La femme
assise dans le fauteuil en brocart avait dû être belle autrefois.
Ses traits altiers exprimaient une autorité naturelle qui
subjuguait immédiatement ses interlocuteurs. Songeuse, elle
caressait distraitement l’ordinateur portable placé sur un
guéridon, près du fauteuil.
Derrière elle, une magnifique bibliothèque en
acajou couvrait entièrement un pan de mur. Dans l’angle, une
causeuse, sur laquelle était négligemment jeté un plaid, évoquait
une intimité raffinée. Un canapé en velours crème tournait le dos
aux immenses baies vitrées qui découvraient la ville de
Chicago.
Enfoncé dans ce canapé, Oliver Frants examinait
d’un air indifférent ses mains parfaitement manucurées. Net et
impeccablement coupé, son costume ne semblait pas avoir souffert
des quatre-vingt-dix minutes de vol que le dirigeant venait
d’effectuer au terme d’une longue et éprouvante journée de travail.
Avec une élégance étudiée, il prit la tasse de café posée sur la
table basse devant lui. Droite, les mains sagement croisées sur ses
genoux, Denise Macauley était assise à ses côtés. Son visage, figé
dans un léger sourire, n’exprimait rien, mais au fond de ses yeux
dansait une sauvage lueur noire.
Ils en venaient enfin à l’essentiel. Impatient de
régler l’affaire, Frants savait pourtant qu’il ne pouvait brusquer
le cours de l’entretien et s’était plié avec professionnalisme aux
échanges de politesse qui avaient précédé. Il n’était pas sur son
terrain, ici. Quelques années auparavant, il avait passé outre au
décret du Conseil interdisant à quiconque de travailler pour Frants
Enterprise, et avait recouru aux services d’un intermédiaire. Pour
cette ruse, il avait payé le prix fort. Il le payait encore. Mme
Howe n’acceptait aujourd’hui de le rencontrer qu’en raison du
pot-de-vin exorbitant qu’il lui versait.
Pour irritante que fût cette situation, Frants
n’avait d’autre choix que de ronger son frein. Il avait un besoin
désespéré de son aide.
— Elle l’était, répliqua-t-il, mais la pierre
n’est pas revenue intacte. L'incantation a disparu.
— Oh, disparu ? s’exclama KimAnn, sur un ton de
surprise mondaine. Ollie, voyons, soyez plus précis. Dites qu’elle
a été détruite. Voilà qui vous apprendra à travailler avec des
amateurs. Engager une Solitaire, vraiment, à quoi songiez-vous,
cher Oliver ?
Ils savaient tous deux parfaitement à quoi il
avait songé. L'incantation avait été installée par un membre du
Conseil qui avait disparu aussitôt que les Mages Suprêmes avaient
appris le fait. Depuis lors, aucun Mage n’avait plus travaillé pour
lui, à l’exception de sa tentative de putsch contre son père, une
douzaine d’années auparavant. Une tentative stupide, qui avait
lamentablement échoué. Il aurait été plus inspiré, en l’occurrence,
de recourir à des moyens classiques. Mais il avait voulu prouver que personne,
absolument personne, ne pouvait dire non à Oliver Frants.
La femme mage n’avait pas dit non. Quelle idiote
!
Frants s’était imaginé qu’il n’avait rien à
craindre du Conseil tant qu’il restait dans les limites de son
empire — de son immeuble, protégé par l’incantation. Aucun Mage
n’avait le droit ou le pouvoir de transgresser ou de défaire la
formule. En revanche, ils pouvaient certainement intervenir sous
d’autres formes. C'était du moins ce qu’il espérait. Après tout,
l’incantation était leur œuvre. Il en allait donc de leur dignité,
de leur réputation.
— La pierre doit être réparée, pour retrouver
toutes ses fonctions.
— En réalité, je crains que nous ne puissions en
rejeter tout le blâme sur la Solitaire, commenta KimAnn en reposant
sa tasse de café. Vous êtes dans le pétrin.
Le mot familier résonna étrangement dans la bouche
raffinée de Mme Howe.
— Et vous en êtes responsable, poursuivit-elle.
Cette incantation ne provoque que douleur et colère.
— Je ne suis pas responsable, corrigea Frants.
C'est mon grand-père. C'est lui qui l’a commandée.
— Croyez-vous que, pour le monde de la magie,
cette différence soit pertinente ?
Elle le toisa avec un dédain poli.
— Vous en récoltez les fruits, vous en assumerez
donc les coûts.
— L'incantation a été conçue pour protéger des
mauvaises intentions, avança-t-il.
Les mauvaises intentions étant, en
l’occurrence, toutes celles
auxquelles avait pu songer son grand-père, prêt à tout quand il
s’agissait de son entreprise, depuis les concurrents jaloux
jusqu’aux syndicats mécontents.
— Vous ne pouvez utiliser l’incantation pour vous
protéger de l’incantation, répliqua-t-elle sèchement. Et tout
l’argent du monde ne vous protégera pas de la haine née de la mort.
Votre grand-père savait les risques qu’il prenait quand il a acquis
notre œuvre.
Notre œuvre.
Reconnaissance implicite de la participation du Conseil qui,
officiellement, niait toute implication. C'était, d’ailleurs, la
raison pour laquelle Mme Howe rencontrait seule Oliver Frants.
Rencontre qui était censée n’avoir jamais eu lieu.
— Vous auriez dû réfléchir aux conséquences, avant
de vous lancer dans un tel projet, reprit-elle.
Parlait-elle de lui ou de son grand-père ? KimAnn
était assez âgée pour avoir connu le vieil homme, mais son esprit
semblait encore suffisamment alerte pour faire la différence.
