6.
Elle avait agi sous le coup de l’impulsion. Du moins était-ce ce qu’elle se répétait. Elle soupira. D’habitude, elle jetait les cartons d’invitation qui arrivaient avec une régularité d’horloge. Elle pouvait toujours s’en aller. Ne serait-elle pas mieux à la maison, blottie sous une couverture, à lire… à lire des études sur le phénomène de la translocation, par exemple ? Ou le dossier sur l’histoire du client ? Elle y trouverait peut-être un fil conducteur…
Cela dit, elle devait reconnaître que Sergueï avait très bien parlé du second artiste exposé. Et s’ils étaient rarement d’accord sur la question de l’art, en revanche, elle avait une entière confiance en son jugement quand il affirmait qu’elle aimerait.
Et puis, l’idée de rester seule la rendait nerveuse. Elle avait l’impression d’être sur des charbons ardents. Peut-être à cause de la douceur de la soirée, ou des couples et des groupes qui déambulaient dans la rue et s’asseyaient aux terrasses pour boire un verre. A moins que ce ne soit tout simplement le résultat d’une journée parfaitement frustrante, consacrée à tenter de dénicher un indice.
Bref, quelle que soit la raison, elle avait enfilé une robe rouge sans manche, arrangé ses cheveux en un désordre convenable, dépoussiéré ses sandales noires à talons, mis rapidement du rimmel, et arrêté un taxi dans la rue.
Evidemment, elle savait qu’elle allait débarquer en plein surréalisme. Agglutinées autour des socles ou devant les tableaux, une multitude de jolies petites choses, parmi lesquelles certaines n’étaient plus ni jeunes ni jolies, mais respiraient l’argent à plein nez…
— Excusez-moi.
Elle voulut se frayer un passage entre un groupe d’invités et une sculpture qui ressemblait à de la toile cirée entortillée et badigeonnée de peinture, mais n’obtint aucune réaction.
— Excusez-moi ! lança-t-elle d’une voix plus forte.
Rien. Elle donna un coup de coude à sa voisine, un grand cheval blond au teint anémique qui continua à pérorer imperturbablement.
Wren sentit la moutarde lui monter au nez.
« Même vêtue d’une robe rouge au décolleté profond, je reste invisible », songea-t-elle, dépitée. Réfrénant une folle envie d’envoyer quelques électrons bien sentis à la blonde maladive, elle essaya d’envisager la situation sous un autre angle.
A ce moment-là, une main solide se glissa sous son coude.
— Pardon, excusez-nous, dit une voix profonde et chaleureuse, en la guidant entre les jolies petites choses qui s’écartèrent comme les eaux devant Moïse.
Son compagnon l’entraîna vers le bar dressé à l’arrière de la galerie, où la foule, moins nombreuse, buvait et riait. Ils s’arrêtèrent près d’une large sculpture. Emerveillée, Wren faillit tendre la main pour caresser les courbes voluptueuses de la statue.
— On dirait que c’est vivant, murmura-t-elle.
— De l’art pur, répliqua Sergueï en attrapant un verre de champagne sur le plateau du serveur et en le tendant à Wren.
Elle hocha la tête.
— Je le prendrais bien dans mes bras, commenta-t-elle avec envie.
Derrière elle, un homme s’étouffa dans son verre. Sergueï sourit.
— Si tu veux, je peux te faire rencontrer l’artiste. Et je ne prendrai pas de commission sur la transaction.
— Vous êtes bien aimable, monsieur le marchand.
Mais avec ou sans commission, elle ne pourrait jamais s’offrir la sculpture. C’était un rêve chimérique mais agréable…
Sergueï fronça soudain les sourcils, le regard fixé par-dessus l’épaule de Wren.
— Attends-moi une minute, veux-tu…
Elle se tourna à demi pour le suivre des yeux. Elle ne voyait rien… Ah si, là-bas, près de la table où étaient disposés les alcools forts. Le pauvre Lowell avait l’air dépassé par la situation. Une situation qui, en l’occurrence, ressemblait à une femme sculpturale en pantalon et chemisier de soie noire, cherchant à convaincre le serveur de lui laisser le libre usage d’une bouteille.
— Chérie, tu en as eu assez comme ça, murmura Wren en observant les mimiques de son associé.
