Lorsqu’elle revint de sa séance de gym, le matin suivant, le
message l’attendait. Evidemment, elle aurait mille fois préféré
dormir, mais les récents événements lui avaient rudement rappelé la
nécessité d’entretenir son corps quand on était appelé à grimper,
courir ou échapper à une filature… En outre, cela lui occupait
l’esprit et lui évitait de trop penser au filet qui se resserrait
autour d’elle. Le Conseil. Le Silence. Et cette fichue mission,
suspendue au-dessus de sa tête comme une dangereuse épée.
Deux heures passées à transpirer en soulevant des
poids ou en courant sur le tapis, voilà qui lui convenait
parfaitement en ce moment. Même si, en général, elle préférait se
vider l’esprit en se prélassant dans un fauteuil. Wren atteignit
son palier et s’appuya à la porte de son appartement, épuisée. Il
faisait excessivement chaud, plus que ne le voulait la saison, et
l’air conditionné de la salle de gym n’avait rien arrangé.
A peine eut-elle refermé la porte qu’elle commença
à se déshabiller, laissant tomber les vêtements derrière elle.
Arrivée dans la salle de bains, elle tourna le robinet et poussa un
grognement de satisfaction.
La pression de l’eau était parfaite. Un pur bonheur. Son immeuble ne
figurerait jamais dans Architect’s
Weekly, mais sa plomberie fonctionnait à merveille.
Soudain, Wren fronça les sourcils. Quelque chose
venait de frapper sa mémoire, mais quoi ?
Ah oui !
Attrapant une serviette de bain, elle s’y
enveloppa et revint dans la cuisine, où elle avait aperçu le voyant
rouge du répondeur qui clignotait.
« — Mademoiselle Valère. André Felhim à
l’appareil. Me feriez-vous l’honneur d’accepter une invitation à
dîner, ce soir ? »
La voix marqua une pause.
« — Je n’en ai pas informé Sergueï, comme je
l’aurais dû, sans doute… »
— C'est mon agent, pas mon baby-sitter, lança
Wren, irritée, en direction de la machine.
« — … mais il m’a semblé qu’il n’apprécierait pas
cette initiative. J’ai le sentiment, cependant, qu’il y a certaines
questions auxquelles Sergueï ne pourrait répondre. »
Le vieux coup de la curiosité. Banal !
« Mais si efficace », murmura une voix, dans sa
tête, qui ressemblait étrangement à celle de Sergueï.
Wren décrocha le combiné et composa le numéro que
Felhim avait laissé.
Emmaillotée dans une moelleuse serviette qu’elle
avait prise dans l’armoire, Wren s’assit sur son lit et se mit à
coiffer ses cheveux. Avec une grimace, elle constata qu’ils étaient
horriblement emmêlés. Il fallait qu’elle pense à les natter, au
lieu de les attacher en queue-de-cheval.
« Bien. On va ranger toutes les cogitations du
même acabit dans une boîte qu’on rouvrira plus tard. Quand on aura
le temps. »
Facile à dire… Il hantait déjà ses pensées,
auparavant. Alors maintenant que les révélations se succédaient,
comment pourrait-elle ne pas s’y intéresser ? Cette tendresse, par
exemple, qu’elle sentait sous son attitude protectrice, et qui
pourrait bien être… un peu plus que de la tendresse, justement. Il
fallait bien qu’elle y réfléchisse, non ? Avant que la situation ne
devienne trop bizarre.
« Mais pas maintenant. Plus tard ! »
Jetant le peigne sur la commode, elle se leva et
ouvrit un tiroir. Elle en retira des dessous, un jean et un
pull-over sans manches. Le tas de linge sale au pied du lit lui
rappela qu’il y avait d’autres situations auxquelles elle devait
réfléchir avant qu’elles ne deviennent catastrophiques. A commencer
par celle qu’elle détestait le plus au monde.
Le ménage.
Après une inspection dépourvue d’enthousiasme,
elle estima que ç’aurait pu être pire. Elle n’était pas vraiment
paresseuse, non. D’ailleurs, il y avait bien une demi-douzaine de
tâches qui l’attendaient, bien plus importantes. Voire une douzaine
tout court.
