Sergueï
était là quand elle regagna enfin son appartement. L'aube s’était
levée depuis deux heures déjà. Elle avait abandonné la voiture
volée dans l’allée d’un inoffensif pavillon, à plus d’une heure de
route de la propriété de Prevost. Puis elle s’était rendue à pied,
soit quelques kilomètres, à la gare locale où elle avait pris un
bus, direction Washington. De là, elle avait attrapé le premier
express qui repartait sur Manhattan.
Au moment où elle franchit la porte, le
survêtement enfilé dans la voiture en piteux état, elle aurait pu
passer pour l’une des ces folles qui errent dans les rues en quête
d’une guérison improbable. Sergueï lui tendit une tasse de café
fumant qu’elle prit avec gratitude. Le breuvage n’était pas fameux,
mais il était chaud, et plein de caféine, ce qui était tout ce
qu’elle demandait.
Aujourd’hui, on était… samedi. Non, dimanche.
Voilà pourquoi elle avait dû attendre si longtemps le train. Dieu,
qu’elle avait besoin de sommeil !
— Je ne suis pas assez payée, grommela-t-elle dans
sa tasse.
Sans répondre, Sergueï la fit pivoter en
direction de la salle de
bains. Puis il ouvrit le robinet de la douche et fit couler une eau
brûlante.
— Combien déjà, ma part ? reprit-elle en avalant
une autre gorgée de café.
Elle soupira de satisfaction. La caféine
commençait à faire son effet : ses neurones étaient en train de se
reconnecter.
— Je suis sous-payée, sans blague !
reprit-elle.
— Tu veux vérifier les comptes ?
— Pourquoi pas ?
Tranquillement Sergueï lui prit la tasse des mains
et la posa sur la tablette. Avant que la jeune femme ait eu le
temps de protester, il attrapa son pull et le tira par-dessus sa
tête. Instinctivement, Wren leva les bras, et le pull valsa sur le
sol de la salle de bains. Compris ! Elle se débarrassa de ses
chaussures, puis de ses chaussettes et du pantalon. Suivirent de
près le soutien-gorge et la culotte. Elle était trop épuisée pour
se soucier de pudeur. Et elle se retrouva dans la douche avant même
de s’en rendre compte. L'eau brûlante et la vapeur l’enveloppèrent
brutalement. Ses cheveux se collèrent à son visage, et elle grogna
de plaisir en se blottissant sous le jet puissant. La crasse et la
poussière glissèrent sur elle et disparurent comme par
enchantement. Après chaque expédition, c’était toujours la même
chose : cet épuisement qu’elle éprouvait jusque dans ses os, cette
lassitude au-delà de toute expression. Rien ne valait l’eau chaude
pour se sentir renaître. Evidemment, il lui faudrait un peu de
temps pour récupérer complètement, mais au moins, elle se sentait
capable, à présent, de dormir comme un bébé.
Les joues rouges, un sourire ravi aux lèvres,
Wren ouvrit le rideau de la
douche, et prit la tasse que lui tendait Sergueï. Hmm… Du café
frais…
Quand elle eut avalé la dernière goutte, elle se
retrouva face à une serviette propre, posée à son intention sur le
lavabo. Sergueï avait disparu. Elle se sécha, épongea rapidement
ses cheveux, et partit à la recherche de son associé. Il était
assis dans l’unique fauteuil du salon, écoutant un blues
mélancolique, sur lequel traînait une voix de femme française.
Mauvais signe, ça, quand Sergueï s’envolait pour Paris…
Le laissant là, elle gagna sa chambre. Fouillant
rapidement dans les tiroirs de la commode, elle en retira des
dessous et un jean. Au pied du lit, elle avisa un pull qui avait
l’air à peu près correct. Vêtue de propre, ragaillardie, elle
revint dans le salon et s’assit en tailleur sur le tapis. Sergueï
arrêta la musique.
— Alors ? demanda-t-elle en lui lançant un regard
inquisiteur.
La crispation de ses mâchoires était trop
prononcée pour qu’il n’y ait pas des soucis en vue…
— La pierre a repris sa place, comme prévu. Mais
le travail n’est pas fini, selon le client.
Wren dévisagea un instant son compagnon.
— Hmm… Un problème de fantôme, peut-être ?
