5.
Il était presque midi, et pourtant Blaine Street bruissait d’activité. Située au cœur du « labyrinthe artistique » qui accueillait les galeries branchées, la rue semblait tout juste s’éveiller avec la discrète apparition des premiers clients. Aussi courte qu’étroite, elle avait abrité autrefois des entrepôts de briques, comme le rappelaient les immenses portes métalliques. Et si la plupart des magasins et des galeries s’étaient dotés de vitrines transparentes, le numéro 28 offrait, en revanche, une étroite devanture couverte d’un vitrail original. Au premier abord, les bleus, les rouges, les verts profonds semblaient s’emboîter de manière parfaitement aléatoire. Il suffisait pourtant de reculer de quelques pas pour découvrir un étonnant paysage sous-marin.
Entre le vitrail et la double porte en acier, une élégante plaque de cuivre annonçait la galerie Didier.
A l’intérieur, une sobre moquette d’un gris tendre recouvrait le sol, et les murs, d’un blanc net, accueillaient des séries de toiles, interrompues çà et là par une sculpture placée sur un piédestal. Les œuvres exposées ce mois-ci déployaient une palette de couleurs insolentes, presque criardes. Au fond de la pièce s’élevait un lourd escalier de fer forgé qui conduisait au second étage, où étaient généralement présentées les pièces de petite dimension. Au centre s’étirait un comptoir incurvé derrière lequel un jeune homme blond feuilletait un catalogue. Lui-même semblait sortir tout droit d’un catalogue : coupe de cheveux impeccable, costume élégant, et physique à l’avenant.
Le carillon de la porte d’entrée retentit. Le jeune homme leva les yeux. C'était Sergueï. D’un rapide coup d’œil, il scruta le visage de son patron et décida sagement de ne pas ouvrir la bouche sans y avoir été invité. Machinalement, le galeriste jeta un regard circulaire. Aucun client. Poussant un grognement qui pouvait signifier aussi bien la satisfaction que la réprobation, il fit un signe de tête en direction du jeune homme et se dirigea vers le fond de la galerie. D’une pression de la main, il actionna un système invisible qui ouvrit la porte de son bureau.
Quand le mécanisme se fut refermé dans un glissement feutré, le jeune homme blond se replongea dans son catalogue.

— Tu es le roi des imbéciles…
Sergueï, qui contenait sa colère depuis plusieurs heures, était à présent incapable de l’exhaler. Nerveusement, il se mit à marcher de long en large.
Ce matin, Geneviève n’avait pas répondu au téléphone. Quand il était arrivé chez elle, une heure plus tard, personne. Certes, la jeune femme pouvait aller où bon lui semblait. C'était son droit le plus strict, et il était son associé, pas son baby-sitter — ce qui, d’ailleurs, aurait été un travail à plein temps. Mais elle cachait quelque chose, il en était sûr. Il l’avait senti, pendant le dîner, et il avait laissé passer. Quel triple idiot !
Ce n’était que ce matin, au moment de sortir, qu’il s’était souvenu d’un des noms de la liste. Et qu’il avait compris. S'il n’avait pas immédiatement réalisé, c’était parce qu’il connaissait surtout l’homme par le surnom que lui donnait la Cosa.
Stuart Maxwell. Elle était partie affronter Stuart Maxwell, dit « l’Alchimiste ». Un Sorcier qui manipulait le Courant comme personne. Et qui avait failli tuer Wren la dernière fois que la jeune femme l’avait rencontré. Un fou patenté, dont le cerveau était balayé par les courants d’air.
Et Wren savait parfaitement que jamais Sergueï ne l’aurait autorisée à se trouver à moins de deux kilomètres de l’Alchimiste. Même s’il était le seul et unique suspect de la liste. Très opportunément, donc, elle avait omis de le mentionner au cours du dîner.
Sergueï se força lentement à desserrer les mâchoires, si crispées qu’elles en étaient douloureuses. Dire qu’il veillait à ne pas se montrer trop protecteur ! Et voilà qu’elle en profitait pour commettre une imprudence de taille, et lui faire regretter ses efforts…
Si elle survivait…
Sergueï eut une grimace. Elle survivrait, pas question qu’il en soit autrement. Mais alors, elle verrait de quel bois il se chauffait, surprotecteur ou pas !
Il secoua soudain la tête. Dans quel état était-elle capable de le mettre ! Wren finirait par le rendre fou. Soupirant et grommelant, il ôta son manteau et l’accrocha à la patère métallique. Puis il lissa ses cheveux en arrière, d’un geste machinal, le temps de reprendre ses esprits et de s’exhorter au calme.
Quand Wren était en action, il n’y avait rien à faire. Elle était la maîtresse du jeu. Et imaginer tout ce qui pourrait mal tourner ne signifiait pas nécessairement que tout irait mal. D’un geste rapide, Sergueï éloigna le mauvais œil, puis inspira profondément. Attendre qu’elle montre le bout de son nez, voilà ce qui lui restait à faire.
Et elle le montrerait. La jeune femme était peut-être imprudente, mais pas imprévoyante. Elle savait ce qu’elle faisait… Il devait lui faire résolument confiance. Et puis, bon sang, il avait une galerie à diriger !
— Lowell, dit-il en appuyant sur l’Interphone. Apportez-moi les factures de la semaine dernière, s’il vous plaît. Et la liste des invités pour la soirée de demain.

C’était plus une ruine qu’une maison. A demi écroulée au milieu d’un vaste terrain à l’abandon, où poussaient à l’envi herbes et plantes en tout genre, elle conservait quelques vestiges de son élégance passée : un perron abrité par un auvent, de hautes fenêtres aux volets ajourés. Cependant, la peinture s’écaillait, le bois se fendait et une épaisse couche de poussière obscurcissait les vitres.
— Charmant, commenta Wren à mi-voix, en garant sa voiture de location, une inoffensive Sedan bleu foncé.
