18.
Lorsqu’elle revint de sa séance de gym, le matin suivant, le message l’attendait. Evidemment, elle aurait mille fois préféré dormir, mais les récents événements lui avaient rudement rappelé la nécessité d’entretenir son corps quand on était appelé à grimper, courir ou échapper à une filature… En outre, cela lui occupait l’esprit et lui évitait de trop penser au filet qui se resserrait autour d’elle. Le Conseil. Le Silence. Et cette fichue mission, suspendue au-dessus de sa tête comme une dangereuse épée.
Deux heures passées à transpirer en soulevant des poids ou en courant sur le tapis, voilà qui lui convenait parfaitement en ce moment. Même si, en général, elle préférait se vider l’esprit en se prélassant dans un fauteuil. Wren atteignit son palier et s’appuya à la porte de son appartement, épuisée. Il faisait excessivement chaud, plus que ne le voulait la saison, et l’air conditionné de la salle de gym n’avait rien arrangé.
A peine eut-elle refermé la porte qu’elle commença à se déshabiller, laissant tomber les vêtements derrière elle. Arrivée dans la salle de bains, elle tourna le robinet et poussa un grognement de satisfaction.
La pression de l’eau était parfaite. Un pur bonheur. Son immeuble ne figurerait jamais dans Architect’s Weekly, mais sa plomberie fonctionnait à merveille.
Soudain, Wren fronça les sourcils. Quelque chose venait de frapper sa mémoire, mais quoi ?
Ah oui !
Attrapant une serviette de bain, elle s’y enveloppa et revint dans la cuisine, où elle avait aperçu le voyant rouge du répondeur qui clignotait.
« — Mademoiselle Valère. André Felhim à l’appareil. Me feriez-vous l’honneur d’accepter une invitation à dîner, ce soir ? »
La voix marqua une pause.
« — Je n’en ai pas informé Sergueï, comme je l’aurais dû, sans doute… »
— C'est mon agent, pas mon baby-sitter, lança Wren, irritée, en direction de la machine.
« — … mais il m’a semblé qu’il n’apprécierait pas cette initiative. J’ai le sentiment, cependant, qu’il y a certaines questions auxquelles Sergueï ne pourrait répondre. »
Le vieux coup de la curiosité. Banal !
« Mais si efficace », murmura une voix, dans sa tête, qui ressemblait étrangement à celle de Sergueï.
Wren décrocha le combiné et composa le numéro que Felhim avait laissé.

Emmaillotée dans une moelleuse serviette qu’elle avait prise dans l’armoire, Wren s’assit sur son lit et se mit à coiffer ses cheveux. Avec une grimace, elle constata qu’ils étaient horriblement emmêlés. Il fallait qu’elle pense à les natter, au lieu de les attacher en queue-de-cheval.
Sergueï aimait qu’elle fasse une tresse…
« Bien. On va ranger toutes les cogitations du même acabit dans une boîte qu’on rouvrira plus tard. Quand on aura le temps. »
Facile à dire… Il hantait déjà ses pensées, auparavant. Alors maintenant que les révélations se succédaient, comment pourrait-elle ne pas s’y intéresser ? Cette tendresse, par exemple, qu’elle sentait sous son attitude protectrice, et qui pourrait bien être… un peu plus que de la tendresse, justement. Il fallait bien qu’elle y réfléchisse, non ? Avant que la situation ne devienne trop bizarre.
« Mais pas maintenant. Plus tard ! »
Jetant le peigne sur la commode, elle se leva et ouvrit un tiroir. Elle en retira des dessous, un jean et un pull-over sans manches. Le tas de linge sale au pied du lit lui rappela qu’il y avait d’autres situations auxquelles elle devait réfléchir avant qu’elles ne deviennent catastrophiques. A commencer par celle qu’elle détestait le plus au monde.
Le ménage.
Après une inspection dépourvue d’enthousiasme, elle estima que ç’aurait pu être pire. Elle n’était pas vraiment paresseuse, non. D’ailleurs, il y avait bien une demi-douzaine de tâches qui l’attendaient, bien plus importantes. Voire une douzaine tout court.
