3.
La pièce était remarquable à force d’être banale. Un blanc mat recouvrait les murs, et des éclairages discrets jetaient une lumière tamisée sur le parquet sombre.
Pour seule ouverture, une porte. Cet espace clos semblait pourtant avoir été minutieusement pensé : un architecte avait dû en calculer avec soin les dimensions et la hauteur, un designer avait dû, après mûre réflexion, choisir la peinture et la couleur du bois, et nul doute qu’un spécialiste de feng shui avait précisément dicté l’emplacement des trois seuls objets présents.
Trois objets qui étaient toute la raison d’être du lieu.
Un long pilier de marbre vert, d’un mètre de diamètre et deux mètres de haut, s’étirait dans un angle. Sa surface était ciselée de symboles rudimentaires qui n’avaient pas vu le jour depuis au moins trois millénaires.
Dans l’angle opposé, se dressait un piédestal en ébène sur lequel reposait un morceau de cristal brut qui semblait tout juste extrait de la roche.
Enfin, de l’autre côté, deux hommes étaient en train de manœuvrer un chariot à roulettes. Sur ce chariot, un rectangle d’un mètre vingt par un mètre quatre-vingts, recouvert d’une épaisse couverture grise, comme celle qu’emploient les déménageurs de pianos ou de meubles précieux. En dépit de la charge, les roues caoutchoutées glissaient silencieusement sur le parquet.
Les deux hommes étaient de solides gaillards. Celui dont les cheveux gris étaient taillés court devait avoir une quarantaine d’années. L’autre, complètement chauve, comptait probablement dix ans de moins. Tous deux portaient une combinaison de travail blanche, agrémentée d’une unique poche sur la manche gauche, et totalement dépourvue d’inscription ou logo d’aucune sorte.
Ils achevèrent de caler le chariot, et le plus jeune s’agenouilla à côté. Sortant de sa manche un fin couteau, il se mit à couper délicatement le scotch épais qui maintenait la couverture. Puis, d’un geste précautionneux, il dévoila le mystérieux objet. C’était un bloc de marbre taché et piqueté, de la taille d’un petit banc, dont la surface terne avait dû connaître de meilleurs jours. Sur la partie supérieure s’étalait un petit rectangle de ciment, comme si la pierre avait été évidée, puis rebouchée.
— Tout ça pour ça ?
Le plus âgé des deux hommes contemplait l’objet d’un air incrédule. Nerveusement, son compagnon jeta un coup d’œil par-dessus son épaule. Ils étaient seuls, ici, mais on ne savait jamais…
— Si le proprio dit que c’est de l’art, alors, c’est de l’art, rétorqua-t-il sourdement. Finissons le boulot et partons d’ici.
Cet insignifiant bloc de marbre lui donnait la chair de poule. En fait, l’endroit tout entier lui filait la frousse. Mais, bon sang, on était professionnel ou on ne l’était pas !
Il s’empara des larges courroies de tissu suspendues à la poignée du chariot et en enveloppa l’une des extrémités de la dalle. Son compagnon en fit autant. Sa main effleura involontairement le rectangle cimenté et il la retira vivement, comme s’il venait de toucher une araignée ou quelque chose d’encore moins ragoûtant.
— T’as bientôt fini ? aboya l’autre. Concentre-toi un peu. C’est pas le moment de partir en quenouille !
Comme aiguillonné, l’homme se redressa et secoua sa main. Puis il attrapa la courroie et se mit à compter à voix basse. A trois, ils soulevèrent la pierre et la glissèrent sans effort apparent sur la plate-forme d’un noir mat destinée à servir de socle. Une série de grognements essoufflés détruisit l’illusion d’aisance.
— C'est bizarre, grommela le plus âgé. Je me demande si c’est creux, à l’intérieur… Je pensais qu’un marbre de cette taille serait plus lourd.
— Hé, te plains pas ! Et, bon sang, cesse de te poser des questions, lança le plus jeune, en essuyant les gouttes de sueur qui lui tombaient dans les yeux.
Il se pencha pour vérifier le travail.
— Ça va, on est sur les marques.
La dalle était parfaitement au centre du socle. Un mètre environ la séparait du mur, ce qui laissait assez de place pour en faire le tour.
— Ouais, répliqua son compagnon. Parfait, comme d’habitude.
Il fallait bien qu’ils se congratulent tout seuls, puisqu’ils n’avaient vu et ne verraient probablement personne, dans cette affaire. Ils avaient été engagés via le site web de la société, avaient reçu les détails par e-mail et l’argent par virement. Aucun d’eux ne savait exactement de quoi il retournait, mais à tout prendre, ils préféraient qu’il en soit ainsi. Il y a des gens, comme ça, sur lesquels on n’a pas envie d’en savoir plus que nécessaire.
Les deux hommes ramassèrent le scotch, roulèrent la couverture et prirent la direction de la sortie en poussant le chariot devant eux.
Sans jeter un seul regard en arrière, ils s’engagèrent dans le long couloir vide, rythmé de caméras de surveillance, par lequel ils étaient arrivés. Puis ils descendirent une volée de marches et suivirent la rangée d’éclairages qui devait les guider à travers le labyrinthe du sous-sol jusqu’à l’épaisse porte blindée qui ouvrait sur un chemin de terre. Là, une voiture de location aux vitres fumées les attendait pour les ramener en ville.
Leur employeur tenait à préserver sa vie privée. Les deux hommes étaient suffisamment payés pour ne pas poser de questions. Ni même chercher à savoir quelle était la légalité, ou l’illégalité, de ce qu’ils venaient d’accomplir.
Quand le dernier écho de leurs pas eut disparu, quand le silence eut pleinement repris ses droits, quelque part, au bout d’un autre couloir, une porte s’ouvrit. Le bruit feutré d’une démarche calme glissa le long des murs. De temps à autre, le marcheur s’arrêtait, sans doute pour admirer une peinture et caresser une sculpture, ou bien passait, indifférent aux innombrables objets de valeur accumulés en ce lieu.
La porte de la pièce blanche s’ouvrit enfin. Les pas se dirigèrent paisiblement vers le socle noir, puis s’immobilisèrent. Il y eut un silence.
— Bon… Tu ne payes pas de mine.
La dalle de marbre resta parfaitement muette.
— Mais il ne faut pas juger d’après les apparences, dit-on. Ce n’est pas l’extérieur, mais l’intérieur qui compte, n’est-ce pas ?
Un petit rire satisfait résonna entre les murs nus. Une main aux longs doigts manucurés glissa sur la surface rugueuse, et frissonna de plaisir.
— Peu importe. Il suffit que je sache ce que tu vaux. Et que tu sois mienne, à présent.