22.
— Mais c’est une manifestation !
— Qu’est-ce que tu y connais, toi, aux manifestations ?
— Hé, j’ai assisté à la Marche de l’Homme Métrosexuel à la télé !
Wren pressa le pas. Elle n’avait pas la moindre envie d’entendre la suite de cette intéressante conversation. Une manifestation… C'était typiquement une idée de piskie, ça. Les piskies adoraient pousser les autres à l’action et, pour le dire carrément, raffolaient de tout ce qui pouvait provoquer la pagaille et faire du bruit. Ils étaient plus d’une cinquantaine, Talents et Fatae, qui gravitaient autour de la station de métro de Christopher Street, en ce dimanche matin froid mais clair.
On était à deux pas de Stonewall, ce qui, historiquement parlant, amusait Wren. C'était là que s’étaient produites les célèbres émeutes qui avaient opposé homosexuels et forces de l’ordre. Elle n’était pas sûre que les autres soient sensibles à l’ironie.
D’ailleurs, elle n’était pas sûre non plus de trouver la plaisanterie franchement irrésistible. Elle devait probablement mettre cette petite réaction nerveuse sur le compte de son épuisement dû au manque de sommeil. Ou à la raréfaction du Courant dans la ville : avec tous ces Talents qui emmagasinaient simultanément de l’électricité, plus personne n’arrivait vraiment à faire le plein.
Et la panne de Courant n’était pas une expérience qu’elle avait envie de vivre. La rumeur disait que les membres du Conseil avaient pris leurs jambes à leur cou quand le vaste mouvement d’aspiration énergétique avait commencé. Il ne semblait pas qu’un ordre d’évacuation officiel ait été lancé, mais apparemment, KimAnn n’avait dit ni oui, ni non. Donc, ils avaient pris le large.
Dans un réflexe nerveux, Wren toucha sa réserve. Elle n’était pas pleine, elle non plus, mais son centre avait l’habitude de fournir l’impossible une fois par mois. Par conséquent, elle se sentait aussi prête que possible, compte tenu des circonstances. Un filament vert et bleu fila le long de sa colonne vertébrale pour venir exploser à l’intérieur de son crâne. Si elle n’avait pas eu son bonnet de laine noire, ses cheveux auraient vrillé comme des tire-bouchons.
L'organisation de l’événement avait pris trois jours entiers. Wren n’était pas sûre que l’idée fonctionnerait, mais personne n’avait débarqué avec une meilleure proposition. Donc… que Dieu leur vienne en aide ! De plus, le plan présentait une logique assez diabolique — de la part des piskies, franchement, à quoi pouvait-on s’attendre d’autre ?
Wren avisa un banc et s’y assit pour siroter le café brûlant qu’elle avait acheté en cours de route. La chaleur du gobelet se diffusait à travers ses gants et réchauffait ses doigts engourdis. C'est qu’il faisait un froid de canard, là-dehors !
— Ouais, on va se geler les fesses, grommela-t-elle, à voix basse.
— Si ça se passait en été, il ferait quarante degrés à l’ombre et tu dégoulinerais de sueur.
O.P. s’assit près d’elle. Visiblement, son postérieur poilu était insensible au métal glacé du banc.
— File-moi un peu de ta drogue.
— Non.
D’abord, elle ne partageait jamais sa drogue avec personne, c’était un principe, ensuite le démon ne réagissait pas très bien à un excès de caféine. Autant donner des amphétamines à un bouledogue. Ça pouvait être drôle — mais pas aujourd’hui.
— Tu crois que ça va marcher ?
— Nos super-cerveaux ont raison. C'est trop moche pour rater.
O.P. haussa les épaules.
— Si tu étais le Silence, tu pourrais y résister ?
— Fichtre non !
— S'il vous plaît ! S'il vous plaît !
Une silhouette enveloppée d’un long manteau frappait dans ses mains pour attirer l’attention de la foule. Assez étonnamment, le brouhaha finit par s’apaiser, et tous les regards se tournèrent vers elle.
— Si vous n’avez pas reçu votre assignation, allez voir un responsable du Quad. Si vous connaissez votre position, rejoignez-la ! Mettons-nous en marche, s’il vous plaît, mettons-nous en marche !
Lentement, les manifestants s’ébranlèrent en direction du centre-ville — certains à pied, d’autres en métro. Personne dans les airs, en revanche. Sans doute qu’il faisait trop froid, là-haut.
Un jogger passa en courant, un énorme chien noir sur les talons. L'animal se détourna pour renifler les étranges créatures agglutinées au milieu de la chaussée et fut brutalement tiré en arrière par son propriétaire.
— Tu as ton assignation ?
— Oui.
Ergonomiquement parlant, le museau d'O.P. n’était pas conçu pour se renfrogner. Pour grimacer diaboliquement, pour grogner ou montrer les dents, ça, oui, mais pas se renfrogner. Enfin, le démon fit de son mieux.
— Je dois assurer la circulation.
— Mon pauvre chéri, répliqua Wren avec sympathie.
Au fond d’elle-même, cependant, elle était heureuse que son ami ne se retrouve pas au beau milieu de la mêlée. Personne ne savait la tournure que prendraient les événements. Et plus jamais elle ne voulait revivre ce jour où elle avait découvert l’ours recroquevillé dans un coin de sa cuisine et baignant dans une mare de sang.
Pour sa part, elle n’avait pas franchement envie non plus de recevoir un coup de poing, de barre ou de couteau.
— Allez. C'est l’heure, dit-elle.
— Je te retrouve en ville.