A cette perspective, elle grimaça et attaqua la cuisine. Une fois la table débarrassée et la vaisselle faite, elle sortit du placard une serpillière et de l’eau de Javel. Au moment où elle s’apprêtait à partir en direction de la salle de bains, une forme verte attira son regard dans un coin.
Son sac à dos.
Elle avait dû le jeter là, une fois le travail accompli. Ou peut-être était-ce Sergueï. Retrouvant le fil de ses souvenirs, elle décida que c’était Sergueï qui le lui avait ôté des épaules. Posant son attirail de parfaite ménagère, elle attrapa le sac et l’ouvrit en fronçant les sourcils. Qu’avait-elle, déjà, là-dedans ?
Son justaucorps. A mettre au linge sale illico, avec les dessous et les chaussettes. Comme elle avait transpiré, pendant cette expédition ! Soudain, ses doigts sentirent une forme dure sous le tissu. Palpant le survêtement, elle finit par localiser l’objet. De la poche située sur la manche, elle retira délicatement le petit talisman d’ivoire. Il était brisé en deux.
Songeuse, elle l’observa. Elle n’avait pas souvenir de l’avoir conservé. A dire vrai, après l’apparition du fantôme, il y avait beaucoup de choses qui étaient devenues floues. Elle se rappelait bien avoir touché la pierre avec la baguette, et puis…
Wren referma sa main sur le talisman. Elle venait d’avoir une idée.
— Bingo !
Laissant le contenu du sac à moitié éparpillé sur le sol, elle gagna son bureau, regarda autour d’elle puis, secouant la tête, repartit vers l’entrée. Le toit de l’immeuble serait un meilleur endroit. Pour être efficace, le talisman avait sans doute besoin d’air frais et d’un espace ouvert.
Le ciel était d’un bleu délavé. Seuls quelques nuages s’étiraient au-dessus du fleuve, à l’ouest. Wren, cependant, n’avait nul besoin d’un orage : elle portait suffisamment d’énergie en elle pour activer la formule.
En fait, elle n’avait pas vraiment de formule… Et rien ne lui venait à l’esprit. John désapprouvait l’improvisation, mais parfois, on n’avait pas le choix…
Wren posa sur ses doigts la partie de la baguette qui avait touché la pierre et leva la paume vers le ciel. Puisant alors dans sa réserve, elle tira un petit fil de courant qui s’enroula presque automatiquement autour du talisman d’ivoire. Une lumière d’un bleu vert se mit à rayonner doucement.
Tout Courant porte la marque de son utilisateur ; plus le contact avait été long, plus l’impression était durable. La baguette avait touché la dalle de marbre qui, elle-même, était imprégnée non seulement par le pouvoir du mage qui avait conçu l’incantation, mais aussi par le Courant que la jeune femme avait senti chez le fantôme. Avec un peu de chance, la baguette contenait quelques traces… Suffisamment, peut-être, pour pouvoir « pister » le spectre.
Une expertise médico-légale version Cosa lui serait bien utile. Wren regretta de ne pas avoir été plus agréable avec ce flic… Comment s’appelait-il, déjà ? Doblosky ? Elle pourrait peut-être passer le voir, une de ces prochaines nuits.
L'idée la rasséréna, et aussitôt, les mots lui vinrent à l’esprit.
Os dans la chape de pierres
Os et chair depuis longtemps séparés
Réunissez-vous !
L'éclat bleu vert vibra, puis plongea à l’intérieur du talisman qui disparut, mais ne se désintégra pas. Avec un peu de concentration, Wren pouvait entendre son bourdonnement. L'énergie se déployait entre les atomes arrachés aux os, cherchant la marque, le lien… L'inconvénient, avec les incantations improvisées, c’était qu’on ne savait pas vraiment ce qui pouvait se passer. Une fois la connexion établie, bien sûr, Wren n’aurait plus qu’à se servir de la baguette d’ivoire pour retrouver le fantôme.
