4.
— Salut, ma jolie ! C'est moi.
La première fois qu’elle avait rencontré O.P., elle avait pouffé nerveusement. La seconde fois, elle avait hurlé. Aujourd’hui, quand il apparaissait sur l’échelle de secours, elle se contentait d’ouvrir la fenêtre de la cuisine.
— Merci, grommela le phénomène qui venait d’atterrir devant elle. Mazette, le quartier où tu crèches devient dangereux ! Un fou s’est mis à me courir après, dans la rue, en criant que le moment du grand nettoyage était arrivé, ou un truc dans le genre… Encore un fanatique.
Wren haussa les épaules.
— Tu as quelque chose pour moi ?
O.P. s’ébroua comme un chien. Un halo de vapeur émanait de sa fourrure.
— Bon sang, ce que je déteste la pluie ! Ça me donne des démangeaisons.
Plongeant une patte velue dans le sac qu’il portait en bandoulière, il en retira une enveloppe de papier kraft toute froissée et la jeta sur la table. Puis, sans attendre d’y être invité, il rompit un morceau de la pizza restante et l’engloutit voracement.
Wren soupira et poussa vers lui le carton taché de graisse.
— Là, mange. Tu es tout maigrichon.
O.P. esquissa une grimace — en réalité, il était plutôt costaud —, mais ne se fit pas prier.
— Premier prix de rapidité, hein ? proféra-t-il entre deux bouchées. Je veux dire… pour ça, précisa-t-il en désignant du menton les papiers que Wren tenait à la main.
— Comme toujours, répliqua Wren, en déchiffrant la belle écriture moulée, qui paraissait si improbable quand on voyait les pattes d’O.P.
Le vrai nom d’O.P. était littéralement imprononçable. Son surnom remontait à la première rencontre avec Wren. Un passant terrorisé s’était mis à bégayer : « Un… un monstre ! » « Non, c’est un ours polaire », avait rétorqué Wren, de fort méchante humeur. A vrai dire, la qualification n’était pas fausse. Elle était même assez pertinente, et le surnom était resté.
O.P., bien sûr, n’était pas sa seule source, mais c’était de loin la plus fiable, et sans l’ombre d’un doute. La plupart des Démons étaient informateurs. C'était leur principal gagne-pain, hormis, bien sûr, lorsqu’ils jouaient les gardes du corps ou les monstres de foire. Et dans ce domaine, ils étaient redoutablement efficaces : ce que l’un savait, un autre le découvrirait tôt ou tard.
Tôt, en général, si l’argent était au rendez-vous. En outre, ils étaient d’une honnêteté sans faille : vous receviez ce pour quoi vous aviez payé, qui que vous soyez. Ce qui n’était pas désagréable, dans un monde aussi capitaliste. Wren aurait aimé que la Cosa s’en inspire un peu. Mais c’était mal parti : en dépit de leur nom, les Anges se perdaient dans des querelles sans fin. Les Fatae vous regardaient dédaigneusement. Quant aux humains, c’est-à-dire les Mages, elle se demandait s’ils n’étaient pas de la pire espèce, avec leurs règlements, leurs interdits en tout genre, leur hantise perpétuelle de voir quelqu’un sortir des rangs. En l’occurrence, le « quelqu’un » en question, c’étaient les Solitaires — les Talents qui refusaient toute affiliation. Le genre « syndiqué, mais refusant de faire grève », comme disait Sergueï. En fait, ce n’était pas si simple. Chacun avait une raison de devenir Solitaire…
Bref, on baignait dans un climat de parfaite détestation de l’Autre, source de tous les ennuis. Comme s’ils n’appartenaient pas à la même famille ! Mais voilà, certains ne pouvaient se faire à l’idée qu’un être de forme ou de couleur différente puisse vivre, parler, travailler à côté de leurs précieuses personnes. Wren n’avait aucune patience pour ces vétilles. Que chacun vive sa vie, tant que ce n’était pas au détriment de la sienne. Point final. Peu lui importait qu’on se nourrisse de soufre, ou qu’on tienne sa cuillère le petit doigt en l’air.
Parfois, elle se disait avec mélancolie à quel point il serait plus facile d’être une Profane. Puis elle voyait les Costumes-Tailleurs se précipiter vers leurs bureaux, chaque matin, et se trouvait parfaitement heureuse comme elle était, là où elle était.
Un borborygme la ramena à la réalité. O.P. venait d’émettre un rot de satisfaction.
— Alors, c’est quoi, l’affaire ? demanda-t-il.
Elle lui jeta un regard incrédule, qu’il soutint avec un air innocent. Tout ce qu’elle aurait l’imprudence de lui communiquer, sans accord préalable, serait vendu au prochain client avant même qu’elle ait le temps de se retourner.
O.P. haussa les épaules.
— O.K., déclara-t-il. Contente-toi de m’envoyer fureter dehors comme un chien.
Wren hésita à répondre, puis décida que le jeu n’en valait pas la chandelle. C’était déjà bien assez qu’elle ne l’ait pas flanqué à la porte. Ou plutôt par la fenêtre.
Elle n’avait rencontré que trois Démons au cours de sa vie. Leur aspect variait grandement. Certains pouvaient même passer pour des Humains, à condition de ne pas pousser l’examen trop loin. Ceux qu’elle avait fréquentés n’appartenaient pas à cette espèce. O.P. était le seul qu’elle parvenait à supporter plus de quelques minutes. Rien à voir avec un quelconque mépris, au passage. Simplement, les Démons de cette taille lui donnaient une migraine aussi atroce que si elle avait côtoyé un câble haute tension. De ce point de vue, les Fatae — elfes et autres créatures fantastiques — étaient plus supportables. Quant aux Anges, ils ne restaient jamais assez longtemps pour provoquer une quelconque réaction.