— Certainement pas, répliqua Wren en disparaissant dans la foule.
O.P. poussa un grognement amusé, ramassa le café posé sur le banc, et siffla les dernières gouttes avant de rejoindre son poste.


Il se passait quelque chose. Sergueï ne savait pas comment il le savait — mais il le savait. L'appartement baignait dans une pénombre tiède et confortable, et il n’avait aucune raison de sortir du lit à 5 heures du matin, d’enfiler des vêtements chauds et de sortir son pistolet de sa cachette.
Il n’avait aucune raison d’arrêter un taxi, de dire au chauffeur de rouler jusqu’à ce qu’il lui fasse signe. Aucune raison de toquer sur la vitre de séparation pour qu’on l’arrête au croisement d’Elk et Chambers. Vraiment aucune.
Immobile sur le trottoir, il promena lentement son regard autour de lui. Les rues étaient paisibles, les rideaux de fer des magasins tirés, les intérieurs des restaurants éteints, et les bureaux vides et silencieux. Sergueï connaissait mal ce quartier où il s’était rendu pour traiter une affaire, deux ou trois ans auparavant. En réalité, lorsqu’il travaillait avec la municipalité, l’essentiel des négociations se passait par téléphone ou par internet.
Mais vers où cet appel mystérieux le conduisait-il exactement ? Vers Ground Zero ? Le Seaport ? La Mairie ?
Peut-être bien la Mairie… Fronçant les sourcils, Sergueï se tourna en direction de l’imposant édifice. Pourquoi ici ? Jusqu’à présent, il s’était laissé guider par son instinct. Désormais, il était temps de s’arrêter pour réfléchir.
Etrangement, il n’éprouvait aucune nervosité. Au contraire, même, une sérénité troublante l’avait envahi, comme si tout se déroulait selon un plan prévu. Quelque chose lui titillait l’arrière du crâne et cela lui rappelait…
Oui ! Cela lui rappelait le sentiment d’urgence qui poussait Wren à préparer du thé quand il approchait de chez elle. Il n’avait jamais compris ce dont elle parlait. Jusqu’à aujourd’hui. C'était moins une sensation ou une pensée qu’une conviction.
Il se passait quelque chose. Qui impliquait Wren. Sans hésiter, Sergueï se dirigea vers la Mairie d’un long pas souple.


— Tu plaisantes ? On n’y va pas !
Wren secoua la tête, ne sachant si elle devait être amusée ou horrifiée.
— J’aime bien le truc, tu sais : « L'Histoire ne se répète que si vous n’écoutez pas. »
Elle se tenait avec Bart sur la grande place qui s’étendait devant la Mairie. Autour d’eux, les Indépendants étaient en train de choisir ou de s’échanger leurs pancartes. Certains avaient opté pour le panneau classique fixé à une hampe de bois, d’autres brandissaient de lourdes bannières en tissu.
L'équipe de Christopher Street avait été rejointe par une foule considérable venue de la banlieue et composée d’Humains à 70 % et de Fatae à 30 %. Les Fatae dotés de mains portaient également des pancartes, les autres se contentaient de ce qu’ils trouvaient.
L'été, les promeneurs se prélassaient au soleil sur la pelouse bordée de rosiers et de jonquilles. Ou bien ils circulaient sur des patins à roulettes ou à vélo sur le pont qui reliait Manhattan à Brooklyn.
Ce matin, l’endroit était morne et désolé. Le vent venu du fleuve s’engouffrait en sifflant dans les rues étroites du quartier des affaires, et les bourrasques glaciales faisaient frissonner Wren.
— Qui a eu l’idée brillante de faire passer la manifestation devant le commissariat ? demanda-t-elle, bien qu’elle sût déjà la réponse.
— Nous ne passons pas devant. Nous descendons la rue en lui tournant le dos. De toute façon, on a une autorisation, non ?
Wren aurait, ma foi, payé une jolie somme rien que pour pouvoir jeter un coup d’œil sur le document.
— Comment avez-vous… ?
— C'est une marche pour la tolérance.
Wren émit un grognement. Ça n’était pas faux. Sauf qu’ils avaient décidé d’exprimer cette tolérance d’une manière, disons, particulièrement intolérante…
Un adolescent agita sa pancarte à la manière d’un drapeau, avant de l’abattre sur le postérieur de son voisin.
— Hmm… « Les mêmes droits pour toutes les créatures vivantes. » Un peu vieux comme slogan, non ?
— Bah, on fait pas un concours de poésie.
Bart s’emmitoufla dans son écharpe et enfonça profondément les mains dans les poches.
« On dirait un pingouin vert », songea Wren en l’observant.
— Déniche-toi une pancarte, Valère.
La jeune femme lui décocha un regard soupçonneux.
— Euh… non.
— Valère…
— Bart… Ecoute, ce n’est pas parce que je brandirai un panneau en criant à tue-tête qu’on fera attention à moi. Déjà qu’en étant seule dans une pièce vide, j’ai beaucoup de mal à ne pas me faire marcher dessus…
— Justement, avec ta pancarte, tu pourras assommer ceux qui essaient de te marcher dessus.
— Bart, si tu me forces à participer à la manif, je te promets de chanter Alice’s Restaurant à l’envers et à l’endroit.
Les deux Talents se défièrent du regard. Bart céda le premier.
— Je suis sûr que si tu chantes, je réussirai à survivre. Mais bon, vas-y, pars. C'est quoi, ton idée ?