— Je suis sûre que c’étaient les mots justes, marmonna-t-elle en rangeant le talisman dans sa poche.
Poussant un soupir, elle s’efforça de relâcher la tension qui raidissait ses épaules. Le client refusait de verser la somme due. Le Conseil en voulait à sa peau. Son associé avait des secrets. Elle allait être en retard à son dîner, avec un individu qui, visiblement, ne lui voulait pas du bien. Enfin, la raison pour laquelle elle n’avait jamais eu de liaisons sérieuses depuis qu’elle était arrivée à Manhattan, c’était — elle ne pouvait plus en douter — parce qu’elle était amoureuse dudit associé plein de secrets. Lequel associé pouvait éprouver ou ne pas éprouver les mêmes sentiments…
— Vraiment, je trouve que ma vie est formidable ! lança-t-elle aux pigeons qui prenaient le soleil sur le parapet. Non, vraiment, je ne plaisante pas !

Wren avait fixé le rendez-vous au Marianna en pensant qu’elle serait ainsi sur son territoire. Mais quand elle le vit entrer, elle eut l’impression d’une trahison. Personne d’autre que son associé n’avait le droit de s’asseoir à cette table.
Et à la façon dont Callie leur tendit les menus, elle sut que cette impression était partagée.
— Endroit agréable, commenta Felhim en ouvrant sa serviette pour la placer sur ses genoux.
Ses lunettes rondes cerclées d’écaille lui donnaient l’air d’un professeur de lycée ou d’un homme politique cultivé.
— Effectivement, rétorqua Wren. Mais je vous déconseille d’y venir de votre propre initiative.
— Hum, vous avez raison. Notre serveuse risquerait de m’empoisonner, je crois.
— Vous pouvez y compter, assura Wren.
Décidément, ce type était sympathique. Tellement lisse, tellement affable. Exactement le genre qui éveillait instinctivement la méfiance de Wren… Sans compter ce que Sergueï avait dit.
Soudain, elle aurait voulu ne pas se trouver là. Même la perspective d’un dîner gratuit l’écœurait.
— Mon associé ne vous apprécie guère.
— C'est-à-dire ? Moi ou toute l’Organisation ?
— C'est cela même.
Felhim inspira profondément.
— Bien. Je l’ai cherché, reconnut-il. Et reprenez-vous cette antipathie, à votre compte, ou bien…
— Vous ne me connaissez pas du tout, hein ? grommela Wren. En dépit de tous vos petits espions… Oui, je sais que vous me suivez, que vous harcelez mon associé… En dépit donc de tous vos petits espions, vous n’avez pas la moindre idée de ma personnalité. Je veux dire de Wren, pas de la Solitaire.
Mordillant son pouce, elle réfléchit un instant, puis planta ses yeux dans ceux de son interlocuteur.
— Bon, autant que vous le sachiez tout de suite et ça ira mieux entre nous. Vous pensiez pouvoir me manipuler via Sergueï. Vous avez eu tout faux. N’espérez pas manipuler Sergueï à travers moi. Nous sommes associés. Donc, s’il ne vous aime pas vous, ou votre Organisation, je suis amenée à supposer qu’il y a une excellente raison à cela.
Son interlocuteur laissa échapper une légère expression de surprise, ce qui fit sourire Wren.
— Nous ne sommes pas tendres envers ceux qui trichent avec nous, reprit-elle.
— Nous formons une grande équipe à présent, Geneviève.
— Mademoiselle Valère. Je ne vous ai pas autorisé à m’appeler par mon prénom.
Ses connaissances l’appelaient « Jenny ». « Wren » était réservé à sa famille, et aux parfaits étrangers.
— Quant à l’équipe, ne vous faites pas d’illusion. Je n’ai rien signé, et je ne signerai jamais rien. Je suis une Indépendante. Personne ne me dira ce que je dois faire.
— Excepté votre associé.
