Il était
presque midi, et pourtant Blaine Street bruissait d’activité.
Située au cœur du « labyrinthe artistique » qui accueillait les
galeries branchées, la rue semblait tout juste s’éveiller avec la
discrète apparition des premiers clients. Aussi courte qu’étroite,
elle avait abrité autrefois des entrepôts de briques, comme le
rappelaient les immenses portes métalliques. Et si la plupart des
magasins et des galeries s’étaient dotés de vitrines transparentes,
le numéro 28 offrait, en revanche, une étroite devanture couverte
d’un vitrail original. Au premier abord, les bleus, les rouges, les
verts profonds semblaient s’emboîter de manière parfaitement
aléatoire. Il suffisait pourtant de reculer de quelques pas pour
découvrir un étonnant paysage sous-marin.
Entre le vitrail et la double porte en acier, une
élégante plaque de cuivre annonçait la galerie Didier.
A l’intérieur, une sobre moquette d’un gris tendre
recouvrait le sol, et les murs, d’un blanc net, accueillaient des
séries de toiles, interrompues çà et là par une sculpture placée
sur un piédestal. Les œuvres exposées ce mois-ci déployaient une
palette de couleurs insolentes, presque criardes. Au fond de la pièce s’élevait un lourd
escalier de fer forgé qui conduisait au second étage, où étaient
généralement présentées les pièces de petite dimension. Au centre
s’étirait un comptoir incurvé derrière lequel un jeune homme blond
feuilletait un catalogue. Lui-même semblait sortir tout droit d’un
catalogue : coupe de cheveux impeccable, costume élégant, et
physique à l’avenant.
Le carillon de la porte d’entrée retentit. Le
jeune homme leva les yeux. C'était Sergueï. D’un rapide coup d’œil,
il scruta le visage de son patron et décida sagement de ne pas
ouvrir la bouche sans y avoir été invité. Machinalement, le
galeriste jeta un regard circulaire. Aucun client. Poussant un
grognement qui pouvait signifier aussi bien la satisfaction que la
réprobation, il fit un signe de tête en direction du jeune homme et
se dirigea vers le fond de la galerie. D’une pression de la main,
il actionna un système invisible qui ouvrit la porte de son
bureau.
Quand le mécanisme se fut refermé dans un
glissement feutré, le jeune homme blond se replongea dans son
catalogue.
— Tu es le roi des imbéciles…
Sergueï, qui contenait sa colère depuis plusieurs
heures, était à présent incapable de l’exhaler. Nerveusement, il se
mit à marcher de long en large.
Ce matin, Geneviève n’avait pas répondu au
téléphone. Quand il était arrivé chez elle, une heure plus tard,
personne. Certes, la jeune femme pouvait aller où bon lui semblait.
C'était son droit le plus strict, et il était son associé, pas son
baby-sitter — ce qui, d’ailleurs, aurait été un travail à plein
temps. Mais elle cachait
quelque chose, il en était sûr. Il l’avait senti, pendant le dîner,
et il avait laissé passer. Quel triple idiot !
Ce n’était que ce matin, au moment de sortir,
qu’il s’était souvenu d’un des noms de la liste. Et qu’il avait
compris. S'il n’avait pas immédiatement réalisé, c’était parce
qu’il connaissait surtout l’homme par le surnom que lui donnait la
Cosa.
Stuart Maxwell. Elle
était partie affronter Stuart Maxwell, dit « l’Alchimiste ». Un
Sorcier qui manipulait le Courant comme personne. Et qui avait
failli tuer Wren la dernière fois que la jeune femme l’avait
rencontré. Un fou patenté, dont le cerveau était balayé par les
courants d’air.
Et Wren savait parfaitement que jamais Sergueï ne
l’aurait autorisée à se trouver à moins de deux kilomètres de
l’Alchimiste. Même s’il était le seul et unique suspect de la
liste. Très opportunément, donc, elle avait omis de le mentionner
au cours du dîner.
Sergueï se força lentement à desserrer les
mâchoires, si crispées qu’elles en étaient douloureuses. Dire qu’il
veillait à ne pas se montrer trop protecteur ! Et voilà qu’elle en
profitait pour commettre une imprudence de taille, et lui faire
regretter ses efforts…
Si elle
survivait…
Sergueï eut une grimace. Elle survivrait, pas
question qu’il en soit autrement. Mais alors, elle verrait de quel
bois il se chauffait, surprotecteur ou pas !
Il secoua soudain la tête. Dans quel état
était-elle capable de le mettre ! Wren finirait par le rendre fou.
Soupirant et grommelant, il ôta son manteau et l’accrocha à la
patère métallique. Puis il lissa ses cheveux en arrière, d’un geste machinal, le temps
de reprendre ses esprits et de s’exhorter au calme.
Quand Wren était en action, il n’y avait rien à
faire. Elle était la maîtresse du jeu. Et imaginer tout ce qui
pourrait mal tourner ne signifiait pas nécessairement que tout
irait mal. D’un geste rapide, Sergueï éloigna le mauvais œil, puis
inspira profondément. Attendre qu’elle montre le bout de son nez,
voilà ce qui lui restait à faire.
Et elle le montrerait. La jeune femme était
peut-être imprudente, mais pas imprévoyante. Elle savait ce qu’elle
faisait… Il devait lui faire résolument confiance. Et puis, bon
sang, il avait une galerie à diriger !
— Lowell, dit-il en appuyant sur l’Interphone.
Apportez-moi les factures de la semaine dernière, s’il vous plaît.
Et la liste des invités pour la soirée de demain.
C’était plus une ruine qu’une maison. A demi
écroulée au milieu d’un vaste terrain à l’abandon, où poussaient à
l’envi herbes et plantes en tout genre, elle conservait quelques
vestiges de son élégance passée : un perron abrité par un auvent,
de hautes fenêtres aux volets ajourés. Cependant, la peinture
s’écaillait, le bois se fendait et une épaisse couche de poussière
obscurcissait les vitres.
— Charmant, commenta Wren à mi-voix, en garant sa
voiture de location, une inoffensive Sedan bleu foncé.
