogues acquis à prix d’or s’étaient contentés de hurler à la lune, sans plus répondre aux ordres. Si la perte de l’un de ses biens le rendait furieux, l’échec de la sécurité sophistiquée qu’il avait fait installer provoquait en lui une rage froide et tenace. C'était tout simplement inacceptable.
Il attrapa de nouveau le téléphone.
— Vos systèmes ne marchent plus. Réparez-les.

Beth Sanatini travaillait en free lance depuis près de vingt ans. Alors qu’elle était encore en formation, elle avait compris que ses relations avec le Conseil seraient toujours difficiles, et qu’elle n’arriverait jamais à se plier à leur discipline. Autant, donc, en faire à sa tête tout de suite. Mais si Beth avait du caractère, elle était aussi raisonnable et prudente. Avant de devenir Vagabonde, elle prit le temps d’étudier les mécanismes du pouvoir et d’observer chaque membre pour déterminer leur rôle et leur poids exacts dans l’organisation. Une fois que vous saviez qui comptait, et sur quoi reposait sa force, inutile de couper définitivement les ponts… Vous pouviez toujours avoir des interlocuteurs, même devenue Indépendante. Beth Sanatini avait le sens des affaires, voilà tout.
Finalement, c’était le Conseil qui l’avait appelée ! Ou plutôt, l’un de ses membres. Avec, à la clé, une proposition que Beth ne pouvait refuser, et qui aurait été assez drôle si elle n’était ennuyeuse. Dans l’immédiat, elle devait informer son contact de la situation.
Comme convenu, elle laissa retentir trois sonneries et sentit qu’on se glissait à l’intérieur de la ligne pour identifier celui ou celle qui appelait. Bien plus efficace que de vérifier le numéro sur le répondeur. Beth croqua dans la carotte qu’elle tenait à la main et attendit que son code soit déchiffré. Elle entendit enfin le déclic qui indiquait qu’on avait décroché.
— Prevost a été nettoyé, cette nuit, annonça-t-elle d’une voix indifférente.
Visiblement, la nouvelle était déjà connue. Beth esquissa une légère grimace. Pour une fois, elle aurait bien aimé surprendre le Conseil en lui délivrant une information qu’il ne connaissait pas. Tant qu’à jouer le rôle du mouchard, autant être utile…
— Bien sûr, il veut récupérer l’objet.
Subitement, la carotte lui parut nettement moins appétissante que la tablette de chocolat planquée au fond du frigo. C'était injuste que la magie ne fasse pas disparaître par enchantement les kilos en trop !
— Vous ne voulez pas que j’accepte ?
Beth crispa la main sur le téléphone. S'ils avaient pu l’empêcher d’accepter la mission au départ, ils l’auraient fait. Le Conseil n’aimait pas les gêneurs. Particulièrement ceux de son genre.
— Je perds une commande, reprit-elle calmement. Il me semble qu’une compensation…
De dépit, elle lança la carotte entamée dans l’évier. Mais oui, elle connaissait la chanson ! « Nous vous laissons travailler sans intervenir, n’espérez pas plus de notre bonne volonté. »
Leur bonne volonté ! Beth aurait souri si elle n’avait été si fatiguée. Tout ceci voulait dire qu’ils la gardaient à l’œil. Et qu’ils étaient, très probablement, impliqués dans la disparition de l’objet. Question d’orgueil, sans doute. Ils entendaient donc clore l’affaire ici. Le Conseil n’aimait pas qu’on marche sur ses plates-bandes, ce que, pour sa part, elle avait déjà fait.
Et si elle leur donnait une petite leçon ?
— Saviez-vous que l’objet était défectueux ?
Beth sourit. Elle avait touché juste. A l’autre bout du fil, la voix s’était crispée.
— Prevost m’a appelée pour vérifier l’objet. Il avait l’impression que l’incantation déraillait. Il ne s’était pas trompé. Ce type, apparemment, en sait plus sur la magie qu’il n’en a l’air. D’où, peut-être, sa collection un peu étrange.
Elle hocha la tête.
— Oui, j’ai colmaté le défaut. Mais ça ne durera pas. Ceux qui l’ont pris risquent…
Elle s’interrompit.
— Bien. Je…
Une tonalité lui répondit. On avait raccroché.
— Oh, et flûte ! lança-t-elle en raccrochant à son tour.
Toute cette histoire sentait le roussi. Quelqu’un, quelque part, était en train de jouer un jeu dangereux. Et il y aurait des morts. Tant que ce n’était pas elle…

Une discrète camionnette bleue s’approcha des grilles qui s’ouvrirent silencieusement, après avoir identifié les nouveaux arrivants. Sous l’œil attentif des caméras, la camionnette remonta l’allée principale. De temps à autre, semblables à des ombres fantomatiques, les chiens passaient dans le rayon des phares et disparaissaient sans aboyer.
Le véhicule s’arrêta devant l’entrée avec un léger crissement. Deux hommes vêtus d’une combinaison également bleue en sortirent et gagnèrent l’arrière de la camionnette. Sans un mot, l’un d’eux prit une boîte métallique, cependant que l’autre ajustait une casquette sur sa tête. Puis ils gravirent les marches du perron et appuyèrent sur la sonnette.
— Je croyais vous avoir dit d’emprunter l’entrée latérale ! lança Prevost, dès qu’il eut ouvert la porte. Je ne vous attendais pas si tôt.
— Nous étions sur la route quand nous avons reçu le message, répondit l’un des hommes en échangeant un regard significatif avec son compagnon.
— J’ignore ce qui n’a pas marché, mais je refuse de dormir dans cette maison tant que tout n’est pas remis en ordre.
— Aucun problème, monsieur, répliqua l’ouvrier à la casquette en sortant de sa poche un large mouchoir. Nous allons y remédier immédiatement.
Et, d’un geste précis, il enserra le mouchoir autour du cou de Prevost qu’il attira à lui. Un couteau surgit dans la main de son compagnon qui trancha la gorge du collectionneur dont le corps s’arc-bouta. Une giclée de sang jaillit de la plaie béante et l’homme à la casquette relâcha son étreinte. Poussant un râle, Prevost s’effondra à terre, les yeux écarquillés.
— Le problème, c’était vous, monsieur, dit paisiblement l’homme au couteau en essuyant soigneusement son arme, avant de la ranger dans la boîte.
— On lève le camp, lança son compagnon.
— Je fais un tour là-haut, pour voir s’il y a les objets qu’ils veulent ravoir, maintenant qu’on a retrouvé le bonhomme.
— Bien. Siffle si tu trouves quelque chose. Et fais vite.
Quelques minutes plus tard, des flammes s’échappaient de la maison, tandis qu’une discrète camionnette bleue franchissait les grilles et disparaissait dans la campagne.