La première fois qu’elle avait rencontré O.P.,
elle avait pouffé nerveusement. La seconde fois, elle avait hurlé.
Aujourd’hui, quand il apparaissait sur l’échelle de secours, elle
se contentait d’ouvrir la fenêtre de la cuisine.
— Merci, grommela le phénomène qui venait
d’atterrir devant elle. Mazette, le quartier où tu crèches devient
dangereux ! Un fou s’est mis à me courir après, dans la rue, en
criant que le moment du grand nettoyage était arrivé, ou un truc
dans le genre… Encore un fanatique.
Wren haussa les épaules.
— Tu as quelque chose pour moi ?
O.P. s’ébroua comme un chien. Un halo de vapeur
émanait de sa fourrure.
— Bon sang, ce que je déteste la pluie ! Ça me
donne des démangeaisons.
Plongeant une patte velue dans le sac qu’il
portait en bandoulière, il en retira une enveloppe de papier kraft
toute froissée et la jeta sur la table. Puis, sans attendre d’y
être invité, il rompit un morceau de la pizza restante et
l’engloutit voracement.
— Là, mange. Tu es tout maigrichon.
O.P. esquissa une grimace — en réalité, il était
plutôt costaud —, mais ne se fit pas prier.
— Premier prix de rapidité, hein ? proféra-t-il
entre deux bouchées. Je veux dire… pour ça, précisa-t-il en
désignant du menton les papiers que Wren tenait à la main.
— Comme toujours, répliqua Wren, en déchiffrant la
belle écriture moulée, qui paraissait si improbable quand on voyait
les pattes d’O.P.
Le vrai nom d’O.P. était littéralement
imprononçable. Son surnom remontait à la première rencontre avec
Wren. Un passant terrorisé s’était mis à bégayer : « Un… un monstre
! » « Non, c’est un ours polaire », avait rétorqué Wren, de fort
méchante humeur. A vrai dire, la qualification n’était pas fausse.
Elle était même assez pertinente, et le surnom était resté.
O.P., bien sûr, n’était pas sa seule source, mais
c’était de loin la plus fiable, et sans l’ombre d’un doute. La
plupart des Démons étaient informateurs. C'était leur principal
gagne-pain, hormis, bien sûr, lorsqu’ils jouaient les gardes du
corps ou les monstres de foire. Et dans ce domaine, ils étaient
redoutablement efficaces : ce que l’un savait, un autre le
découvrirait tôt ou tard.
Tôt, en général, si l’argent était au rendez-vous.
En outre, ils étaient d’une honnêteté sans faille : vous receviez
ce pour quoi vous aviez payé, qui que vous soyez. Ce qui n’était
pas désagréable, dans un monde aussi capitaliste. Wren aurait aimé
que la Cosa s’en inspire un peu. Mais c’était mal parti : en dépit
de leur nom, les Anges se
perdaient dans des querelles sans fin. Les Fatae vous regardaient
dédaigneusement. Quant aux humains, c’est-à-dire les Mages, elle se
demandait s’ils n’étaient pas de la pire espèce, avec leurs
règlements, leurs interdits en tout genre, leur hantise perpétuelle
de voir quelqu’un sortir des rangs. En l’occurrence, le « quelqu’un
» en question, c’étaient les Solitaires — les Talents qui
refusaient toute affiliation. Le genre « syndiqué, mais refusant de
faire grève », comme disait Sergueï. En fait, ce n’était pas si
simple. Chacun avait une raison de devenir Solitaire…
Bref, on baignait dans un climat de parfaite
détestation de l’Autre, source de tous les ennuis. Comme s’ils
n’appartenaient pas à la même famille ! Mais voilà, certains ne
pouvaient se faire à l’idée qu’un être de forme ou de couleur
différente puisse vivre, parler, travailler à côté de leurs
précieuses personnes. Wren n’avait aucune patience pour ces
vétilles. Que chacun vive sa vie, tant que ce n’était pas au
détriment de la sienne. Point final. Peu lui importait qu’on se
nourrisse de soufre, ou qu’on tienne sa cuillère le petit doigt en
l’air.
Parfois, elle se disait avec mélancolie à quel
point il serait plus facile d’être une Profane. Puis elle voyait
les Costumes-Tailleurs se précipiter vers leurs bureaux, chaque
matin, et se trouvait parfaitement heureuse comme elle était, là où
elle était.
Un borborygme la ramena à la réalité. O.P. venait
d’émettre un rot de satisfaction.
— Alors, c’est quoi, l’affaire ?
demanda-t-il.
Elle lui jeta un regard incrédule, qu’il soutint
avec un air innocent. Tout ce qu’elle aurait l’imprudence de lui communiquer, sans accord
préalable, serait vendu au prochain client avant même qu’elle ait
le temps de se retourner.
O.P. haussa les épaules.
— O.K., déclara-t-il. Contente-toi de m’envoyer
fureter dehors comme un chien.
Wren hésita à répondre, puis décida que le jeu
n’en valait pas la chandelle. C’était déjà bien assez qu’elle ne
l’ait pas flanqué à la porte. Ou plutôt par la fenêtre.
Elle n’avait rencontré que trois Démons au cours
de sa vie. Leur aspect variait grandement. Certains pouvaient même
passer pour des Humains, à condition de ne pas pousser l’examen
trop loin. Ceux qu’elle avait fréquentés n’appartenaient pas à
cette espèce. O.P. était le seul qu’elle parvenait à supporter plus
de quelques minutes. Rien à voir avec un quelconque mépris, au
passage. Simplement, les Démons de cette taille lui donnaient une
migraine aussi atroce que si elle avait côtoyé un câble haute
tension. De ce point de vue, les Fatae — elfes et autres créatures
fantastiques — étaient plus supportables. Quant aux Anges, ils ne
restaient jamais assez longtemps pour provoquer une quelconque
réaction.