Elle détailla les lieux. Aucun doute, c’était là.
Nul besoin de vérifier ses notes dans le petit carnet noir. De toute façon, elle n’avait
aperçu aucune autre habitation sur cette route de campagne
isolée.
Poussant un soupir, elle attrapa son sac et sortit
de la voiture. Un nuage de poussière s’éleva sous ses pieds.
Etrange sécheresse, avec toute cette végétation luxuriante qui
débordait du jardin de la propriété…
Pour l’instant, elle ne sentait rien. Ce n’était
guère surprenant. A moins que le piège ne soit déjà en action, et
alors, il était trop tard.
« Tu n’aurais pas dû venir. »
« Max, laisse-moi t’aider, je t’en prie. »
Wren hocha la tête. La jeune femme dont l’image
venait de surgir dans son esprit était en réalité une jeune fille
aux cheveux longs, lâchement noués en natte dans le dos. Dans le
lointain, Sergueï.
« Je suis déjà condamné, fillette. N’as-tu donc
rien appris ? »
A l’époque, nulle lueur de folie dans ses yeux. Et
pourtant, trente secondes plus tard, il tentait de la tuer.
Wren marqua une pause et poussa de nouveau un
soupir. Puis elle éternua violemment, chatouillée par l’excès de
pollen.
— Pourquoi ne pas avoir choisi un entrepôt en
béton entouré de macadam, hein ? Enfin, tant pis… Max !
Elle observa la porte d’entrée.
— Max ! Pas de bêtise ! Je veux simplement te
parler !
Aucune réponse. A dire vrai, elle n’en attendait
pas, mais le contraire aurait été bien agréable. Un instant, elle
fut tentée de palper les courants qui devaient flotter autour de la maison, puis se
retint. Ce serait impoli, et stupide. Mais c’était la fin d’une
journée harassante, elle était fatiguée et de mauvaise
humeur.
— Max !
Une pause.
— Espèce de vieux sorcier, c’est Wren !
Un brusque éclat de rire résonna dans ses
oreilles. Elle faillit sursauter, mais se maîtrisa à temps.
Manipulation des ondes sonores.
— Entre donc, sale môme ! Avant que je n’oublie
que tu es là.
Cela avait été plus simple qu’elle ne l’espérait.
Prudemment, elle pénétra dans l’herbe haute qui s’écarta pour lui
livrer passage jusqu’au porche. Tout marchait comme sur des
roulettes. Wren eut cependant un mauvais pressentiment.
L’intérieur de la maison était à l’image de
l’extérieur. Elle fit quelques pas dans la grande pièce. Dans le
fond, une vaste cheminée. Sur les murs, des rayonnages de
bibliothèque. Ni télévision, ni ordinateur, ni téléphone. Juste des
livres, et encore des livres. Quelques objets que Wren estima être
probablement des œuvres d’art. Elle n’avait rien contre les livres,
certes. Mais pour elle, c’était un peu comme si on vivait dans la
tête d’un autre. Et elle n’avait aucune confiance en celui qui
n’osait pas affronter directement la réalité.
Elle n’avait aucune confiance en l’Alchimiste non
plus, d’ailleurs. Plus maintenant. Certes, elle apprenait
lentement, mais sûrement. Mais en l’occurrence, elle n’avait pas le
choix. Sa mission n’était pas de celles qu’on pouvait régler par
téléphone. A supposer qu’il
ait le téléphone, et que le combiné ne se mette pas à grésiller à
son contact. Les Sorciers étaient particulièrement doués pour les
courts-circuits. Principalement parce qu’ils étaient
distraits.
Il régnait un silence absolu dans la maison. Nul
bourdonnement de machine, nulle goutte d’eau tombant régulièrement
d’un robinet. Wren sentit sa nervosité croître. Elle avait
peut-être grandi dans une banlieue où on voyait encore passer dans
le fond du jardin un renard ou une biche — voire un ours —, mais à
présent, elle était résolument une fille des villes, qui ne se
sentait bien que dans le brouhaha des klaxons, le crissement de
pneus et les sirènes.
Même les grillons, dehors, étaient préférables à
ce fichu silence, à cette absence totale d’indices sonores. Où
était parti le bruit ? A quel moment le piège se refermerait-il sur
elle ?
Pour ne plus y penser, elle s’obligea à détailler
de nouveau la pièce. Près de la cheminée, deux canapés en tissu
écossais et une chaise longue en cuir autour d’une table basse de
bois. Le tissu était élimé, le cuir usé, le bois taché, mais il
émanait de l’ensemble un sentiment de confort. Au sol, sur le
parquet, un vaste tapis qui laissait apparaître sa trame. Et sur
l’un des canapés, un chien de race incertaine posa sur elle des
yeux mordorés parfaitement indifférents.
— Hello ! lança-t-elle.
Un petit battement de queue, et ce fut tout.
Minimal, comme accueil. Wren fronça le nez.
— Oui, je me souviens, murmura-t-elle. Tu
t’appelles « Chien », n’est-ce pas ?
— Pourquoi s’embêter à trouver un autre nom, hein ? grommela la voix sur sa
gauche. Je suis l’Homme, il est le Chien. Chacun sa place.
— Qui est sur le canapé, visiblement, rétorqua
Wren.
Max entra dans son champ de vision. Il portait un
vieux pull bleu délavé, un bermuda kaki qui s’arrêtait juste
au-dessus de ses genoux noueux, et des chaussettes rouges qui
tire-bouchonnaient autour des chevilles.
— Mouais… Celui-là, c’est le sien, et celui-là, le
mien. Pas de bisbille, comme ça. Bon, qu’est-ce que tu me veux ?
Encore envie de faire le saut de l’ange ?
Max n’avait pas vu Wren depuis cinq ans —
autrement dit cinq minutes, pour un Sorcier.
— Ton nom est venu dans une conversation, répliqua
la jeune femme en s’installant dans la chaise longue.
Max avait l’air à peu près normal, ce qui ne
signifiait rien. Le plongeon infernal qu’elle avait failli
exécuter, la dernière fois, lui avait servi de leçon. Et appris
qu’elle ne savait pas voler. Elle ne tenait donc pas à
recommencer.