Le visage de Sergueï exprima successivement le
trouble, l’étonnement, et la résignation.
— Reprends depuis le début, dit-il en soupirant.
Je veux tous les détails.
Le rapport que fit Wren prit presque autant de
temps que l’action elle-même ; son compagnon l’interrompait sans cesse pour demander
davantage de précisions.
— Au moment où la baguette a touché la
pierre…
— Que s’est-il passé ?
Songeuse, Wren observa un instant les motifs du
tapis qu’elle suivait avec son doigt.
— Je n’en sais fichtre rien, murmura-t-elle. Il y
avait de la fumée partout. Je n’apercevais même pas le bout de mon
nez. Mais je vois où tu veux en venir. J’y ai pensé, sur le chemin
du retour… Oui, je pense que le fantôme est sorti de la pierre.
Non, je ne sais pas comment il y est entré.
— Il faisait partie de l’incantation, répliqua
Sergueï, d’une voix sèche.
Incrédule, elle le dévisagea. Plaisantait-il ? Son
sourire crispé ne l’indiquait pas.
— Tu veux dire…
— Que le fantôme appartenait…
— J’ai compris. Mais tu veux dire qu’ils ont lié
une personne à la formule ? Une personne vivante ?
— Morte, plutôt. Sinon, ce ne serait pas un
fantôme.
— Non, Sergueï, tu ne comprends pas. J’ai
l’impression que celui qui a créé l’incantation a utilisé la
personne vivante. Qui, par conséquent, en est morte.
— Un meurtre ?
Wren acquiesça.
— Il n’aurait pas pu… je ne sais pas, moi,
invoquer l’esprit d’une personne morte ?
Sans optimisme, Sergueï tentait de passer en revue
toutes les solutions possibles.
—
Peut-être. Je n’y connais rien, moi, dans les morts-vivants. Je ne
sais pas comment on les utilise en magie. Ce n’était pas dans le
mode d’emploi que j’ai reçu.
Pas dans celui que John lui avait donné, en tout
cas. Il était bien trop droit pour ça. C'était le genre de sujet
dont il avait préféré la tenir à l’écart. Louable, mais fort
dommageable au moment où elle avait précisément besoin de
l’information.
Wren se leva et commença à faire les cent pas dans
la pièce en agitant les mains, à la manière d’un professeur en
pleine leçon.
— Bien. Réfléchissons. Selon la plupart des écoles
de magie, les esprits sont de l’énergie pure associée à une
enveloppe charnelle, le temps d’une vie. Quant à savoir d’où vient
cette énergie, là, on entre dans le domaine de la religion, avec de
sérieux maux de tête en perspective. Bon, j’ai aussi appris qu’au
moment de la mort, l’esprit ou énergie, comme on veut, se disperse
et réintègre le flux élémentaire.
— Dans ce cas, pas de fantôme.
Sergueï se renversa dans son fauteuil, les yeux
mi-clos. En dépit de l’air détendu qu’il affichait, elle percevait
son état de vigilance extrême.
— Normalement. C'est la raison pour laquelle, à
mon avis, la personne devait être vivante. Du moins au moment de
l’incantation. J’ignore quand il l’a tuée. S'il est possible de
s’emparer de l’esprit et de le piéger, à l’instant où la chair
meurt…
Wren frissonna.
— Brrr, c’est affreux ! Vraiment trop moche ! Tuer
est une chose, se faire enfermer comme ça en est une autre. Et si on est claustrophobe, hein
? Quelle horreur !
— Ce n’est rien à côté de notre situation,
répliqua Sergueï. D’après le contrat, nous devions rapporter la
pierre dans son état premier. Nous avons échoué. Par conséquent, le
client refuse de procéder au dernier versement.
Ce fait le mettait davantage en colère que l’idée
d’une injustice tragique commise on ne savait quand.
Fronçant les sourcils, Wren continua à
réfléchir.
— Si l’énergie de la mort est nécessaire à la
création de l’incantation, ou à son activation, alors… alors, ça
veut dire que le fantôme est indispensable…
— Et que notre contrat est nul et non avenu
!
Elle leva les bras au ciel.
— Tu n’aurais pas pu me dire ça avant ?
Sergueï lui lança un regard noir.