Pendant un instant, on n’entendit plus que les
mandibules d’O.P. qui broyaient consciencieusement le reste de
pizza.
Wren parvint à la dernière page, remit le dossier
en place dans l’enveloppe, et considéra son interlocuteur d’un air
songeur. Noms, travail, capacités… Une fois de plus, O.P. s’était
révélé efficace.
Certains noms de la liste lui étaient familiers.
Trop familiers, même. Ne pas conclure trop vite, cependant. Cela pouvait être dangereux. Se
concentrer sur les faits.
« Emmagasine les informations, se dit-elle. Tu
cogiteras plus tard. Quand tu seras seule. »
— Treize noms, c’est ça ?
Elle considéra l’énorme peluche affalée sur
l’autre chaise de la cuisine. Ladite peluche éructa, et ne s’excusa
pas.
— Ton type intéresse du monde, grogna-t-il. Il
s’est fait quelques ennemis. Qui ont un dossier chez nous.
« Nous », c’est-à-dire toute la Communauté
Magique, la Cosa Nostradamus. Humains et non-humains. Qui pouvaient
se chamailler, voire s’étriper. Mais au final, c’était toujours «
Nous » contre « Eux ». « Eux », c’est-à-dire les Ignorants, comme
John Abenezer, son maître en magie, les appelait : des Profanes
sourds et aveugles à ce qui se passait autour d’eux. Aucun amour
entre les deux groupes. Une partie de la Cosa considérait son
partenariat avec Sergueï comme une trahison. Et son cher associé
affichait un manque d’enthousiasme flagrant à leur égard.
— De plus, poursuivit O.P., quelques respectables
Humains veulent aussi sa peau.
— Quoi, il frappe les vieilles dames et moleste
les chiens ?
Certes, elle avait eu des renseignements sur le
client par les dossiers de presse. D’habitude, Sergueï rédigeait
une notice détaillée sur toutes les informations utiles, mais là,
il n’avait visiblement pas eu le temps. Et puis, le propriétaire
lésé étant le client, pas la cible, on évitait autant que possible
de le questionner.
Le Démon se cura tranquillement les dents.
— C'est plutôt l’argent. Il aime ça, surtout celui
des autres, qu’il reconvertit à son bénéfice. Un assoiffé de
pouvoir de la pire espèce.
Wren haussa les épaules avec indifférence.
— Bah, rien de nouveau sous le soleil ! Il fait ce
qu’il faut pour rester en tête de la meute des Prédateurs. Quelque
chose que je ne sache pas déjà ?
L'Ours Polaire opina du chef.
— Il a visiblement de gros problèmes avec l’union
locale des Mages.
— Waouh…
Elle ouvrit de grands yeux.
— Mauvais, cela.
Il fallait avoir du cran pour se mettre à dos les
Sorciers. Ou une totale absence de cerveau. Ou bien encore être
parfaitement inconscient. Autrement dit, l’individu en question ne
connaissait peut-être du Conseil que sa face publique… C’est qu’on
ne parlait pas volontiers des Mages, hors de la Cosa. Guère plus à
l’intérieur, à vrai dire. La devise était : « Je n’entends rien, je
ne vois rien, je ne suis rien. »
Quant à parler d’« union locale », c’était de
l’humour pur. Le seul moment où deux sorciers pouvaient se trouver
réunis, c’était aux toilettes. Et encore, certains étaient capables
de soumettre leur vessie à la plus atroce torture plutôt que de
respirer le même air qu’un congénère. Ils n’étaient pas plus
tolérants avec les Humains. De manière générale, ils évitaient de
se tenir à moins de cent kilomètres d’un autre être vivant.
L’afflux de Courant dans leur cerveau faisait chavirer les neurones
et les rendait plus fous encore qu’à l’accoutumée. Pour ce que Wren en savait, les
Mages éprouvaient au contact des Humains ce qu’elle ressentait à
côté d’un Démon. Pour le coup, elle les considérait presque avec
sympathie.
Enfin, il ne fallait pas exagérer.
La dernière fois qu’elle avait eu le plaisir de
rencontrer un Sorcier, elle avait failli finir dans un
précipice.
— Bon…, reprit-elle. Et le Conseil ?
Dangereux ou pas, Wren préférait encore les
Sorciers aux Mages Suprêmes du Conseil, qui étaient froids,
calculateurs et mesquins. Après en avoir croisé un, elle éprouvait
l’irrépressible envie de prendre une douche et de se laver pendant
une heure.
— La rumeur dit qu’il a eu affaire à eux, et qu’il
s’en est tiré indemne. Ne me demande pas comment c’est possible,
mais il y a beaucoup de gens qui aimeraient connaître son truc
!
O.P., soudain, se gratta furieusement le cou avant
de pousser un long grognement de satisfaction.
Wren le considéra avec amusement. Un mètre vingt
d’épaisse fourrure blanche, un nez noir en forme de bouton : on
aurait dit un nounours échappé d’un magasin de jouets délirants,
n’étaient les redoutables griffes acérées, la voix de stentor
capable d’abattre une maison et les larges yeux rouges dont la
pupille, au centre, était aussi fine que celle d’un chat.
Parfois, il lui arrivait de porter un chapeau et
un pardessus couleur mastic qui le faisaient ressembler à un
espion. Le plus souvent, cependant, il se contentait d’un jean,
sans rien d’autre. Wren évitait de lui demander comment il pouvait
se promener en public dans cette tenue, sachant que les
Démons ne possédaient aucun
des recours à la disposition des Talents. Et O.P. s’était abstenu
de lui fournir la moindre explication. Courtoisie professionnelle
oblige.