— Ils méritaient probablement la mort, grommela le
vieux sorcier en prenant possession de son canapé.
— Pour l’instant, personne n’est mort, précisa
Wren.
— Tu as apporté des chewing-gums ? J’aime bien ça.
Hum, bon, s’il n’y a pas de morts, c’est quoi, ton affaire ?
Posant ses pieds sur la table basse, il tendit les
mains devant lui, doigts écartés, et les contempla d’un air concentré. La tension qui régnait
dans la pièce s’accrut considérablement, alimentée par les flux
d’énergie que le sorcier envoyait dans son système comme des boules
dans un flipper.
Wren poussa un soupir plus profond que les
précédents.
— Max, concentre-toi, s’il te plaît.
— Je t’écoute, maugréa le vieil homme, aussi
revêche qu’un ours perclus de rhumatismes. Et dépêche-toi avant que
je ne te transforme en ver de terre.
Tout en observant attentivement son interlocuteur,
Wren passa rapidement en revue les arguments à sa disposition,
retenant certains d’entre eux, rejetant les autres. Finalement,
comme la pression s’accentuait douloureusement sur ses tympans,
elle se lança.
— Pourquoi as-t u menacé de tuer Oliver Frants
?
A l’instant même où elle la formulait, elle
regretta sa question. Trop vague. Il aurait beau jeu d’éluder. Elle
allait se retrouver sur la case « sortie » avant même d’avoir pris
le départ.
— L’homme est un rebut de l’humanité.
Et ce fut tout. « Typique », songea Wren, dépitée.
Les Sorciers estimaient inutile d’avoir une raison pour agir, ou de
réfléchir avant d’agir, auraient dit les mauvaises langues. Ils
agissaient, point à la ligne. Rien que pour cette « particularité
», Wren inclinait à exclure Max de la liste des suspects. L’affaire
sur laquelle elle enquêtait nécessitait de la réflexion, une
préparation minutieuse, une intention longuement mûrie. Personne de
sensé n’aurait engagé un Sorcier pour ce type de travail : il
risquait fort de s’ennuyer et
d’aller déposer la pierre sur le lit du chef de la police locale.
Juste par défi.
Un Sorcier était tout entier accaparé par la
magie. Son existence était exclusivement consacrée à la
canalisation des énergies et à leur maîtrise, dans le but de
devenir un conducteur parfait.
Pour cette raison, les Sorciers vivaient dans
l’instant de l’action. Pour cette raison encore, ils étaient
irascibles, entêtés, en un mot, odieux. « Un vrai gaspillage de
Courant », murmurait-on dans la Cosa. Pourtant, le Conseil, dans
l’un de ses rares accès de mansuétude, avait décrété les Sorciers
intouchables. Telle était la version officielle. En réalité, le
Conseil exploitait les Sorciers, qui étaient fort utiles quand il
s’agissait de comprendre le jeu parallèle des Forces, ou d’établir
une corrélation entre les événements et leur probabilité. Les
Sorciers étaient, en somme, les spécialistes du Chaos à l’intérieur
de la Cosa Nostradamus.
Evidemment, ils étaient instables. Cette
imprévisibilité même supposait que Max pouvait avoir agi, dans
l’affaire, soit pour le compte d’un client, soit par simple
caprice. Seule certitude au sujet des Sorciers : ce qu’ils étaient
capables d’accomplir n’entrait même pas dans la liste complète des
possibilités envisagées.
— Ecoute, reprit-elle rapidement, pour ne pas
perdre l’attention chancelante de Max. Quelqu’un a fait un sale
coup à mon client. Un type qui a un sens de l’humour très spécial.
Ton nom était sur la liste, alors je…
La pression sur ses tympans s’intensifia
brusquement et ses mains crépitèrent sous l’afflux massif de Courant. Elle l’entendit glousser
de plaisir. Et voilà, elle l’avait perdu !
Une nuit blanche passée à dénicher des pistes et à
vérifier les alibis des uns et des autres, suivie d’une journée
consacrée à des coups de téléphone à droite et à gauche, le tout
couronné par deux heures de voiture dans la campagne jusqu’à cette
fichue baraque, finirent par avoir raison des nerfs de Wren.
Passant outre les procédures et la prudence nécessaires avec un
Sorcier, elle tendit les mains et les posa sur celles de Max,
enfermant l’Energie dans une cage de chair. Le Courant fut aussitôt
marqué par le sceau de Max.
— Hé là, sale gosse !
Le sorcier envoya dans l’esprit de la jeune femme
une image d’elle-même, plus jeune et inexpérimentée. Tapant du pied
avec impatience, elle contra l’offensive par une autre image —
elle-même, aujourd’hui.
— Quoi ?
Max haussa les épaules. Un sentiment d’irritation,
mêlé à une certaine fierté de constater qu’elle avait beaucoup
appris depuis leur dernière rencontre, flotta jusqu’à Wren. Une
répugnance, aussi, à la voir se vendre ainsi au plus offrant. Et
pas la moindre trace d’information sur l’affaire qui l’intéressait.
Il n’avait jamais rencontré Frants, qu’il ne connaissait que par ce
qu’il en avait lu dans les journaux.
— Oh, Max…
Wren retira ses mains sans s’excuser de cette
intervention brutale. De toute façon, la politesse endormait les
forces mentales et parasitait la conductivité. Sergueï clamait
volontiers que les Talents étaient des brutes.
A côté
d’elle, le dénommé Chien bâilla, puis referma sa gueule, la langue
pendant entre ses babines. Wren l’observa du coin de l’œil, sans
tourner la tête, prête à rouler au bas du siège pour sortir de la
ligne de mire. Max continuait à la fixer de ses yeux verts.
De toute façon, elle n’avait guère de chance
contre le vieux Sorcier. Du moins tant qu’elle restait dans
l’enceinte de la propriété. S’il décidait soudain qu’il en avait
assez, elle était fichue. Tout simplement. Raison pour laquelle,
d’ailleurs, les Sorciers avaient si peu d’invités.
