La pièce
était remarquable à force d’être banale. Un blanc mat recouvrait
les murs, et des éclairages discrets jetaient une lumière tamisée
sur le parquet sombre.
Pour seule ouverture, une porte. Cet espace clos
semblait pourtant avoir été minutieusement pensé : un architecte
avait dû en calculer avec soin les dimensions et la hauteur, un
designer avait dû, après mûre réflexion, choisir la peinture et la
couleur du bois, et nul doute qu’un spécialiste de feng shui avait
précisément dicté l’emplacement des trois seuls objets
présents.
Trois objets qui étaient toute la raison d’être du
lieu.
Un long pilier de marbre vert, d’un mètre de
diamètre et deux mètres de haut, s’étirait dans un angle. Sa
surface était ciselée de symboles rudimentaires qui n’avaient pas
vu le jour depuis au moins trois millénaires.
Dans l’angle opposé, se dressait un piédestal en
ébène sur lequel reposait un morceau de cristal brut qui semblait
tout juste extrait de la roche.
Enfin, de l’autre côté, deux hommes étaient en
train de manœuvrer un chariot à roulettes. Sur ce chariot, un rectangle d’un mètre vingt par un
mètre quatre-vingts, recouvert d’une épaisse couverture grise,
comme celle qu’emploient les déménageurs de pianos ou de meubles
précieux. En dépit de la charge, les roues caoutchoutées glissaient
silencieusement sur le parquet.
Les deux hommes étaient de solides gaillards.
Celui dont les cheveux gris étaient taillés court devait avoir une
quarantaine d’années. L’autre, complètement chauve, comptait
probablement dix ans de moins. Tous deux portaient une combinaison
de travail blanche, agrémentée d’une unique poche sur la manche
gauche, et totalement dépourvue d’inscription ou logo d’aucune
sorte.
Ils achevèrent de caler le chariot, et le plus
jeune s’agenouilla à côté. Sortant de sa manche un fin couteau, il
se mit à couper délicatement le scotch épais qui maintenait la
couverture. Puis, d’un geste précautionneux, il dévoila le
mystérieux objet. C’était un bloc de marbre taché et piqueté, de la
taille d’un petit banc, dont la surface terne avait dû connaître de
meilleurs jours. Sur la partie supérieure s’étalait un petit
rectangle de ciment, comme si la pierre avait été évidée, puis
rebouchée.
— Tout ça pour ça ?
Le plus âgé des deux hommes contemplait l’objet
d’un air incrédule. Nerveusement, son compagnon jeta un coup d’œil
par-dessus son épaule. Ils étaient seuls, ici, mais on ne savait
jamais…
— Si le proprio dit que c’est de l’art, alors,
c’est de l’art, rétorqua-t-il sourdement. Finissons le boulot et
partons d’ici.
Cet insignifiant bloc de marbre lui donnait
la chair de poule. En fait,
l’endroit tout entier lui filait la frousse. Mais, bon sang, on
était professionnel ou on ne l’était pas !
Il s’empara des larges courroies de tissu
suspendues à la poignée du chariot et en enveloppa l’une des
extrémités de la dalle. Son compagnon en fit autant. Sa main
effleura involontairement le rectangle cimenté et il la retira
vivement, comme s’il venait de toucher une araignée ou quelque
chose d’encore moins ragoûtant.
— T’as bientôt fini ? aboya l’autre. Concentre-toi
un peu. C’est pas le moment de partir en quenouille !
Comme aiguillonné, l’homme se redressa et secoua
sa main. Puis il attrapa la courroie et se mit à compter à voix
basse. A trois, ils soulevèrent la pierre et la glissèrent sans
effort apparent sur la plate-forme d’un noir mat destinée à servir
de socle. Une série de grognements essoufflés détruisit l’illusion
d’aisance.
— C'est bizarre, grommela le plus âgé. Je me
demande si c’est creux, à l’intérieur… Je pensais qu’un marbre de
cette taille serait plus lourd.
— Hé, te plains pas ! Et, bon sang, cesse de te
poser des questions, lança le plus jeune, en essuyant les gouttes
de sueur qui lui tombaient dans les yeux.
Il se pencha pour vérifier le travail.
— Ça va, on est sur les marques.
La dalle était parfaitement au centre du socle. Un
mètre environ la séparait du mur, ce qui laissait assez de place
pour en faire le tour.
— Ouais, répliqua son compagnon. Parfait, comme
d’habitude.
Il fallait bien qu’ils se congratulent tout
seuls, puisqu’ils n’avaient
vu et ne verraient probablement personne, dans cette affaire. Ils
avaient été engagés via le site web de la société, avaient reçu les
détails par e-mail et l’argent par virement. Aucun d’eux ne savait
exactement de quoi il retournait, mais à tout prendre, ils
préféraient qu’il en soit ainsi. Il y a des gens, comme ça, sur
lesquels on n’a pas envie d’en savoir plus que nécessaire.
Les deux hommes ramassèrent le scotch, roulèrent
la couverture et prirent la direction de la sortie en poussant le
chariot devant eux.
Sans jeter un seul regard en arrière, ils
s’engagèrent dans le long couloir vide, rythmé de caméras de
surveillance, par lequel ils étaient arrivés. Puis ils descendirent
une volée de marches et suivirent la rangée d’éclairages qui devait
les guider à travers le labyrinthe du sous-sol jusqu’à l’épaisse
porte blindée qui ouvrait sur un chemin de terre. Là, une voiture
de location aux vitres fumées les attendait pour les ramener en
ville.
Leur employeur tenait à préserver sa vie privée.
Les deux hommes étaient suffisamment payés pour ne pas poser de
questions. Ni même chercher à savoir quelle était la légalité, ou
l’illégalité, de ce qu’ils venaient d’accomplir.
Quand le dernier écho de leurs pas eut disparu,
quand le silence eut pleinement repris ses droits, quelque part, au
bout d’un autre couloir, une porte s’ouvrit. Le bruit feutré d’une
démarche calme glissa le long des murs. De temps à autre, le
marcheur s’arrêtait, sans doute pour admirer une peinture et
caresser une sculpture, ou bien passait, indifférent aux innombrables objets de valeur
accumulés en ce lieu.
La porte de la pièce blanche s’ouvrit enfin. Les
pas se dirigèrent paisiblement vers le socle noir, puis
s’immobilisèrent. Il y eut un silence.
— Bon… Tu ne payes pas de mine.
La dalle de marbre resta parfaitement
muette.
— Mais il ne faut pas juger d’après les
apparences, dit-on. Ce n’est pas l’extérieur, mais l’intérieur qui
compte, n’est-ce pas ?
Un petit rire satisfait résonna entre les murs
nus. Une main aux longs doigts manucurés glissa sur la surface
rugueuse, et frissonna de plaisir.
— Peu importe. Il suffit que je sache ce que tu
vaux. Et que tu sois mienne, à présent.