Elle détailla les lieux. Aucun doute, c’était là. Nul besoin de vérifier ses notes dans le petit carnet noir. De toute façon, elle n’avait aperçu aucune autre habitation sur cette route de campagne isolée.
Poussant un soupir, elle attrapa son sac et sortit de la voiture. Un nuage de poussière s’éleva sous ses pieds. Etrange sécheresse, avec toute cette végétation luxuriante qui débordait du jardin de la propriété…
Pour l’instant, elle ne sentait rien. Ce n’était guère surprenant. A moins que le piège ne soit déjà en action, et alors, il était trop tard.
« Tu n’aurais pas dû venir. »
« Max, laisse-moi t’aider, je t’en prie. »
Wren hocha la tête. La jeune femme dont l’image venait de surgir dans son esprit était en réalité une jeune fille aux cheveux longs, lâchement noués en natte dans le dos. Dans le lointain, Sergueï.
« Je suis déjà condamné, fillette. N’as-tu donc rien appris ? »
A l’époque, nulle lueur de folie dans ses yeux. Et pourtant, trente secondes plus tard, il tentait de la tuer.
Wren marqua une pause et poussa de nouveau un soupir. Puis elle éternua violemment, chatouillée par l’excès de pollen.
— Pourquoi ne pas avoir choisi un entrepôt en béton entouré de macadam, hein ? Enfin, tant pis… Max !
Elle observa la porte d’entrée.
— Max ! Pas de bêtise ! Je veux simplement te parler !
Aucune réponse. A dire vrai, elle n’en attendait pas, mais le contraire aurait été bien agréable. Un instant, elle fut tentée de palper les courants qui devaient flotter autour de la maison, puis se retint. Ce serait impoli, et stupide. Mais c’était la fin d’une journée harassante, elle était fatiguée et de mauvaise humeur.
— Max !
Une pause.
— Espèce de vieux sorcier, c’est Wren !
Un brusque éclat de rire résonna dans ses oreilles. Elle faillit sursauter, mais se maîtrisa à temps. Manipulation des ondes sonores.
— Entre donc, sale môme ! Avant que je n’oublie que tu es là.
Cela avait été plus simple qu’elle ne l’espérait. Prudemment, elle pénétra dans l’herbe haute qui s’écarta pour lui livrer passage jusqu’au porche. Tout marchait comme sur des roulettes. Wren eut cependant un mauvais pressentiment.
L’intérieur de la maison était à l’image de l’extérieur. Elle fit quelques pas dans la grande pièce. Dans le fond, une vaste cheminée. Sur les murs, des rayonnages de bibliothèque. Ni télévision, ni ordinateur, ni téléphone. Juste des livres, et encore des livres. Quelques objets que Wren estima être probablement des œuvres d’art. Elle n’avait rien contre les livres, certes. Mais pour elle, c’était un peu comme si on vivait dans la tête d’un autre. Et elle n’avait aucune confiance en celui qui n’osait pas affronter directement la réalité.
Elle n’avait aucune confiance en l’Alchimiste non plus, d’ailleurs. Plus maintenant. Certes, elle apprenait lentement, mais sûrement. Mais en l’occurrence, elle n’avait pas le choix. Sa mission n’était pas de celles qu’on pouvait régler par téléphone. A supposer qu’il ait le téléphone, et que le combiné ne se mette pas à grésiller à son contact. Les Sorciers étaient particulièrement doués pour les courts-circuits. Principalement parce qu’ils étaient distraits.
Il régnait un silence absolu dans la maison. Nul bourdonnement de machine, nulle goutte d’eau tombant régulièrement d’un robinet. Wren sentit sa nervosité croître. Elle avait peut-être grandi dans une banlieue où on voyait encore passer dans le fond du jardin un renard ou une biche — voire un ours —, mais à présent, elle était résolument une fille des villes, qui ne se sentait bien que dans le brouhaha des klaxons, le crissement de pneus et les sirènes.
Même les grillons, dehors, étaient préférables à ce fichu silence, à cette absence totale d’indices sonores. Où était parti le bruit ? A quel moment le piège se refermerait-il sur elle ?
Pour ne plus y penser, elle s’obligea à détailler de nouveau la pièce. Près de la cheminée, deux canapés en tissu écossais et une chaise longue en cuir autour d’une table basse de bois. Le tissu était élimé, le cuir usé, le bois taché, mais il émanait de l’ensemble un sentiment de confort. Au sol, sur le parquet, un vaste tapis qui laissait apparaître sa trame. Et sur l’un des canapés, un chien de race incertaine posa sur elle des yeux mordorés parfaitement indifférents.
— Hello ! lança-t-elle.
Un petit battement de queue, et ce fut tout. Minimal, comme accueil. Wren fronça le nez.
— Oui, je me souviens, murmura-t-elle. Tu t’appelles « Chien », n’est-ce pas ?
— Pourquoi s’embêter à trouver un autre nom, hein ? grommela la voix sur sa gauche. Je suis l’Homme, il est le Chien. Chacun sa place.
— Qui est sur le canapé, visiblement, rétorqua Wren.
Max entra dans son champ de vision. Il portait un vieux pull bleu délavé, un bermuda kaki qui s’arrêtait juste au-dessus de ses genoux noueux, et des chaussettes rouges qui tire-bouchonnaient autour des chevilles.
— Mouais… Celui-là, c’est le sien, et celui-là, le mien. Pas de bisbille, comme ça. Bon, qu’est-ce que tu me veux ? Encore envie de faire le saut de l’ange ?
Max n’avait pas vu Wren depuis cinq ans — autrement dit cinq minutes, pour un Sorcier.
— Ton nom est venu dans une conversation, répliqua la jeune femme en s’installant dans la chaise longue.
Max avait l’air à peu près normal, ce qui ne signifiait rien. Le plongeon infernal qu’elle avait failli exécuter, la dernière fois, lui avait servi de leçon. Et appris qu’elle ne savait pas voler. Elle ne tenait donc pas à recommencer.