A cette perspective, elle grimaça et attaqua la
cuisine. Une fois la table débarrassée et la vaisselle faite, elle
sortit du placard une serpillière et de l’eau de Javel. Au moment
où elle s’apprêtait à partir en direction de la salle de bains, une
forme verte attira son regard dans un coin.
Son sac à dos.
Elle avait
dû le jeter là, une fois le travail accompli. Ou peut-être était-ce
Sergueï. Retrouvant le fil de ses souvenirs, elle décida que
c’était Sergueï qui le lui avait ôté des épaules. Posant son
attirail de parfaite ménagère, elle attrapa le sac et l’ouvrit en
fronçant les sourcils. Qu’avait-elle, déjà, là-dedans ?
Son justaucorps. A mettre au linge sale illico,
avec les dessous et les chaussettes. Comme elle avait transpiré,
pendant cette expédition ! Soudain, ses doigts sentirent une forme
dure sous le tissu. Palpant le survêtement, elle finit par
localiser l’objet. De la poche située sur la manche, elle retira
délicatement le petit talisman d’ivoire. Il était brisé en
deux.
Songeuse, elle l’observa. Elle n’avait pas
souvenir de l’avoir conservé. A dire vrai, après l’apparition du
fantôme, il y avait beaucoup de choses qui étaient devenues floues.
Elle se rappelait bien avoir touché la pierre avec la baguette, et
puis…
Wren referma sa main sur le talisman. Elle venait
d’avoir une idée.
— Bingo !
Laissant le contenu du sac à moitié éparpillé sur
le sol, elle gagna son bureau, regarda autour d’elle puis, secouant
la tête, repartit vers l’entrée. Le toit de l’immeuble serait un
meilleur endroit. Pour être efficace, le talisman avait sans doute
besoin d’air frais et d’un espace ouvert.
Le ciel était d’un bleu délavé. Seuls quelques
nuages s’étiraient au-dessus du fleuve, à l’ouest. Wren, cependant,
n’avait nul besoin d’un orage : elle portait suffisamment d’énergie
en elle pour activer la formule.
En fait, elle n’avait pas vraiment de formule…
Et rien ne lui venait à
l’esprit. John désapprouvait l’improvisation, mais parfois, on
n’avait pas le choix…
Wren posa sur ses doigts la partie de la baguette
qui avait touché la pierre et leva la paume vers le ciel. Puisant
alors dans sa réserve, elle tira un petit fil de courant qui
s’enroula presque automatiquement autour du talisman d’ivoire. Une
lumière d’un bleu vert se mit à rayonner doucement.
Tout Courant porte la marque de son utilisateur ;
plus le contact avait été long, plus l’impression était durable. La
baguette avait touché la dalle de marbre qui, elle-même, était
imprégnée non seulement par le pouvoir du mage qui avait conçu
l’incantation, mais aussi par le Courant que la jeune femme avait
senti chez le fantôme. Avec un peu de chance, la baguette contenait
quelques traces… Suffisamment, peut-être, pour pouvoir « pister »
le spectre.
Une expertise médico-légale version Cosa lui
serait bien utile. Wren regretta de ne pas avoir été plus agréable
avec ce flic… Comment s’appelait-il, déjà ? Doblosky ? Elle
pourrait peut-être passer le voir, une de ces prochaines
nuits.
L'idée la rasséréna, et aussitôt, les mots lui
vinrent à l’esprit.
Os dans la chape de
pierres
Os et chair depuis longtemps
séparés
Réunissez-vous
!
L'éclat bleu vert vibra, puis plongea à
l’intérieur du talisman qui disparut, mais ne se désintégra pas.
Avec un peu de concentration, Wren pouvait entendre son
bourdonnement. L'énergie se déployait entre les atomes arrachés aux os, cherchant la marque, le
lien… L'inconvénient, avec les incantations improvisées, c’était
qu’on ne savait pas vraiment ce qui pouvait se passer. Une fois la
connexion établie, bien sûr, Wren n’aurait plus qu’à se servir de
la baguette d’ivoire pour retrouver le fantôme.