— Ne t’inquiète pas. Je vais donner des petits coups à droite et à gauche, tout le long du chemin…
Il émit un petit gloussement, puis tourna les talons pour rejoindre son équipe. Wren détestait qu’on se moque d’elle — même si, en l’occurrence, le rire était surtout nerveux. Raison pour laquelle elle apparaissait et disparaissait comme une luciole : être invisible lui procurait un sentiment de sécurité. Si seulement elle avait reçu son nouveau justaucorps…
A l’est, le bleu sombre de la nuit laissait place à une lueur blafarde, du même gris sale que les immeubles et les trottoirs. Les réverbères s’éteignirent, renfonçant dans l’ombre les tas de neige verglacés et noirs de crasse.
— Soyez prêts ! Patrouilles terrestres, à vos places ! Patrouilles aériennes, déployez-vous ! A dix, nous chargeons !
Un Humain vêtu d’une parka jaune passa devant elle, les mains en porte-voix. Pourquoi ne se servait-il pas d’un mégaphone, plutôt que de puiser dans son Courant pour se faire entendre ? Là, ça dépassait Wren. Les Talents devenaient tellement dépendants de leur magie qu’ils en oubliaient les solutions simples et peu coûteuses.
De toute façon, il parvenait à son but : c’était donc l’essentiel. La manifestation se mit en branle avec la lenteur d’un chameau qui se dresse sur ses pattes. Lorsque les pancartes se levèrent et que les bannières flottèrent au vent, Wren dut néanmoins admettre que leur petite fête avait de l’allure. Quatre griffons menaient la danse, leur profil aquilin se détachant nettement sur le reste de la foule.
Les griffons se faisaient toujours remarquer. C'étaient en quelque sorte des leaders naturels — les gens croyaient en eux.
Parce que personne ne croit en toi, peut-être ?
Un petit sourire satisfait aux lèvres, elle fendit la foule pour arriver à hauteur des griffons, qu’elle dépassa également. La manifestation devait faire le tour de la Mairie, marquer une pause le temps de prononcer quelques paroles de paix et d’amour, puis se diriger vers le pont de Brooklyn.
Arrivés là, les manifestants se livreraient à une petite mise en scène qui devait fatalement attirer tous ceux qui haïssaient les Non-Humains. La quelque centaine de personnes présentes formerait une cible vivante et mouvante, exposée aux regards.
Le plan n’était pas aussi risqué qu’il le paraissait. Cette fois, Indépendants et Fatae étaient en état d’alerte, prêts à affronter les « casseurs » de créatures magiques.
Une flasque surgit de nulle part et passa de main en main. Avec les Indépendants, ça ne ratait jamais. Il y en avait toujours un pour sortir une fiole remplie d’un liquide qui ne sentait pas précisément le café.
Puis une voix s’éleva et entonna un chant :
C'est pas seulement votre ville
C'est la nôtre aussi
Vous voulez notre peau
Nous aurons la vôtre !
D’autres voix s’élevèrent à leur tour et reprirent en chœur, martelant les mots au rythme des pas.
C'est pas (poum) seulement (poum) votre ville (poum) C'est (poum) la nôtre (poum) aussi (poum)
Vous voulez (poum) notre peau (poum)
Nous aurons la vôtre (poum poum) !
C'était moins sophistiqué que Alice’s Restaurant, mais tellement plus efficace. Avec un peu d’attention, on pouvait apercevoir une sorte de brume couleur de lave fondue qui s’enroulait et se déroulait à toute allure entre les corps, à hauteur d’épaule. Les mots n’étaient pas indispensables pour appeler le Courant, mais ça aidait. Et quand on tentait d’organiser une petite farce qui réunissait autant de monde, ça aidait franchement.
Parce que tout ça n’était qu’une farce. Enorme, brutale, sanglante. Mais une farce.
Sur le trottoir, les curieux commençaient à s’attrouper. Wren aperçut même un camion de télévision. Ils étaient sans doute venus filmer quelques scènes qui serviraient de bouche-trou dans les programmes, s’il n’y avait pas d’autre info à se mettre sous la dent aujourd’hui. Et… pourvu qu’ils ne s’approchent pas trop, parce que autrement, le nuage de Courant risquait de transformer leur équipement high-tech en un joli petit tas de fils tordus et fondus.
Déjà que le pont allait connaître quelques vicissitudes… Raison pour laquelle ils avaient opté pour le dimanche, plutôt que le samedi : les passants seraient plus rares, et à cette heure matinale, ils ne devraient normalement croiser que quelques joggers et des employés de la ville qui faisaient des heures supplémentaires.
A dire vrai, Wren n’avait pas franchement réfléchi à ces détails. Ça n’était pas son job — le sien, c’était de surveiller et de scruter les alentours.
Derrière les fenêtres de la Mairie, elle aperçut quelques ombres. Sans doute le personnel de l’équipe de nettoyage. Celles des immeubles voisins, en revanche, restaient totalement vides. Bien au chaud chez eux, les New-Yorkais n’avaient visiblement pas la moindre envie de mettre le nez dehors.
Un peu plus loin, sur la place, Wren repéra encore deux ou trois étudiants, ainsi qu’un noctambule dont les vêtements fripés indiquaient qu’il ne s’était pas encore couché. Rien d’inquiétant, a priori. Là-bas… Elle avisa un réverbère et grimpa dessus.
Oui, là-bas étaient garées deux voitures. Des Sedan noires portant des plaques minéralogiques new-yorkaises. A l’intérieur, Wren compta trois personnes — deux à l’avant, une à l’arrière. A cet instant, un bruit derrière elle attira son attention. Deux autres voitures émergeaient d’une ruelle et glissaient vers la manifestation comme des requins alléchés par l’odeur du sang…
C'est pas seulement votre ville
C'est la nôtre aussi
Vous voulez notre peau
Nous aurons la vôtre !
