16.
La femme assise dans le fauteuil en brocart avait dû être belle autrefois. Ses traits altiers exprimaient une autorité naturelle qui subjuguait immédiatement ses interlocuteurs. Songeuse, elle caressait distraitement l’ordinateur portable placé sur un guéridon, près du fauteuil.
Derrière elle, une magnifique bibliothèque en acajou couvrait entièrement un pan de mur. Dans l’angle, une causeuse, sur laquelle était négligemment jeté un plaid, évoquait une intimité raffinée. Un canapé en velours crème tournait le dos aux immenses baies vitrées qui découvraient la ville de Chicago.
Enfoncé dans ce canapé, Oliver Frants examinait d’un air indifférent ses mains parfaitement manucurées. Net et impeccablement coupé, son costume ne semblait pas avoir souffert des quatre-vingt-dix minutes de vol que le dirigeant venait d’effectuer au terme d’une longue et éprouvante journée de travail. Avec une élégance étudiée, il prit la tasse de café posée sur la table basse devant lui. Droite, les mains sagement croisées sur ses genoux, Denise Macauley était assise à ses côtés. Son visage, figé dans un léger sourire, n’exprimait rien, mais au fond de ses yeux dansait une sauvage lueur noire.
— Vous aviez affirmé que la situation était sous contrôle, dit soudain la femme.
Ils en venaient enfin à l’essentiel. Impatient de régler l’affaire, Frants savait pourtant qu’il ne pouvait brusquer le cours de l’entretien et s’était plié avec professionnalisme aux échanges de politesse qui avaient précédé. Il n’était pas sur son terrain, ici. Quelques années auparavant, il avait passé outre au décret du Conseil interdisant à quiconque de travailler pour Frants Enterprise, et avait recouru aux services d’un intermédiaire. Pour cette ruse, il avait payé le prix fort. Il le payait encore. Mme Howe n’acceptait aujourd’hui de le rencontrer qu’en raison du pot-de-vin exorbitant qu’il lui versait.
Pour irritante que fût cette situation, Frants n’avait d’autre choix que de ronger son frein. Il avait un besoin désespéré de son aide.
— Elle l’était, répliqua-t-il, mais la pierre n’est pas revenue intacte. L'incantation a disparu.
— Oh, disparu ? s’exclama KimAnn, sur un ton de surprise mondaine. Ollie, voyons, soyez plus précis. Dites qu’elle a été détruite. Voilà qui vous apprendra à travailler avec des amateurs. Engager une Solitaire, vraiment, à quoi songiez-vous, cher Oliver ?
Ils savaient tous deux parfaitement à quoi il avait songé. L'incantation avait été installée par un membre du Conseil qui avait disparu aussitôt que les Mages Suprêmes avaient appris le fait. Depuis lors, aucun Mage n’avait plus travaillé pour lui, à l’exception de sa tentative de putsch contre son père, une douzaine d’années auparavant. Une tentative stupide, qui avait lamentablement échoué. Il aurait été plus inspiré, en l’occurrence, de recourir à des moyens classiques. Mais il avait voulu prouver que personne, absolument personne, ne pouvait dire non à Oliver Frants.
La femme mage n’avait pas dit non. Quelle idiote !
Frants s’était imaginé qu’il n’avait rien à craindre du Conseil tant qu’il restait dans les limites de son empire — de son immeuble, protégé par l’incantation. Aucun Mage n’avait le droit ou le pouvoir de transgresser ou de défaire la formule. En revanche, ils pouvaient certainement intervenir sous d’autres formes. C'était du moins ce qu’il espérait. Après tout, l’incantation était leur œuvre. Il en allait donc de leur dignité, de leur réputation.
— La pierre doit être réparée, pour retrouver toutes ses fonctions.
— En réalité, je crains que nous ne puissions en rejeter tout le blâme sur la Solitaire, commenta KimAnn en reposant sa tasse de café. Vous êtes dans le pétrin.
Le mot familier résonna étrangement dans la bouche raffinée de Mme Howe.
— Et vous en êtes responsable, poursuivit-elle. Cette incantation ne provoque que douleur et colère.
— Je ne suis pas responsable, corrigea Frants. C'est mon grand-père. C'est lui qui l’a commandée.
— Croyez-vous que, pour le monde de la magie, cette différence soit pertinente ?
Elle le toisa avec un dédain poli.
— Vous en récoltez les fruits, vous en assumerez donc les coûts.
— L'incantation a été conçue pour protéger des mauvaises intentions, avança-t-il.
Les mauvaises intentions étant, en l’occurrence, toutes celles auxquelles avait pu songer son grand-père, prêt à tout quand il s’agissait de son entreprise, depuis les concurrents jaloux jusqu’aux syndicats mécontents.
— Vous ne pouvez utiliser l’incantation pour vous protéger de l’incantation, répliqua-t-elle sèchement. Et tout l’argent du monde ne vous protégera pas de la haine née de la mort. Votre grand-père savait les risques qu’il prenait quand il a acquis notre œuvre.
Notre œuvre. Reconnaissance implicite de la participation du Conseil qui, officiellement, niait toute implication. C'était, d’ailleurs, la raison pour laquelle Mme Howe rencontrait seule Oliver Frants. Rencontre qui était censée n’avoir jamais eu lieu.
— Vous auriez dû réfléchir aux conséquences, avant de vous lancer dans un tel projet, reprit-elle.
Parlait-elle de lui ou de son grand-père ? KimAnn était assez âgée pour avoir connu le vieil homme, mais son esprit semblait encore suffisamment alerte pour faire la différence. Frants frissonna. Les Mages… De sinistres personnages, tous autant qu’ils étaient. Seul un fou leur ferait confiance.