— Je suis sûre que c’étaient les mots justes,
marmonna-t-elle en rangeant le talisman dans sa poche.
Poussant un soupir, elle s’efforça de relâcher la
tension qui raidissait ses épaules. Le client refusait de verser la
somme due. Le Conseil en voulait à sa peau. Son associé avait des
secrets. Elle allait être en retard à son dîner, avec un individu
qui, visiblement, ne lui voulait pas du bien. Enfin, la raison pour
laquelle elle n’avait jamais eu de liaisons sérieuses depuis
qu’elle était arrivée à Manhattan, c’était — elle ne pouvait plus
en douter — parce qu’elle était amoureuse dudit associé plein de
secrets. Lequel associé pouvait éprouver ou ne pas éprouver les
mêmes sentiments…
— Vraiment, je trouve que ma vie est formidable !
lança-t-elle aux pigeons qui prenaient le soleil sur le parapet.
Non, vraiment, je ne plaisante pas !
Wren avait fixé le rendez-vous au Marianna en
pensant qu’elle serait ainsi sur son territoire. Mais quand elle le
vit entrer, elle eut l’impression d’une trahison. Personne d’autre
que son associé n’avait le droit de s’asseoir à cette table.
Et à la façon dont Callie leur tendit les menus,
elle sut que cette impression était partagée.
Ses lunettes rondes cerclées d’écaille lui
donnaient l’air d’un professeur de lycée ou d’un homme politique
cultivé.
— Effectivement, rétorqua Wren. Mais je vous
déconseille d’y venir de votre propre initiative.
— Hum, vous avez raison. Notre serveuse risquerait
de m’empoisonner, je crois.
— Vous pouvez y compter, assura Wren.
Décidément, ce type était sympathique. Tellement
lisse, tellement affable. Exactement le genre qui éveillait
instinctivement la méfiance de Wren… Sans compter ce que Sergueï
avait dit.
Soudain, elle aurait voulu ne pas se trouver là.
Même la perspective d’un dîner gratuit l’écœurait.
— Mon associé ne vous apprécie guère.
— C'est-à-dire ? Moi ou toute l’Organisation
?
— C'est cela même.
Felhim inspira profondément.
— Bien. Je l’ai cherché, reconnut-il. Et
reprenez-vous cette antipathie, à votre compte, ou bien…
— Vous ne me connaissez pas du tout, hein ?
grommela Wren. En dépit de tous vos petits espions… Oui, je sais
que vous me suivez, que vous harcelez mon associé… En dépit donc de
tous vos petits espions, vous n’avez pas la moindre idée de ma
personnalité. Je veux dire de Wren, pas de la Solitaire.
Mordillant son pouce, elle réfléchit un instant,
puis planta ses yeux dans ceux de son interlocuteur.
— Bon, autant que vous le sachiez tout de suite et
ça ira mieux entre nous. Vous pensiez pouvoir me manipuler via
Sergueï. Vous avez eu tout faux. N’espérez pas manipuler Sergueï à travers moi. Nous
sommes associés. Donc, s’il ne vous aime pas vous, ou votre
Organisation, je suis amenée à supposer qu’il y a une excellente
raison à cela.
Son interlocuteur laissa échapper une légère
expression de surprise, ce qui fit sourire Wren.
— Nous ne sommes pas tendres envers ceux qui
trichent avec nous, reprit-elle.
— Nous formons une grande équipe à présent,
Geneviève.
— Mademoiselle Valère. Je ne vous ai pas autorisé
à m’appeler par mon prénom.
Ses connaissances l’appelaient « Jenny ». « Wren »
était réservé à sa famille, et aux parfaits étrangers.
— Quant à l’équipe, ne vous faites pas d’illusion.
Je n’ai rien signé, et je ne signerai jamais rien. Je suis une
Indépendante. Personne ne me dira ce que je dois faire.
— Excepté votre associé.
— Excepté mon associé, admit-elle, en faisant
signe à Callie de venir prendre la commande.