— C'est tout ? s’enquit-elle en désignant
l’enveloppe.
Il acquiesça.
— C’est tout.
— Bien.
Une migraine pointait le bout de son nez : Wren
avait atteint son seuil de tolérance.
— Sergueï s’occupera du virement. Et maintenant,
du balai, lança-t-elle en décrochant le téléphone. Laisse la pizza,
ajouta-t-elle sans même se retourner.
— Rabat-joie, grommela-t-il.
Et, par vengeance, il ne referma pas la fenêtre
derrière lui. Des éclats de voix envahirent la cuisine.
— J’en ai assez, tu comprends !
Merveilleux… Le couple du 1B qui remettait ça. A
coup sûr, le propriétaire devait les payer pour qu’ils se taisent,
chaque fois qu’un futur locataire venait visiter un appartement
dans l’immeuble. Le seul vrai jour de silence que Wren avait connu
depuis son emménagement, c’était précisément celui où elle avait
signé le bail. Soit ils se disputaient, soit ils faisaient l’amour.
Un matin mémorable entre tous, ils avaient même réussi à concilier
les deux.
— Merci pour le cinéma, ma vie me suff it !
grommela-t-elle en fermant la fenêtre.
Au même moment, la voix de Sergueï retentit dans
le combiné.
— Emmène-moi dîner, veux-tu ?
répliqua-t-elle.
— Pour quelle raison ?
— Parce que ça fait dix jours que tu ne m’as pas
vue, et que tu t’inquiètes de savoir si je me nourris
correctement.
Sergueï poussa un soupir audible. Elle ne
plaisantait qu’à demi. Il lui était arrivé, sur une affaire,
d’oublier de manger pendant deux jours. Sergueï avait failli en
avoir une attaque.
— C’est la seule raison ?
Wren eut un claquement de langue réprobateur. Qui
laissa son interlocuteur de marbre.
— Ecoute, Geneviève…
Sa mâchoire se décrocha. S’il utilisait ce prénom
qu’elle exécrait, cela voulait dire qu’il était excédé.
— J’ai d’autres dossiers qui requièrent mon
attention. Je ne peux accourir chaque fois que tu siffles.
Très excédé, même. Le marché devait être au plus
bas.
— Oui, je sais, tu es un as des affaires… Dois-je
te rappeler que je te rapporte plus que tous tes autres clients,
que, par conséquent, je te permets de continuer à faire joujou avec
ta galerie et qu’enfin, si je ne fais pas le boulot, ni toi ni moi
ne serons payés ?
Un grognement dans le combiné, à mi-chemin entre
la désapprobation et le rire. Avec Sergueï, il était impossible de
savoir, même quand on se tenait face à lui. C’était la raison pour
laquelle il était à la fois parfaitement agaçant et totalement
séduisant.
Il était temps de clore. Sans quoi, à force de
parler, la ligne finirait par grésiller.
— Pointe ton élégant museau chez Marianna, vers 7 h 30, d’accord ? lui
dit-elle. Et apporte tous les renseignements possibles sur les
collègues et concurrents du client, pour que je puisse avoir une
vue d’ensemble des joueurs avant de commettre une grosse
erreur.
— Ré f lé ch i r avant d'agir... Voilà qui est
original.
— Oh, la barbe ! rétorqua Wren en raccrochant pour
ne pas entendre le rire de son partenaire.
Le fauteuil heurta le mur recouvert de palissandre
et fit trembler l’immense photographie d’un désert au petit matin,
accrochée juste au-dessus.
— Bande d’idiots ! Incompétents notoires !
Le trente-sixième étage du Frants Building se
divisait en neuf bureaux ordonnés autour d’un hall central.
Dominant la ville, ils étaient spacieux et luxueusement meublés.
L'un d’eux, légèrement en retrait, accueillait les secrétaires des
différents exécutifs de la société. Cependant qu’un autre, deux
fois plus vaste, était jalousement gardé par trois cerbères.
En cet instant précis, deux des cerbères s’étaient
retranchés dans les toilettes, et le troisième prenait un air
dégagé, comme s’il ne se passait absolument rien dans le sanctuaire
du patron.
— Monsieur, nous pensons simplement que ce serait
plus sage…
— Eh bien, ne pensez pas !
Oliver Frants pointait son doigt vers le plus
jeune membre de l’assemblée, et son visage rubicond, rasé de près,
virait à un rose malsain.
— Et ne me dites surtout pas ce que je dois faire
!
Les mots
cinglaient avec une précision meurtrière. Les trois cadres se
regardèrent, hésitants. Agés de trente à quarante ans, ils étaient
impeccablement vêtus et coiffés — dents blanches dans un visage
resplendissant de santé. On les imaginait plutôt présidant, avec
une maestria hautaine, une conférence de la plus haute
importance.
Pour l’instant, ils se faisaient tout
petits.
— Je n’abandonnerai pas ce bâtiment. Je
n’annulerai aucun des rendez-vous prévus. Et je ne me cacherai pas
! ajouta-t-il en martelant chaque mot.
Tour à tour, il les dévisagea, jusqu’à ce que
chacun d’eux baisse les yeux comme un enfant réprimandé.
— Monsieur ?
Frants ébaucha un sourire.
— Oui, Denise ?
Denise Macauley… Un esprit clairvoyant, rapide. Il
éprouvait une tendresse secrète pour cette jeune femme, qui était
sa protégée depuis des années.
— Si je peux me permettre, monsieur, peut-être
serait-il bon de renforcer le système de défense du bâtiment
?
Il fronça les sourcils.
