Elle avait
agi sous le coup de l’impulsion. Du moins était-ce ce qu’elle se
répétait. Elle soupira. D’habitude, elle jetait les cartons
d’invitation qui arrivaient avec une régularité d’horloge. Elle
pouvait toujours s’en aller. Ne serait-elle pas mieux à la maison,
blottie sous une couverture, à lire… à lire des études sur le
phénomène de la translocation, par exemple ? Ou le dossier sur
l’histoire du client ? Elle y trouverait peut-être un fil
conducteur…
Cela dit, elle devait reconnaître que Sergueï
avait très bien parlé du second artiste exposé. Et s’ils étaient
rarement d’accord sur la question de l’art, en revanche, elle avait
une entière confiance en son jugement quand il affirmait qu’elle
aimerait.
Et puis, l’idée de rester seule la rendait
nerveuse. Elle avait l’impression d’être sur des charbons ardents.
Peut-être à cause de la douceur de la soirée, ou des couples et des
groupes qui déambulaient dans la rue et s’asseyaient aux terrasses
pour boire un verre. A moins que ce ne soit tout simplement le
résultat d’une journée parfaitement frustrante, consacrée à tenter
de dénicher un indice.
Bref, quelle que soit la raison, elle avait enfilé
une robe rouge sans manche, arrangé ses cheveux en un désordre convenable, dépoussiéré ses
sandales noires à talons, mis rapidement du rimmel, et arrêté un
taxi dans la rue.
Evidemment, elle savait qu’elle allait débarquer
en plein surréalisme. Agglutinées autour des socles ou devant les
tableaux, une multitude de jolies petites choses, parmi lesquelles
certaines n’étaient plus ni jeunes ni jolies, mais respiraient
l’argent à plein nez…
— Excusez-moi.
Elle voulut se frayer un passage entre un groupe
d’invités et une sculpture qui ressemblait à de la toile cirée
entortillée et badigeonnée de peinture, mais n’obtint aucune
réaction.
— Excusez-moi ! lança-t-elle d’une voix plus
forte.
Rien. Elle donna un coup de coude à sa voisine, un
grand cheval blond au teint anémique qui continua à pérorer
imperturbablement.
Wren sentit la moutarde lui monter au nez.
« Même vêtue d’une robe rouge au décolleté
profond, je reste invisible », songea-t-elle, dépitée. Réfrénant
une folle envie d’envoyer quelques électrons bien sentis à la
blonde maladive, elle essaya d’envisager la situation sous un autre
angle.
A ce moment-là, une main solide se glissa sous son
coude.
— Pardon, excusez-nous, dit une voix profonde et
chaleureuse, en la guidant entre les jolies petites choses qui
s’écartèrent comme les eaux devant Moïse.
Son compagnon l’entraîna vers le bar dressé à
l’arrière de la galerie, où la foule, moins nombreuse, buvait et riait. Ils s’arrêtèrent
près d’une large sculpture. Emerveillée, Wren faillit tendre la
main pour caresser les courbes voluptueuses de la statue.
— On dirait que c’est vivant,
murmura-t-elle.
— De l’art pur, répliqua Sergueï en attrapant un
verre de champagne sur le plateau du serveur et en le tendant à
Wren.
Elle hocha la tête.
— Je le prendrais bien dans mes bras,
commenta-t-elle avec envie.
Derrière elle, un homme s’étouffa dans son verre.
Sergueï sourit.
— Si tu veux, je peux te faire rencontrer
l’artiste. Et je ne prendrai pas de commission sur la
transaction.
— Vous êtes bien aimable, monsieur le
marchand.
Mais avec ou sans commission, elle ne pourrait
jamais s’offrir la sculpture. C’était un rêve chimérique mais
agréable…
Sergueï fronça soudain les sourcils, le regard
fixé par-dessus l’épaule de Wren.
— Attends-moi une minute, veux-tu…
Elle se tourna à demi pour le suivre des yeux.
Elle ne voyait rien… Ah si, là-bas, près de la table où étaient
disposés les alcools forts. Le pauvre Lowell avait l’air dépassé
par la situation. Une situation qui, en l’occurrence, ressemblait à
une femme sculpturale en pantalon et chemisier de soie noire,
cherchant à convaincre le serveur de lui laisser le libre usage
d’une bouteille.