— Ils méritaient probablement la mort, grommela le vieux sorcier en prenant possession de son canapé.
— Pour l’instant, personne n’est mort, précisa Wren.
— Tu as apporté des chewing-gums ? J’aime bien ça. Hum, bon, s’il n’y a pas de morts, c’est quoi, ton affaire ?
Posant ses pieds sur la table basse, il tendit les mains devant lui, doigts écartés, et les contempla d’un air concentré. La tension qui régnait dans la pièce s’accrut considérablement, alimentée par les flux d’énergie que le sorcier envoyait dans son système comme des boules dans un flipper.
Wren poussa un soupir plus profond que les précédents.
— Max, concentre-toi, s’il te plaît.
— Je t’écoute, maugréa le vieil homme, aussi revêche qu’un ours perclus de rhumatismes. Et dépêche-toi avant que je ne te transforme en ver de terre.
Tout en observant attentivement son interlocuteur, Wren passa rapidement en revue les arguments à sa disposition, retenant certains d’entre eux, rejetant les autres. Finalement, comme la pression s’accentuait douloureusement sur ses tympans, elle se lança.
— Pourquoi as-t u menacé de tuer Oliver Frants ?
A l’instant même où elle la formulait, elle regretta sa question. Trop vague. Il aurait beau jeu d’éluder. Elle allait se retrouver sur la case « sortie » avant même d’avoir pris le départ.
— L’homme est un rebut de l’humanité.
Et ce fut tout. « Typique », songea Wren, dépitée. Les Sorciers estimaient inutile d’avoir une raison pour agir, ou de réfléchir avant d’agir, auraient dit les mauvaises langues. Ils agissaient, point à la ligne. Rien que pour cette « particularité », Wren inclinait à exclure Max de la liste des suspects. L’affaire sur laquelle elle enquêtait nécessitait de la réflexion, une préparation minutieuse, une intention longuement mûrie. Personne de sensé n’aurait engagé un Sorcier pour ce type de travail : il risquait fort de s’ennuyer et d’aller déposer la pierre sur le lit du chef de la police locale. Juste par défi.
Un Sorcier était tout entier accaparé par la magie. Son existence était exclusivement consacrée à la canalisation des énergies et à leur maîtrise, dans le but de devenir un conducteur parfait.
Pour cette raison, les Sorciers vivaient dans l’instant de l’action. Pour cette raison encore, ils étaient irascibles, entêtés, en un mot, odieux. « Un vrai gaspillage de Courant », murmurait-on dans la Cosa. Pourtant, le Conseil, dans l’un de ses rares accès de mansuétude, avait décrété les Sorciers intouchables. Telle était la version officielle. En réalité, le Conseil exploitait les Sorciers, qui étaient fort utiles quand il s’agissait de comprendre le jeu parallèle des Forces, ou d’établir une corrélation entre les événements et leur probabilité. Les Sorciers étaient, en somme, les spécialistes du Chaos à l’intérieur de la Cosa Nostradamus.
Evidemment, ils étaient instables. Cette imprévisibilité même supposait que Max pouvait avoir agi, dans l’affaire, soit pour le compte d’un client, soit par simple caprice. Seule certitude au sujet des Sorciers : ce qu’ils étaient capables d’accomplir n’entrait même pas dans la liste complète des possibilités envisagées.
— Ecoute, reprit-elle rapidement, pour ne pas perdre l’attention chancelante de Max. Quelqu’un a fait un sale coup à mon client. Un type qui a un sens de l’humour très spécial. Ton nom était sur la liste, alors je…
La pression sur ses tympans s’intensifia brusquement et ses mains crépitèrent sous l’afflux massif de Courant. Elle l’entendit glousser de plaisir. Et voilà, elle l’avait perdu !
Une nuit blanche passée à dénicher des pistes et à vérifier les alibis des uns et des autres, suivie d’une journée consacrée à des coups de téléphone à droite et à gauche, le tout couronné par deux heures de voiture dans la campagne jusqu’à cette fichue baraque, finirent par avoir raison des nerfs de Wren. Passant outre les procédures et la prudence nécessaires avec un Sorcier, elle tendit les mains et les posa sur celles de Max, enfermant l’Energie dans une cage de chair. Le Courant fut aussitôt marqué par le sceau de Max.
— Hé là, sale gosse !
Le sorcier envoya dans l’esprit de la jeune femme une image d’elle-même, plus jeune et inexpérimentée. Tapant du pied avec impatience, elle contra l’offensive par une autre image — elle-même, aujourd’hui.
— Quoi ?
Max haussa les épaules. Un sentiment d’irritation, mêlé à une certaine fierté de constater qu’elle avait beaucoup appris depuis leur dernière rencontre, flotta jusqu’à Wren. Une répugnance, aussi, à la voir se vendre ainsi au plus offrant. Et pas la moindre trace d’information sur l’affaire qui l’intéressait. Il n’avait jamais rencontré Frants, qu’il ne connaissait que par ce qu’il en avait lu dans les journaux.
— Oh, Max…
Wren retira ses mains sans s’excuser de cette intervention brutale. De toute façon, la politesse endormait les forces mentales et parasitait la conductivité. Sergueï clamait volontiers que les Talents étaient des brutes.
A côté d’elle, le dénommé Chien bâilla, puis referma sa gueule, la langue pendant entre ses babines. Wren l’observa du coin de l’œil, sans tourner la tête, prête à rouler au bas du siège pour sortir de la ligne de mire. Max continuait à la fixer de ses yeux verts.
De toute façon, elle n’avait guère de chance contre le vieux Sorcier. Du moins tant qu’elle restait dans l’enceinte de la propriété. S’il décidait soudain qu’il en avait assez, elle était fichue. Tout simplement. Raison pour laquelle, d’ailleurs, les Sorciers avaient si peu d’invités.
— Il me semble que tu n’as pas frappé à la bonne porte, grommela Max, d’une voix éraillée.