— Oui ? Et comment vous y prendriez-vous ? Les
Mages ont fait savoir qu’ils ne travailleraient plus pour nous. Ou
suggérez-vous d’engager un autre indépendant ?
Face au refus du Conseil d’intervenir dans cette
affaire de vol, alors même qu’ils étaient responsables de
l’installation de l’incantation, il avait effectivement dû recourir
à un indépendant. En dépit des rumeurs malveillantes que le milieu
officiel de la magie
répandait sur leur compte, certains bénéficiaient d’une excellente
réputation. Cependant, l’enquête était une chose, sa sécurité une
autre.
Oliver Frants dévisagea son interlocutrice.
— A moins que vous ne pensiez à un Sorcier ?
— Oh, non, monsieur ! s’exclama vivement la jeune
femme.
Rien n’était plus aléatoire ou dangereux que de
faire appel à un Sorcier. Il était capable d’oublier purement et
simplement sa mission, et de planter là ses commanditaires. Ou pire
encore, de fournir la solution de votre problème à l’un de vos plus
farouches ennemis. C'étaient des êtres aussi bizarres
qu’imprévisibles.
Le grand patron esquissa un sourire. Il devinait
les pensées de sa collaboratrice, qui réfléchissait à toute
allure.
— J’ai entendu parler d’un Mage indépendant,
reprit-elle, qui travaille au Nouveau-Mexique. Puissant, mais un
peu trop… « original » au goût de ses confrères. Une réputation
solide : il n’a jamais vendu, ni trahi aucun de ses clients. Issu
des rangs du Conseil, mais exerçant en toute indépendance. Ouvert à
toute proposition intéressante. Je crois que nous pourrions
conclure un accord avec lui.
Quelle bénédiction pour un chef d’entreprise que
d’être entouré de collaborateurs efficaces…
— Excellent, répliqua-t-il d’un ton satisfait.
Marco, tu t’en charges.
Le cadre qui venait d’être nommé se leva sans
répondre et gagna la porte, un peu plus rapidement, sans doute, que
ne l’autorisait la bienséance. Oliver Frants, cependant, ne le
rappela pas. La peur,
compensée par de généreuses primes, n’était pas une mauvaise
chose.
Sur son siège, Denise s’était raidie en entendant
son patron charger un autre de l’exécution de son idée. Son visage,
néanmoins, ne laissa paraître ni ressentiment ni colère. Frants
hocha la tête. Une bonne recrue, vraiment. Il la récompenserait
quand tout serait fini.
— Randolph ?
Aussitôt, l’homme interpellé redressa les épaules.
Un vieux réflexe de l’armée, probablement.
— Pourriez-vous demander à Allison, aux Ressources
Humaines, de préparer un communiqué de presse ? Du genre : « Un
malheureux incident s’est produit dans nos locaux, nos systèmes de
sécurité, parfaitement fiables, ne sont pas en cause, nul besoin
donc de s’alarmer…, etc. » Et si ce salaud utilise la pierre pour
nuire à Frants Enterprise, ajouta-t-il entre ses dents, il va très
vite comprendre à qui il a affaire. Très, très vite.
Randolph acquiesça respectueusement et se dirigea
d’un pas maîtrisé vers la porte.
— Monsieur ? s’enquit alors Denise.
Surpris, Frants releva la tête. Il avait presque
oublié la présence de la jeune femme. Un instant, il la scruta de
ses yeux inquisiteurs.
— Il est possible, commença-t-il d’une voix
neutre, que ce vol ne soit pas le fait d’un concurrent. C'est un
cas de figure extrême, je l’avoue, mais le malfaiteur pourrait bien
entretenir des liens particuliers avec cet objet. Je pense que nous
devons aller plus loin. Beaucoup plus loin. Donnez-moi votre bras,
voulez-vous ?
Denise ne
cilla pas. Elle avait compris. Et ce fut sans émotion apparente
qu’elle le vit ouvrir le tiroir de son bureau pour en extraire une
étrange petite boîte de paille tressée, ornée d’un curieux motif en
forme de sablier. D’un coup sec, il fit glisser l’objet vers la
jeune femme. Un sifflement semblable à celui du vent dans les
branches se fit entendre…
Assise devant son ordinateur, la secrétaire ne
broncha pas quand un bruit strident, métallique s’éleva du bureau
du patron, aussitôt suivi d’un claquement mouillé, semblable à
celui de deux chairs entrant en contact, et d’un cri d’agonie
étouffé.
Etendant devant elle des mains parfaitement
manucurées qui lui coûtaient cinquante dollars par semaine, elle
les observa un instant, dans le silence revenu, et poussa un
profond soupir.
Wren consacra le reste de son après-midi à lire
des documents sur la nouvelle génération de détecteurs de
mouvements. Ce n’était pas précisément une lecture d’agrément, mais
quel moyen de faire autrement, si elle voulait se tenir informée
des dernières avancées de la technologie ? Elle n’avait pas la
moindre envie de subir une défaite si, pour une raison ou une
autre, elle venait à manquer de Courant.
Etalée sur le tapis de la troisième pièce — celle
qui lui servait de bibliothèque —, elle fut, malgré elle, captivée
par les diagrammes alambiqués et les légendes minuscules qui
couvraient les pages des magazines empilés devant elle. Elle perdit
la notion du temps.