Le langage des corps était parlant. Sergueï connaissait intimement la femme sculpturale, mais ce n’était visiblement pas une liaison sérieuse — du moins pas comme celle de l’été dernier. S’il avait amené la femme à ce vernissage, c’était probablement parce qu’il espérait qu’elle lui serait utile, et non qu’elle provoquerait un scandale. Même si elle ne ressemblait pas vraiment à ses goûts habituels.
Sergueï parut maîtriser l’orage, au grand soulagement de Lowell, et Wren reporta son attention sur la sculpture. Finalement, l’art abstrait n’était pas toujours rébarbatif…

— Vous m’aviez assuré qu’il n’y aurait aucun danger, que l’incantation était neutralisée et que rien ne pourrait l’activer. Rien.
Immobile sur son siège, la femme retenait une envie forcenée de gifler l’espèce de fouine qui larmoyait devant elle. Mais professionnellement, ce n’était pas judicieux de gifler un client, en dépit du soulagement que cela pouvait constituer sur le plan personnel.
L'homme continua à geindre. Avec un certain dégoût, elle suivit un instant le mouvement fébrile des lèvres, étrangement charnues dans ce visage émacié au teint cireux. Puis, détournant les yeux, elle examina son reflet dans la vitrine et vérifia que son expression ne trahissait pas l’irritation qui croissait en elle. Ce visage était celui d’une femme bien conservée, entre quarante et cinquante ans, la peau mate, légèrement ridée aux coins des lèvres et des yeux, avec un nez volontaire et de grands yeux sombres mis en valeur par des cheveux noirs coupés court. Un visage qui inspirait confiance, et qu’elle exploitait à cet effet.
Une intonation plus aiguë que les autres la ramena à son client. Ils se trouvaient en ce moment dans son bureau, une agréable pièce au premier étage d’une imposante demeure qu’elle supposait être la sienne. C'était toujours là qu’il lui donnait rendez-vous. Alors qu’elle aurait préféré régler les problèmes par téléphone, cet idiot exigeait de la rencontrer pour discuter chaque détail de l’affaire.
A cette idée, elle sentit renaître son irritation, qu’elle maîtrisa en se donnant l’air d’écouter attentivement les propos de son interlocuteur. Elle avait eu une longue journée, mais ce n’était pas une excuse. A la manière dont un client négociait, vous en appreniez long sur lui. Certains exigeaient que la rencontre ait lieu sur un terrain neutre. D’autres évitaient le face-à-face, préférant conserver l’anonymat. D’autres enfin, et c’était le cas ici, éprouvaient l’irrésistible besoin d’étaler leur pouvoir.
Vu qu’il était son client le plus important, il se donnait tous les droits. Comme de l’appeler à 7 heures du matin en bêlant que l’« objet » lui donnait la « chair de poule ». Cet objet qu’il avait tant convoité, et qu’elle lui avait quasiment apporté sur un plateau… Et il avait exigé qu’elle vienne immédiatement, sans se soucier de savoir si elle avait d’autres engagements.
Mais voilà, quand votre principal commanditaire aboie, vous accourez. De mauvaise grâce, elle avait annulé tous ses rendez-vous de la journée. Heureusement, la plupart de ses clients avaient le tact de reconnaître ses talents et de « solliciter » courtoisement sa présence. Celui-ci, en revanche, avec sa « chair de poule »…
Seigneur Dieu, que voulait-il donc ? Elle l’avait pourtant prévenu que l’objet avait des pouvoirs magiques. Avec arrogance, il avait répliqué qu’il était prêt et qu’il avait pris toutes les précautions nécessaires.
Et voilà qu’il se dégonflait comme une baudruche et que son teint jaune s’accentuait dangereusement. Pourtant, même terrifié, il restait redoutable. Et puis, l’excentricité a tous les privilèges du monde quand elle est soutenue par la richesse. Ce qui expliquait qu’elle eût effectué huit heures de route pour venir lui tenir la main. Métaphoriquement, s’entend : il ne la payait pas assez pour aller jusque-là…
Réprimant un soupir, elle prit son ton le plus patient.
— Nous en avons parlé à plusieurs reprises, n’est-ce pas ? dit-elle pour la troisième fois en une heure. La pierre recèle une incantation. Incantation qu’il est absolument impossible d’ôter. Elle fait partie du bloc de marbre.
Après tout, sans formule magique, cette pierre n’était rien qu’une masse minérale inerte.