L'incursion inattendue de Wren semblait l’avoir épuisé.
— Quelle est la bonne porte, alors ?
S'il proposait de l’aide, elle ne refuserait pas. Elle était peut-être folle, mais pas stupide.
— Je ne sais pas.
Il tira machinalement sur son pull, qui révéla toute une série d’accrocs.
— Je vais aller faire un tour dans l’Ether, voir si je peux dénicher quelque chose.
La pression dans la pièce se modifia subtilement. Chien geignit et changea de côté sur le canapé. Il était temps de partir. Wren se leva.
— Pourquoi ferais-tu ça ? demanda-t-elle.
Il rit, d’un rire aigu qui la fit frissonner.
— Parce que tu es venue me voir. Parce que ton assassinat manqué est la dernière bonne action que j’ai commise. Parce que tu es tout ce que John a laissé sur cette Terre.
John Ebenezer. Le professeur. L'ami. La figure paternelle. Disparu voilà plus de dix ans. Une blessure jamais vraiment refermée.
— Allez, va-t’en.
Sans un mot, Wren se dirigea vers la porte. Dans le jardin, l’herbe haute ne plia pas, cette fois, et elle eut la sensation d’avancer à contre-courant. Le vent se leva, tourbillonnant autour d’un trou noir — le cœur du Courant. Des éclairs déchirèrent le ciel d’un bleu serein. Wren grimpa vivement dans la voiture, jeta son sac sur le siège passager et démarra en trombe.
« Les Sorciers, mon Dieu ! » songea-t-elle en appuyant à fond sur l’accélérateur.

Le chemin du retour lui parut interminable. Ses pensées tourbillonnaient, s’attachant au moindre détail de la journée. De guerre lasse, elle finit par tourner le bouton de la radio pour noyer sa cervelle en ébullition sous un flot de rock. Rien de tel que le hurlement des guitares pour se concentrer sur la route.
Avec une pointe de regret, elle se dirigea vers l’agence de location. Tandis que l’employé achevait sa vérification, elle tapota avec nostalgie le capot de la voiture. Il lui fallut attendre encore que l’employé remette son rapport à un collègue, et que ledit rapport soit imprimé en deux exemplaires et dûment signé. Une fois la chose faite, elle put gagner la station de métro la plus proche, emportée par le flot des citoyens ordinaires qui regagnaient, eux aussi, leur domicile.
D’habitude, elle détestait le contact moite et rude de l’humanité entassée dans les wagons. Là, pourtant, une vague de reconnaissance la submergea. Elle était l’une des leurs, puisqu’elle pouvait, sans panique, supporter le frottement de peaux étrangères. Donc, elle était encore normale…
Enfin, aussi normale qu’on pouvait l’être avec une énergie magique qui bourdonnait dans tout votre corps. Quand John Ebenezer l’avait surprise en train de chiper des bonbons dans les épiceries de quartier grâce au Courant, il l’avait attrapée par le bout de l’oreille et sortie sans ménagement du magasin. Là, il lui avait enseigné les bonnes manières, la loi et… la nature de son étrange pouvoir. Au début, elle avait pris la chose avec une relative indifférence. John ressemblait à tout le monde, ou presque. Il était professeur de biologie dans un lycée, avant que la Magie ne le happe entièrement.
Quand elle avait eu son bac en poche, John n’était plus depuis longtemps : sa raison et sa vie avaient succombé sous le poids trop lourd de son Talent. Mais avant de disparaître, il avait réussi à modifier l’existence de Wren, tout comme il avait modifié la sienne.
« Parce que tu es tout ce que John a laissé sur cette Terre. »
La voix de Max résonna en elle. Parfois, elle regrettait que John n’ait pas regardé ailleurs, ce fameux jour de l’épicerie. Wren n’était pas une Sorcière, et n’entendait pas le devenir, pour toutes sortes de raisons. Mais n’était-ce pas ce qu’avait pensé John, et Max aussi, peut-être ? Ne s’étaient-ils pas juré qu’ils n’y passeraient pas ?
— Mademoiselle ! Mademoiselle !
Saisie, elle regarda autour d’elle. Un vieux Chinois la dévisageait avec inquiétude, comme si elle était l’une de ces toquées qui se parlaient à mi-voix.
Haussant les épaules, elle se laissa porter par le flot de passagers qui descendaient et grimpa deux à deux les marches de la sortie. Essoufflée, elle s’arrêta lorsque l’air frais cingla son visage. Elle aspira goulûment. Le ciel commençait à s’obscurcir et l’ombre des immeubles virait lentement vers ce bleu dense qui n’existe que dans les villes. Oh oui, elle était citadine ! Ici, elle se sentait pleinement vivante. Que Max reste dans sa campagne. Elle, il lui fallait cette incessante rumeur de ruche surpeuplée. Trop de monde valait mieux que personne, non ?
Surtout quand ils vous donnaient l’impression d’être délicieusement ordinaire.
Elle prit la direction de sa rue. Son immeuble — six étages — se dressait au milieu d’une kyrielle de restaurants chinois, de bazars et de magasins d’alimentation ouverts sans interruption.
Un instant, elle eut la tentation de passer par chez Jackson, histoire de prendre du lait frais et de jouer au loto, puis elle se ravisa. Elle remplirait le frigo ce week-end, quand elle aurait un peu plus d’énergie.
Involontairement, elle ralentit le pas tout en réfléchissant. Une onde électrique parcourut soudain sa nuque. Ce que Sergueï appelait le « cerveau reptilien» venait de se mettre en alerte, puisant dans un instinct de survie plus que millénaire. Calmement, elle accéléra la cadence et examina chaque trottoir en évitant de tourner la tête de manière trop ostensible. Peut-être était-ce le gosse accroupi au coin de la rue avec ses amis, et qui venait de lui jeter un coup d’œil ? Même quand elle ne recourait pas à la Dissociation, elle passait généralement inaperçue, et le moindre regard appuyé la rendait nerveuse. Ou bien était-ce l’un de ces types retranchés sous un porche, prêts à vous sauter dessus pour gagner leur subsistance ? Dans ces cas-là, ils se précipitaient généralement sur la personne qui arrivait derrière elle.