Repoussant les journaux en toute hâte, elle se
leva et quitta la pièce en refermant soigneusement la porte
derrière elle. Une simple pression sur la poignée, et un mince
filet d’électricité s’infiltra dans le mécanisme de fermeture. Un
déclic se fit entendre. Evidemment, si le cambrioleur était
déterminé à entrer, rien ne l’en empêcherait. L'incantation
permettait seulement à Wren d’être avertie en temps réel de toute
tentative d’intrusion. Bien sûr, elle aurait pu amadouer quelques
fondamentaux pour les convaincre de jouer les plantons et faire
office de sirène d’alarme. Sauf qu’il n’y avait rien de tel qu’un
agglutinement de fondamentaux pour attirer précisément l’attention
sur ce qu’on souhaitait cacher. Autant mettre une pancarte
annonçant : « Ici, documents importants » !
Elle saisit ses clés dans le bol vert de la
cuisine, glissa ses pieds dans une paire de bottes à talons plats
et fonça vers la porte. Qu’elle verrouilla très classiquement, avec
les bons vieux verrous dont se dote tout New-Yorkais qui se
respecte.
Arrivée quasiment au bas des escaliers, elle se
frappa le front en jurant.
— Idiote !
Pivotant aussitôt, elle remonta quatre à quatre
l’escalier, déverrouilla la porte et attrapa le dossier orange posé
sur la table de la cuisine. Le dossier qu’O.P. lui avait
apporté…
Tout en dévidant un chapelet de jurons russes
qu’elle tenait de Sergueï, elle se hâta de gagner la rue. Sans
ralentir son allure, elle se dirigea vers le Marianna, quelques pâtés de maisons plus loin.
Arrivée devant l’étroite devanture, elle fit une pause, essoufflée.
Après tout, elle n’aurait jamais qu’un quart d’heure de retard… Un
bref coup d’œil à son reflet dans la porte vitrée, pour s’assurer
qu’elle était présentable…
Wren grimaça en songeant au rouge à lèvres
inentamé, posé sur la tablette de la salle de bains. Oh, et puis,
pourquoi se faire belle pour Sergueï ? Il l’avait déjà vue à 3
heures du matin, éclaboussée de sang des pieds à la tête, et
trempée de sueur… Elle pouvait bien se peindre en bleu et vert, du
moment qu’elle ne débarquait pas ainsi accoutrée à l’une de ses
élégantes expositions. Il se contenterait de dire : « Intéressant,
Geneviève, intéressant. »
En somme, Sergueï se souciait plus du contenu que
de l’apparence. Et pourquoi diable cette pensée la déprimait-elle
autant ?
Redressant les épaules, elle ouvrit la porte. Au
bar, Callie leva les yeux de son magazine et, d’un coup de menton,
désigna la table où Sergueï était assis.
Wren grimaça une nouvelle fois. Evidemment, il
était là, un verre d’eau gazeuse devant lui. Il avait dû arriver à
7 h 29, impeccablement sanglé dans son pardessus, une serviette
noire à la main.
— Il y a longtemps que tu es arrivé ?
s’enquit-elle d’une voix détachée, en se glissant sur l’autre
siège.
Levant tranquillement les yeux de ses notes, il la
considéra un instant, avant de consulter sa montre et de hocher la
tête.
— Depuis une quinzaine de minutes.
Avec son costume gris, sobre mais coûteux, et
sa cravate de soie bordeaux,
Sergueï aurait pu, sans se faire remarquer, fréquenter les bureaux
calfeutrés des meilleures maisons de courtage. Sa carrure
d’athlète, ses cheveux noirs coupés ras, son menton carré tempéré
par un nez aquilin, lui auraient permis de briguer un poste de
présentateur télé ou d’entamer une carrière de héros de
cinéma.
En réalité, il dirigeait une galerie d’art aussi
discrète que cotée. C’était là qu’il rencontrait ceux dont les
soucis requéraient les services de Wren — simples citoyens, musées
ou marchands qui ne tenaient aucunement à déclarer à la police le
vol dont ils étaient victimes. Vol d’œuvres d’art ou d’objets plus…
étranges. Comme dans le cas présent.
Callie s’approcha d’eux et les considéra, un
sourcil levé, tout en s’essuyant les mains sur son tablier
blanc.
— Comme d’habitude ? lança-t-elle à Wren.
Celle-ci hocha la tête.
— Non, attends… J’ai envie de vivre dangereusement
!
Et, d’un œil averti, elle examina l’ardoise placée
derrière le comptoir.
— Une salade César et un filet de sole.
— C’est ce que tu as pris les trois dernières
fois. Change un peu, veux-tu ?
En dépit de la légère indifférence qui perçait
dans sa voix, Callie n’appartenait pas à cette catégorie de
serveuses dont le seul rêve était de se retrouver à Hollywood, et
qui étaient légion dans cette ville.
— Et un verre de chianti, poursuivit Wren sans
tenir compte de la remarque.
Callie avait beau être une vraie professionnelle,
elle n’en était pas plus respectueuse pour autant envers la
clientèle. Wren lui décocha un grand sourire.
— Tu comprends pourquoi j’aime cet endroit ?
lança-t-elle en se tournant vers Sergueï.
— Je comprends. Pour moi, ce sera une salade
composée et du cabillaud. De l’eau.
— Ouh là là ! s’exclama Callie, d’un air désabusé.
Vous vivez trop dangereusement, vous deux !
Impassible, Sergueï regarda la serveuse s’éloigner
d’un pas vif en direction des cuisines.
— Je crains, commenta-t-il, que nous ne la
décevions terriblement.
Wren esquissa une grimace. Depuis qu’ils venaient
ici, c’est-à-dire depuis l’arrivée de Wren dans le quartier, deux
ans plus tôt, Callie s’obstinait à séduire Sergueï. En pure perte,
car il ne semblait rien remarquer. Même la déception visible de la
jeune femme ne l’atteignait pas. Wren comprenait Callie. Si Sergueï
ne l’avait considérée elle-même d’un regard parfaitement neutre,
elle aurait peut-être pu céder aussi à la tentation… Mais
impossible de franchir la barrière implicite du « Nous sommes
associés, et rien de plus ». Bien sûr, elle n’avait pas été
immédiatement sensible à son charme. Comme il était étrange de
découvrir un beau jour, qu’un être qui vous était si familier,
pouvait devenir… intéressant !