— Je ne le savais pas, avant ! Et même si j’avais su ce détail, qu’est-ce
que j’aurais bien pu dire ? Ce n’est pas moi l’expert en magie, ici
!
Wren fourragea dans ses cheveux, agacée. Il avait
raison. C'était une sacrée faille dans leur partenariat… Et
dangereuse. Malgré toutes ses lectures et tout ce qu’elle lui avait
appris, ses connaissances en matière de magie n’étaient pas
suffisantes pour maîtriser toutes les subtilités d’une
négociation.
— Nouvelle règle numéro un, lança-t-elle. Avant
d’accepter une mission, on se renseigne sur tous les détails de l’affaire. Même si tu dois
m’appeler en cours de discussion, et les faire patienter, pour voir
avec moi ce qui te paraît bizarre. D’accord ?
Il hésita.
Ils se dévisagèrent un long moment en silence.
Puis Sergueï poussa un soupir et acquiesça. Wren se détendit. Voilà
un grand pas de franchi. En attendant…
— Je suppose qu’il est impossible de dénoncer le
contrat ? demanda-t-elle.
Le regard que lui décocha son compagnon fut
éloquent. Echouer dans une mission était très dommageable en termes
de réputation. Surtout quand l’échec était de votre fait.
— Génial. Il ne nous reste plus qu’à découvrir
comment on attrape un fantôme pour le remettre dans une pierre. Et
après, on ira chercher le chèque.
Comme pour refléter l’humeur qui régnait dans le
petit appartement, les nuages s’accumulèrent au-dehors, et avant
midi, une pluie fine commença à tambouriner sur les vitres. Rien de
très menaçant, cependant. Wren huma avec plaisir l’air rafraîchi et
comme nettoyé qui entrait par la fenêtre qu’elle venait
d’ouvrir.
Se retournant, elle considéra la pièce éclairée
d’une multitude de lampes qui lui servait de bibliothèque-entrepôt.
Chaque mur était couvert de rayonnages, et le parquet était
encombré de caisses remplies d’objets magiques provenant des
enquêtes précédentes, et dont elle ne savait que faire. De la
moitié des ouvrages accumulés ici, elle n’avait lu que la quatrième
de couverture. Mais elle les y avait entreposés, au cas où. Eh
bien, le « cas où », c’était maintenant. Elle promena un doigt sur
la tranche des livres, à la
recherche d’un titre touchant de près ou de loin aux
fantômes.
— A ce stade de l’affaire, nous ne devons négliger
aucune piste, aussi absurde qu’elle paraisse ! cria-t-elle à
l’intention de Sergueï, resté dans le bureau pour faire des
recherches sur le Net.
A sa grande surprise, elle s’aperçut que le
Courant qui exploitait l’énergie de la mort était un sujet
abondamment traité, à défaut de l’être toujours avec sérieux.
Etrange, vraiment, qu’elle n’en ait pas entendu parler
jusque-là…
Mais était-ce si étrange, après tout ? Pour
s’intéresser à ce genre de domaine, il faut avoir une raison bien
précise.
Assez rapidement, les deux enquêteurs réalisèrent
que l’existence des esprits relevait surtout du débat théorique,
même dans les sources les plus fiables. Il était impossible de
déterminer si les « rencontres » évoquées correspondaient
effectivement à des fantômes, ou si c’était simplement le produit
de l’imagination d’un utilisateur de Courant, voire une
plaisanterie montée de toutes pièces par un magicien habile.
— Ou par un sorcier en train de perdre les
pédales, grommela Wren en jetant un regard aux piles de livres qui
s’amoncelaient par terre.
Elle avait renoncé à les apporter à côté pour les
feuilleter quand Sergueï, excédé par ses commentaires sur l’idiotie
des auteurs, l’avait mise à la porte de son propre bureau.
La plupart de ces traités sur le surnaturel
étaient parfaitement inutiles. Quatre-vingt-dix pour cent des
croyances provenaient des peurs et des superstitions, pas de la
réalité. Alchimistes, scientifiques, magiciens, personnalités éminentes comme John Dee
ou Agrippa von Nettesheim, petits trafiquants de Courant — tous ou
presque échouaient à approcher de la vérité. Ceux qui savaient
quelque chose, c’est-à-dire quasiment rien, éprouvaient cependant
le besoin urgent de partager leurs connaissances.