Pendant un instant, on n’entendit plus que les mandibules d’O.P. qui broyaient consciencieusement le reste de pizza.
Wren parvint à la dernière page, remit le dossier en place dans l’enveloppe, et considéra son interlocuteur d’un air songeur. Noms, travail, capacités… Une fois de plus, O.P. s’était révélé efficace.
Certains noms de la liste lui étaient familiers. Trop familiers, même. Ne pas conclure trop vite, cependant. Cela pouvait être dangereux. Se concentrer sur les faits.
« Emmagasine les informations, se dit-elle. Tu cogiteras plus tard. Quand tu seras seule. »
— Treize noms, c’est ça ?
Elle considéra l’énorme peluche affalée sur l’autre chaise de la cuisine. Ladite peluche éructa, et ne s’excusa pas.
— Ton type intéresse du monde, grogna-t-il. Il s’est fait quelques ennemis. Qui ont un dossier chez nous.
« Nous », c’est-à-dire toute la Communauté Magique, la Cosa Nostradamus. Humains et non-humains. Qui pouvaient se chamailler, voire s’étriper. Mais au final, c’était toujours « Nous » contre « Eux ». « Eux », c’est-à-dire les Ignorants, comme John Abenezer, son maître en magie, les appelait : des Profanes sourds et aveugles à ce qui se passait autour d’eux. Aucun amour entre les deux groupes. Une partie de la Cosa considérait son partenariat avec Sergueï comme une trahison. Et son cher associé affichait un manque d’enthousiasme flagrant à leur égard.
— De plus, poursuivit O.P., quelques respectables Humains veulent aussi sa peau.
— Quoi, il frappe les vieilles dames et moleste les chiens ?
Certes, elle avait eu des renseignements sur le client par les dossiers de presse. D’habitude, Sergueï rédigeait une notice détaillée sur toutes les informations utiles, mais là, il n’avait visiblement pas eu le temps. Et puis, le propriétaire lésé étant le client, pas la cible, on évitait autant que possible de le questionner.
— Non.
Le Démon se cura tranquillement les dents.
— C'est plutôt l’argent. Il aime ça, surtout celui des autres, qu’il reconvertit à son bénéfice. Un assoiffé de pouvoir de la pire espèce.
Wren haussa les épaules avec indifférence.
— Bah, rien de nouveau sous le soleil ! Il fait ce qu’il faut pour rester en tête de la meute des Prédateurs. Quelque chose que je ne sache pas déjà ?
L'Ours Polaire opina du chef.
— Il a visiblement de gros problèmes avec l’union locale des Mages.
— Waouh…
Elle ouvrit de grands yeux.
— Mauvais, cela.
Il fallait avoir du cran pour se mettre à dos les Sorciers. Ou une totale absence de cerveau. Ou bien encore être parfaitement inconscient. Autrement dit, l’individu en question ne connaissait peut-être du Conseil que sa face publique… C’est qu’on ne parlait pas volontiers des Mages, hors de la Cosa. Guère plus à l’intérieur, à vrai dire. La devise était : « Je n’entends rien, je ne vois rien, je ne suis rien. »
Quant à parler d’« union locale », c’était de l’humour pur. Le seul moment où deux sorciers pouvaient se trouver réunis, c’était aux toilettes. Et encore, certains étaient capables de soumettre leur vessie à la plus atroce torture plutôt que de respirer le même air qu’un congénère. Ils n’étaient pas plus tolérants avec les Humains. De manière générale, ils évitaient de se tenir à moins de cent kilomètres d’un autre être vivant. L’afflux de Courant dans leur cerveau faisait chavirer les neurones et les rendait plus fous encore qu’à l’accoutumée. Pour ce que Wren en savait, les Mages éprouvaient au contact des Humains ce qu’elle ressentait à côté d’un Démon. Pour le coup, elle les considérait presque avec sympathie.
Enfin, il ne fallait pas exagérer.
La dernière fois qu’elle avait eu le plaisir de rencontrer un Sorcier, elle avait failli finir dans un précipice.
— Bon…, reprit-elle. Et le Conseil ?
Dangereux ou pas, Wren préférait encore les Sorciers aux Mages Suprêmes du Conseil, qui étaient froids, calculateurs et mesquins. Après en avoir croisé un, elle éprouvait l’irrépressible envie de prendre une douche et de se laver pendant une heure.
— La rumeur dit qu’il a eu affaire à eux, et qu’il s’en est tiré indemne. Ne me demande pas comment c’est possible, mais il y a beaucoup de gens qui aimeraient connaître son truc !
O.P., soudain, se gratta furieusement le cou avant de pousser un long grognement de satisfaction.
Wren le considéra avec amusement. Un mètre vingt d’épaisse fourrure blanche, un nez noir en forme de bouton : on aurait dit un nounours échappé d’un magasin de jouets délirants, n’étaient les redoutables griffes acérées, la voix de stentor capable d’abattre une maison et les larges yeux rouges dont la pupille, au centre, était aussi fine que celle d’un chat.
Parfois, il lui arrivait de porter un chapeau et un pardessus couleur mastic qui le faisaient ressembler à un espion. Le plus souvent, cependant, il se contentait d’un jean, sans rien d’autre. Wren évitait de lui demander comment il pouvait se promener en public dans cette tenue, sachant que les Démons ne possédaient aucun des recours à la disposition des Talents. Et O.P. s’était abstenu de lui fournir la moindre explication. Courtoisie professionnelle oblige.