« Ça suffit, se gourmanda-t-elle intérieurement.
Concentre-toi ! »
Sergueï sortit de sa serviette noire une enveloppe
en papier kraft et la lui tendit.
— Les noms des principaux responsables de Frants
Enterprise, et des compagnies concurrentes. Du moins celles qui ont
une raison d’en vouloir à Frants, et les moyens d’engager un mage.
Et toi ?
— Tout un tas de gens susceptibles d’avoir la
force requise pour ce boulot, et détestant cordialement notre
client pour une raison ou une autre. Surtout pour des questions
d’argent.
Elle sortit une feuille de son dossier et la
tendit à son partenaire. C'était une copie de la liste fournie par
O.P., annotée de sa propre main.
— Cela m’étonnerait que tu retrouves un seul de
ces noms dans tes données…, dit-elle.
— Ne sous-estime jamais mes sources, répliqua-t-il
sévèrement. Bien souvent, ceux qui pensent être invisibles…
— Laissent une trace fluorescente, je sais,
acheva-t-elle.
Wren avait eu l’occasion de rencontrer
quelques-unes des « sources » de Sergueï. Un ancien expert
médico-légal, qui s’acquittait ainsi d’une ancienne et considérable
dette. Répondant au nom d’Edgehill, c’était un homme mince, aux
yeux affolés et aux gestes saccadés. Il donnait l’impression de
regarder un dessin animé de Bip-bip et le
coyote en accéléré. Son obsession, c’était l’argent.
— Rien dans les dossiers de la police ?
Wren haussa les épaules.
— Les « ni vus, ni connus » ?
— Des Talents trop bons pour être pris.
— Ah…
Sergueï eut un sourire qui adoucit l’expression de
son visage et fit étinceler ses yeux d’un brun intense. Derrière
cette image d’homme coriace et pragmatique, il dissimulait un sens
de l’humour dont Wren regrettait qu’il ne s’exprime pas plus
souvent.
— De la même force que toi ? demanda-t-il.
Elle hocha la tête, dubitative. Toute fausse
modestie mise à part, elle connaissait sa valeur, et Sergueï aussi.
Certes, ces individus étaient performants, mais elle était
meilleure. Raison pour laquelle, d’ailleurs, elle n’apparaissait
sur aucune des diverses listes qui circulaient. Son associé
lui-même ne l’avait rencontrée que par hasard. Un hasard qui aurait
pu être fatal, au passage : une tentative de meurtre dont il avait
failli être la victime.
Son premier mentor, John Ebenezer, lui avait
appris à garder profil bas, essentiellement pour préserver son
indépendance et sa vie. Il existait, de par le monde, trois sortes
de Mages : les membres du Conseil, les Solitaires et les morts. Les
seconds, pour peu qu’ils aient du talent, avaient intérêt à se
tenir à distance des premiers, qui ne manqueraient pas de vouloir
les prendre sous leur coupe. Première règle du Solitaire, donc : se
faire le plus discret possible.
Callie arriva à ce moment-là avec les salades, et
ils interrompirent momentanément leur discussion. La serveuse
proposa du poivre frais, qu’ils refusèrent poliment.
— Quoi ? s’enquit Sergueï en haussant les
sourcils.
— Le coup du poivre frais, grommela-t-elle. Qui
voudrait en mettre dans sa salade ?
Son compagnon haussa les épaules.
— Il y a sûrement des gens qui aiment ça.
— Hmm… Moi, je crois que c’est un test, pour voir
qui sera assez idiot pour essayer.
— Quel esprit suspicieux !
— Merci.
— Mange ta salade, rétorqua-t-il en agitant
péremptoirement sa fourchette.
Puis il se concentra sur son assiette, tout en
jetant un œil sur la liste fournie par sa coéquipière. Wren haussa
les épaules. Elle préférait attendre d’avoir fini sa salade pour
consulter le dossier qu’il lui avait donné, et éviter de consteller
de gras les documents impeccables.
— Ce nom, là ! s’exclama subitement Sergueï.
— Oui ?
— Il est aussi sur ma liste, expliqua-t-il en
pointant un doigt sur le document.
Wren le regarda avec attention, puis tourna la
feuille vers elle.
— Le troisième en partant d’en bas. George
Margolin.
— Je vois. Un Talent. Ni affilié au Conseil, ni
Solitaire. Un marginal.
Autrement dit, un magicien qui n’utilisait le
Courant sous aucune forme visible, et probablement, sous aucune
forme du tout. Du moins pas consciemment. Mais on ne pouvait jamais être sûr… Certains
aimaient laisser planer le doute.
— Bon, reprit Wren, ce sera notre suspect numéro
un. De toute façon, toute personne figurant sur une liste établie
par O.P. a quelque chose à se reprocher.
— O.P., hmm… ? s’enquit Sergueï d’un ton
faussement nonchalant.
Wren agita sa fourchette vers lui.
— Hé là ! Ne dénigre pas mes sources. Ce monstre
poilu m’apporte toujours quelque chose, ce qui n’est pas vraiment
le cas de tes indics. Je crois me souvenir d’un certain cafouillage
à propos de papiers d’identité, à cause duquel j’ai bien failli
être descendue par les flics de Tucson.
— Un point partout, admit son compagnon, de bonne
grâce.