Les nerfs, sans doute. Normal, en cette fin de journée. De toute façon, Wren était protégée par son anonymat. Par principe, elle ne rencontrait jamais le client, n’entrait jamais en contact avec lui. Et rien, sur cette affaire, elle le savait, ne justifiait pour l’instant qu’on cherche à la suivre. Malgré tout…
Serrant ses clés dans la main, à la manière d’une arme, elle obliqua à gauche.
« La question n’est pas : es-tu paranoïaque ? se dit-elle. Mais : es-tu suffisamment paranoïaque ? »
La rue semblait parfaitement paisible. A quelques pas de l’entrée de son immeuble, des adolescents se mirent à siffler sur son passage. Une bonne dose de Courant, et ils comprendraient vite leur malheur, ces petits morveux ! Wren soupira en montant les marches. Voilà qu’elle devenait aussi hargneuse que Max…

Un peu plus loin dans la rue, un homme engoncé dans un élégant manteau de cuir s’arrêta. Impressionnés, les adolescents cessèrent de rire. Des yeux froids et pâles se fixèrent sur eux et ils reculèrent imperceptiblement, avec une crainte mêlée de respect, avant de tourner brusquement les talons.
Un fin sourire étira les lèvres de l’homme, qui consulta sa montre d’un geste souple et précis, dévoilant fugitivement un étui en cuir de forme caractéristique. Visiblement satisfait, il pressa une touche sur son coûteux téléphone portable, et regarda la fenêtre du cinquième étage qui venait de s’allumer.
— L'oiseau est dans le nid, grogna-t-il.
La silhouette de Wren se détacha sur le store de papier de riz.
— Seule, reprit-il. Dois-je m’en assurer ? Non ? Parfait.
Impassible, il raccrocha, jeta un dernier regard à la fenêtre du cinquième étage et se fondit dans l’ombre désormais opaque de la rue.

Wren vida le contenu de son sac sur le comptoir de la cuisine, ouvrit le frigo et attrapa une bouteille de soda. Elle frémit d’aise quand le liquide frais et pétillant râpa sa gorge. « N’oublie jamais de t’hydrater », lui avait recommandé John le jour où elle était tombée dans les pommes, après une séance particulièrement épuisante. « Ne triche jamais avec ton corps. Sinon, il te trahira. »
Ôtant sa veste qu’elle laissa tomber sur le sol, elle se dirigea vers le bureau. Pas de messages sur le répondeur. Elle appellerait Sergueï plus tard, après l’heure de fermeture de la galerie. Flûte, non… C'était nocturne, le mardi.
Elle lança l’ordinateur et, pendant qu’il démarrait, éplucha son courrier. Elle eut une grimace devant l’abondance de publicités. Ces fichues réclames encombraient son paillasson et bloquaient presque la porte d’entrée. Heureusement qu’elle avait accroché une pancarte précisant : « Pas de prospectus, merci »… Elle les feuilleta rapidement, au cas où il y aurait quelque chose d’intéressant, et remarqua une feuille bleu pâle qu’elle sortit du tas. « Vous en avez assez des envahissements intempestifs ? » Ma foi, c’était bien tourné. « Vous ne voulez plus de visites indésirables ? Vous craignez que votre immeuble, votre quartier soit infesté ? Appelez-nous ! »
Soudain, ses petites cellules se mirent à fonctionner, additionnant patiemment deux et deux pour aboutir à cinq. Une lueur s’alluma dans ses yeux. Enfilant ses oreillettes, elle composa le numéro inscrit sur la feuille.
— Oui, bonjour. C’est au sujet de… d’un envahissement.
Elle fit la grimace. Son interlocuteur semblait débordant d’enthousiasme et de zèle. Tellement heureux de rendre service !
— Oui, reprit-elle. Très gros, et… euh… ailés… Je les ai vus cette nuit, et comme j’ai reçu votre prospectus…
Wren éprouva une pointe de fierté. Elle était plutôt bonne actrice, ma foi. Elle finissait par croire que son appartement était réellement infesté.
— Vous dites ? Non, je ne sais pas comment ils sont arrivés. Je n’ai pas l’habitude d’enquêter sur les cafards et…
Elle se mordit la lèvre. Son interlocuteur enthousiaste venait de raccrocher sans crier gare.
— Alors, mon petit gars, murmura-t-elle en enlevant les oreillettes, on s’attendait à autre chose, pas vrai ?
Avec un soupir, elle froissa le papier et lança la boule dans la poubelle, qu’elle manqua fort peu glorieusement.
— Zut, grommela-t-elle. Mouais, je sais qui vous êtes. Envahissement intempestif, pfff !
ANYPD. Association des New-Yorkais contre la Peste Démoniaque. Pas moins. Ils étaient apparus voilà trois ou quatre ans, transformant la vie des Talents aussi bien que celle des Profanes en véritable enfer. Puis ils avaient disparu tout aussi soudainement.
— Seigneur, je n’avais vraiment pas besoin de ça maintenant !
Aujourd’hui, il suffisait d’un ou deux nouveaux venus à New York, qui n’avaient pas encore appris à baisser les yeux dans le métro, et aussitôt, une équipe de malabars surgissait, déterminés à sauver l’humanité de l’engeance démoniaque. Wren poussa un grognement. Comme si un démon pouvait être une menace ! Tout ce tintouin, c’était le résultat de séries désastreuses comme Buffy contre les vampires ou X-files. Certains avaient du mal, désormais, à distinguer la réalité de la fiction.
Là, il y avait visiblement une stratégie mûrement réfléchie, qui allait bien au-delà de quelques discours enflammés au coin des rues. Derrière ces discrets prospectus, il devait y avoir un cerveau — et un cerveau dangereusement extrémiste.