— C'est tout ? s’enquit-elle en désignant l’enveloppe.
Il acquiesça.
— C’est tout.
— Bien.
Une migraine pointait le bout de son nez : Wren avait atteint son seuil de tolérance.
— Sergueï s’occupera du virement. Et maintenant, du balai, lança-t-elle en décrochant le téléphone. Laisse la pizza, ajouta-t-elle sans même se retourner.
— Rabat-joie, grommela-t-il.
Et, par vengeance, il ne referma pas la fenêtre derrière lui. Des éclats de voix envahirent la cuisine.
— J’en ai assez, tu comprends !
Merveilleux… Le couple du 1B qui remettait ça. A coup sûr, le propriétaire devait les payer pour qu’ils se taisent, chaque fois qu’un futur locataire venait visiter un appartement dans l’immeuble. Le seul vrai jour de silence que Wren avait connu depuis son emménagement, c’était précisément celui où elle avait signé le bail. Soit ils se disputaient, soit ils faisaient l’amour. Un matin mémorable entre tous, ils avaient même réussi à concilier les deux.
— Merci pour le cinéma, ma vie me suff it ! grommela-t-elle en fermant la fenêtre.
Au même moment, la voix de Sergueï retentit dans le combiné.
— Emmène-moi dîner, veux-tu ? répliqua-t-elle.
Il y eut un bref silence.
— Pour quelle raison ?
— Parce que ça fait dix jours que tu ne m’as pas vue, et que tu t’inquiètes de savoir si je me nourris correctement.
Sergueï poussa un soupir audible. Elle ne plaisantait qu’à demi. Il lui était arrivé, sur une affaire, d’oublier de manger pendant deux jours. Sergueï avait failli en avoir une attaque.
— C’est la seule raison ?
Wren eut un claquement de langue réprobateur. Qui laissa son interlocuteur de marbre.
— Ecoute, Geneviève…
Sa mâchoire se décrocha. S’il utilisait ce prénom qu’elle exécrait, cela voulait dire qu’il était excédé.
— J’ai d’autres dossiers qui requièrent mon attention. Je ne peux accourir chaque fois que tu siffles.
Très excédé, même. Le marché devait être au plus bas.
— Oui, je sais, tu es un as des affaires… Dois-je te rappeler que je te rapporte plus que tous tes autres clients, que, par conséquent, je te permets de continuer à faire joujou avec ta galerie et qu’enfin, si je ne fais pas le boulot, ni toi ni moi ne serons payés ?
Un grognement dans le combiné, à mi-chemin entre la désapprobation et le rire. Avec Sergueï, il était impossible de savoir, même quand on se tenait face à lui. C’était la raison pour laquelle il était à la fois parfaitement agaçant et totalement séduisant.
Il était temps de clore. Sans quoi, à force de parler, la ligne finirait par grésiller.
— Pointe ton élégant museau chez Marianna, vers 7 h 30, d’accord ? lui dit-elle. Et apporte tous les renseignements possibles sur les collègues et concurrents du client, pour que je puisse avoir une vue d’ensemble des joueurs avant de commettre une grosse erreur.
— Ré f lé ch i r avant d'agir... Voilà qui est original.
— Oh, la barbe ! rétorqua Wren en raccrochant pour ne pas entendre le rire de son partenaire.

Le fauteuil heurta le mur recouvert de palissandre et fit trembler l’immense photographie d’un désert au petit matin, accrochée juste au-dessus.
— Bande d’idiots ! Incompétents notoires !
Le trente-sixième étage du Frants Building se divisait en neuf bureaux ordonnés autour d’un hall central. Dominant la ville, ils étaient spacieux et luxueusement meublés. L'un d’eux, légèrement en retrait, accueillait les secrétaires des différents exécutifs de la société. Cependant qu’un autre, deux fois plus vaste, était jalousement gardé par trois cerbères.
En cet instant précis, deux des cerbères s’étaient retranchés dans les toilettes, et le troisième prenait un air dégagé, comme s’il ne se passait absolument rien dans le sanctuaire du patron.
— Monsieur, nous pensons simplement que ce serait plus sage…
— Eh bien, ne pensez pas !
Oliver Frants pointait son doigt vers le plus jeune membre de l’assemblée, et son visage rubicond, rasé de près, virait à un rose malsain.
— Et ne me dites surtout pas ce que je dois faire !
Les mots cinglaient avec une précision meurtrière. Les trois cadres se regardèrent, hésitants. Agés de trente à quarante ans, ils étaient impeccablement vêtus et coiffés — dents blanches dans un visage resplendissant de santé. On les imaginait plutôt présidant, avec une maestria hautaine, une conférence de la plus haute importance.
Pour l’instant, ils se faisaient tout petits.
— Je n’abandonnerai pas ce bâtiment. Je n’annulerai aucun des rendez-vous prévus. Et je ne me cacherai pas ! ajouta-t-il en martelant chaque mot.
Tour à tour, il les dévisagea, jusqu’à ce que chacun d’eux baisse les yeux comme un enfant réprimandé.
— Monsieur ?
Frants ébaucha un sourire.
— Oui, Denise ?
Denise Macauley… Un esprit clairvoyant, rapide. Il éprouvait une tendresse secrète pour cette jeune femme, qui était sa protégée depuis des années.
— Si je peux me permettre, monsieur, peut-être serait-il bon de renforcer le système de défense du bâtiment ?
Il fronça les sourcils.
— Oui ? Et comment vous y prendriez-vous ? Les Mages ont fait savoir qu’ils ne travailleraient plus pour nous. Ou suggérez-vous d’engager un autre indépendant ?