Le langage des corps était parlant. Sergueï
connaissait intimement la femme sculpturale, mais ce n’était
visiblement pas une liaison sérieuse — du moins pas comme celle de
l’été dernier. S’il avait amené la femme à ce vernissage, c’était
probablement parce qu’il espérait qu’elle lui serait utile, et non
qu’elle provoquerait un scandale. Même si elle ne ressemblait pas
vraiment à ses goûts habituels.
Sergueï parut maîtriser l’orage, au grand
soulagement de Lowell, et Wren reporta son attention sur la
sculpture. Finalement, l’art abstrait n’était pas toujours
rébarbatif…
— Vous m’aviez assuré qu’il n’y aurait aucun
danger, que l’incantation était neutralisée et que rien ne pourrait
l’activer. Rien.
Immobile sur son siège, la femme retenait une
envie forcenée de gifler l’espèce de fouine qui larmoyait devant
elle. Mais professionnellement, ce n’était pas judicieux de gifler
un client, en dépit du soulagement que cela pouvait constituer sur
le plan personnel.
L'homme continua à geindre. Avec un certain
dégoût, elle suivit un instant le mouvement fébrile des lèvres,
étrangement charnues dans ce visage émacié au teint cireux. Puis,
détournant les yeux, elle examina son reflet dans la vitrine et
vérifia que son expression ne trahissait pas l’irritation qui
croissait en elle. Ce visage était celui d’une femme bien
conservée, entre quarante et cinquante ans, la peau mate,
légèrement ridée aux coins des lèvres et des yeux, avec un nez
volontaire et de grands yeux sombres mis en valeur par des cheveux
noirs coupés court. Un
visage qui inspirait confiance, et qu’elle exploitait à cet
effet.
Une intonation plus aiguë que les autres la ramena
à son client. Ils se trouvaient en ce moment dans son bureau, une
agréable pièce au premier étage d’une imposante demeure qu’elle
supposait être la sienne. C'était toujours là qu’il lui donnait
rendez-vous. Alors qu’elle aurait préféré régler les problèmes par
téléphone, cet idiot exigeait de la rencontrer pour discuter chaque
détail de l’affaire.
A cette idée, elle sentit renaître son irritation,
qu’elle maîtrisa en se donnant l’air d’écouter attentivement les
propos de son interlocuteur. Elle avait eu une longue journée, mais
ce n’était pas une excuse. A la manière dont un client négociait,
vous en appreniez long sur lui. Certains exigeaient que la
rencontre ait lieu sur un terrain neutre. D’autres évitaient le
face-à-face, préférant conserver l’anonymat. D’autres enfin, et
c’était le cas ici, éprouvaient l’irrésistible besoin d’étaler leur
pouvoir.
Vu qu’il était son client le plus important, il se
donnait tous les droits. Comme de l’appeler à 7 heures du matin en
bêlant que l’« objet » lui donnait la « chair de poule ». Cet objet
qu’il avait tant convoité, et qu’elle lui avait quasiment apporté
sur un plateau… Et il avait exigé qu’elle vienne immédiatement,
sans se soucier de savoir si elle avait d’autres engagements.
Mais voilà, quand votre principal commanditaire
aboie, vous accourez. De mauvaise grâce, elle avait annulé tous ses
rendez-vous de la journée. Heureusement, la plupart de ses clients
avaient le tact de reconnaître ses talents et de « solliciter
» courtoisement sa présence.
Celui-ci, en revanche, avec sa « chair de poule »…
Seigneur Dieu, que voulait-il donc ? Elle l’avait
pourtant prévenu que l’objet avait des pouvoirs magiques. Avec
arrogance, il avait répliqué qu’il était prêt et qu’il avait pris
toutes les précautions nécessaires.
Et voilà qu’il se dégonflait comme une baudruche
et que son teint jaune s’accentuait dangereusement. Pourtant, même
terrifié, il restait redoutable. Et puis, l’excentricité a tous les
privilèges du monde quand elle est soutenue par la richesse. Ce qui
expliquait qu’elle eût effectué huit heures de route pour venir lui
tenir la main. Métaphoriquement, s’entend : il ne la payait pas
assez pour aller jusque-là…
Réprimant un soupir, elle prit son ton le plus
patient.
— Nous en avons parlé à plusieurs reprises,
n’est-ce pas ? dit-elle pour la troisième fois en une heure. La
pierre recèle une incantation. Incantation qu’il est absolument
impossible d’ôter. Elle fait partie du bloc de marbre.
Après tout, sans formule magique, cette pierre
n’était rien qu’une masse minérale inerte.