— Excepté mon associé, admit-elle, en faisant signe à Callie de venir prendre la commande.
André Felhim prit une salade et le poisson du jour. Sous le coup de l’inspiration, Wren décida de prendre un steak tartare. Callie en laissa presque tomber son stylo.
— Savais pas que tu avais des amis…, marmonna-t-elle en repartant vers la cuisine.
Wren jeta un coup d’œil vers son interlocuteur. Il avait entendu.
— Parlez-moi donc du Silence, dit-elle, après que Callie eut apporté les salades. Et je veux votre version des faits, pas l’officielle.
— Nous n’avons pas de version officielle, répliqua Felhim d’un ton sec. Nous n’aimons guère nous exprimer, vous savez. Telle est la vocation du Silence.
Aucun sens de l’humour, nota Wren. Sur l’« Organisation », tout au moins.
— Vous voulez que je me forge ma propre opinion ? lança-t-elle. Alors, sachez que les idéaux et les principes ne m’impressionnent guère. Je veux des faits.
Elle dévisagea l’homme assis en face d’elle. L'une de ses joues était tachetée, comme si elle avait été marquée autrefois.
— Evidemment, je dois être un peu vieux jeu en disant cela, mais voyez-vous, nous sommes en quelque sorte l’ultime cour de justice quand toutes les autres ont failli. Non seulement parce que nous sommes les seuls à pouvoir résoudre certains cas, mais aussi parce que nous sommes, bien souvent, les seuls à en avoir connaissance.
A peu près ce que Sergueï lui avait dit. Wren eut cependant l’intuition que les deux hommes, chacun pour des raisons différentes, ne lui disaient pas tout.
— Une sorte de Chambre étoilée, pas vrai ?
La surprise se peignit sur le visage de son interlocuteur.
— Oui…, reprit-elle. Je n’ai peut-être qu’un petit diplôme de fac, mais je sais lire.
— Je m’excuse. Ma surprise n’était… euh… pas justifiée.
— En effet.
Nul besoin de lui préciser que, la nuit dernière, Sergueï avait rentré l’expression dans un moteur de recherche sur le Net et l’avait laissée ensuite potasser le sujet : la Chambre étoilée, cour de justice secrète, instituée au XVe siècle en Angleterre.
Excellente leçon à retenir quand elle aurait besoin d’agacer un éventuel interlocuteur. Felhim essayait de la séduire par son petit discours, alors que Sergueï voulait qu’elle se forge sa propre opinion.
— Et pour répondre à votre question, reprit André Felhim, eh bien, oui, mais seulement dans les grandes lignes.
— Vous autorisez les assassinats. Ce que la Chambre étoilée ne faisait pas.
Sergueï ne lui avait rien confié de tel, mais elle l’avait deviné.
Et Felhim ne démentit pas.
Wren considéra son assiette. Si elle avait eu une nature délicate et sensible, elle aurait dû repousser son plat, mettre un terme à la discussion et sortir d’ici, après un petit laïus du genre : « Je suis peut-être une voleuse, mais j’ai des principes, moi. » Vérification faite, elle ne se sentait pas vraiment outragée. Bien sûr, elle désapprouvait le fait de tuer son prochain. Mais elle désapprouvait plus encore l’idée de se faire tuer, elle. Et si la situation devait en venir là, eh bien, mieux valait être le tueur plutôt que le tué.
De plus, sa spécialité, c’était le vol — entrer et sortir sans se faire remarquer. Et après tout, elle n’aurait pas vraiment besoin d’être en contact avec le Silence : il lui suffisait de savoir quelles seraient ses missions. Un peu comme avec Sergueï aujourd’hui. C'était son associé qui se chargeait du contact avec les clients.
« Wren, tu es en train de raisonner », lui susurra la voix de Sergueï. Elle voyait déjà son visage mi-réprobateur mi-amusé, un léger sourire flottant sur les lèvres et adoucissant ses traits sévères.
« Je suis en train de manger », rétorqua-t-elle silencieusement à son associé.