— Il me semble que tu n’as pas frappé à la bonne
porte, grommela Max, d’une voix éraillée.
L'incursion inattendue de Wren semblait l’avoir
épuisé.
— Quelle est la bonne porte, alors ?
S'il proposait de l’aide, elle ne refuserait pas.
Elle était peut-être folle, mais pas stupide.
— Je ne sais pas.
Il tira machinalement sur son pull, qui révéla
toute une série d’accrocs.
— Je vais aller faire un tour dans l’Ether, voir
si je peux dénicher quelque chose.
La pression dans la pièce se modifia subtilement.
Chien geignit et changea de côté sur le canapé. Il était temps de
partir. Wren se leva.
— Pourquoi ferais-tu ça ? demanda-t-elle.
Il rit, d’un rire aigu qui la fit
frissonner.
— Parce que tu es venue me voir. Parce que ton
assassinat manqué est la dernière bonne action que j’ai commise.
Parce que tu es tout ce que John a laissé sur cette Terre.
John Ebenezer. Le professeur. L'ami. La
figure paternelle. Disparu
voilà plus de dix ans. Une blessure jamais vraiment refermée.
— Allez, va-t’en.
Sans un mot, Wren se dirigea vers la porte. Dans
le jardin, l’herbe haute ne plia pas, cette fois, et elle eut la
sensation d’avancer à contre-courant. Le vent se leva,
tourbillonnant autour d’un trou noir — le cœur du Courant. Des
éclairs déchirèrent le ciel d’un bleu serein. Wren grimpa vivement
dans la voiture, jeta son sac sur le siège passager et démarra en
trombe.
« Les Sorciers, mon Dieu ! » songea-t-elle en
appuyant à fond sur l’accélérateur.
Le chemin du retour lui parut interminable. Ses
pensées tourbillonnaient, s’attachant au moindre détail de la
journée. De guerre lasse, elle finit par tourner le bouton de la
radio pour noyer sa cervelle en ébullition sous un flot de rock.
Rien de tel que le hurlement des guitares pour se concentrer sur la
route.
Avec une pointe de regret, elle se dirigea vers
l’agence de location. Tandis que l’employé achevait sa
vérification, elle tapota avec nostalgie le capot de la voiture. Il
lui fallut attendre encore que l’employé remette son rapport à un
collègue, et que ledit rapport soit imprimé en deux exemplaires et
dûment signé. Une fois la chose faite, elle put gagner la station
de métro la plus proche, emportée par le flot des citoyens
ordinaires qui regagnaient, eux aussi, leur domicile.
D’habitude, elle détestait le contact moite et
rude de l’humanité entassée dans les wagons. Là, pourtant, une vague de reconnaissance la
submergea. Elle était l’une des leurs, puisqu’elle pouvait, sans
panique, supporter le frottement de peaux étrangères. Donc, elle
était encore normale…
Enfin, aussi normale qu’on pouvait l’être avec une
énergie magique qui bourdonnait dans tout votre corps. Quand John
Ebenezer l’avait surprise en train de chiper des bonbons dans les
épiceries de quartier grâce au Courant, il l’avait attrapée par le
bout de l’oreille et sortie sans ménagement du magasin. Là, il lui
avait enseigné les bonnes manières, la loi et… la nature de son
étrange pouvoir. Au début, elle avait pris la chose avec une
relative indifférence. John ressemblait à tout le monde, ou
presque. Il était professeur de biologie dans un lycée, avant que
la Magie ne le happe entièrement.
Quand elle avait eu son bac en poche, John n’était
plus depuis longtemps : sa raison et sa vie avaient succombé sous
le poids trop lourd de son Talent. Mais avant de disparaître, il
avait réussi à modifier l’existence de Wren, tout comme il avait
modifié la sienne.
« Parce que tu es tout ce que John a laissé sur
cette Terre. »
La voix de Max résonna en elle. Parfois, elle
regrettait que John n’ait pas regardé ailleurs, ce fameux jour de
l’épicerie. Wren n’était pas une Sorcière, et n’entendait pas le
devenir, pour toutes sortes de raisons. Mais n’était-ce pas ce
qu’avait pensé John, et Max aussi, peut-être ? Ne s’étaient-ils pas
juré qu’ils n’y passeraient pas ?
— Mademoiselle ! Mademoiselle !
Saisie, elle regarda autour d’elle. Un vieux
Chinois la dévisageait avec
inquiétude, comme si elle était l’une de ces toquées qui se
parlaient à mi-voix.
Haussant les épaules, elle se laissa porter par le
flot de passagers qui descendaient et grimpa deux à deux les
marches de la sortie. Essoufflée, elle s’arrêta lorsque l’air frais
cingla son visage. Elle aspira goulûment. Le ciel commençait à
s’obscurcir et l’ombre des immeubles virait lentement vers ce bleu
dense qui n’existe que dans les villes. Oh oui, elle était citadine
! Ici, elle se sentait pleinement vivante. Que Max reste dans sa
campagne. Elle, il lui fallait cette incessante rumeur de ruche
surpeuplée. Trop de monde valait mieux que personne, non ?
Surtout quand ils vous donnaient l’impression
d’être délicieusement ordinaire.
Elle prit la direction de sa rue. Son immeuble —
six étages — se dressait au milieu d’une kyrielle de restaurants
chinois, de bazars et de magasins d’alimentation ouverts sans
interruption.
Un instant, elle eut la tentation de passer par
chez Jackson, histoire de prendre du lait frais et de jouer au
loto, puis elle se ravisa. Elle remplirait le frigo ce week-end,
quand elle aurait un peu plus d’énergie.
Involontairement, elle ralentit le pas tout en
réfléchissant. Une onde électrique parcourut soudain sa nuque. Ce
que Sergueï appelait le « cerveau reptilien» venait de se mettre en
alerte, puisant dans un instinct de survie plus que millénaire.