— A moins que vous ne l’utilisiez pour nuire au
propriétaire de l’immeuble à laquelle elle appartenait, vous ne
courez aucun risque. Dès avant l’enlèvement, je vous en ai averti.
Avez-vous l’intention de vous en servir contre lui ?
A dire vrai, c’était le cadet de ses soucis. Le
propriétaire de l’immeuble était de taille à se défendre seul, et
si ces deux-là se détruisaient mutuellement, le monde n’en deviendrait que plus
respirable. Evidemment, cela n’arrangerait pas ses propres
affaires.
Le petit homme bilieux ignora sa question.
— Je veux, ordonna-t-il, que vous vous assuriez
qu’elle n’a pas été endommagée au cours du transport.
Poussant un soupir, elle se renfonça dans son
siège, prête à soutenir une longue négociation.
— Ce n’était pas dans notre contrat,
commença-t-elle.
Son interlocuteur ouvrit aussitôt un tiroir et en
tira un paquet brun ficelé qu’il lança vers elle.
Surprise, elle hésita une fraction de seconde
avant de tendre le bras et de s’en emparer.
— La moitié de la somme qui vous a déjà été
versée, annonça-t-il sèchement.
Sans quitter son client des yeux, elle palpa
discrètement le paquet, puis le fit disparaître dans la Poche de
Translocation dont elle se servait en guise de sac à main.
Evidemment, cela lui coûtait de l’énergie, mais le client était
généralement impressionné de voir un objet s’évanouir littéralement
dans les airs. De la Poche, elle envoyait l’argent directement chez
elle, en sécurité. Elle s’était fait avoir une fois, au début de sa
carrière, et la leçon lui avait suffi. Depuis, elle était d’une
extrême prudence.
— Bien, dit-elle en se levant. Finissons-en.
Le soir commençait à tomber et elle ne tenait pas
à passer la nuit sur place, même s’il l’y invitait. Sans répondre,
l’homme sortit un tissu noir de sa poche.
— Vous plaisantez…, balbutia-t-elle.
« Après tout, si cela l’amuse », songea-t-elle.
N’importe quel apprenti magicien était capable de retrouver ses
propres traces, même s’il était ivre, à demi endormi, et que ses
yeux étaient bandés.
Elle le laissa donc faire, mais ne put réprimer un
frisson quand il glissa un bras sous le sien. Elle savait à présent
pourquoi elle avait toujours répugné à le toucher. Certes, ses
clients n’étaient pas des anges, mais celui-ci battait tous les
records. Toute sa personne exsudait les sentiments les plus bas, au
premier rang desquels l’avarice. Et ce qui s’agitait au-dessous
était si noir, si répugnant qu’elle en eut un haut-le-cœur. Elle
réalisa soudain que cet homme était loin d’être « stable », pour
reprendre l’expression employée par les psychologues. Mais quand on
travaillait en indépendante, on ne refusait pas. Surtout quand de
telles sommes étaient en jeu…
Ils suivirent un long couloir en parquet, sur
lequel résonnaient leurs pas. Puis ils pénétrèrent dans un
ascenseur à l’atmosphère ouatée. Une faible odeur citronnée
flottait dans l’air. Une odeur familière, domestique, celle de
l’encaustique à la cire. Les parois de l’ascenseur devaient être de
bois. Elle songea que le client n’avait jamais dû toucher un
chiffon de sa vie. Qu’il était donc agréable d’être riche…
L'ascenseur s’arrêta. Ils n’avaient dû franchir
qu’un étage. De nouveau, un long couloir, recouvert cette fois de
moquette. L'odeur de la cire s’estompa, pour laisser place à celle
plus froide et aseptisée de l’air recyclé. Ils se trouvaient donc
dans une partie
hermétiquement close : celle qui abritait sa précieuse collection.
Elle savait qu’il aimait posséder des pièces rares, et elle lui en
avait d’ailleurs apporté quelques-unes. Pourtant, son étonnement
grandit à mesure qu’ils cheminaient, et qu’elle recevait les ondes
des objets disposés autour d’eux. Elle eut un choc quand elle
comprit ce que collectionnait son client. Certains se passionnaient
pour la verroterie antique, d’autres pour les tableaux
impressionnistes, d’autres encore pour les poupées mécaniques. Lui
amassait, outre tout cela, des Artefacts.
Elle comprenait à présent pourquoi il avait
affirmé disposer de l’infrastructure nécessaire pour accueillir la
pierre ! Que cherchait-il, en réunissant des objets dont les
pouvoirs magiques pouvaient se heurter et provoquer des dégâts ?