André Felhim prit une salade et le poisson du
jour. Sous le coup de l’inspiration, Wren décida de prendre un
steak tartare. Callie en laissa presque tomber son stylo.
— Savais pas que tu avais des amis…,
marmonna-t-elle en repartant vers la cuisine.
Wren jeta un coup d’œil vers son interlocuteur. Il
avait entendu.
— Parlez-moi donc du Silence, dit-elle, après que
Callie eut apporté les salades. Et je veux votre version des faits, pas l’officielle.
— Nous n’avons pas de version officielle,
répliqua Felhim d’un ton
sec. Nous n’aimons guère nous exprimer, vous savez. Telle est la
vocation du Silence.
Aucun sens de l’humour, nota Wren. Sur l’«
Organisation », tout au moins.
— Vous voulez que je me forge ma propre opinion ?
lança-t-elle. Alors, sachez que les idéaux et les principes ne
m’impressionnent guère. Je veux des faits.
Elle dévisagea l’homme assis en face d’elle. L'une
de ses joues était tachetée, comme si elle avait été marquée
autrefois.
— Evidemment, je dois être un peu vieux jeu en
disant cela, mais voyez-vous, nous sommes en quelque sorte l’ultime
cour de justice quand toutes les autres ont failli. Non seulement
parce que nous sommes les seuls à pouvoir résoudre certains cas,
mais aussi parce que nous sommes, bien souvent, les seuls à en
avoir connaissance.
A peu près ce que Sergueï lui avait dit. Wren eut
cependant l’intuition que les deux hommes, chacun pour des raisons
différentes, ne lui disaient pas tout.
— Une sorte de Chambre étoilée, pas vrai ?
La surprise se peignit sur le visage de son
interlocuteur.
— Oui…, reprit-elle. Je n’ai peut-être qu’un petit
diplôme de fac, mais je sais lire.
— Je m’excuse. Ma surprise n’était… euh… pas
justifiée.
— En effet.
Nul besoin de lui préciser que, la nuit dernière,
Sergueï avait rentré l’expression dans un moteur de recherche sur le Net et l’avait
laissée ensuite potasser le sujet : la Chambre étoilée, cour de
justice secrète, instituée au XVe siècle
en Angleterre.
Excellente leçon à retenir quand elle aurait
besoin d’agacer un éventuel interlocuteur. Felhim essayait de la
séduire par son petit discours, alors que Sergueï voulait qu’elle
se forge sa propre opinion.
— Et pour répondre à votre question, reprit André
Felhim, eh bien, oui, mais seulement dans les grandes lignes.
— Vous autorisez les assassinats. Ce que la
Chambre étoilée ne faisait pas.
Sergueï ne lui avait rien confié de tel, mais elle
l’avait deviné.
Et Felhim ne démentit pas.
Wren considéra son assiette. Si elle avait eu une
nature délicate et sensible, elle aurait dû repousser son plat,
mettre un terme à la discussion et sortir d’ici, après un petit
laïus du genre : « Je suis peut-être une voleuse, mais j’ai des
principes, moi. » Vérification faite, elle ne se sentait pas
vraiment outragée. Bien sûr, elle désapprouvait le fait de tuer son
prochain. Mais elle désapprouvait plus encore l’idée de se faire
tuer, elle. Et si la situation devait en venir là, eh bien, mieux
valait être le tueur plutôt que le tué.
De plus, sa spécialité, c’était le vol — entrer et
sortir sans se faire remarquer. Et après tout, elle n’aurait pas
vraiment besoin d’être en contact avec le Silence : il lui
suffisait de savoir quelles seraient ses missions. Un peu comme
avec Sergueï aujourd’hui. C'était son associé qui se chargeait du
contact avec les clients.
« Wren, tu es en train de raisonner », lui
susurra la voix de Sergueï.
Elle voyait déjà son visage mi-réprobateur mi-amusé, un léger
sourire flottant sur les lèvres et adoucissant ses traits
sévères.
« Je suis en train de manger », rétorqua-t-elle
silencieusement à son associé.