Il était peut-être odieux envers les Démons et les
Fatae, mais il fallait lui reconnaître cette qualité : il n’était
pas plus tendre envers les Humains quand l’un d’eux se révélait
incompétent. Particulièrement dans une situation où leurs propres
vies étaient en jeu.
— Pourquoi ce type se retrouve-t-il sur ta liste ?
demanda-t-elle.
— Tu as le dossier.
— A llez ! Je sais que tu connais tout ça par
cœur.
Wren n’avait jamais compris l’intérêt de gaspiller
de la place dans son cerveau en y stockant des données qui
n’étaient pas absolument et immédiatement indispensables. A quoi
servait l’écriture, alors ? Sergueï lui, retenait tout, surtout
quand il s’agissait d’une affaire de la plus haute
importance. Puis, quand tout
était terminé, il creusait une sorte de fosse mentale et y jetait
les informations jugées inutiles. Elle imagina son associé en train
de passer son cerveau à la moulinette pour faire le tri, et elle
éclata de rire.
— Qu’y a-t-il de si drôle ?
— Rien.
Se pinçant les lèvres, elle lui f it signe de
continuer.
— Nous parlions donc de Margolin.
Sergueï fronça les sourcils, légèrement perplexe,
mais s’exécuta.
— La quarantaine. Génie de l’informatique,
directeur technique de Frants Enterprise. Etrange, pour un
Talent.
— Pas tant que ça, surtout si c’est un marginal.
Il ne risque pas de court-circuiter les systèmes, puisqu’il
n’utilise que peu ou pas de Courant.
Si Wren évitait de se promener avec des petits
joujoux technologiques, ce n’était pas faute d’en avoir envie, mais
parce que cela mettait ses nerfs à rude épreuve.
— Visiblement intelligent, et d’humeur plutôt
maussade. Il se plaindrait de ne pas avoir été promu, en raison de
ses convictions religieuses.
— Quoi, il est scientologue ?
Ce fut au tour de Sergueï de rire.
— Non, parfaitement agnostique.
Wren essaya de lever un sourcil étonné, puis
s’arrêta net. Elle risquait de ressembler à une chouette mal
éveillée.
— Bon, je vois le motif. Le hic, c’est que c’est
un marginal et…
— Hmm… Pas de formation classique, pour autant
qu’on sache. Aucun mentor connu.
C’était ainsi que travaillaient les Talents : des
leçons particulières. L'habitude en avait été prise à l’époque où
il fallait se méfier de tout et de tout le monde. On se liait sous
la foi du serment, et dans le plus grand secret.
— Il n’est pas suffisamment puissant pour avoir
tout perpétré lui-même. Et sans un mentor pour le seconder, comment
aurait-il pu recueillir toutes les informations nécessaires, voire
engager un mage ?
Elle fronça soudain les sourcils.
—A moins…, poursuivit-elle lentement, qu’il ne
soit issu d’une famille de Talents. Une famille restée
particulièrement discrète. Selon Abenezer, il arrive que le pouvoir
se transmette de la sorte. Mais ça n’est pas fréquent — pas si
fréquent, en tout cas, qu’on ne puisse remonter la piste. Bon… Ce
n’est peut-être pas notre ennemi numéro un, après tout ?
Songeuse, elle marqua une pause.
— Je me demande comment il a atterri sur la liste
d'O.P....
Sergueï prit la feuille pour lire la notice.
— Ur… Us…, ânonna-t-il en déchiffrant
l’écriture.
— Usurier. Il doit avoir un portefeuille en piteux
état. Bizarre. Il semble pourtant bien gagner sa vie. Augmentation
de la pension pour les enfants ? Jeu ? La Cosa n’est pas tendre
pour ceux qui contractent des dettes douteuses.
— Aucune information de ce côté. Pourtant,
la Cosa surveille étroitement
ce genre de pratique. Bon, je vais fouiller un peu.
Wren s’interrogeait parfois sur les mouchards
qu’employait Sergueï. Non sur leurs capacités, mais sur leur
origine. C'étaient pour la plupart des citoyens ordinaires :
artistes au courant de tout ce qui se tramait dans l’univers des
galeries et des musées, agents immobiliers qui savaient où nichait
l’argent. Mais il arrivait qu’elle ait besoin d’informations qui ne
se recueillaient ni dans un cocktail ni au cours d’une discrète
enquête. Dans ces cas-là, les yeux sombres de Sergueï
s’assombrissaient, sa bouche devenait muette… Et pourtant, il
finissait toujours par fournir le détail demandé. Détail qui
s’avérait toujours parfaitement fiable. Sans exception.
Wren, donc, ne s’enquerrait pas plus avant. Si,
durant les affaires, ils ne se quittaient guère, en revanche, des
semaines pouvaient s’écouler sans qu’ils échangent autre chose que
de rapides coups de téléphone. Une grande partie de la vie de
Sergueï lui échappait donc.
Oh, bien sûr, elle avait compris, quand elle avait
rencontré son associé, que c’était un homme à secrets. Elle n’avait
jamais su comment il connaissait l’existence de la Cosa et des
Talents : les Mages n’avaient pas pour habitude de passer des
annonces dans les journaux. Mais il était au courant, et d’une
certaine façon, son silence avait renforcé la confiance qu’elle lui
accordait. Il était rassurant de savoir qu’il ne divulguait pas les
secrets qu’on lui confiait… Mais parfois, la curiosité d’en
apprendre davantage la démangeait. Comme elle aurait aimé ouvrir la
porte !
Sur un plan
purement intellectuel, s’entend. Elle avait croisé quelques-unes
des femmes qu’il fréquentait. Des Profanes, séduisantes, élégantes,
distinguées, très « artistes ». Du genre dont on se souvient. Pas
comme elle.