Etait-ce la raison pour laquelle la pierre se comportait
étrangement ?
Peu importait. Tout ceci ne la concernait
pas.
« Fais ce que tu as à faire, songea-t-elle, et
file d’ici le plus vite possible. Argent ou pas, ne travaille plus
pour ce type. Il est encore plus fou qu’un sorcier. »
L’homme s’arrêta enfin, et détacha le bandeau qui
lui couvrait les yeux. Aussitôt, son regard fut attiré par
l’immense cristal qui trônait dans un angle, bourdonnant d’énergie
contenue. N’importe quel objet ou presque peut contenir du Courant,
mais seuls les Artefacts, ou Icônes, ont été spécifiquement conçus
dans ce but. Ils portent donc la marque de leur créateur. A l’image
d’une croix chrétienne capable de repousser les vampires,
l’intention qui a présidé à leur création redouble leur
pouvoir.
« Dieux du ciel et de la terre ! »
s’exclama-t-elle
silencieusement. Terrifiée, elle fut sur le point de tourner les
talons. La puissance accumulée ici risquait de la consumer, de
l’emporter… Inspirant lentement, elle tenta de maîtriser sa panique
et, dans l’expiration, dressa ses propres défenses jusqu’à ce que
le rugissement des flux chaotiques qui tourbillonnaient autour
d’elle s’apaise en un grondement distant.
Un toussotement crispé, à côté d’elle, la rappela
à la réalité. Détachant péniblement son regard du cristal, elle se
tourna vers l’objet de sa mission.
La seconde vue n’était pas l’un de ses points
forts. Néanmoins, elle en savait assez pour exécuter la tâche qu’on
lui avait confiée. Glissant dans un état de transe léger, elle se
concentra sur la dalle de marbre gris en veillant à opérer
par-dessus ses défenses, pour ne pas les affaiblir. Un instant,
elle songea qu’il était ridicule de traiter cet insignifiant bloc
de pierre en œuvre d’art. Puis l’intense lueur qui jaillit du cœur
minéral lui rappela la valeur de cet Artefact.
Le spectre lumineux était exactement semblable à
celui qu’elle avait observé au moment de la Translocation. Autour
du noyau rouge où vibrait l’incantation originelle, du bleu, puis
un vert pâle qui contenait la formule de conservation. Elle nota
une légère faiblesse à cet endroit ; elle aurait volontiers
remplacé cet anneau par un autre, moins poreux. Mais tout était
intact.
Elle fut sur le point de rompre l’état de transe
pour annoncer au client qu’il n’avait rien à craindre, lorsqu’un
éclat lumineux attira son attention. Fronçant les sourcils, elle
s’approcha. Une fine ligne
dorée traversait le disque vert, ondulant souplement. Fascinée,
elle tendit la main et, tout en sachant que c’était la chose la
plus stupide à faire, entra en contact.
Un éclair fulgura au bout de ses doigts et,
courant le long de ses nerfs, vint exploser dans son cerveau. Une
brève et violente convulsion, une vague de vertiges, puis le rayon
disparut. Etourdie, elle contempla le spectre lumineux : il était
parfaitement normal. Le rouge, le bleu et le vert brillaient
paisiblement.
— Quelque chose qui ne va pas ?
Elle sentait le pouvoir frémir encore en elle. Il
serait si facile de céder à son appel, de disparaître en emportant
tous les objets de cette pièce… « Et de ne plus jamais trouver de
travail, lui rétorqua sa raison. Le Conseil a déjà un œil sur toi.
»
Sortant de l’état de transe, elle se tourna vers
son client. Il avait l’air d’un lapin craintif. L’image la fit
sourire.
— Juste une petite perturbation, annonça-t-elle
allègrement. Tout est rentré dans l’ordre, à présent.
L’homme n’avait pas l’air entièrement convaincu.
Cependant, la « chair de poule » devait avoir disparu puisqu’il
acquiesça et lui tendit le bandeau. Sans hésiter, elle s’en empara
et le noua autour de ses yeux. Moins elle en verrait, mieux ce
serait. Elle tenait à prendre aussi peu de part que possible à sa
folie.
La porte se referma sur eux, et le silence régna
de nouveau dans la pièce. Un rayon doré traversa soudain le bloc de
marbre. Le noyau rouge jeta des éclats désordonnés, puis se refroidit par saccades,
avant de se solidifier complètement.
Un magicien attentif eût alors entendu,
jaillissant des profondeurs minérales, un cri de rage et de
désespoir.