— A moins que vous ne l’utilisiez pour nuire au propriétaire de l’immeuble à laquelle elle appartenait, vous ne courez aucun risque. Dès avant l’enlèvement, je vous en ai averti. Avez-vous l’intention de vous en servir contre lui ?
A dire vrai, c’était le cadet de ses soucis. Le propriétaire de l’immeuble était de taille à se défendre seul, et si ces deux-là se détruisaient mutuellement, le monde n’en deviendrait que plus respirable. Evidemment, cela n’arrangerait pas ses propres affaires.
Le petit homme bilieux ignora sa question.
— Je veux, ordonna-t-il, que vous vous assuriez qu’elle n’a pas été endommagée au cours du transport.
Poussant un soupir, elle se renfonça dans son siège, prête à soutenir une longue négociation.
— Ce n’était pas dans notre contrat, commença-t-elle.
Son interlocuteur ouvrit aussitôt un tiroir et en tira un paquet brun ficelé qu’il lança vers elle.
Surprise, elle hésita une fraction de seconde avant de tendre le bras et de s’en emparer.
— La moitié de la somme qui vous a déjà été versée, annonça-t-il sèchement.
Sans quitter son client des yeux, elle palpa discrètement le paquet, puis le fit disparaître dans la Poche de Translocation dont elle se servait en guise de sac à main. Evidemment, cela lui coûtait de l’énergie, mais le client était généralement impressionné de voir un objet s’évanouir littéralement dans les airs. De la Poche, elle envoyait l’argent directement chez elle, en sécurité. Elle s’était fait avoir une fois, au début de sa carrière, et la leçon lui avait suffi. Depuis, elle était d’une extrême prudence.
— Bien, dit-elle en se levant. Finissons-en.
Le soir commençait à tomber et elle ne tenait pas à passer la nuit sur place, même s’il l’y invitait. Sans répondre, l’homme sortit un tissu noir de sa poche.
— Vous plaisantez…, balbutia-t-elle.
Mais son expression lui prouva qu’il était parfaitement sérieux.
« Après tout, si cela l’amuse », songea-t-elle. N’importe quel apprenti magicien était capable de retrouver ses propres traces, même s’il était ivre, à demi endormi, et que ses yeux étaient bandés.
Elle le laissa donc faire, mais ne put réprimer un frisson quand il glissa un bras sous le sien. Elle savait à présent pourquoi elle avait toujours répugné à le toucher. Certes, ses clients n’étaient pas des anges, mais celui-ci battait tous les records. Toute sa personne exsudait les sentiments les plus bas, au premier rang desquels l’avarice. Et ce qui s’agitait au-dessous était si noir, si répugnant qu’elle en eut un haut-le-cœur. Elle réalisa soudain que cet homme était loin d’être « stable », pour reprendre l’expression employée par les psychologues. Mais quand on travaillait en indépendante, on ne refusait pas. Surtout quand de telles sommes étaient en jeu…
Ils suivirent un long couloir en parquet, sur lequel résonnaient leurs pas. Puis ils pénétrèrent dans un ascenseur à l’atmosphère ouatée. Une faible odeur citronnée flottait dans l’air. Une odeur familière, domestique, celle de l’encaustique à la cire. Les parois de l’ascenseur devaient être de bois. Elle songea que le client n’avait jamais dû toucher un chiffon de sa vie. Qu’il était donc agréable d’être riche…
L'ascenseur s’arrêta. Ils n’avaient dû franchir qu’un étage. De nouveau, un long couloir, recouvert cette fois de moquette. L'odeur de la cire s’estompa, pour laisser place à celle plus froide et aseptisée de l’air recyclé. Ils se trouvaient donc dans une partie hermétiquement close : celle qui abritait sa précieuse collection. Elle savait qu’il aimait posséder des pièces rares, et elle lui en avait d’ailleurs apporté quelques-unes. Pourtant, son étonnement grandit à mesure qu’ils cheminaient, et qu’elle recevait les ondes des objets disposés autour d’eux. Elle eut un choc quand elle comprit ce que collectionnait son client. Certains se passionnaient pour la verroterie antique, d’autres pour les tableaux impressionnistes, d’autres encore pour les poupées mécaniques. Lui amassait, outre tout cela, des Artefacts.
Elle comprenait à présent pourquoi il avait affirmé disposer de l’infrastructure nécessaire pour accueillir la pierre ! Que cherchait-il, en réunissant des objets dont les pouvoirs magiques pouvaient se heurter et provoquer des dégâts ? Etait-ce la raison pour laquelle la pierre se comportait étrangement ?