Face au refus du Conseil d’intervenir dans cette affaire de vol, alors même qu’ils étaient responsables de l’installation de l’incantation, il avait effectivement dû recourir à un indépendant. En dépit des rumeurs malveillantes que le milieu officiel de la magie répandait sur leur compte, certains bénéficiaient d’une excellente réputation. Cependant, l’enquête était une chose, sa sécurité une autre.
Oliver Frants dévisagea son interlocutrice.
— A moins que vous ne pensiez à un Sorcier ?
— Oh, non, monsieur ! s’exclama vivement la jeune femme.
Rien n’était plus aléatoire ou dangereux que de faire appel à un Sorcier. Il était capable d’oublier purement et simplement sa mission, et de planter là ses commanditaires. Ou pire encore, de fournir la solution de votre problème à l’un de vos plus farouches ennemis. C'étaient des êtres aussi bizarres qu’imprévisibles.
Le grand patron esquissa un sourire. Il devinait les pensées de sa collaboratrice, qui réfléchissait à toute allure.
— J’ai entendu parler d’un Mage indépendant, reprit-elle, qui travaille au Nouveau-Mexique. Puissant, mais un peu trop… « original » au goût de ses confrères. Une réputation solide : il n’a jamais vendu, ni trahi aucun de ses clients. Issu des rangs du Conseil, mais exerçant en toute indépendance. Ouvert à toute proposition intéressante. Je crois que nous pourrions conclure un accord avec lui.
Quelle bénédiction pour un chef d’entreprise que d’être entouré de collaborateurs efficaces…
— Excellent, répliqua-t-il d’un ton satisfait. Marco, tu t’en charges.
Le cadre qui venait d’être nommé se leva sans répondre et gagna la porte, un peu plus rapidement, sans doute, que ne l’autorisait la bienséance. Oliver Frants, cependant, ne le rappela pas. La peur, compensée par de généreuses primes, n’était pas une mauvaise chose.
Sur son siège, Denise s’était raidie en entendant son patron charger un autre de l’exécution de son idée. Son visage, néanmoins, ne laissa paraître ni ressentiment ni colère. Frants hocha la tête. Une bonne recrue, vraiment. Il la récompenserait quand tout serait fini.
— Randolph ?
Aussitôt, l’homme interpellé redressa les épaules. Un vieux réflexe de l’armée, probablement.
— Pourriez-vous demander à Allison, aux Ressources Humaines, de préparer un communiqué de presse ? Du genre : « Un malheureux incident s’est produit dans nos locaux, nos systèmes de sécurité, parfaitement fiables, ne sont pas en cause, nul besoin donc de s’alarmer…, etc. » Et si ce salaud utilise la pierre pour nuire à Frants Enterprise, ajouta-t-il entre ses dents, il va très vite comprendre à qui il a affaire. Très, très vite.
Randolph acquiesça respectueusement et se dirigea d’un pas maîtrisé vers la porte.
— Monsieur ? s’enquit alors Denise.
Surpris, Frants releva la tête. Il avait presque oublié la présence de la jeune femme. Un instant, il la scruta de ses yeux inquisiteurs.
— Il est possible, commença-t-il d’une voix neutre, que ce vol ne soit pas le fait d’un concurrent. C'est un cas de figure extrême, je l’avoue, mais le malfaiteur pourrait bien entretenir des liens particuliers avec cet objet. Je pense que nous devons aller plus loin. Beaucoup plus loin. Donnez-moi votre bras, voulez-vous ?
Denise ne cilla pas. Elle avait compris. Et ce fut sans émotion apparente qu’elle le vit ouvrir le tiroir de son bureau pour en extraire une étrange petite boîte de paille tressée, ornée d’un curieux motif en forme de sablier. D’un coup sec, il fit glisser l’objet vers la jeune femme. Un sifflement semblable à celui du vent dans les branches se fit entendre…

Assise devant son ordinateur, la secrétaire ne broncha pas quand un bruit strident, métallique s’éleva du bureau du patron, aussitôt suivi d’un claquement mouillé, semblable à celui de deux chairs entrant en contact, et d’un cri d’agonie étouffé.
Etendant devant elle des mains parfaitement manucurées qui lui coûtaient cinquante dollars par semaine, elle les observa un instant, dans le silence revenu, et poussa un profond soupir.

Wren consacra le reste de son après-midi à lire des documents sur la nouvelle génération de détecteurs de mouvements. Ce n’était pas précisément une lecture d’agrément, mais quel moyen de faire autrement, si elle voulait se tenir informée des dernières avancées de la technologie ? Elle n’avait pas la moindre envie de subir une défaite si, pour une raison ou une autre, elle venait à manquer de Courant.
Etalée sur le tapis de la troisième pièce — celle qui lui servait de bibliothèque —, elle fut, malgré elle, captivée par les diagrammes alambiqués et les légendes minuscules qui couvraient les pages des magazines empilés devant elle. Elle perdit la notion du temps.
— Nom d’un chien ! jura-t-elle quand un coup d’œil rapide lui apprit l’heure.
Repoussant les journaux en toute hâte, elle se leva et quitta la pièce en refermant soigneusement la porte derrière elle. Une simple pression sur la poignée, et un mince filet d’électricité s’infiltra dans le mécanisme de fermeture. Un déclic se fit entendre. Evidemment, si le cambrioleur était déterminé à entrer, rien ne l’en empêcherait. L'incantation permettait seulement à Wren d’être avertie en temps réel de toute tentative d’intrusion. Bien sûr, elle aurait pu amadouer quelques fondamentaux pour les convaincre de jouer les plantons et faire office de sirène d’alarme. Sauf qu’il n’y avait rien de tel qu’un agglutinement de fondamentaux pour attirer précisément l’attention sur ce qu’on souhaitait cacher. Autant mettre une pancarte annonçant : « Ici, documents importants » !