— Espèce de barbares, je vous jure que…
Un tintement l’interrompit, lui annonçant que l’ordinateur venait de finir de récupérer ses mails. Prenant une profonde inspiration, elle étendit les mains et laissa la tension sortir de son corps tout en expirant lentement. « Au boulot, ma fille. Tu t’occuperas d’eux plus tard. »
Encore des publicités. Son filtre anti-spam n’avait pas l’air plus efficace que sa pancarte sur la porte d’entrée. Quelques messages d’amis du lycée avec lesquels elle était en contact, de loin en loin. Trois courriers signés Old Sally. Elle cliqua sur le premier d’entre eux.
Old Sally était une jument, empaillée par un propriétaire inconsolable en des temps très anciens. Par une violente nuit d’orage, quelque cent ans auparavant, elle s’était éveillée, prise sans doute dans une incantation mal maîtrisée.
Depuis lors, elle était apparue à divers endroits en Angleterre — voire dans le lit même de la reine mère — semblable à une prophétesse des temps anciens. Dans le cas de la reine, elle avait annoncé le divorce de Charles et Diana — quoique, en l’occurrence, point n’était besoin d’être versé en sorcellerie pour le prédire.
Puis Old Sally avait disparu quelque temps, pour réapparaître dans le Nouveau Monde.
Jusque-là, personne n’avait compris le mystère qui animait la pauvre jument, et moins encore la façon dont elle choisissait ses « victimes ». En fait, elle ravissait surtout les folkloristes et autres spécialistes de l’ésotérisme, et donnait lieu à un abondant courrier des lecteurs allant de l’amusement à l’exaspération. Et bien sûr, quelques collectionneurs fous avaient décidé d’entrer en possession d’Old Sally.
Wren n’y voyait aucun inconvénient, d’autant qu’ils étaient prêts à payer la somme extravagante qu’elle leur réclamait, par l’entremise de Sergueï, naturellement. Wren consacrait habituellement trois à neuf jours à la résolution d’une affaire. Dans ce cas-ci, elle y travaillait depuis près de dix-huit mois.
Wren avait la réputation de ne jamais faillir à sa mission. Réputation fondée à laquelle elle tenait. Il lui était donc d’autant plus difficile d’admettre sa défaite…
— Nul, marmonna-t-elle en jetant le premier mail. Merci quand même.
Elle ouvrit le suivant. Un médium qui assurait être en contact avec l’esprit d’Old Sally — un esprit tourmenté qui exigeait l’accomplissement d’un certain nombre de conditions pour trouver le repos.
— La barbe, grogna Wren, agacée. Ce n’est jamais qu’un cheval rempli de sciure de bois. En fait de cervelle, ça se pose là !
D’un pied, elle parvint à faire tomber une basket, puis s’attaqua à l’autre. Elle ne s’y connaissait pas vraiment en communication psychique. Il existait peut-être de vrais médiums, et de vrais esprits se baladant dans les airs, mais elle ne retiendrait pas son souffle jusqu’à ce qu’on le lui prouve. Un mort était un mort, et la télépathie ne fonctionnait que dans les romans.
Heureusement pour son moral, le dernier mail contenait quelques informations valables sur de possibles apparitions de la jument, le mois suivant. Apparitions liées à un certain nombre de scandales qui, hélas, concernaient quatre personnes sur la côte Ouest, et deux dans le Nord. Impossible à couvrir. Il lui faudrait demander trop de faveurs.
— Et voilà. Retour à la case départ, commenta-t-elle, dépitée.
Enfin, l’affaire n’était pas urgente. Elle verrait ça dans quelques semaines. Au pire, quelques « victimes » recevraient de mauvaises nouvelles, juste avant que lesdites nouvelles ne s’accomplissent. Tant que le client ne s’énervait pas, Wren ne s’en souciait guère.
Un mail de sa mère, sans objet. Wren hésita, faillit l’envoyer à la corbeille, puis se ravisa avec un soupir.
— Salut, m’man ! lança-t-elle en direction de l’écran. Non, m’man, oui, m’man. Oui, j’appellerai tante Missy. Un jour. Non, je n’ai pas besoin d’argent. Oui, je n’oublie pas de verrouiller la porte la nuit… Et non, je n’ai pas envie de rencontrer de garçon sympathique. Ni même antipathique, d’ailleurs.
Comment une femme qui n’était même pas là réussissait-elle toujours à avoir le dessus dans leurs discussions ? Un don, sans doute. Et puis, une dizaine d’années auparavant, Margot Valère avait accepté qu’un homme poli et bien mis de sa personne offre à sa fille des conditions de vie infiniment supérieures à celles qu’elles connaissaient dans leur caravane. Alors, pour cette raison, et sans même compter les dix-huit années de complicité qu’elles avaient connues, Wren ne pourrait jamais rien refuser à sa mère. Il lui était impossible aujourd’hui d’imaginer une vie sans Sergueï comme associé. Même s’il avait une tendance exaspérante à être surprotecteur.
Les autres mails ne présentaient guère d’intérêt immédiat — lettres d’information des sites auxquels elle était abonnée ou courrier personnel de leurs membres. Ce qui constituait malgré tout une jolie quantité, qui se réduisait fort heureusement le week-end, chacun ayant à faire ailleurs.
— En parlant de week-end, marmonna-t-elle, il faudra que je pense à m’en octroyer un bientôt…
Et, bâillant à s’en décrocher la mâchoire, elle jeta un coup d’œil à l’horloge de l’ordinateur.
20 heures. Pas encore le moment d’aller se coucher. Dommage… La journée avait été rude, et contrecarrer l’énergie d’un Sorcier était particulièrement épuisant. Avec un soupir, elle se leva et longea le couloir jusqu’à la chambre.