Frants frissonna. Les Mages… De sinistres personnages, tous autant
qu’ils étaient. Seul un fou leur ferait confiance.
— Autre détail particulièrement ennuyeux, Ollie,
poursuivit-elle, on est venu nous consulter sur cette affaire.
C'est très, très fâcheux. Nous vous avions pourtant permis de
conserver l’incantation à la condition expresse de ne jamais être
mêlé à vos histoires.
« Et parce que vous avez gardé l’argent qui avait
été versé au Mage », songea Frants.
— Ce que nous avons fait, dit-il à voix haute,
pendant plus de cinquante ans…
— Ce n’est
pas assez, l’interrompit-elle d’une voix froide. Nous courons
aujourd’hui un risque inacceptable. Rétablissez la situation,
Oliver. Ou nous serons contraints de le faire nous-mêmes.
Le regard qu’elle lui lança indiquait clairement
qu’il serait inclus dans cette « intervention ». Il plissa les
yeux, tel un prédateur défiant un autre prédateur. Au bout de
quelques secondes, ses traits se détendirent comme s’il renonçait à
s’aventurer sur son terrain. Ce qu’il voulait précisément faire
croire à son interlocutrice.
— Je la rétablirai, répliqua-t-il
tranquillement.
— Bien, dit-elle. Dès que l’ordre sera revenu,
nous enverrons quelqu’un pour colmater la brèche et réactiver la
formule. Nous honorons toujours nos engagements, quoique sans joie,
dans ce cas.
Elle se leva. Oliver Frants l’imita et tendit une
main vers sa collaboratrice qui la prit et se dressa comme un
automate.
— A bientôt, Ollie, dit KimAnn, et la prochaine
fois, évitez d’amener ici vos jouets. Je n’aime pas ce genre de
pratique répugnante.
Frants inclina la tête avec un demi-sourire et
gagna la porte.
Sept chandelles éclairaient la pièce — cinq
blanches, et deux rouges. Etrangement immobiles, leurs flammes
évoquaient d’étroites lances pâles. Sept autres bougies, noires
cette fois, entouraient l’autel de marbre sur lequel gisait une
femme : son corps nu était recouvert de symboles. Une corde était
lâchement nouée autour des chevilles, et la pointe acérée d’une
longue épée reposait entre ses seins.
Ecoute-moi
Cercle tracé par le
sang
Frontière marquée par le
sang
Obstacle tout-puissant qui
jamais ne rompra
Obstacle tout-puissant qui
jamais ne disparaîtra
Piège sans issue pour le
mal
La pointe s’enfonça dans la peau, et des gouttes
de sang jaillirent. Le corps ne réagit pas.
Ecoute-moi
Cercle tracé par le
sang
Frontière marquée par le
sang
Obstacle tout-puissant qui
jamais ne rompra
Obstacle tout-puissant qui
jamais ne disparaîtra
Que ma volonté soit
faite
La voix se tut. Un silence lourd d’attente
s’installa. Les flammes continuaient à se dresser, immobiles. Pas
le moindre mouvement, pas le moindre changement de couleur comme il
aurait dû s’en produire.
— Ahhhh !
Poussant un hurlement, l’homme en robe noire
courut vers le mur et tourna d’un geste rageur le commutateur. Le
mouvement dévoila des pieds nus aux ongles polis. Une lumière crue
inonda la pièce. Comme pris de folie, Oliver Frants jeta l’épée
loin de lui et se débarrassa de son costume qu’il laissa tomber à
terre. Au-dessous, il était nu. Quoique marqué par l’âge, son corps
était resté vigoureux.
Frants se tourna vers la femme qui gisait toujours
sur la dalle. Seuls un léger mouvement de la cage thoracique et le
sang qui gouttait régulièrement le long de sa poitrine indiquaient
qu’elle était vivante. Ses
yeux, grands ouverts, fixaient le plafond peint en noir. De temps à
autre, ses cils battaient.
— Encore une formule inutile ! Encore une foutue
formule inutile !
Et pourtant, celle-ci, il l’avait payée cher. Plus
cher encore que toutes les précédentes. Les mages pouvaient rire du
vaudou et de la sorcellerie. Et les spécialistes du « Courant » se
moquer de tout ce cérémonial de ténèbres et de lumière. La magie
était la magie, quelle que soit sa forme. Elle se moquait bien de
votre philosophie ! Les méthodes traditionnelles avaient du bon.
Surtout, elles ne nécessitaient pas d’avoir du Talent pour les
appliquer. Il suffisait de croire.
— Je crois, lança-t-il à voix haute. Je crois ! Je
crois !
Il le fallait. Absolument. Personne ne pouvait le
protéger. Ni cette Solitaire qu’il avait engagée à cause de sa
réputation, et qui avait saboté le travail. Ni le Conseil qui lui
adressait des ultimatums. A lui ! Ah, déjà, il sentait les
prédateurs s’assembler autour de lui, et venir lui mordiller les
talons. Ce n’était rien pour l’instant, mais, bientôt, tous
sauraient. Alors, ce serait la curée.
Il laissa Denise sur l’autel de marbre et ouvrit
la porte dissimulée qui conduisait à son appartement. L'air, ici,
était plus frais. Il frissonna, mais au lieu d’ouvrir un placard
pour y prendre des vêtements, il se dirigea vers les baies
vitrées.
Fasciné, il observa les nuages noirs qui
s’amoncelaient à l’ouest. Le contraste était saisissant avec la
claire lumière du matin qui se réfléchissait sur les immeubles, de l’autre côté de la
ville. Un orage se préparait.
Tonnerres, éclairs, électricité… Courant.
— Maudits Mages, cracha-t-il, avec leur Courant…
Mais je suis meilleur qu’eux. Je leur montrerai qu’on ne me traite
pas ainsi, moi.