Elle saisit ses clés dans le bol vert de la cuisine, glissa ses pieds dans une paire de bottes à talons plats et fonça vers la porte. Qu’elle verrouilla très classiquement, avec les bons vieux verrous dont se dote tout New-Yorkais qui se respecte.
Arrivée quasiment au bas des escaliers, elle se frappa le front en jurant.
— Idiote !
Pivotant aussitôt, elle remonta quatre à quatre l’escalier, déverrouilla la porte et attrapa le dossier orange posé sur la table de la cuisine. Le dossier qu’O.P. lui avait apporté…
Tout en dévidant un chapelet de jurons russes qu’elle tenait de Sergueï, elle se hâta de gagner la rue. Sans ralentir son allure, elle se dirigea vers le Marianna, quelques pâtés de maisons plus loin. Arrivée devant l’étroite devanture, elle fit une pause, essoufflée. Après tout, elle n’aurait jamais qu’un quart d’heure de retard… Un bref coup d’œil à son reflet dans la porte vitrée, pour s’assurer qu’elle était présentable…
Wren grimaça en songeant au rouge à lèvres inentamé, posé sur la tablette de la salle de bains. Oh, et puis, pourquoi se faire belle pour Sergueï ? Il l’avait déjà vue à 3 heures du matin, éclaboussée de sang des pieds à la tête, et trempée de sueur… Elle pouvait bien se peindre en bleu et vert, du moment qu’elle ne débarquait pas ainsi accoutrée à l’une de ses élégantes expositions. Il se contenterait de dire : « Intéressant, Geneviève, intéressant. »
En somme, Sergueï se souciait plus du contenu que de l’apparence. Et pourquoi diable cette pensée la déprimait-elle autant ?
Redressant les épaules, elle ouvrit la porte. Au bar, Callie leva les yeux de son magazine et, d’un coup de menton, désigna la table où Sergueï était assis.
Wren grimaça une nouvelle fois. Evidemment, il était là, un verre d’eau gazeuse devant lui. Il avait dû arriver à 7 h 29, impeccablement sanglé dans son pardessus, une serviette noire à la main.
— Il y a longtemps que tu es arrivé ? s’enquit-elle d’une voix détachée, en se glissant sur l’autre siège.
Levant tranquillement les yeux de ses notes, il la considéra un instant, avant de consulter sa montre et de hocher la tête.
— Depuis une quinzaine de minutes.
Avec son costume gris, sobre mais coûteux, et sa cravate de soie bordeaux, Sergueï aurait pu, sans se faire remarquer, fréquenter les bureaux calfeutrés des meilleures maisons de courtage. Sa carrure d’athlète, ses cheveux noirs coupés ras, son menton carré tempéré par un nez aquilin, lui auraient permis de briguer un poste de présentateur télé ou d’entamer une carrière de héros de cinéma.
En réalité, il dirigeait une galerie d’art aussi discrète que cotée. C’était là qu’il rencontrait ceux dont les soucis requéraient les services de Wren — simples citoyens, musées ou marchands qui ne tenaient aucunement à déclarer à la police le vol dont ils étaient victimes. Vol d’œuvres d’art ou d’objets plus… étranges. Comme dans le cas présent.
Callie s’approcha d’eux et les considéra, un sourcil levé, tout en s’essuyant les mains sur son tablier blanc.
— Comme d’habitude ? lança-t-elle à Wren.
Celle-ci hocha la tête.
— Non, attends… J’ai envie de vivre dangereusement !
Et, d’un œil averti, elle examina l’ardoise placée derrière le comptoir.
— Une salade César et un filet de sole.
— C’est ce que tu as pris les trois dernières fois. Change un peu, veux-tu ?
En dépit de la légère indifférence qui perçait dans sa voix, Callie n’appartenait pas à cette catégorie de serveuses dont le seul rêve était de se retrouver à Hollywood, et qui étaient légion dans cette ville.
— Et un verre de chianti, poursuivit Wren sans tenir compte de la remarque.
— Hum… Du rouge à la place du blanc. Tu prends des risques !
Callie avait beau être une vraie professionnelle, elle n’en était pas plus respectueuse pour autant envers la clientèle. Wren lui décocha un grand sourire.
— Tu comprends pourquoi j’aime cet endroit ? lança-t-elle en se tournant vers Sergueï.
— Je comprends. Pour moi, ce sera une salade composée et du cabillaud. De l’eau.
— Ouh là là ! s’exclama Callie, d’un air désabusé. Vous vivez trop dangereusement, vous deux !
Impassible, Sergueï regarda la serveuse s’éloigner d’un pas vif en direction des cuisines.
— Je crains, commenta-t-il, que nous ne la décevions terriblement.
Wren esquissa une grimace. Depuis qu’ils venaient ici, c’est-à-dire depuis l’arrivée de Wren dans le quartier, deux ans plus tôt, Callie s’obstinait à séduire Sergueï. En pure perte, car il ne semblait rien remarquer. Même la déception visible de la jeune femme ne l’atteignait pas. Wren comprenait Callie. Si Sergueï ne l’avait considérée elle-même d’un regard parfaitement neutre, elle aurait peut-être pu céder aussi à la tentation… Mais impossible de franchir la barrière implicite du « Nous sommes associés, et rien de plus ». Bien sûr, elle n’avait pas été immédiatement sensible à son charme. Comme il était étrange de découvrir un beau jour, qu’un être qui vous était si familier, pouvait devenir… intéressant !