C’était la plus petite des trois pièces. Elle contenait tout juste un lit, une table de chevet et une commode en acajou. La tonalité d’ensemble était résolument verte : sombre pour les murs, claire pour la moquette. Retirant son jean, sa chemise et ses chaussettes, Wren les lança en boule au pied de son lit. Puis elle se dirigea vers l’unique fenêtre de la pièce et défit le foulard doré qui retenait des rideaux de velours du même vert dense.
Réprimant un nouveau bâillement, elle s’assit sur le lit et alluma la lampe. Puis elle ôta son soutien-gorge et le posa négligemment sur la table de chevet où traînaient déjà un vieux réveil, une boîte d’aspirine et un mascara à demi desséché. Enfin, elle enfila un pantalon de jogging informe et un T-shirt délavé, tout en lorgnant sur la couette. Mais il était beaucoup trop tôt. Si elle s’endormait maintenant, elle se réveillerait immanquablement à 3 heures du matin. Et Manhattan avait beau ne jamais dormir, il y avait quand même des limites.
Sans doute était-il plus judicieux de préparer du café frais et de se planter devant l’ordinateur. Il y aurait peut-être du nouveau. Ou bien, des limbes de son cerveau fatigué surgirait un indice qui la mettrait sur la piste de ce fichu bloc de marbre. Alors, elle pourrait l’emballer proprement pour le rendre à son propriétaire, et rentrer dormir du sommeil du juste.
A 22 h 30, elle semblait avoir trouvé un nouveau souffle — conjonction d’un cycle parfaitement naturel et de café jamaïcain savamment dosé. Le bureau était recouvert de boules de papier froissé, et une demi-douzaine de feuilles avaient été accrochées au mur, dessinant l’étrange organigramme des faits et hypothèses accumulés.
Des treize noms répertoriés par sa liste, celui de Max semblait le plus probable. Il possédait la rancune et le pouvoir nécessaires à ce type d’exploit, même si son cerveau était un peu trop confus pour l’accomplir proprement. Il était Sorcier à part entière depuis quatre ou cinq ans maintenant, et il aurait pu se concentrer suffisamment longtemps. En outre, l’énergie qu’elle avait sentie là-bas était instable, pouvant à tout instant voler en éclats. Ou bien le voleur était un demi-fou, ou bien…
— Ou bien, reprit-elle à voix haute, le « déménageur » était sous l’influence du commanditaire du vol. Talent stable, client fou ? Une équipe du tonnerre, qui fonctionnerait ensemble depuis longtemps…
Pourquoi pas ? L'hypothèse était plutôt séduisante. Mais ce n’était jamais qu’une hypothèse.
— Flûte ! lança-t-elle en hochant la tête. Moi, je rends mon tablier. Je n’aime pas du tout les défis ou les missions impossibles. De jolies petites enquêtes bien ficelées et rondement menées, voilà mon truc !
Pointant son crayon sur la liste, elle reprit les noms un à un.
Sandy Hall. Un petit mouchard, qui savait pratiquer la télékinésie, ou déplacement d’objets grâce au Courant. Pas assez fort, cependant, pour être le cerveau de l’affaire. Son profil correspondait à peu près à ce qu’elle avait senti sur place. Un bon suspect donc, à ce détail près que, selon sa femme, il était probablement mort. Mais enfin, passer par un incinérateur n’était pas nécessairement un obstacle insurmontable…
Emilio Lawson. Voleur réputé. A disparu de la circulation. Dévoré, selon la rumeur, par un dragon des Appalaches. Par conséquent, à rayer de la liste. Passer par l’estomac d’un dragon était sans espoir.
Katya Arkady. Sévèrement tancée par le Conseil pour conduite inconvenante. Wren poussa un grognement. La femme lui était sympathique. D’après O.P., c’était elle que Frants avait flouée. Elle avait donc un motif puissant.
Malheureusement, elle était actuellement à l’hôpital. Si l’incinération n’était pas rédhibitoire, une opération à cœur ouvert restreignait sérieusement, en revanche, les possibilités d’action. Avec un soupir, Wren barra donc son nom.
Margery et Alexandre Freiner. Poursuivis par la vindicte d’un gnome et actuellement en fuite. Wren esquissa une grimace. A coup sûr, ils se cachaient au Vatican. Aucun serviteur de Dieu ne tolérerait la présence d’un gnome dans la cité sacrée.
Un instant, elle caressa l’idée d’un complot papal, qu’elle abandonna à regret pour absence totale de vraisemblance, même lointaine.
Restaient donc sept noms dont elle n’avait rien appris qui permette de les conserver ou de les éliminer. Mâchonnant pensivement la gomme de son crayon, elle grimaça de dégoût.
— Sept praticiens de la magie capables de machiner toute cette histoire sans laisser plus de traces que celles que j’ai relevées. Et surtout, assez forts pour n’en parler à personne. Bon sang, ça ne devrait pas être si dur !
Le Courant vous rendait généralement bavard. A cette heure-ci, des commérages auraient déjà dû circuler…
— Zut et zut ! lança-t-elle, dépitée.
Jetant son crayon, elle se leva et s’étira, paumes ouvertes vers le plafond. Quittant l’atmosphère confinée de son bureau, elle se mit à faire les cent pas dans l’étroit couloir.
— Il me faut d’autres preuves. J’en ai pour un an, si je me mets à vérifier les motivations ou les capacités des uns et des autres !
Tournant abruptement pour repartir dans l’autre sens, elle se rappela les recommandations de sa mère. « Prends un chat, ma fille, c’est moins dangereux de s’adresser à un animal que de se parler à voix haute ! » Elle avait toujours réfléchi à voix haute, aussi loin qu’elle s’en souvienne. Et depuis sa formation avec John, la situation n’avait fait qu’empirer. Selon sa mère, toujours. Il est vrai qu’au moment d’élaborer un plan, Sergueï et elle avaient pris la fâcheuse habitude de marcher, chacun en sens contraire, et de penser à voix haute. N’était-ce pas le signe d’une vraie dépendance mutuelle, quand chacun se mettait à agir comme l’autre ?