Et d’un vigoureux coup de fourchette, elle attaqua son plat. C'était délicieux.

Le sifflement de la bouilloire l’accueillit au moment où elle ouvrit la porte. Déjà, en arrivant sur le palier, elle avait éprouvé le besoin urgent de mettre de l’eau à chauffer.
Raison pour laquelle Wren avait toujours obstinément refusé de se mettre à boire du thé. Elle préférait croire que cet étrange besoin était provoqué par Sergueï.
Refermant lentement la porte, elle réfléchit à ce qu’elle allait dire à son associé. Où était-elle allée ? Qu’avait-elle fait ? S'il apprenait avec qui elle avait dîné, il risquait de s’irriter. N’était-ce pas une rencontre sans conséquences ?
— Ton rendez-vous s’est bien passé ?
Wren sentit sa mâchoire se décrocher.
— Jorgunmunder s’est fait un malin plaisir de m’en informer.
Sergueï plongea le sachet de thé dans la tasse et s’absorba dans la contemplation de l’eau qui se colorait progressivement.
— Son plaisir était tellement évident que ce n’était même pas drôle…
Déglutissant péniblement, Wren referma sa mâchoire.
— Pourquoi ?
— Pourquoi ça l’amusait ? Parce qu’il manque d’imagination, je suppose. Ou qu’il est comme un gosse.
— Non… Pourquoi font-ils cela ? A quel jeu jouent-ils ? Pourquoi s’obstinent-ils après nous ?
— En partie, je crois, parce que c’est leur façon d’agir. Rien n’est jamais clair, tout se passe dans l’ombre. Et ils s’imaginent que les autres fonctionnent comme eux.
Wren voulut ouvrir la bouche, dire qu’elle aussi, elle travaillait dans l’ombre. Sergueï ne lui en laissa pas le temps.
— Ils s’imaginent aussi que je me mets en travers de leur chemin, que je rends ton… acquisition difficile.
— Mon acquisition ! explosa-t-elle. Mais je ne suis pas à vendre !
Sergueï sourit et se mit à siroter son thé.
— C'est ce que je leur ai dit. Pourtant, tu es allée déjeuner avec André.
Wren plissa les yeux en se penchant vers son compagnon.
— Très bien, monsieur je-sais-tout. Dans la cuisine, et au galop !
Sans attendre sa réponse, elle passa en flèche devant lui pour découvrir qu’il avait déjà préparé le petit rituel qui accompagnait son arrivée : les clés dans le bol, le sac sur le comptoir, le café qui passait en grondant.
— Dieu te bénisse ! s’exclama-t-elle. J’étais tellement impatiente d’en finir avec ce dîner que je n’ai même pas pris le temps d’en boire un.
— André n’a pas été charmant ?
Elle eut une moue de mépris.
— André n’aurait pas été plus charmant si on l’avait enfermé dans un cercueil en pin avec une goule, répliqua-t-elle en se versant une tasse de café.
Plongeant un sucre dans le breuvage fumant, elle avala une longue gorgée. La caféine fouetta aussitôt ses neurones, et elle ne put réprimer un grognement de satisfaction. Puis le souvenir des derniers événements la rappela à la réalité. Reposant la tasse, elle se tourna vers son associé.
— Je ne veux pas être prise dans leur jeu. Surtout pas en ce moment où il y a tant à faire. Le travail, et puis des affaires dont je ne t’ai pas parlé.
Sergueï lui lança un long regard, mi-intrigué, mi-déçu.
— Je sais, poursuivit-elle en grommelant. Je te raconterai. Rien d’urgent, de toute façon. Enfin, je ne crois pas. Mais ça me déconcentre au moment où j’ai besoin de toutes mes forces pour achever cette fichue mission.
Songeuse, elle se mit à fourrager dans ses cheveux et tomba sur un nœud. Avec une grimace, elle tira dessus et marmonna un juron quand elle sentit les cheveux se casser. Et flûte ! Elle aurait dû faire une natte, ce matin.