Les manifestants s’apprêtaient à aborder le pont. La patrouille terrestre obliqua et descendit s’installer sous les arches en briques, tandis que la patrouille aérienne se perchait sur les câbles et les traverses du pont. Il avait été prévu que les Fatae ailés serviraient de bataillon de réserve et n’interviendraient qu’au cours de la deuxième vague d’assaut. Visiblement, l’incantation était si prenante qu’ils étaient incapables d’y résister.
Les plaisanteries que racontaient les Humains sur la naïveté et la crédulité des Fatae devaient contenir une part de vérité. Enfin, peu importait. Le piège était tendu, la proie prête à être dévorée.
Le chant s’intensifia, le premier rang pénétra sur le pont — et l’Enfer se déchaîna.


— Que Dieu nous protège des imbéciles et des racistes…
Sergueï avait déjà assisté à des scènes de foule. Il avait fait partie de l’équipe d’agents secrets chargés de nettoyer le désastre de Nantucket, provoqué par les Kraken en 1993. Il avait même participé, cette fois en tant que membre du service de sécurité, à une collecte de fonds organisée conjointement par les démocrates et les libertaires. Mais ce qui se préparait sous ses yeux était tout simplement terrifiant.
Dissimulé à l’arrière d’une camionnette de livraison située à une centaine de mètres, Sergueï observa le groupe — une trentaine d’Humains, vêtus de parkas et chaussés de bottes de cuir, qui n’étaient manifestement pas là pour la balade du dimanche. Battes de base-ball et barres métalliques étaient tenues en évidence, et la dextérité avec laquelle elles étaient maniées indiquaient que leurs propriétaires savaient s’en servir.
La Sedan grise garée un peu plus loin accrut son inquiétude. Près de la voiture se tenaient deux personnages qui discutaient avec quelques voyous. Les silhouettes lui étaient familières et il les identifia sans peine. En revanche, il se demanda quel était le troisième personnage qui attendait à l’intérieur de la voiture.
Reportant son attention sur les porteurs de battes de base-ball, il les examina soigneusement. Il s’agissait de Blancs pour la plupart, dont l’âge variait de vingt à cinquante ans. Sergueï aperçut néanmoins deux Noirs, ainsi qu’un homme dont la carrure relativement fine pouvait appartenir à un Chinois ou un Indien. En somme, le dicton selon lequel le racisme n’a besoin que d’une seule cible se vérifiait. Les bons vieux films de science-fiction des années cinquante l’avaient compris : jetez en pâture à la foule un « alien », une créature verte aux oreilles pointues, et chacun deviendra « frère » face à l’Ennemi.
Les Fatae qui avaient survécu aux attaques des vigiles avaient mentionné la présence de femmes et d’adolescents, voire d’enfants, parmi les agresseurs. Sergueï fut soulagé de constater que le groupe était exclusivement composé d’adultes mâles. D’accord, sa réaction était un peu sexiste, et il était probable que ce genre de détail ne comptait pas, quand on vous assommait avec une barre de fer. Néanmoins, au moment de se battre, il préférait avoir des hommes en face de lui.
Baissant les yeux, Sergueï s’aperçut qu’il avait instinctivement sorti son arme. Oui, il était bel et bien venu pour verser du sang. Et pas celui des voyous. Ceux-là, la Cosa était parfaitement capable de s’en charger, et de plus, elle avait droit à sa revanche. Lui aussi avait droit à sa revanche. Et il n’avait pas menti à Wren : il avait choisi son camp.
Les voyous s’avancèrent vers le pont. Sortant de l’ombre, Sergueï se dirigea vers la Sedan.
— Duncan. Un mot, s’il vous plaît.


Les manifestants avançaient sur la voie du milieu, réservée aux piétons et aux cyclistes. De temps à autre, ils agitaient leurs pancartes en direction des rares voitures qui les croisaient, sur la droite ou sur la gauche. Presque invariablement, les automobilistes répondaient par un coup de Klaxon.
A mesure que la foule progressait, les câbles du pont se mettaient à grésiller sous l’afflux du Courant. Difficile de savoir si c’était un petit malin qui s’amusait, ou si c’était la masse gigantesque d’énergie accumulée qui provoquait ce feu d’artifice, mais c’était joli à voir.
Soudain, les cloches de l’église située sur la rue, en contrebas du pont, se mirent à sonner. Six coups retentirent, nettement audibles dans l’air froid, provoquant un changement d’humeur radical. Wren sentit un frisson remonter depuis son centre jusqu’à l’arrière de son crâne.
Les griffons étendirent leurs ailes et s’élevèrent dans les airs en claquant du bec. Leurs serres agrippaient d’impressionnantes tiges métalliques baptisées « antennes de Franklin » en l’honneur du fondateur de la Cosa américaine. Les Indépendants rassemblés sur le pont dirigèrent aussitôt leur Courant vers les antennes qui le renvoyèrent sous forme d’éclairs rougeoyants.
Cette mise en scène était destinée à attirer l’attention, mais malheur à celui qui utiliserait autre chose qu’un crayon et un papier pour en conserver le souvenir ! On ne capturait pas la magie. On la vivait.
S'arrachant au spectacle, Wren regarda autour d’elle avec inquiétude. Personne n’avait envoyé le signal d’alerte, et pourtant… ils arrivaient.