« Ça suffit, se gourmanda-t-elle intérieurement. Concentre-toi ! »
— Alors, que m’as-tu apporté ? demanda-t-elle à son interlocuteur.
Sergueï sortit de sa serviette noire une enveloppe en papier kraft et la lui tendit.
— Les noms des principaux responsables de Frants Enterprise, et des compagnies concurrentes. Du moins celles qui ont une raison d’en vouloir à Frants, et les moyens d’engager un mage. Et toi ?
— Tout un tas de gens susceptibles d’avoir la force requise pour ce boulot, et détestant cordialement notre client pour une raison ou une autre. Surtout pour des questions d’argent.
Elle sortit une feuille de son dossier et la tendit à son partenaire. C'était une copie de la liste fournie par O.P., annotée de sa propre main.
— Cela m’étonnerait que tu retrouves un seul de ces noms dans tes données…, dit-elle.
— Ne sous-estime jamais mes sources, répliqua-t-il sévèrement. Bien souvent, ceux qui pensent être invisibles…
— Laissent une trace fluorescente, je sais, acheva-t-elle.
Wren avait eu l’occasion de rencontrer quelques-unes des « sources » de Sergueï. Un ancien expert médico-légal, qui s’acquittait ainsi d’une ancienne et considérable dette. Répondant au nom d’Edgehill, c’était un homme mince, aux yeux affolés et aux gestes saccadés. Il donnait l’impression de regarder un dessin animé de Bip-bip et le coyote en accéléré. Son obsession, c’était l’argent.
— Rien dans les dossiers de la police ?
Wren haussa les épaules.
— Rien sur ceux dont nous avons la liste. Et moins encore sur les « ni vus, ni connus ».
— Les « ni vus, ni connus » ?
— Des Talents trop bons pour être pris.
— Ah…
Sergueï eut un sourire qui adoucit l’expression de son visage et fit étinceler ses yeux d’un brun intense. Derrière cette image d’homme coriace et pragmatique, il dissimulait un sens de l’humour dont Wren regrettait qu’il ne s’exprime pas plus souvent.
— De la même force que toi ? demanda-t-il.
Elle hocha la tête, dubitative. Toute fausse modestie mise à part, elle connaissait sa valeur, et Sergueï aussi. Certes, ces individus étaient performants, mais elle était meilleure. Raison pour laquelle, d’ailleurs, elle n’apparaissait sur aucune des diverses listes qui circulaient. Son associé lui-même ne l’avait rencontrée que par hasard. Un hasard qui aurait pu être fatal, au passage : une tentative de meurtre dont il avait failli être la victime.
Son premier mentor, John Ebenezer, lui avait appris à garder profil bas, essentiellement pour préserver son indépendance et sa vie. Il existait, de par le monde, trois sortes de Mages : les membres du Conseil, les Solitaires et les morts. Les seconds, pour peu qu’ils aient du talent, avaient intérêt à se tenir à distance des premiers, qui ne manqueraient pas de vouloir les prendre sous leur coupe. Première règle du Solitaire, donc : se faire le plus discret possible.
Callie arriva à ce moment-là avec les salades, et ils interrompirent momentanément leur discussion. La serveuse proposa du poivre frais, qu’ils refusèrent poliment.
— Encore un truc que je ne comprends pas, commenta Wren lorsque Callie fut repartie.
— Quoi ? s’enquit Sergueï en haussant les sourcils.
— Le coup du poivre frais, grommela-t-elle. Qui voudrait en mettre dans sa salade ?
Son compagnon haussa les épaules.
— Il y a sûrement des gens qui aiment ça.
— Hmm… Moi, je crois que c’est un test, pour voir qui sera assez idiot pour essayer.
— Quel esprit suspicieux !
— Merci.
— Mange ta salade, rétorqua-t-il en agitant péremptoirement sa fourchette.
Puis il se concentra sur son assiette, tout en jetant un œil sur la liste fournie par sa coéquipière. Wren haussa les épaules. Elle préférait attendre d’avoir fini sa salade pour consulter le dossier qu’il lui avait donné, et éviter de consteller de gras les documents impeccables.
— Ce nom, là ! s’exclama subitement Sergueï.
— Oui ?
— Il est aussi sur ma liste, expliqua-t-il en pointant un doigt sur le document.
Wren le regarda avec attention, puis tourna la feuille vers elle.
— Le troisième en partant d’en bas. George Margolin.
— Je vois. Un Talent. Ni affilié au Conseil, ni Solitaire. Un marginal.
Autrement dit, un magicien qui n’utilisait le Courant sous aucune forme visible, et probablement, sous aucune forme du tout. Du moins pas consciemment. Mais on ne pouvait jamais être sûr… Certains aimaient laisser planer le doute.
— Bon, reprit Wren, ce sera notre suspect numéro un. De toute façon, toute personne figurant sur une liste établie par O.P. a quelque chose à se reprocher.
— O.P., hmm… ? s’enquit Sergueï d’un ton faussement nonchalant.
Wren agita sa fourchette vers lui.
— Hé là ! Ne dénigre pas mes sources. Ce monstre poilu m’apporte toujours quelque chose, ce qui n’est pas vraiment le cas de tes indics. Je crois me souvenir d’un certain cafouillage à propos de papiers d’identité, à cause duquel j’ai bien failli être descendue par les flics de Tucson.
— Un point partout, admit son compagnon, de bonne grâce.