— Hé ! dit-elle subitement. Et que dirait Perry Mason ?
Elle s’arrêta, comme si elle attendait une réponse.
— Bon. Alors, que dirait Peter Winsay ?
Les célèbres détectives fictifs étaient entrés dans sa vie l’été de sa mononucléose. Son épuisement était tel qu’elle ne pouvait faire autre chose que lire. Alors, elle avait lu, pendant trois semaines.
Elle obliqua subitement à gauche et entra dans la cuisine. Saisissant la bouilloire, elle la remplit d’eau et la mit sur le feu. Puis, ouvrant le placard, elle sortit la boîte à thé.
— Lord Peter aurait convaincu le garde de lui fournir toutes les informations dont il avait besoin. Bunter aurait découvert l’indice fondamental. Et Harriet aurait assemblé tout ça le temps d’une tasse de thé. Bon sang, Wren, trouve un point de départ !
Elle remplit la boule à thé et la plaça dans la théière.
— Ignore les témoignages. Ils mentent toujours. Quelle est la source ? Oliver Frants. Son immeuble. L’incantation. La question logique serait donc : à qui profite le crime ? A l’un de ses concurrents ? Plutôt à l’un de ses subalternes. Ils ont accès au bâtiment, ils ont intérêt à affaiblir le pouvoir du patron. Qui est le loup ? Ou alors, qui le patron a-t-il opprimé ?
Un sifflement perçant fusa à ce moment. Wren retira la bouilloire du feu et versa l’eau dans la théière, songeuse.
— Tu crois que je perds la main ? demanda-t-elle.
Sergueï haussa les épaules, et referma la porte derrière lui.
— J’espère que non.
Le cérémonial du thé annonçait immanquablement l’arrivée de son associé. A l’instant même où il s’engouffrait dans l’escalier, elle éprouvait le besoin irrésistible d’en préparer. Très étrange, vraiment. Mais enfin, assez pratique.
Elle se percha confortablement sur le comptoir de la cuisine, et tendit une tasse à Sergueï. Il portait une tenue décontractée, ce soir — pantalon gris souple et chemise blanche, sous son éternel manteau de cuir noir. Qu’il avait oublié d’ôter. En dépit de ses cheveux impeccablement coiffés, il avait l’air fatigué. Des cernes creusaient ses yeux. Outre qu’il était épuisé, il semblait aussi excédé. A l’évidence, il venait directement de la galerie. Wren risqua un coup d’œil vers l’horloge de la cuisine. De toute évidence, il était même parti avant la fermeture. Donc, il avait reconnu le nom sur la liste.
En supposant qu’il avait deviné au moment de son réveil, son énervement avait eu toute une journée pour perdre de sa force. Si la révélation n’avait eu lieu qu’à midi, elle était bonne pour une explosion.
— Ton expédition d’aujourd’hui n’a rien donné ? s’enquit-il.
Traduction : « Comment vas-tu ? » Ce qui signifiait qu’il était épuisé, mais plus en colère. Cela valait mieux. Les colères de Sergueï étaient en général impressionnantes.
— Nous devons renoncer à notre suspect le plus prometteur, répliqua-t-elle.
Traduction : « Je vais bien, mais la journée a été un fiasco. »
— En un sens, on peut dire que c’est un succès, répliqua-t-il. Puisque tu as obtenu un résultat.
Wren le fixa en silence, dubitative.
— Pourquoi as-tu l’impression de perdre la main ? reprit Sergueï.
Wren détestait admettre un cafouillage, mais plus vite elle en passerait par là, mieux cela vaudrait. De toute façon, il la harcèlerait jusqu’à ce qu’elle lui réponde.
— Eh bien, répondit-elle, je laisse les possibilités me distraire des probabilités, l’évidence me détourner de la logique.
— Et donc ?
— Et donc, tu as raison. Trouvons le motif et nous trouverons le motivé.
Sergueï secoua tristement la tête pour marquer sa profonde désolation. Wren haussa comiquement les épaules et attrapa par le col le manteau que son compagnon venait enfin de se décider à ôter. Le cuir était incroyablement doux, et suffisamment fin pour dormir dessous, comme elle avait eu plusieurs fois l’occasion de le faire. Sans comparaison, évidemment, avec son propre blouson dont le cuir rude avait subi, et pouvait encaisser sans broncher, de nombreuses avanies…
— Ils sont tous farouchement fidèles à leur patron. Du moins ceux qui auraient les moyens de connaître l’incantation, reprit Sergueï en accrochant son manteau dans l’entrée. C’est assez sidérant, même. Aucun de ses proches collaborateurs n’est passé chez un concurrent. Même le sieur Margolin résiste. Il y a trois mois, pourtant, il a été approché par InterLox, qui lui a proposé le double de son salaire et s’est vu opposer un refus sans appel. Mécontents ou pas, ils restent dans le rang.
Sergueï se tut un instant, songeur.
— Je me demande…, reprit-il.
Wren poussa un soupir. Elle savait ce qui allait suivre.
— Ce n’est pas notre problème, rétorqua-t-elle sèchement. Les histoires de bureaux ne nous concernent pas.
Il esquissa un sourire.
— Voire… Ne dédaigne jamais ce qui peut servir à un chantage juteux, Zhenechka.
Le prénom russe n’apaisa pas Wren. Ce côté pirate chez Sergueï l’agaçait, et elle se demandait souvent de combien il surestimait le prix des œuvres qu’il vendait. Elle haussa imperceptiblement les épaules. « Revenons à nos moutons », songea-t-elle.
Soudain, elle grimaça. Une idée venait de la frapper.
— Tes suspects ne valent rien, dit-elle d’un air douloureux, et les miens non plus. Donc, nous sommes en panne. Et tu sais ce que cela veut dire… ?
Sergueï lui lança un regard compatissant.
— Nous devons aller voir le Conseil, répliqua-t-il.
— Ah non ! répliqua Wren avec force. Pas nous. Toi.