Sortant des contre-allées et des recoins sombres, ils envahissaient par douzaines les rampes d’accès. En quelques secondes, le pont devint un immense champ de bataille. Les pancartes et les battes de base-ball s’abattirent simultanément sur les crânes, et un énorme craquement retentit d’un bout à l’autre de la chaussée. Chargé par un Talent fou furieux, un voyou sortit sa barre de fer. Très mauvaise idée. L'individu avait dû oublier sa leçon sur la conductivité : il s’effondra à terre en hurlant, le corps agité de spasmes convulsifs, la main littéralement collée à la tige métallique qui grésillait.
Wren se faufila entre les corps, faisant au passage un croc-en-jambe ou assommant un crâne d’Ignorant, mais sans perdre de vue son objectif : découvrir celui qui dirigeait l’action, ou tout au moins qui avait l’air d’être relié à un Q.G. Son invisibilité la protégeait relativement. Elle avait, un jour, expliqué à Sergueï qu’elle pouvait se peindre en bleu et danser la valse au beau milieu de Grand Central Station, et que personne ne remarquerait rien. Elle n’exagérait pas. Enfin, pas trop.
Le hic, c’est qu’elle ne pouvait faire grand-chose d’autre que danser. Donc, quand elle prenait un coup accidentellement ou qu’on lui marchait dessus, elle se contentait de pousser un juron.
Arrivée au bout du champ de bataille, Wren sortit de la mêlée et se retourna pour l’observer. La cible favorite des voyous — les Fatae — était entrée en action. De temps à autre, ces derniers se trompaient et frappaient la mauvaise catégorie d’Humains. Le Quad avait ordonné que tous les Indépendants portent une brassière de tissu rouge pour être aisément identifiables. Visiblement, soit l’ordre n’avait pas circulé, soit les Talents avaient oublié.
Le spectacle était impressionnant. Au-dessus de la masse des corps enchevêtrés, les griffons tournoyaient, plongeant parfois pour harceler quelqu’un ou détourner un assaut. Des Fatae ailés de petite taille s’agrippaient aux cheveux, criaient des insultes et…
Wren faillit éclater de rire. Une sorte de créature aussi fine qu’un serpent venait de lâcher une crotte sur la tête d’un assaillant.
Parfois, un corps basculait et tombait du pont. L'équipe placée sous les arches avait pour mission d’empêcher les leurs de toucher le sol. Sans se préoccuper des autres. La question était de savoir s’ils sauraient faire la différence suffisamment vite. Wren espéra que, dans le cas contraire, ils choisiraient la voie de la prudence plutôt que de laisser tout le monde s’écraser sur le bitume. On ferait le tri après.
Jetant un coup d’œil derrière elle, la jeune femme aperçut une double rangée de Fatae aquatiques, dirigés par un Nausunni. Parfait. Tous ceux qui tenteraient d’arriver ou de s’échapper par les eaux se heurteraient à une résistance farouche. Rassurée, Wren ne se soucia plus de protéger ses arrières et se concentra entièrement sur ce qui se passait devant elle.
Un loup-garou circulait entre les jambes, mordant avidement toutes les chevilles qui lui paraissaient appétissantes. A en juger par les hurlements des victimes, ses dents devaient être joliment affûtées. Sans doute guidé par l’odeur, l’animal remonta jusqu’à Wren et elle l’écarta sans ménagement. Certes, elle était un peu nerveuse dès qu’un représentant de l’espèce canine l’approchait d’un peu trop près, mais la faute à qui ?
De tous côtés, l’électricité jaillissait rageusement. Une véritable orgie d’éclairs ! Même le plus nul des Profanes aurait été capable de discerner les flammèches qui couraient le long des câbles et des poutrelles. Des milliers d’étincelles dorées ou argentées crépitaient et sifflaient comme des feux follets en délire, en train d’exécuter une ronde infernale.
Les croyants, eux, appelaient ça une aura. Les mordus de sciences, la loi d’Ohm. Et les Indépendants, un retour de fouet.
Mais dans tout ça, Wren n’avait pas aperçu l’ombre du début d’un leader. Tout ce qu’elle voyait, c’était une masse confuse d’où émergeaient de temps à autre un bras, une jambe, une pancarte ou une barre de fer. Saisissant un filament, elle l’envoya dans les airs à la recherche de la saveur psychique dont elle l’avait imprégnée, ce matin, juste avant que la manifestation ne se mette en route. Le filament découvrit la source de la saveur, et la connexion s’établit.
On a été joués, dit-elle. Pas un seul type qui pense à autre chose qu’à casser du monstre.
Tu es certaine ?
Absolument certaine. Celui ou ceux qui tirent les ficelles ne sont pas là.
Bien. Alors, on monte les enchères, répondit le Quad d’une seule voix, avant de rompre le contact.
Euh… monter les enchères comment ? demanda Wren à l’air glacé devant elle, avant de lâcher une série de jurons russes qu’elle tenait de Sergueï.
Son regard venait de tomber sur l’entrée du pont, côté Manhattan.
— Dieu du ciel ! Non, ne tirez pas sur…
— Ici, la police de New Yor…
Le policier s’effondra, terrassé par une salve de Courant. Derrière lui, le car de police s’arrêta, bloqué par les manifestants saisis de furie. Au cours de l’année précédente, les frustrations avaient eu le temps de grandir de part et d’autre. Et la vue d’une douzaine de policiers avec casques, boucliers et matraques ne risquait pas d’apaiser les choses.