Calmement, elle accéléra la cadence et examina chaque trottoir en
évitant de tourner la tête de manière trop ostensible. Peut-être
était-ce le gosse accroupi au coin de la rue avec ses amis, et qui
venait de lui jeter un coup d’œil ? Même quand elle ne recourait pas à la Dissociation,
elle passait généralement inaperçue, et le moindre regard appuyé la
rendait nerveuse. Ou bien était-ce l’un de ces types retranchés
sous un porche, prêts à vous sauter dessus pour gagner leur
subsistance ? Dans ces cas-là, ils se précipitaient généralement
sur la personne qui arrivait derrière elle.
Les nerfs, sans doute. Normal, en cette fin de
journée. De toute façon, Wren était protégée par son anonymat. Par
principe, elle ne rencontrait jamais le client, n’entrait jamais en
contact avec lui. Et rien, sur cette affaire, elle le savait, ne
justifiait pour l’instant qu’on cherche à la suivre. Malgré
tout…
Serrant ses clés dans la main, à la manière d’une
arme, elle obliqua à gauche.
« La question n’est pas : es-tu paranoïaque ? se
dit-elle. Mais : es-tu suffisamment paranoïaque ? »
La rue semblait parfaitement paisible. A quelques
pas de l’entrée de son immeuble, des adolescents se mirent à
siffler sur son passage. Une bonne dose de Courant, et ils
comprendraient vite leur malheur, ces petits morveux ! Wren soupira
en montant les marches. Voilà qu’elle devenait aussi hargneuse que
Max…
Un peu plus loin dans la rue, un homme engoncé
dans un élégant manteau de cuir s’arrêta. Impressionnés, les
adolescents cessèrent de rire. Des yeux froids et pâles se fixèrent
sur eux et ils reculèrent imperceptiblement, avec une crainte mêlée
de respect, avant de tourner brusquement les talons.
Un fin sourire étira les lèvres de l’homme, qui
consulta sa montre d’un geste souple et précis, dévoilant fugitivement un étui en cuir de
forme caractéristique. Visiblement satisfait, il pressa une touche
sur son coûteux téléphone portable, et regarda la fenêtre du
cinquième étage qui venait de s’allumer.
— L'oiseau est dans le nid, grogna-t-il.
La silhouette de Wren se détacha sur le store de
papier de riz.
— Seule, reprit-il. Dois-je m’en assurer ? Non ?
Parfait.
Impassible, il raccrocha, jeta un dernier regard à
la fenêtre du cinquième étage et se fondit dans l’ombre désormais
opaque de la rue.
Wren vida le contenu de son sac sur le comptoir de
la cuisine, ouvrit le frigo et attrapa une bouteille de soda. Elle
frémit d’aise quand le liquide frais et pétillant râpa sa gorge. «
N’oublie jamais de t’hydrater », lui avait recommandé John le jour
où elle était tombée dans les pommes, après une séance
particulièrement épuisante. « Ne triche jamais avec ton corps.
Sinon, il te trahira. »
Ôtant sa veste qu’elle laissa tomber sur le sol,
elle se dirigea vers le bureau. Pas de messages sur le répondeur.
Elle appellerait Sergueï plus tard, après l’heure de fermeture de
la galerie. Flûte, non… C'était nocturne, le mardi.
Elle lança l’ordinateur et, pendant qu’il
démarrait, éplucha son courrier. Elle eut une grimace devant
l’abondance de publicités. Ces fichues réclames encombraient son
paillasson et bloquaient presque la porte d’entrée. Heureusement
qu’elle avait accroché une pancarte précisant : « Pas de
prospectus, merci »… Elle les feuilleta rapidement, au cas où il y
aurait quelque chose
d’intéressant, et remarqua une feuille bleu pâle qu’elle sortit du
tas. « Vous en avez assez des envahissements intempestifs ? » Ma
foi, c’était bien tourné. « Vous ne voulez plus de visites
indésirables ? Vous craignez que votre immeuble, votre quartier
soit infesté ? Appelez-nous ! »
Soudain, ses petites cellules se mirent à
fonctionner, additionnant patiemment deux et deux pour aboutir à
cinq. Une lueur s’alluma dans ses yeux. Enfilant ses oreillettes,
elle composa le numéro inscrit sur la feuille.
— Oui, bonjour. C’est au sujet de… d’un
envahissement.
Elle fit la grimace. Son interlocuteur semblait
débordant d’enthousiasme et de zèle. Tellement heureux de rendre
service !
— Oui, reprit-elle. Très gros, et… euh… ailés… Je
les ai vus cette nuit, et comme j’ai reçu votre prospectus…
Wren éprouva une pointe de fierté. Elle était
plutôt bonne actrice, ma foi. Elle finissait par croire que son
appartement était réellement infesté.
— Vous dites ? Non, je ne sais pas comment ils
sont arrivés. Je n’ai pas l’habitude d’enquêter sur les cafards
et…
Elle se mordit la lèvre. Son interlocuteur
enthousiaste venait de raccrocher sans crier gare.
— Alors, mon petit gars, murmura-t-elle en
enlevant les oreillettes, on s’attendait à autre chose, pas vrai
?
Avec un soupir, elle froissa le papier et lança la
boule dans la poubelle, qu’elle manqua fort peu
glorieusement.
ANYPD. Association des New-Yorkais contre la Peste
Démoniaque. Pas moins. Ils étaient apparus voilà trois ou quatre
ans, transformant la vie des Talents aussi bien que celle des
Profanes en véritable enfer. Puis ils avaient disparu tout aussi
soudainement.
— Seigneur, je n’avais vraiment pas besoin de ça
maintenant !
Aujourd’hui, il suffisait d’un ou deux nouveaux
venus à New York, qui n’avaient pas encore appris à baisser les
yeux dans le métro, et aussitôt, une équipe de malabars surgissait,
déterminés à sauver l’humanité de l’engeance démoniaque. Wren
poussa un grognement. Comme si un démon pouvait être une menace !
Tout ce tintouin, c’était le résultat de séries désastreuses comme
Buffy contre les vampires ou
X-files. Certains avaient du mal,
désormais, à distinguer la réalité de la fiction.