Il était peut-être odieux envers les Démons et les Fatae, mais il fallait lui reconnaître cette qualité : il n’était pas plus tendre envers les Humains quand l’un d’eux se révélait incompétent. Particulièrement dans une situation où leurs propres vies étaient en jeu.
— Pourquoi ce type se retrouve-t-il sur ta liste ? demanda-t-elle.
— Tu as le dossier.
— A llez ! Je sais que tu connais tout ça par cœur.
Wren n’avait jamais compris l’intérêt de gaspiller de la place dans son cerveau en y stockant des données qui n’étaient pas absolument et immédiatement indispensables. A quoi servait l’écriture, alors ? Sergueï lui, retenait tout, surtout quand il s’agissait d’une affaire de la plus haute importance. Puis, quand tout était terminé, il creusait une sorte de fosse mentale et y jetait les informations jugées inutiles. Elle imagina son associé en train de passer son cerveau à la moulinette pour faire le tri, et elle éclata de rire.
— Qu’y a-t-il de si drôle ?
— Rien.
Se pinçant les lèvres, elle lui f it signe de continuer.
— Nous parlions donc de Margolin.
Sergueï fronça les sourcils, légèrement perplexe, mais s’exécuta.
— La quarantaine. Génie de l’informatique, directeur technique de Frants Enterprise. Etrange, pour un Talent.
— Pas tant que ça, surtout si c’est un marginal. Il ne risque pas de court-circuiter les systèmes, puisqu’il n’utilise que peu ou pas de Courant.
Si Wren évitait de se promener avec des petits joujoux technologiques, ce n’était pas faute d’en avoir envie, mais parce que cela mettait ses nerfs à rude épreuve.
— Visiblement intelligent, et d’humeur plutôt maussade. Il se plaindrait de ne pas avoir été promu, en raison de ses convictions religieuses.
— Quoi, il est scientologue ?
Ce fut au tour de Sergueï de rire.
— Non, parfaitement agnostique.
Wren essaya de lever un sourcil étonné, puis s’arrêta net. Elle risquait de ressembler à une chouette mal éveillée.
— Bon, je vois le motif. Le hic, c’est que c’est un marginal et…
Elle s’interrompit pour vérifier ses notes.
— Hmm… Pas de formation classique, pour autant qu’on sache. Aucun mentor connu.
C’était ainsi que travaillaient les Talents : des leçons particulières. L'habitude en avait été prise à l’époque où il fallait se méfier de tout et de tout le monde. On se liait sous la foi du serment, et dans le plus grand secret.
— Il n’est pas suffisamment puissant pour avoir tout perpétré lui-même. Et sans un mentor pour le seconder, comment aurait-il pu recueillir toutes les informations nécessaires, voire engager un mage ?
Elle fronça soudain les sourcils.
—A moins…, poursuivit-elle lentement, qu’il ne soit issu d’une famille de Talents. Une famille restée particulièrement discrète. Selon Abenezer, il arrive que le pouvoir se transmette de la sorte. Mais ça n’est pas fréquent — pas si fréquent, en tout cas, qu’on ne puisse remonter la piste. Bon… Ce n’est peut-être pas notre ennemi numéro un, après tout ?
Songeuse, elle marqua une pause.
— Je me demande comment il a atterri sur la liste d'O.P....
Sergueï prit la feuille pour lire la notice.
— Ur… Us…, ânonna-t-il en déchiffrant l’écriture.
— Usurier. Il doit avoir un portefeuille en piteux état. Bizarre. Il semble pourtant bien gagner sa vie. Augmentation de la pension pour les enfants ? Jeu ? La Cosa n’est pas tendre pour ceux qui contractent des dettes douteuses.
— Aucune information de ce côté. Pourtant, la Cosa surveille étroitement ce genre de pratique. Bon, je vais fouiller un peu.
Wren s’interrogeait parfois sur les mouchards qu’employait Sergueï. Non sur leurs capacités, mais sur leur origine. C'étaient pour la plupart des citoyens ordinaires : artistes au courant de tout ce qui se tramait dans l’univers des galeries et des musées, agents immobiliers qui savaient où nichait l’argent. Mais il arrivait qu’elle ait besoin d’informations qui ne se recueillaient ni dans un cocktail ni au cours d’une discrète enquête. Dans ces cas-là, les yeux sombres de Sergueï s’assombrissaient, sa bouche devenait muette… Et pourtant, il finissait toujours par fournir le détail demandé. Détail qui s’avérait toujours parfaitement fiable. Sans exception.
Wren, donc, ne s’enquerrait pas plus avant. Si, durant les affaires, ils ne se quittaient guère, en revanche, des semaines pouvaient s’écouler sans qu’ils échangent autre chose que de rapides coups de téléphone. Une grande partie de la vie de Sergueï lui échappait donc.
Oh, bien sûr, elle avait compris, quand elle avait rencontré son associé, que c’était un homme à secrets. Elle n’avait jamais su comment il connaissait l’existence de la Cosa et des Talents : les Mages n’avaient pas pour habitude de passer des annonces dans les journaux. Mais il était au courant, et d’une certaine façon, son silence avait renforcé la confiance qu’elle lui accordait. Il était rassurant de savoir qu’il ne divulguait pas les secrets qu’on lui confiait… Mais parfois, la curiosité d’en apprendre davantage la démangeait. Comme elle aurait aimé ouvrir la porte !
Sur un plan purement intellectuel, s’entend. Elle avait croisé quelques-unes des femmes qu’il fréquentait. Des Profanes, séduisantes, élégantes, distinguées, très « artistes ». Du genre dont on se souvient. Pas comme elle.