Et d’un vigoureux coup de fourchette, elle attaqua
son plat. C'était délicieux.
Le sifflement de la bouilloire l’accueillit au
moment où elle ouvrit la porte. Déjà, en arrivant sur le palier,
elle avait éprouvé le besoin urgent de mettre de l’eau à
chauffer.
Raison pour laquelle Wren avait toujours
obstinément refusé de se mettre à boire du thé. Elle préférait
croire que cet étrange besoin était provoqué par Sergueï.
Refermant lentement la porte, elle réfléchit à ce
qu’elle allait dire à son associé. Où était-elle allée ?
Qu’avait-elle fait ? S'il apprenait avec qui elle avait dîné, il
risquait de s’irriter. N’était-ce pas une rencontre sans
conséquences ?
— Ton rendez-vous s’est bien passé ?
Wren sentit sa mâchoire se décrocher.
— Jorgunmunder s’est fait un malin plaisir de m’en
informer.
Sergueï plongea le sachet de thé dans la tasse et
s’absorba dans la contemplation de l’eau qui se colorait
progressivement.
— Son plaisir était tellement évident que ce
n’était même pas drôle…
Déglutissant péniblement, Wren referma sa
mâchoire.
— Pourquoi ?
— Pourquoi
ça l’amusait ? Parce qu’il manque d’imagination, je suppose. Ou
qu’il est comme un gosse.
— Non… Pourquoi font-ils cela ? A quel jeu
jouent-ils ? Pourquoi s’obstinent-ils après nous ?
— En partie, je crois, parce que c’est leur façon
d’agir. Rien n’est jamais clair, tout se passe dans l’ombre. Et ils
s’imaginent que les autres fonctionnent comme eux.
Wren voulut ouvrir la bouche, dire qu’elle aussi,
elle travaillait dans l’ombre. Sergueï ne lui en laissa pas le
temps.
— Ils s’imaginent aussi que je me mets en travers
de leur chemin, que je rends ton… acquisition difficile.
— Mon acquisition ! explosa-t-elle. Mais je ne
suis pas à vendre !
Sergueï sourit et se mit à siroter son thé.
— C'est ce que je leur ai dit. Pourtant, tu es
allée déjeuner avec André.
Wren plissa les yeux en se penchant vers son
compagnon.
— Très bien, monsieur je-sais-tout. Dans la
cuisine, et au galop !
Sans attendre sa réponse, elle passa en flèche
devant lui pour découvrir qu’il avait déjà préparé le petit rituel
qui accompagnait son arrivée : les clés dans le bol, le sac sur le
comptoir, le café qui passait en grondant.
— Dieu te bénisse ! s’exclama-t-elle. J’étais
tellement impatiente d’en finir avec ce dîner que je n’ai même pas
pris le temps d’en boire un.
— André n’a pas été charmant ?
— André n’aurait pas été plus charmant si on
l’avait enfermé dans un cercueil en pin avec une goule,
répliqua-t-elle en se versant une tasse de café.
Plongeant un sucre dans le breuvage fumant, elle
avala une longue gorgée. La caféine fouetta aussitôt ses neurones,
et elle ne put réprimer un grognement de satisfaction. Puis le
souvenir des derniers événements la rappela à la réalité. Reposant
la tasse, elle se tourna vers son associé.
— Je ne veux pas être prise dans leur jeu. Surtout
pas en ce moment où il y a tant à faire. Le travail, et puis des
affaires dont je ne t’ai pas parlé.
Sergueï lui lança un long regard, mi-intrigué,
mi-déçu.
— Je sais, poursuivit-elle en grommelant. Je te
raconterai. Rien d’urgent, de toute façon. Enfin, je ne crois pas.
Mais ça me déconcentre au moment où j’ai besoin de toutes mes
forces pour achever cette fichue mission.
Songeuse, elle se mit à fourrager dans ses cheveux
et tomba sur un nœud. Avec une grimace, elle tira dessus et
marmonna un juron quand elle sentit les cheveux se casser. Et flûte
! Elle aurait dû faire une natte, ce matin.