Bien sûr, il y avait une certaine part de vérité
dans ces « magies alternatives », comme les appelaient les auteurs.
L'art des plantes, « miracles » provoqués par la foi… C'était aussi
réel que le Courant, quoique bien moins sûr. Parfois, cela
marchait. Parfois, non. La réussite avait moins à voir avec le
talent qu’avec la chance, pure et simple. Des thèses circulaient,
bien sûr, évoquant l’irruption d’un monde parallèle ou une
intervention d’ordre divin. L'essentiel des explications,
cependant, reposaient sur le folklore ou l’imagination débordante
des Profanes.
Néanmoins, Wren avait retenu une leçon essentielle
de sa brève et morne fréquentation de l’université — deux ans, le
temps de passer un DEUG, et uniquement parce que sa mère l’avait
posé en préalable à sa collaboration avec Sergueï. A savoir qu’on
peut découvrir des informations utiles dans des endroits
improbables. Rangeant un ouvrage ancien sur la nécromancie, elle
prit à la place un livre de poche récent et populaire sur les «
visites spectrales », écrit par un chasseur de revenants qui
affirmait en avoir répertorié plus de cinq mille. Sautant le
chapitre consacré aux maisons hantés, elle alla directement à celui
qui évoquait les fantômes des victimes de meurtre — les « âmes
tourmentées », selon l’expression consacrée. Malheureusement,
l’auteur semblait ne s’intéresser qu’aux esprits qui revivaient
pour ainsi dire leur mort,
et à ceux qui hantaient les lieux où ils avaient été
assassinés.
— Pas le cas ici. Dommage.
Le spectre qui s’était dressé devant elle semblait
surtout vouloir échapper à sa prison. Profiterait-il de sa liberté
pour retourner sur la véritable scène du crime ? Mais elle n’avait
pas la moindre idée de l’endroit en question ! Quel handicap,
vraiment, de ne pas connaître l’incantation qui avait servi à la
protection de l’édifice ! De toute façon, peu de chance que le
Conseil livre les détails, même si Sergueï n’avait pas formellement
affirmé que le dossier avait été « censuré »…
Wren imagina le fantôme pénétrant dans le hall
d’entrée de Frants Enterprise, et sourit. Elle voyait d’ici Rafe et
ses acolytes escorter manu militari un
ectoplasme jusqu’à la porte.
Une douleur dans l’œil gauche la fit brusquement
tiquer. Abaissant ses paupières pour calmer la douleur, elle
inspira et expira profondément pendant quelques minutes. Elle avait
rencontré quelques magiciens qui se servaient du Courant pour
soigner des blessures sérieuses. Pour sa part, elle était incapable
de faire mieux qu’une aspirine, une compresse froide ou un bon
massage.
Et, question massage, impossible de demander quoi
que ce soit à Sergueï. En temps normal, il l’aurait fait
volontiers. Au vu des récents événements, elle préférait éviter les
contacts physiques. Agacée, elle secoua la tête pour chasser la
pensée de son esprit. De toute façon, il était trop tendu pour
qu’elle fasse appel à lui. Wren ne savait pas ce qui le
tourmentait, et ne le lui demanderait pas. Si c’était lié au travail, ils risquaient de
se disputer aussitôt ; s’il s’agissait d’autre chose, cela sortait
du cadre de leurs conventions et…
Elle revint aux raisons qui la poussaient à
s’éloigner physiquement de Sergueï. Ah, flûte !
Une dose d’énergie savamment calculée circula à
travers l’appartement jusqu’à la chaîne stéréo. Le bouton se mit à
tourner tout seul, pour se caler sur la radio de jazz locale. On
entendit la fin d’un message publicitaire, puis les premières
mesures d’un morceau pour trompette. Une musique d’ambiance
parfaite… Wren ferma les yeux et se laissa porter un instant par la
musique. Puis elle les rouvrit et se concentra sur son livre.
En entendant les accords feutrés, Sergueï marqua
une légère pause, puis reprit ses recherches. Trois fenêtres
étaient simultanément ouvertes sur l’écran. Le plus rapidement
possible, il explora les liens proposés en grommelant entre ses
dents. Quelle plaie de ne pas avoir le haut débit ! Mais il ne
pouvait blâmer Wren de vouloir faire des économies.