Peu importait. Tout ceci ne la concernait pas.
« Fais ce que tu as à faire, songea-t-elle, et file d’ici le plus vite possible. Argent ou pas, ne travaille plus pour ce type. Il est encore plus fou qu’un sorcier. »
L’homme s’arrêta enfin, et détacha le bandeau qui lui couvrait les yeux. Aussitôt, son regard fut attiré par l’immense cristal qui trônait dans un angle, bourdonnant d’énergie contenue. N’importe quel objet ou presque peut contenir du Courant, mais seuls les Artefacts, ou Icônes, ont été spécifiquement conçus dans ce but. Ils portent donc la marque de leur créateur. A l’image d’une croix chrétienne capable de repousser les vampires, l’intention qui a présidé à leur création redouble leur pouvoir.
« Dieux du ciel et de la terre ! » s’exclama-t-elle silencieusement. Terrifiée, elle fut sur le point de tourner les talons. La puissance accumulée ici risquait de la consumer, de l’emporter… Inspirant lentement, elle tenta de maîtriser sa panique et, dans l’expiration, dressa ses propres défenses jusqu’à ce que le rugissement des flux chaotiques qui tourbillonnaient autour d’elle s’apaise en un grondement distant.
Un toussotement crispé, à côté d’elle, la rappela à la réalité. Détachant péniblement son regard du cristal, elle se tourna vers l’objet de sa mission.
La seconde vue n’était pas l’un de ses points forts. Néanmoins, elle en savait assez pour exécuter la tâche qu’on lui avait confiée. Glissant dans un état de transe léger, elle se concentra sur la dalle de marbre gris en veillant à opérer par-dessus ses défenses, pour ne pas les affaiblir. Un instant, elle songea qu’il était ridicule de traiter cet insignifiant bloc de pierre en œuvre d’art. Puis l’intense lueur qui jaillit du cœur minéral lui rappela la valeur de cet Artefact.
Le spectre lumineux était exactement semblable à celui qu’elle avait observé au moment de la Translocation. Autour du noyau rouge où vibrait l’incantation originelle, du bleu, puis un vert pâle qui contenait la formule de conservation. Elle nota une légère faiblesse à cet endroit ; elle aurait volontiers remplacé cet anneau par un autre, moins poreux. Mais tout était intact.
Elle fut sur le point de rompre l’état de transe pour annoncer au client qu’il n’avait rien à craindre, lorsqu’un éclat lumineux attira son attention. Fronçant les sourcils, elle s’approcha. Une fine ligne dorée traversait le disque vert, ondulant souplement. Fascinée, elle tendit la main et, tout en sachant que c’était la chose la plus stupide à faire, entra en contact.
Un éclair fulgura au bout de ses doigts et, courant le long de ses nerfs, vint exploser dans son cerveau. Une brève et violente convulsion, une vague de vertiges, puis le rayon disparut. Etourdie, elle contempla le spectre lumineux : il était parfaitement normal. Le rouge, le bleu et le vert brillaient paisiblement.
— Quelque chose qui ne va pas ?
Elle sentait le pouvoir frémir encore en elle. Il serait si facile de céder à son appel, de disparaître en emportant tous les objets de cette pièce… « Et de ne plus jamais trouver de travail, lui rétorqua sa raison. Le Conseil a déjà un œil sur toi. »
Sortant de l’état de transe, elle se tourna vers son client. Il avait l’air d’un lapin craintif. L’image la fit sourire.
— Juste une petite perturbation, annonça-t-elle allègrement. Tout est rentré dans l’ordre, à présent.
L’homme n’avait pas l’air entièrement convaincu. Cependant, la « chair de poule » devait avoir disparu puisqu’il acquiesça et lui tendit le bandeau. Sans hésiter, elle s’en empara et le noua autour de ses yeux. Moins elle en verrait, mieux ce serait. Elle tenait à prendre aussi peu de part que possible à sa folie.
La porte se referma sur eux, et le silence régna de nouveau dans la pièce. Un rayon doré traversa soudain le bloc de marbre. Le noyau rouge jeta des éclats désordonnés, puis se refroidit par saccades, avant de se solidifier complètement.
Un magicien attentif eût alors entendu, jaillissant des profondeurs minérales, un cri de rage et de désespoir.