Néanmoins, ne jamais sous-estimer les forces de l’ordre new-yorkaises. En quelques minutes, les gaz lacrymogènes firent leur effet. Quand ils se dissipèrent, Wren aperçut une douzaine d’Humains maintenus face contre terre par des flics pourvus de masques, ou attachés par des menottes à la rambarde du pont.
Les Fatae de taille modeste avaient réussi à échapper à la vigilance des représentants de l’ordre public. Soit ces derniers ne les remarquaient pas, soit ils préféraient les laisser filer. Peut-être se souvenaient-ils d’avoir, un jour, fait équipe avec un partenaire à l’aspect inhabituel. Ou alors, la perspective de ficher des immigrés clandestins inconnus des formulaires administratifs leur donnait déjà la migraine. Quant aux Fatae de taille moins modeste… Wren vit un policier exécuter une rapide courbette devant une créature dotée d’une splendide ramure qui lui barrait le chemin et faire aussitôt demi-tour.
La jeune femme sentit son nez la chatouiller et elle recula. L'invisibilité protégeait des regards, mais pas des gaz. Donc, sans masque, elle risquait simplement de se retrouver à terre, évanouie… et toujours invisible.
Bon sang, c’est quoi votre plan, les gars ?
Parce qu’ils en avaient un. Obligatoirement. Ils ne pouvaient pas ne pas avoir de plan. Wren espérait seulement que le plan en question ne consistait pas à faire monter les « enchères » jusqu’au point de non-retour.
Valère !
Le message télépathique s’accompagnait de l’image d’une lance en feu. C'était à la fois un appel au secours et un avertissement.
— Qu’est-ce qu…
Une ombre s’abattit sur elle dans un lourd battement d’ailes, et avant que Wren ait le temps de respirer, le griffon l’avait enlevée dans les airs, solidement emprisonnée dans ses griffes. La créature dépassa le pont, puis effectua un plongeon vertigineux avant de lâcher la jeune femme près du sol. L'atterrissage sur le bitume fut brutal, et Wren s’effondra, littéralement K.O.
A cet instant, une décharge de Courant la frappa dans les reins, et elle roula sur le côté, plus par instinct que par calcul.
— Wren, debout !
C'était la voix de Rick, pressante.
Elle se redressa à demi, puis pivota sur ses talons pour faire face à… un Talent. Dieu du ciel ! La dernière fois qu’elle s’était retrouvée dans une situation similaire, le Talent en question — Max — avait failli la tuer. Puisant dans son centre, elle prit une double ration de Courant et lui donna la forme d’un bouclier. Simultanément, elle jeta des coups d’œil rapides autour d’elle pour tenter de comprendre dans quel pétrin ce maudit griffon l’avait — littéralement — balancée.
Au-dessus d’elle, sur sa droite, le pont dressait sa masse noire et menaçante. Sur sa gauche, une large grille barrait l’accès à une ruelle. Elle réussirait peut-être à l’escalader, mais…
Mais ce n’était pas le moment de fuir.
— Ça va ? demanda Rick.
— Question stupide, grommela-t-elle.
Ils étaient entourés par une dizaine de gosses… Enfin, quand elle disait « gosses », certains étaient sans doute à peine moins âgés qu’elle. A terre, une mare de sang s’élargissait progressivement. Un sang qui ne lui appartenait pas, et qui n’appartenait pas non plus aux voyous. Est-ce que le motard, dont elle sentait la silhouette massive derrière elle, était…
— Rick ?
— Ne t’arrête pas, Valère. Avance.
— Je crois qu’on a trouvé les assassins de l’ange.
— Je crois que tu as raison.
Du coin de l’œil, Wren vit une silhouette émerger de sous la voûte du pont. A l’instant où son cerveau identifiait Michaela, une décharge frappa la gitane en pleine poitrine. Celle-ci s’écroula à terre et ne bougea plus.
— Ne regarde pas, lança-t-elle rapidement à Rick. Ne regarde pas, ne pense pas. Là, c’est juste nous contre eux. Si tu te laisses distraire, ils te tueront, et moi avec. Tu as une formation en défense ?
Le motard émit un ricanement qui la rassura.
— Bien. On y va.
Elle aurait pu disparaître, mais c’était laisser le motard comme seule et unique cible.
Ce n’était pas le moment de fuir, bon sang ! Rick s’avança sous la voûte. Ses pas résonnaient entre les murs sombres et suintants. Subitement, Wren le vit agiter ses jambes et ses bras dans un combiné kung-fu-judo et dépasser les agresseurs, forçant trois des cinq assaillants à pivoter pour lui faire face. Le sixième…
Non !
Une onde de choc parcourut Wren. Le sixième agresseur s’était agenouillé près de Michaela et aspirait le centre de la gitane. C'était un sacrilège. Une profanation. Pire de que manger de la chair humaine. C'était vampiriser une âme.
C'était aussi mettre en danger sa propre identité. Tout Courant porte la signature de son propriétaire. Plus longtemps on le portait en soi, plus forte devenait cette signature. En s’emparant du pouvoir d’un Talent — un pouvoir avec lequel celui-ci avait vécu jour après jour —, le vampire prenait le risque de perdre son âme, de la voir se dissoudre et prendre la marque de la victime.
Wren arracha une bande de son bouclier et lui donna la forme d’une arme. Les deux T… Impossible de les appeler des Talents, après ce qu’ils venaient de faire. Les deux agresseurs avancèrent dans sa direction. L'expression de leur visage la fit frissonner. Leurs traits étaient figés. Sans vie. On n’y lisait ni colère, ni plaisir, ni folie…
Faisant monter la pression dans son centre, Wren glissa dans la masse de Courant, se laissa aspirer par l’énergie, puis ressortit de l’autre côté.