Là, il y avait visiblement une stratégie mûrement
réfléchie, qui allait bien au-delà de quelques discours enflammés
au coin des rues. Derrière ces discrets prospectus, il devait y
avoir un cerveau — et un cerveau dangereusement extrémiste.
— Espèce de barbares, je vous jure que…
Un tintement l’interrompit, lui annonçant que
l’ordinateur venait de finir de récupérer ses mails. Prenant une
profonde inspiration, elle étendit les mains et laissa la tension
sortir de son corps tout en expirant lentement. « Au boulot, ma
fille. Tu t’occuperas d’eux plus tard. »
Encore des publicités. Son filtre anti-spam
n’avait pas l’air plus efficace que sa pancarte sur la porte d’entrée. Quelques messages d’amis
du lycée avec lesquels elle était en contact, de loin en loin.
Trois courriers signés Old Sally. Elle cliqua sur le premier
d’entre eux.
Old Sally était une jument, empaillée par un
propriétaire inconsolable en des temps très anciens. Par une
violente nuit d’orage, quelque cent ans auparavant, elle s’était
éveillée, prise sans doute dans une incantation mal
maîtrisée.
Depuis lors, elle était apparue à divers endroits
en Angleterre — voire dans le lit même de la reine mère — semblable
à une prophétesse des temps anciens. Dans le cas de la reine, elle
avait annoncé le divorce de Charles et Diana — quoique, en
l’occurrence, point n’était besoin d’être versé en sorcellerie pour
le prédire.
Puis Old Sally avait disparu quelque temps, pour
réapparaître dans le Nouveau Monde.
Jusque-là, personne n’avait compris le mystère qui
animait la pauvre jument, et moins encore la façon dont elle
choisissait ses « victimes ». En fait, elle ravissait surtout les
folkloristes et autres spécialistes de l’ésotérisme, et donnait
lieu à un abondant courrier des lecteurs allant de l’amusement à
l’exaspération. Et bien sûr, quelques collectionneurs fous avaient
décidé d’entrer en possession d’Old Sally.
Wren n’y voyait aucun inconvénient, d’autant
qu’ils étaient prêts à payer la somme extravagante qu’elle leur
réclamait, par l’entremise de Sergueï, naturellement. Wren
consacrait habituellement trois à neuf jours à la résolution d’une
affaire. Dans ce cas-ci, elle y travaillait depuis près de dix-huit
mois.
Wren avait la réputation de ne jamais faillir à
sa mission. Réputation fondée
à laquelle elle tenait. Il lui était donc d’autant plus difficile
d’admettre sa défaite…
— Nul, marmonna-t-elle en jetant le premier mail.
Merci quand même.
Elle ouvrit le suivant. Un médium qui assurait
être en contact avec l’esprit d’Old Sally — un esprit tourmenté qui
exigeait l’accomplissement d’un certain nombre de conditions pour
trouver le repos.
— La barbe, grogna Wren, agacée. Ce n’est jamais
qu’un cheval rempli de sciure de bois. En fait de cervelle, ça se
pose là !
D’un pied, elle parvint à faire tomber une basket,
puis s’attaqua à l’autre. Elle ne s’y connaissait pas vraiment en
communication psychique. Il existait peut-être de vrais médiums, et
de vrais esprits se baladant dans les airs, mais elle ne
retiendrait pas son souffle jusqu’à ce qu’on le lui prouve. Un mort
était un mort, et la télépathie ne fonctionnait que dans les
romans.
Heureusement pour son moral, le dernier mail
contenait quelques informations valables sur de possibles
apparitions de la jument, le mois suivant. Apparitions liées à un
certain nombre de scandales qui, hélas, concernaient quatre
personnes sur la côte Ouest, et deux dans le Nord. Impossible à
couvrir. Il lui faudrait demander trop de faveurs.
— Et voilà. Retour à la case départ,
commenta-t-elle, dépitée.
Enfin, l’affaire n’était pas urgente. Elle verrait
ça dans quelques semaines. Au pire, quelques « victimes »
recevraient de mauvaises nouvelles, juste avant que lesdites nouvelles ne s’accomplissent. Tant
que le client ne s’énervait pas, Wren ne s’en souciait guère.
Un mail de sa mère, sans objet. Wren hésita,
faillit l’envoyer à la corbeille, puis se ravisa avec un
soupir.
— Salut, m’man ! lança-t-elle en direction de
l’écran. Non, m’man, oui, m’man. Oui, j’appellerai tante Missy. Un
jour. Non, je n’ai pas besoin d’argent. Oui, je n’oublie pas de
verrouiller la porte la nuit… Et non, je n’ai pas envie de
rencontrer de garçon sympathique. Ni même antipathique,
d’ailleurs.
Comment une femme qui n’était même pas là
réussissait-elle toujours à avoir le dessus dans leurs discussions
? Un don, sans doute. Et puis, une dizaine d’années auparavant,
Margot Valère avait accepté qu’un homme poli et bien mis de sa
personne offre à sa fille des conditions de vie infiniment
supérieures à celles qu’elles connaissaient dans leur caravane.
Alors, pour cette raison, et sans même compter les dix-huit années
de complicité qu’elles avaient connues, Wren ne pourrait jamais
rien refuser à sa mère. Il lui était impossible aujourd’hui
d’imaginer une vie sans Sergueï comme associé. Même s’il avait une
tendance exaspérante à être surprotecteur.
Les autres mails ne présentaient guère d’intérêt
immédiat — lettres d’information des sites auxquels elle était
abonnée ou courrier personnel de leurs membres. Ce qui constituait
malgré tout une jolie quantité, qui se réduisait fort heureusement
le week-end, chacun ayant à faire ailleurs.
Et, bâillant à s’en décrocher la mâchoire, elle
jeta un coup d’œil à l’horloge de l’ordinateur.
20 heures. Pas encore le moment d’aller se
coucher. Dommage… La journée avait été rude, et contrecarrer
l’énergie d’un Sorcier était particulièrement épuisant. Avec un
soupir, elle se leva et longea le couloir jusqu’à la chambre.