« C’est comme ça, ma pauvre fille ! Tu n’y peux
rien. Et lui non plus. »
— Tu as relevé d’autres candidats, sur ta liste ?
demanda Sergueï.
Brusquement tirée de ses rêveries mi-personnelles,
mi-professionnelles, Wren s’ébroua et se hâta de finir sa salade.
Tout en mastiquant furieusement, elle réfléchit à la question de
son associé. Il y avait sans doute, sur sa liste, un Talent qui
possédait toutes les qualités requises — le pouvoir, la rancune, et
un sens de l’humour suffisamment tortueux pour trouver que c’était
une bonne plaisanterie. Il suffisait qu’elle donne le nom, et
Sergueï pourrait boucler son dossier.
Pourtant, elle ne dit rien. Elle n’essayait pas de
mentir à Sergueï. Simplement, c’était trop tôt. Il fallait d’abord
qu’elle en apprenne un peu plus.
Il existait des choses plus importantes que les
affaires. La loyauté, par exemple. Avec un peu de chance, Sergueï
ne saurait pas qui elle protégeait de la sorte — avant qu’elle
n’ait la réponse à certaines questions, et que le problème ne soit
par conséquent résolu, dans un sens ou un autre.
Callie s’approcha de leur table pour enlever les
assiettes et apporter les plats suivants. Heureuse diversion, qui
lui évita de répondre. Par consentement tacite, ils évitèrent de
parler boutique pendant qu’ils savouraient leurs poissons
respectifs, et bavardèrent de
choses et d’autres. Sergueï raconta les préparatifs de sa nouvelle
exposition, retraçant comiquement l’habituelle succession de
catastrophes et de crises qui précède toute inauguration.
— Alors, Lowell, gesticulant comme s’il était sur
une scène, s’est empêtré dans les câbles, qui se sont effondrés
dans un bruit de fin du monde… L’œuvre a valdingué dans les airs,
aussi légère qu’une plume !
Wren s’esclaffa.
— Pas de blessé ?
Sergueï prit une mine faussement piteuse.
— Juste l’artiste, qui a choisi ce moment-là pour
faire son apparition. J’ai cru qu’il allait avoir une
attaque.
Wren secoua la tête avec malice.
— Tu as espéré qu’il
aurait une attaque. Comme ça, tu aurais pu doubler les prix, homme
vil et mesquin !
Son compagnon eut la grimace de l’homme d’affaires
floué.
— Triplé, tu veux dire. L’inconvénient,
évidemment, c’est toute la paperasse qu’on aurait dû remplir. Et
puis, il aurait fallu reporter l’exposition. Alors… je crois qu’il
vaut mieux que son cœur ait résisté.
— Voilà des paroles dignes d’un amoureux des arts.
Vous êtes un drôle de numéro, Sergueï Didier !
Ce dernier prit un air modeste.
— Je fais de mon mieux. Et j’espère, un jour,
parvenir à être un honnête homme.
Il y eut un temps de silence. Puis tous deux
ouvrirent la bouche en même temps :
— Mouais…
Ils se
regardèrent et éclatèrent de rire. Après quoi, Sergueï acheva
l’histoire des préparatifs de l’exposition. Wren sauça
consciencieusement son assiette et la repoussa enfin, avec
satisfaction. Jetant un coup d’œil vers Callie pour s’assurer que
la serveuse avait repris son poste derrière le bar et qu’elle était
plongée dans la lecture d’un magazine, elle sortit le dossier posé
sous sa chaise.
— Vraiment, dit-elle quand elle eut fini de
parcourir les feuilles, je doute qu’aucun de ceux-là soit celui que
nous cherchons. Je veux dire… Il nous faut un homme qui s’y
connaisse suffisamment en magie, qui ait une rancune tenace envers
le client, et surtout, qui n’ignore rien de la formule de
protection. Tout ceci ne nous laisse que trois ou quatre candidats.
Je me concentrerai sur ceux qui ont déjà quelques méfaits à leur
actif, et je comparerai les indices relevés sur le site avec leur
signature.
— Nous nous basons donc sur ta liste ? demanda
Sergueï en rangeant méticuleusement son couteau et sa
fourchette.
Voyant cela, Callie dégringola de son tabouret et
se précipita vers eux pour débarrasser la table et tendre la carte
des desserts. Même s’il lui arrivait parfois d’être indiscrète,
c’était une excellente serveuse.
— Combien d’entre eux remplissent les critères
?
— Tous, probablement.
Reposant le menu sans l’avoir consulté, elle prit
une profonde inspiration. Il était temps de dire la vérité — même
si c’était une demi-vérité.
— Comme je disais, ils ont le motif et les
moyens.
Oh, ce ton ! Il savait qu’elle dissimulait quelque
chose. Il devinait toujours. Plongeant son regard dans les yeux
veloutés qui la fixaient, elle éprouva comme un vertige et faillit
tout avouer.
Depuis dix ans qu’elle le connaissait, elle avait
appris à résister à cet appel, auquel elle avait vu tant d’autres
céder…
« Désolé, cher associé, mais là, c’est mon
affaire. Pour l’instant. Et je ne veux pas vous effrayer. »
— Je vais réduire progressivement la liste,
répondit-elle. Essayer d’en rencontrer quelques-uns.
Le visage de Sergueï resta parfaitement immobile.
Seul un tic imperceptible trahit son agacement.
— Des Sorciers ?
Un ton désinvolte. Trop désinvolte. A force de la
fréquenter, il avait appris à reculer quand il le fallait. Parfois,
pourtant, il oubliait la règle.
— Deux, répondit-elle. Récemment formés. Pas de
souci à se faire, patron.
Du moins, elle l’espérait.