— Autre détail particulièrement ennuyeux, Ollie, poursuivit-elle, on est venu nous consulter sur cette affaire. C'est très, très fâcheux. Nous vous avions pourtant permis de conserver l’incantation à la condition expresse de ne jamais être mêlé à vos histoires.
« Et parce que vous avez gardé l’argent qui avait été versé au Mage », songea Frants.
— Ce que nous avons fait, dit-il à voix haute, pendant plus de cinquante ans…
— Ce n’est pas assez, l’interrompit-elle d’une voix froide. Nous courons aujourd’hui un risque inacceptable. Rétablissez la situation, Oliver. Ou nous serons contraints de le faire nous-mêmes.
Le regard qu’elle lui lança indiquait clairement qu’il serait inclus dans cette « intervention ». Il plissa les yeux, tel un prédateur défiant un autre prédateur. Au bout de quelques secondes, ses traits se détendirent comme s’il renonçait à s’aventurer sur son terrain. Ce qu’il voulait précisément faire croire à son interlocutrice.
— Je la rétablirai, répliqua-t-il tranquillement.
— Bien, dit-elle. Dès que l’ordre sera revenu, nous enverrons quelqu’un pour colmater la brèche et réactiver la formule. Nous honorons toujours nos engagements, quoique sans joie, dans ce cas.
Elle se leva. Oliver Frants l’imita et tendit une main vers sa collaboratrice qui la prit et se dressa comme un automate.
— A bientôt, Ollie, dit KimAnn, et la prochaine fois, évitez d’amener ici vos jouets. Je n’aime pas ce genre de pratique répugnante.
Frants inclina la tête avec un demi-sourire et gagna la porte.

Sept chandelles éclairaient la pièce — cinq blanches, et deux rouges. Etrangement immobiles, leurs flammes évoquaient d’étroites lances pâles. Sept autres bougies, noires cette fois, entouraient l’autel de marbre sur lequel gisait une femme : son corps nu était recouvert de symboles. Une corde était lâchement nouée autour des chevilles, et la pointe acérée d’une longue épée reposait entre ses seins.
Ecoute-moi
Cercle tracé par le sang
Frontière marquée par le sang
Obstacle tout-puissant qui jamais ne rompra
Obstacle tout-puissant qui jamais ne disparaîtra
Piège sans issue pour le mal
La pointe s’enfonça dans la peau, et des gouttes de sang jaillirent. Le corps ne réagit pas.
Ecoute-moi
Cercle tracé par le sang
Frontière marquée par le sang
Obstacle tout-puissant qui jamais ne rompra
Obstacle tout-puissant qui jamais ne disparaîtra
Que ma volonté soit faite
La voix se tut. Un silence lourd d’attente s’installa. Les flammes continuaient à se dresser, immobiles. Pas le moindre mouvement, pas le moindre changement de couleur comme il aurait dû s’en produire.
— Ahhhh !
Poussant un hurlement, l’homme en robe noire courut vers le mur et tourna d’un geste rageur le commutateur. Le mouvement dévoila des pieds nus aux ongles polis. Une lumière crue inonda la pièce. Comme pris de folie, Oliver Frants jeta l’épée loin de lui et se débarrassa de son costume qu’il laissa tomber à terre. Au-dessous, il était nu. Quoique marqué par l’âge, son corps était resté vigoureux.
Frants se tourna vers la femme qui gisait toujours sur la dalle. Seuls un léger mouvement de la cage thoracique et le sang qui gouttait régulièrement le long de sa poitrine indiquaient qu’elle était vivante. Ses yeux, grands ouverts, fixaient le plafond peint en noir. De temps à autre, ses cils battaient.
— Encore une formule inutile ! Encore une foutue formule inutile !
Et pourtant, celle-ci, il l’avait payée cher. Plus cher encore que toutes les précédentes. Les mages pouvaient rire du vaudou et de la sorcellerie. Et les spécialistes du « Courant » se moquer de tout ce cérémonial de ténèbres et de lumière. La magie était la magie, quelle que soit sa forme. Elle se moquait bien de votre philosophie ! Les méthodes traditionnelles avaient du bon. Surtout, elles ne nécessitaient pas d’avoir du Talent pour les appliquer. Il suffisait de croire.
— Je crois, lança-t-il à voix haute. Je crois ! Je crois !
Il le fallait. Absolument. Personne ne pouvait le protéger. Ni cette Solitaire qu’il avait engagée à cause de sa réputation, et qui avait saboté le travail. Ni le Conseil qui lui adressait des ultimatums. A lui ! Ah, déjà, il sentait les prédateurs s’assembler autour de lui, et venir lui mordiller les talons. Ce n’était rien pour l’instant, mais, bientôt, tous sauraient. Alors, ce serait la curée.
Il laissa Denise sur l’autel de marbre et ouvrit la porte dissimulée qui conduisait à son appartement. L'air, ici, était plus frais. Il frissonna, mais au lieu d’ouvrir un placard pour y prendre des vêtements, il se dirigea vers les baies vitrées.
Fasciné, il observa les nuages noirs qui s’amoncelaient à l’ouest. Le contraste était saisissant avec la claire lumière du matin qui se réfléchissait sur les immeubles, de l’autre côté de la ville. Un orage se préparait.
Tonnerres, éclairs, électricité… Courant.
— Maudits Mages, cracha-t-il, avec leur Courant… Mais je suis meilleur qu’eux. Je leur montrerai qu’on ne me traite pas ainsi, moi.