C’était la plus petite des trois pièces. Elle
contenait tout juste un lit, une table de chevet et une commode en
acajou. La tonalité d’ensemble était résolument verte : sombre pour
les murs, claire pour la moquette. Retirant son jean, sa chemise et
ses chaussettes, Wren les lança en boule au pied de son lit. Puis
elle se dirigea vers l’unique fenêtre de la pièce et défit le
foulard doré qui retenait des rideaux de velours du même vert
dense.
Réprimant un nouveau bâillement, elle s’assit sur
le lit et alluma la lampe. Puis elle ôta son soutien-gorge et le
posa négligemment sur la table de chevet où traînaient déjà un
vieux réveil, une boîte d’aspirine et un mascara à demi desséché.
Enfin, elle enfila un pantalon de jogging informe et un T-shirt
délavé, tout en lorgnant sur la couette. Mais il était beaucoup
trop tôt. Si elle s’endormait maintenant, elle se réveillerait
immanquablement à 3 heures du matin. Et Manhattan avait beau ne
jamais dormir, il y avait quand même des limites.
Sans doute était-il plus judicieux de préparer du
café frais et de se planter devant l’ordinateur. Il y aurait
peut-être du nouveau. Ou bien, des limbes de son cerveau fatigué
surgirait un indice qui la mettrait sur la piste de ce fichu bloc
de marbre. Alors, elle pourrait l’emballer proprement pour le rendre à son propriétaire, et
rentrer dormir du sommeil du juste.
A 22 h 30, elle semblait avoir trouvé un nouveau
souffle — conjonction d’un cycle parfaitement naturel et de café
jamaïcain savamment dosé. Le bureau était recouvert de boules de
papier froissé, et une demi-douzaine de feuilles avaient été
accrochées au mur, dessinant l’étrange organigramme des faits et
hypothèses accumulés.
Des treize noms répertoriés par sa liste, celui de
Max semblait le plus probable. Il possédait la rancune et le
pouvoir nécessaires à ce type d’exploit, même si son cerveau était
un peu trop confus pour l’accomplir proprement. Il était Sorcier à
part entière depuis quatre ou cinq ans maintenant, et il aurait pu
se concentrer suffisamment longtemps. En outre, l’énergie qu’elle
avait sentie là-bas était instable, pouvant à tout instant voler en
éclats. Ou bien le voleur était un demi-fou, ou bien…
— Ou bien, reprit-elle à voix haute, le «
déménageur » était sous l’influence du commanditaire du vol. Talent
stable, client fou ? Une équipe du tonnerre, qui fonctionnerait
ensemble depuis longtemps…
Pourquoi pas ? L'hypothèse était plutôt
séduisante. Mais ce n’était jamais qu’une hypothèse.
— Flûte ! lança-t-elle en hochant la tête. Moi, je
rends mon tablier. Je n’aime pas du tout les défis ou les missions
impossibles. De jolies petites enquêtes bien ficelées et rondement
menées, voilà mon truc !
Pointant son crayon sur la liste, elle reprit les
noms un à un.
Sandy Hall. Un petit mouchard, qui savait
pratiquer la télékinésie, ou déplacement d’objets grâce au Courant. Pas assez fort,
cependant, pour être le cerveau de l’affaire. Son profil
correspondait à peu près à ce qu’elle avait senti sur place. Un bon
suspect donc, à ce détail près que, selon sa femme, il était
probablement mort. Mais enfin, passer par un incinérateur n’était
pas nécessairement un obstacle insurmontable…
Emilio Lawson. Voleur réputé. A disparu de la
circulation. Dévoré, selon la rumeur, par un dragon des Appalaches.
Par conséquent, à rayer de la liste. Passer par l’estomac d’un
dragon était sans espoir.
Katya Arkady. Sévèrement tancée par le Conseil
pour conduite inconvenante. Wren poussa un grognement. La femme lui
était sympathique. D’après O.P., c’était elle que Frants avait
flouée. Elle avait donc un motif puissant.
Malheureusement, elle était actuellement à
l’hôpital. Si l’incinération n’était pas rédhibitoire, une
opération à cœur ouvert restreignait sérieusement, en revanche, les
possibilités d’action. Avec un soupir, Wren barra donc son
nom.
Margery et Alexandre Freiner. Poursuivis par la
vindicte d’un gnome et actuellement en fuite. Wren esquissa une
grimace. A coup sûr, ils se cachaient au Vatican. Aucun serviteur
de Dieu ne tolérerait la présence d’un gnome dans la cité
sacrée.
Un instant, elle caressa l’idée d’un complot
papal, qu’elle abandonna à regret pour absence totale de
vraisemblance, même lointaine.
Restaient donc sept noms dont elle n’avait rien
appris qui permette de les conserver ou de les éliminer. Mâchonnant
pensivement la gomme de son crayon, elle grimaça de dégoût.
— Sept
praticiens de la magie capables de machiner toute cette histoire
sans laisser plus de traces que celles que j’ai relevées. Et
surtout, assez forts pour n’en parler à personne. Bon sang, ça ne
devrait pas être si dur !
Le Courant vous rendait généralement bavard. A
cette heure-ci, des commérages auraient déjà dû circuler…
— Zut et zut ! lança-t-elle, dépitée.
Jetant son crayon, elle se leva et s’étira, paumes
ouvertes vers le plafond. Quittant l’atmosphère confinée de son
bureau, elle se mit à faire les cent pas dans l’étroit
couloir.
— Il me faut d’autres preuves. J’en ai pour un an,
si je me mets à vérifier les motivations ou les capacités des uns
et des autres !
Tournant abruptement pour repartir dans l’autre
sens, elle se rappela les recommandations de sa mère. « Prends un
chat, ma fille, c’est moins dangereux de s’adresser à un animal que
de se parler à voix haute ! » Elle avait toujours réfléchi à voix
haute, aussi loin qu’elle s’en souvienne. Et depuis sa formation
avec John, la situation n’avait fait qu’empirer. Selon sa mère,
toujours. Il est vrai qu’au moment d’élaborer un plan, Sergueï et
elle avaient pris la fâcheuse habitude de marcher, chacun en sens
contraire, et de penser à voix haute. N’était-ce pas le signe d’une
vraie dépendance mutuelle, quand chacun se mettait à agir comme
l’autre ?