— Par là, bande d’ordures.
Et elle frappa la femme qui se tenait près d’elle avec toute la force dont elle était capable.


— Sergueï Didier.
Sergueï n’avait rencontré Duncan que deux ou trois fois, mais il savait que celui-ci était une légende vivante du Silence. Sa mémoire. Il dirigeait le service de R&D de l’organisation. C'était un homme rapide, intelligent et impitoyable. La rumeur disait qu’il avait été choisi par les pères fondateurs eux-mêmes pour leur succéder.
Peu à peu, son pouvoir avait grandi. Il gérait ses subalternes avec une main de fer dans un gant de velours. Tous ses subalternes — depuis la dernière recrue jusqu’aux chefs de département comme André.
On ne le craignait pas ouvertement, non. Simplement, on était prudent. Et on évitait de le contrarier. Sergueï avait compris ce que KimAnn Howe deviendrait parce qu’il avait vu Duncan.
— Tu es bien loin de ton maître, Poul, dit Sergueï.
Poul Jorgenmunder avait reçu la même formation que l’ex-bras droit d’André. Imperturbable, il laissa les propos de Sergueï glisser sur lui.
— Je vois, reprit Sergueï.
André avait dû perdre son protégé au moment même où il s’efforçait de lutter contre les forces obscures qui s’acharnaient contre lui — des forces guidées par Duncan, Sergueï le comprenait aujourd’hui. Un bref instant, il se demanda si le vieil homme savait.
S'il savait que son combat était perdu d’avance.
Lorsque Sergueï travaillait encore pour le Silence, Duncan était un homme avec lequel il fallait compter. Une dizaine d’années plus tard, il avait à l’évidence étendu sa mainmise sur l’organisation.
Sergueï risqua un coup d’œil en direction de la rue. Le pont était enveloppé de flammes — mais il savait que des yeux humains ne pouvaient saisir la réalité et l’ampleur de ce qui se passait là-bas. Il entendait les sirènes hurler et il dut détourner son regard pour ne pas perdre sa concentration.
— C'est vous qui avez déclenché ce drame. Pourquoi ?
— « Des bêtes étranges. Considérés comme une sous-classe au sein de la Cosa. Le Conseil ne traite pas avec eux et les Indépendants se contentent de contacts épisodiques. »
Les mots mêmes de Sergueï. Pris dans l’un des tout premiers rapports qu’il avait remis à son chef, des années auparavant.
— Tu as parfaitement mémorisé mes commentaires, Poul. Très touchant.
L'assistant d’André durcit l’expression de son visage, et il se serait avancé vers Sergueï si Duncan, qui se tenait quelques pas en arrière, ne l’avait arrêté d’un geste de la main.
Au pied ! pensa Sergueï.
A cet instant, la porte de la voiture s’ouvrit et Sergueï entendit des bruits de pas. Avant même que l’homme se plante devant lui, il sut qui c’était.
— André… Merci pour ton… soutien.
Il n’essaya même pas de dissimuler l’amertume de sa voix. Il avait toujours su que le vieil homme s’efforcerait de les manipuler. Mais il n’avait pas imaginé qu’il lui mentirait. Et pourquoi était-il surpris ? La règle était : méfie-toi de ton prochain. A juste titre.
André planta ses yeux dans les siens.
— Nous devions découvrir qui se cachait derrière tout cela. Maintenant, je sais.
— Etait-ce si important, de savoir ?
— La connaissance, c’est le pouvoir, mon garçon.
Poul sourit, satisfait de savoir ses deux maîtres derrière lui.
— « Ce pays a suffisamment de problèmes pour ne pas s’embarrasser de ces… animaux qui, en outre, exploitent nos ressources et ne produisent rien en retour. »
Sergueï eut l’impression que des mâchoires d’acier se refermaient sur ses côtes. C'était terrifiant d’entendre ces paroles de jeunesse — ignorantes, stupides, racistes — prononcées par Poul avec une conviction que lui-même n’avait jamais éprouvée. Même alors. Poul, le fidèle d’entre les fidèles, songea Sergueï. Il l’avait toujours su, mais il n’avait jamais compris combien c’était vrai.
Combien les choses étaient différentes pour lui, aujourd’hui ! Ces « bêtes » avaient un nom, une famille, des caractéristiques. Les piskies adoraient monter des farces. Les griffons élevaient leurs petits jusqu’à l’âge adulte, puis les envoyaient dans un autre troupeau pour y trouver un compagnon ou une compagne. Les démons étaient fidèles. Les dragons des roches, aussi gros que des Danois, devaient être abordés avec respect.
Certains Fatae n’étaient pas des lumières. D’autres, mieux valait les empêcher de manipuler autre chose qu’une petite cuillère. D’autres encore… Sergueï songea à Shig. Le lézard japonais était un homme d’affaires malin, doté d’un réel sens de l’humour et d’un goût sûr en matière d’art. L'été dernier, Shig, Wren, O.P. et lui avaient passé toute une soirée chez Noodles à parler de mille choses. Shig avait également présenté Sergueï à des marchands d’art et des artistes de renom au Japon.
Shig, O.P., Rorani la dryade… L'espèce inconnue qui les avait sauvés, à l’A.G. que les vigiles avaient attaquée. Beyl la griffonne et son gnome d’assistant.