— Ils ne vont pas laisser tomber, n’est-ce pas ?
reprit-elle. Le Silence, je veux dire. Ils vont insister, et
insister…
Sergueï perçut l’angoisse dans la voix de la jeune
femme. Posant sa tasse, il lui prit les deux mains et plongea ses
yeux dans les siens.
— Ils abandonneront, Wren. Nous devons seulement
tenir ferme contre eux. Voilà si longtemps que je leur dis « non »… A deux, nous trouverons
bien le moyen de les envoyer paître une fois pour toutes.
Sergueï n’avait peut-être pas l’air tout à fait
convaincu, mais Wren était trop épuisée pour discuter.
— Bon sang, Sergueï ! fit-elle néanmoins
remarquer. Tu aurais dû réfléchir aux conséquences, avant de
choisir de garder le silence.
Se libérant des mains de son compagnon, elle se
mit à arpenter la petite cuisine. En cinq pas, elle se retrouva
face à Sergueï qui semblait littéralement figé, comme s’il avait
peur de commettre la moindre maladresse.
— Oh, écoute ! Ce n’est vraiment pas le moment de
nous disputer.
Il y avait trop de problèmes, en effet. Des
problèmes dont elle devait peut-être lui parler…
Elle glissa une main dans celle de Sergueï.
— Cher associé, murmura-t-elle en pointant un
doigt vers sa large poitrine, je sais de quoi tu as peur. Et eux
aussi. Alors, écoute-moi bien. Je te prends comme tu es : idiot,
surprotecteur et tout le reste. Mets-toi ça dans le crâne, tu ne
pourras pas te débarrasser de moi. Donc, ils peuvent jouer au grand
méchant loup si ça les amuse, mais ils le regretteront amèrement.
D’accord ?
Sergueï la dévisagea de ses yeux graves, et une
onde de choc la traversa.
— D’accord, dit-il dans un souffle.
— D’accord, répéta-t-elle doucement.
« Bon, et maintenant, respire, ma fille, respire.
Détache tes doigts des siens et éloigne-toi. Recule ! »
Mais ses doigts refusaient d’obéir. La main de
Sergueï était si chaude, si
ferme, si… douce. Et ce regard… ce regard qui lui promettait tant
de choses !
— Alors, et ce fantôme ? demanda soudain son
compagnon, sur le ton de la plaisanterie. Sais-tu comment lui faire
réintégrer la pierre ?
— Le fantôme ?
Wren regarda Sergueï qui souriait étrangement. Ce
sourire l’électrisa, et elle se secoua. Reprenant le contrôle de
ses muscles, elle retira sa main de celle de son compagnon et se
tourna vers le comptoir pour y reprendre sa tasse de café. Brrr, il
était froid !
— Viens, je vais te montrer.
Retrouvant son énergie, elle prit la direction de
son bureau. Tout redevenait comme avant.
Enfin… pas tout à fait.
Et même, pas du tout.
L'émotion qu’elle éprouvait à le sentir quelques
pas derrière elle, cette émotion qu’elle avait toujours
inconsciemment éprouvée, elle savait désormais d’où elle venait et…
Dieu que cette découverte la mettait mal à l’aise ! Elle n’était
pas certaine d’aimer ça. Bien sûr, elle avait toujours vu en lui un
homme, et un homme séduisant. Très séduisant même.
Sauf que maintenant… il lui appartenait.
Il était à elle. Et elle seule.
Un sourire flotta sur ses lèvres, un sourire
identique à celui de Sergueï quelques minutes auparavant.
Oh oui, elle pouvait vivre avec ce sentiment
nouveau…
— Bon, alors voilà la situation, lança-t-elle en
s’installant devant l’ordinateur. Il nous faut savoir comment le
fantôme a été intégré à la pierre. Je veux dire, s’il était consentant ou non. Ce détail
est essentiel.
Sergueï se pencha par-dessus son épaule pour mieux
voir l’écran pendant qu’elle poursuivait ses explications.
« Associés avant tout, songea-t-elle, heureuse de
sentir sa présence. Pour le reste, on verra plus tard. »