« C’est comme ça, ma pauvre fille ! Tu n’y peux rien. Et lui non plus. »
— Tu as relevé d’autres candidats, sur ta liste ? demanda Sergueï.
Brusquement tirée de ses rêveries mi-personnelles, mi-professionnelles, Wren s’ébroua et se hâta de finir sa salade. Tout en mastiquant furieusement, elle réfléchit à la question de son associé. Il y avait sans doute, sur sa liste, un Talent qui possédait toutes les qualités requises — le pouvoir, la rancune, et un sens de l’humour suffisamment tortueux pour trouver que c’était une bonne plaisanterie. Il suffisait qu’elle donne le nom, et Sergueï pourrait boucler son dossier.
Pourtant, elle ne dit rien. Elle n’essayait pas de mentir à Sergueï. Simplement, c’était trop tôt. Il fallait d’abord qu’elle en apprenne un peu plus.
Il existait des choses plus importantes que les affaires. La loyauté, par exemple. Avec un peu de chance, Sergueï ne saurait pas qui elle protégeait de la sorte — avant qu’elle n’ait la réponse à certaines questions, et que le problème ne soit par conséquent résolu, dans un sens ou un autre.
Callie s’approcha de leur table pour enlever les assiettes et apporter les plats suivants. Heureuse diversion, qui lui évita de répondre. Par consentement tacite, ils évitèrent de parler boutique pendant qu’ils savouraient leurs poissons respectifs, et bavardèrent de choses et d’autres. Sergueï raconta les préparatifs de sa nouvelle exposition, retraçant comiquement l’habituelle succession de catastrophes et de crises qui précède toute inauguration.
— Alors, Lowell, gesticulant comme s’il était sur une scène, s’est empêtré dans les câbles, qui se sont effondrés dans un bruit de fin du monde… L’œuvre a valdingué dans les airs, aussi légère qu’une plume !
Wren s’esclaffa.
— Pas de blessé ?
Sergueï prit une mine faussement piteuse.
— Juste l’artiste, qui a choisi ce moment-là pour faire son apparition. J’ai cru qu’il allait avoir une attaque.
Wren secoua la tête avec malice.
— Tu as espéré qu’il aurait une attaque. Comme ça, tu aurais pu doubler les prix, homme vil et mesquin !
Son compagnon eut la grimace de l’homme d’affaires floué.
— Triplé, tu veux dire. L’inconvénient, évidemment, c’est toute la paperasse qu’on aurait dû remplir. Et puis, il aurait fallu reporter l’exposition. Alors… je crois qu’il vaut mieux que son cœur ait résisté.
— Voilà des paroles dignes d’un amoureux des arts. Vous êtes un drôle de numéro, Sergueï Didier !
Ce dernier prit un air modeste.
— Je fais de mon mieux. Et j’espère, un jour, parvenir à être un honnête homme.
Il y eut un temps de silence. Puis tous deux ouvrirent la bouche en même temps :
— Mouais…
Ils se regardèrent et éclatèrent de rire. Après quoi, Sergueï acheva l’histoire des préparatifs de l’exposition. Wren sauça consciencieusement son assiette et la repoussa enfin, avec satisfaction. Jetant un coup d’œil vers Callie pour s’assurer que la serveuse avait repris son poste derrière le bar et qu’elle était plongée dans la lecture d’un magazine, elle sortit le dossier posé sous sa chaise.
— Vraiment, dit-elle quand elle eut fini de parcourir les feuilles, je doute qu’aucun de ceux-là soit celui que nous cherchons. Je veux dire… Il nous faut un homme qui s’y connaisse suffisamment en magie, qui ait une rancune tenace envers le client, et surtout, qui n’ignore rien de la formule de protection. Tout ceci ne nous laisse que trois ou quatre candidats. Je me concentrerai sur ceux qui ont déjà quelques méfaits à leur actif, et je comparerai les indices relevés sur le site avec leur signature.
— Nous nous basons donc sur ta liste ? demanda Sergueï en rangeant méticuleusement son couteau et sa fourchette.
Voyant cela, Callie dégringola de son tabouret et se précipita vers eux pour débarrasser la table et tendre la carte des desserts. Même s’il lui arrivait parfois d’être indiscrète, c’était une excellente serveuse.
— Combien d’entre eux remplissent les critères ?
— Tous, probablement.
Reposant le menu sans l’avoir consulté, elle prit une profonde inspiration. Il était temps de dire la vérité — même si c’était une demi-vérité.
— Comme je disais, ils ont le motif et les moyens.
— Et donc… ? reprit Sergueï.
Oh, ce ton ! Il savait qu’elle dissimulait quelque chose. Il devinait toujours. Plongeant son regard dans les yeux veloutés qui la fixaient, elle éprouva comme un vertige et faillit tout avouer.
Depuis dix ans qu’elle le connaissait, elle avait appris à résister à cet appel, auquel elle avait vu tant d’autres céder…
« Désolé, cher associé, mais là, c’est mon affaire. Pour l’instant. Et je ne veux pas vous effrayer. »
— Je vais réduire progressivement la liste, répondit-elle. Essayer d’en rencontrer quelques-uns.
Le visage de Sergueï resta parfaitement immobile. Seul un tic imperceptible trahit son agacement.
— Des Sorciers ?
Un ton désinvolte. Trop désinvolte. A force de la fréquenter, il avait appris à reculer quand il le fallait. Parfois, pourtant, il oubliait la règle.
— Deux, répondit-elle. Récemment formés. Pas de souci à se faire, patron.
Du moins, elle l’espérait.