Les sites qui paraissaient raisonnables — dans
l’échelle de folie qui était la leur — étaient aussitôt
enregistrés, les autres effacés. Ce type d’enquête était un peu
particulier, et il y était venu relativement tard. Cependant, elle
correspondait assez bien à sa tournure d’esprit : Sergueï aimait
travailler sur plusieurs pistes en même temps.
Et tandis qu’une partie de son cerveau suivait
l’une de ces pistes, l’autre se remémorait la conversation qu’il
avait eue la nuit précédente. Il était resté tard à la galerie,
plus pour occuper son esprit que pour travailler sérieusement. Tripatouiller des factures
ou changer pour la énième fois son programme d’expositions valait
mieux que d’attendre, les bras ballants, l’appel de Wren qui lui
confirmerait que l’opération s’était déroulée comme prévu…
Mais que n’aurait-il pas donné pour ne pas avoir
décroché quand son téléphone avait sonné ! En lieu et place de la
jeune femme, il avait entendu une voix masculine surgie du passé,
une voix aux accents trop familiers… Matthias. Responsable de
l’Amérique du Nord au Silence. L'homme qui transmettait les ordres
de Sergueï.
— Nous te retirons l’affaire des mains.
A peine le temps de protester.
— Ton impartialité est en cause.
Douglas avait promis de considérer sa proposition
: son retour en échange de la liberté de Wren. Le vieil homme
avait-il perdu son pouvoir d’autrefois ? Ou bien la situation
était-elle si urgente qu’une promesse faite aux siens ne valait
plus rien ?
Mais il n’était pas l’un des leurs. Pas tant qu’il
ne revenait pas officiellement au bercail. Si jamais il le faisait
un jour, et si l’engagement qu’il avait formulé à demi-mot devant
le Vieux n’était pas du bluff destiné à gagner du temps. Ce que
tous deux, à dire vrai, suspectaient. En tout cas, jusque-là, il
n’était qu’un pion comme un autre.
Sergueï s’obligea à reprendre le contrôle de
lui-même, et enferma soigneusement ses émotions dans la boîte
prévue à cet effet. Boîte que des hommes comme son interlocuteur
lui avaient appris à construire.
— Il ne s’agit pas d’impartialité, répliqua-t-il
avec un calme parfait. Mais de jugement. Je pense que ses talents, pour impressionnants
qu’ils soient, ne sont pas suffisants compte tenu des risques. En
outre, la… discipline que vous exigez ne lui conviendra pas.
Il marqua une légère pause.
— Jusque-là, tu ne remettais jamais en question
mes jugements. Que s’est-il passé pour que tu doutes soudain de moi
?
Le manque de confiance qu’il décelait chez son
interlocuteur ne tenait pas au fait qu’ils avaient tous deux choisi
des voies différentes. Il aurait voulu ne pas se sentir si détendu
— le souffle régulier, le dos parfaitement carré dans son
confortable fauteuil de cuir, les mains à plat sur son bureau.
Comme si Matthias pouvait percevoir, à l’autre bout de la ligne,
cette attitude qui signifiait : « Je n’ai rien à cacher, je ne
crains rien. »
— Sergueï… N’insulte pas mon intelligence. Nous
nous sommes pliés à tes exigences pendant des années. Mais il est
temps de rentrer à la maison, maintenant.
— Va au diable, Matthias, dit doucement Sergueï,
avant de raccrocher.
D’un air absent, il considéra la toile accrochée
sur le mur en face de lui. Habituellement, elle lui procurait un
vif sentiment de satisfaction et de plaisir. Et il sentit les
filets glacés de la terreur l’envelopper progressivement, le
paralyser. Ses pensées tourbillonnaient, pareilles à une nuée
d’oiseaux qui, à peine posés, s’envolent de nouveau. Dès qu’il
essayait d’en saisir une, elle disparaissait. Bientôt, il eut
l’impression que son cerveau même s’était arrêté de penser.
Un léger tintement le ramena à la réalité.
Son ordinateur lui signalait
l’arrivée d’un mail. Et l’obligeait à se replonger dans
l’action.
Agir. C'était le seul et unique remède contre la
peur. Le seul et unique moyen de desserrer légèrement l’étau qui
les enfermait peu à peu, Wren et lui…