— Ils ne vont pas laisser tomber, n’est-ce pas ? reprit-elle. Le Silence, je veux dire. Ils vont insister, et insister…
Sergueï perçut l’angoisse dans la voix de la jeune femme. Posant sa tasse, il lui prit les deux mains et plongea ses yeux dans les siens.
— Ils abandonneront, Wren. Nous devons seulement tenir ferme contre eux. Voilà si longtemps que je leur dis « non »… A deux, nous trouverons bien le moyen de les envoyer paître une fois pour toutes.
Sergueï n’avait peut-être pas l’air tout à fait convaincu, mais Wren était trop épuisée pour discuter.
— Bon sang, Sergueï ! fit-elle néanmoins remarquer. Tu aurais dû réfléchir aux conséquences, avant de choisir de garder le silence.
Se libérant des mains de son compagnon, elle se mit à arpenter la petite cuisine. En cinq pas, elle se retrouva face à Sergueï qui semblait littéralement figé, comme s’il avait peur de commettre la moindre maladresse.
— Oh, écoute ! Ce n’est vraiment pas le moment de nous disputer.
Il y avait trop de problèmes, en effet. Des problèmes dont elle devait peut-être lui parler…
Elle glissa une main dans celle de Sergueï.
— Cher associé, murmura-t-elle en pointant un doigt vers sa large poitrine, je sais de quoi tu as peur. Et eux aussi. Alors, écoute-moi bien. Je te prends comme tu es : idiot, surprotecteur et tout le reste. Mets-toi ça dans le crâne, tu ne pourras pas te débarrasser de moi. Donc, ils peuvent jouer au grand méchant loup si ça les amuse, mais ils le regretteront amèrement. D’accord ?
Sergueï la dévisagea de ses yeux graves, et une onde de choc la traversa.
— D’accord, dit-il dans un souffle.
— D’accord, répéta-t-elle doucement.
« Bon, et maintenant, respire, ma fille, respire. Détache tes doigts des siens et éloigne-toi. Recule ! »
Mais ses doigts refusaient d’obéir. La main de Sergueï était si chaude, si ferme, si… douce. Et ce regard… ce regard qui lui promettait tant de choses !
— Alors, et ce fantôme ? demanda soudain son compagnon, sur le ton de la plaisanterie. Sais-tu comment lui faire réintégrer la pierre ?
— Le fantôme ?
Wren regarda Sergueï qui souriait étrangement. Ce sourire l’électrisa, et elle se secoua. Reprenant le contrôle de ses muscles, elle retira sa main de celle de son compagnon et se tourna vers le comptoir pour y reprendre sa tasse de café. Brrr, il était froid !
— Viens, je vais te montrer.
Retrouvant son énergie, elle prit la direction de son bureau. Tout redevenait comme avant.
Enfin… pas tout à fait.
Et même, pas du tout.
L'émotion qu’elle éprouvait à le sentir quelques pas derrière elle, cette émotion qu’elle avait toujours inconsciemment éprouvée, elle savait désormais d’où elle venait et… Dieu que cette découverte la mettait mal à l’aise ! Elle n’était pas certaine d’aimer ça. Bien sûr, elle avait toujours vu en lui un homme, et un homme séduisant. Très séduisant même.
Sauf que maintenant… il lui appartenait.
Il était à elle. Et elle seule.
Un sourire flotta sur ses lèvres, un sourire identique à celui de Sergueï quelques minutes auparavant.
Oh oui, elle pouvait vivre avec ce sentiment nouveau…
— Bon, alors voilà la situation, lança-t-elle en s’installant devant l’ordinateur. Il nous faut savoir comment le fantôme a été intégré à la pierre. Je veux dire, s’il était consentant ou non. Ce détail est essentiel.
Sergueï se pencha par-dessus son épaule pour mieux voir l’écran pendant qu’elle poursuivait ses explications.
« Associés avant tout, songea-t-elle, heureuse de sentir sa présence. Pour le reste, on verra plus tard. »