— Hé ! dit-elle subitement. Et que dirait Perry
Mason ?
Elle s’arrêta, comme si elle attendait une
réponse.
Les célèbres détectives fictifs étaient entrés
dans sa vie l’été de sa mononucléose. Son épuisement était tel
qu’elle ne pouvait faire autre chose que lire. Alors, elle avait
lu, pendant trois semaines.
Elle obliqua subitement à gauche et entra dans la
cuisine. Saisissant la bouilloire, elle la remplit d’eau et la mit
sur le feu. Puis, ouvrant le placard, elle sortit la boîte à
thé.
— Lord Peter aurait convaincu le garde de lui
fournir toutes les informations dont il avait besoin. Bunter aurait
découvert l’indice fondamental. Et Harriet aurait assemblé tout ça
le temps d’une tasse de thé. Bon sang, Wren, trouve un point de
départ !
Elle remplit la boule à thé et la plaça dans la
théière.
— Ignore les témoignages. Ils mentent toujours.
Quelle est la source ? Oliver Frants. Son immeuble. L’incantation.
La question logique serait donc : à qui profite le crime ? A l’un
de ses concurrents ? Plutôt à l’un de ses subalternes. Ils ont
accès au bâtiment, ils ont intérêt à affaiblir le pouvoir du
patron. Qui est le loup ? Ou alors, qui le patron a-t-il opprimé
?
Un sifflement perçant fusa à ce moment. Wren
retira la bouilloire du feu et versa l’eau dans la théière,
songeuse.
— Tu crois que je perds la main ?
demanda-t-elle.
Sergueï haussa les épaules, et referma la porte
derrière lui.
— J’espère que non.
Le cérémonial du thé annonçait immanquablement
l’arrivée de son associé. A l’instant même où il s’engouffrait dans l’escalier, elle éprouvait
le besoin irrésistible d’en préparer. Très étrange, vraiment. Mais
enfin, assez pratique.
Elle se percha confortablement sur le comptoir de
la cuisine, et tendit une tasse à Sergueï. Il portait une tenue
décontractée, ce soir — pantalon gris souple et chemise blanche,
sous son éternel manteau de cuir noir. Qu’il avait oublié d’ôter.
En dépit de ses cheveux impeccablement coiffés, il avait l’air
fatigué. Des cernes creusaient ses yeux. Outre qu’il était épuisé,
il semblait aussi excédé. A l’évidence, il venait directement de la
galerie. Wren risqua un coup d’œil vers l’horloge de la cuisine. De
toute évidence, il était même parti avant la fermeture. Donc, il
avait reconnu le nom sur la liste.
En supposant qu’il avait deviné au moment de son
réveil, son énervement avait eu toute une journée pour perdre de sa
force. Si la révélation n’avait eu lieu qu’à midi, elle était bonne
pour une explosion.
— Ton expédition d’aujourd’hui n’a rien donné ?
s’enquit-il.
Traduction : « Comment vas-tu ? » Ce qui
signifiait qu’il était épuisé, mais plus en colère. Cela valait
mieux. Les colères de Sergueï étaient en général
impressionnantes.
— Nous devons renoncer à notre suspect le plus
prometteur, répliqua-t-elle.
Traduction : « Je vais bien, mais la journée a été
un fiasco. »
— En un sens, on peut dire que c’est un succès,
répliqua-t-il. Puisque tu as obtenu un résultat.
Wren le fixa en silence, dubitative.
Wren détestait admettre un cafouillage, mais plus
vite elle en passerait par là, mieux cela vaudrait. De toute façon,
il la harcèlerait jusqu’à ce qu’elle lui réponde.
— Eh bien, répondit-elle, je laisse les
possibilités me distraire des probabilités, l’évidence me détourner
de la logique.
— Et donc ?
— Et donc, tu as raison. Trouvons le motif et nous
trouverons le motivé.
Sergueï secoua tristement la tête pour marquer sa
profonde désolation. Wren haussa comiquement les épaules et attrapa
par le col le manteau que son compagnon venait enfin de se décider
à ôter. Le cuir était incroyablement doux, et suffisamment fin pour
dormir dessous, comme elle avait eu plusieurs fois l’occasion de le
faire. Sans comparaison, évidemment, avec son propre blouson dont
le cuir rude avait subi, et pouvait encaisser sans broncher, de
nombreuses avanies…
— Ils sont tous farouchement fidèles à leur
patron. Du moins ceux qui auraient les moyens de connaître
l’incantation, reprit Sergueï en accrochant son manteau dans
l’entrée. C’est assez sidérant, même. Aucun de ses proches
collaborateurs n’est passé chez un concurrent. Même le sieur
Margolin résiste. Il y a trois mois, pourtant, il a été approché
par InterLox, qui lui a proposé le double de son salaire et s’est
vu opposer un refus sans appel. Mécontents ou pas, ils restent dans
le rang.
Sergueï se tut un instant, songeur.
Wren poussa un soupir. Elle savait ce qui allait
suivre.
— Ce n’est pas notre problème, rétorqua-t-elle
sèchement. Les histoires de bureaux ne nous concernent pas.
Il esquissa un sourire.
— Voire… Ne dédaigne jamais ce qui peut servir à
un chantage juteux, Zhenechka.
Le prénom russe n’apaisa pas Wren. Ce côté pirate
chez Sergueï l’agaçait, et elle se demandait souvent de combien il
surestimait le prix des œuvres qu’il vendait. Elle haussa
imperceptiblement les épaules. « Revenons à nos moutons »,
songea-t-elle.
Soudain, elle grimaça. Une idée venait de la
frapper.
— Tes suspects ne valent rien, dit-elle d’un air
douloureux, et les miens non plus. Donc, nous sommes en panne. Et
tu sais ce que cela veut dire… ?
Sergueï lui lança un regard compatissant.
— Nous devons aller voir le Conseil,
répliqua-t-il.
— Ah non ! répliqua Wren avec force. Pas
nous. Toi.