Oui, les piskies, ces grands enquiquineurs devant l’Eternel, étaient des animaux, si on considérait que ce… ce « machin » qui se tenait devant lui était aussi un animal.
Ils justifiaient leurs actions par des mots. Ses mots.
Un amer goût de bile reflua dans sa bouche, et il accepta la brûlure en punition de son ignorance d’autrefois.
Oui. La connaissance, c’était le pouvoir.
— Tu as su voir la vérité, autrefois, déclara Duncan. Je n’attends pas que tu reviennes. L'eau a coulé sous les ponts. Mais ne te détruis pas en tentant d’empêcher ce qui doit être. André s’est efforcé de vous protéger, toi et ta partenaire. De vous éviter de tomber dans ce bourbier. Sois tranquille, elle n’est pas là-bas. Rentre chez toi et laisse-nous achever le nettoyage que nous avons entrepris. Tout ira bien pour vous deux. Je le promets.
— Ne fais pas l’idiot !
Sergueï tourna la tête. Le démon se tenait là, le poil hérissé et les babines retroussées, dardant un regard de braise sur Poul et Duncan. Un instant, il fut pris de vertiges et se sentit étrangement déconnecté. Comment l’ours l’avait-il retrouvé ? Pourquoi n’était-il pas avec les autres ? Où était Wren ? Wren…
— Ils se servent de toi pour justifier une entreprise qu’ils avaient de toute façon décidé d’accomplir, grogna O.P. Tu ne leur appartiens plus. Wren non plus.
— Non…
Le démon avait raison, Sergueï le savait. Sauf que ça ne le libérait pas de sa culpabilité. De sa responsabilité.
— Tu ne devrais pas être là, dit-il à l’ours, sans quitter ses trois interlocuteurs du regard.
— J’avais comme l’impression que tu avais besoin d’aide.
Le démon sortit une à une ses griffes noires.
— Je peux…
— Non, dit encore Sergueï.
Derrière eux, la bataille faisait rage, mais il ne pouvait pas intervenir. Wren était là, au milieu du tumulte, il le sentait. Les espions de Duncan ne voyaient peut-être pas la jeune femme, mais lui, oui.
Sauf qu’il ne pouvait plus aller vers elle. Avec ces souillures sur les mains.
— C'est à moi de m’en occuper, lança-t-il au démon. Fais ton travail. Protège-la. Jusqu’à ton dernier souffle, s’il le faut…
O.P. posa un instant ses yeux rouges sur Sergueï, puis disparut dans l’aube naissante sans dire un mot.
— Et maintenant ? demanda André.
— On finit le travail. Comme prévu.
***
Les combats glorieux, avec des magiciens qui lançaient des éclairs aveuglants, entourés d’une armée de singes volants, avaient peut-être existé autrefois. Ou alors, Hollywood avait tout inventé et, dans ce cas, Wren avait la ferme intention d’être témoin à charge au procès pour clamer haut et fort que c’était rien que du bidon.
Son jean était en lambeaux, le sang et la sueur coulaient sur ses yeux, et ses paumes étaient à vif à force de tomber par terre… Sa seule consolation, c’était de voir que son adversaire était dans un état à peu près aussi lamentable que le sien.
Ce qui n’était pas franchement une consolation.
La femme qui se tenait face à elle n’était pas particulièrement puissante. Disons qu’elle ne l’était pas plus que Rick avant que le Talent ne soit tué par ces… Comment les appeler ? Des ennemis ? Le terme paraissait exagéré, même compte tenu de la situation. Des sorciers malfaisants ? Des non-affiliés ? Le Conseil les aurait probablement classés dans la catégorie des Indépendants… Peut-être faudrait-il envisager, un jour, d’abandonner cette expression, non ?
La femme n’était sans doute pas de même force, mais Wren avait très vite compris ce que signifiaient son regard absent et son expression vide. Quelque chose ou quelqu’un s’était emparé de son contrôle, la poussant au bord du gouffre — au bord de la folie. Juste au bord.
A ce stade-là, le Talent perdait tout intérêt à sa survie, et à celle des autres accessoirement. Un désir de mort passif s’installait en lui. Dans le même temps, il devenait capable de canaliser des quantités faramineuses de Courant, précisément parce que plus rien ne retenait l’énergie magique. Pas même l’instinct de protection.
Sur un plan immédiatement pratique, cela signifiait que Wren allait en prendre salement pour son grade. L'unique raison qui la retenait sur place, c’était que — sauf blocage majeur, comme celui qui l’empêchait de réussir la Translocation — son Courant était presque aussi pur que celui de son adversaire. Et qu’elle avait appris à le maîtriser.
D’un autre côté, elle avait aussi très envie de vivre. Ce qui, dans ce duel à mort, était un désavantage très net. Ne lâche pas prise, ma fille. Aussi longtemps que tu restes debout…
Les filaments couraient le long de sa colonne vertébrale et s’enroulaient autour de ses membres, les protégeant physiquement. Wren, cependant, les entendait claquer comme des fils haute tension sur le point de lâcher. S'enraciner — il fallait qu’elle s’enracine. Sa réserve était presque à plat. Mais le sous-sol de Manhattan était surchargé de demandes. Chaque fois qu’elle tentait de plonger dans la roche, ses serpents s’emmêlaient aux filaments des autres.
Trop de Talents, dans cette maudite ville.
Et perturber l’enracinement d’autrui, c’était détruire la seule chose qui les maintenait encore en vie au milieu de tout ce bruit et cette fureur. Les Talents qui avaient été embarqués par la police, ou ceux qui étaient restés sur le pont, étaient des petits chanceux. Demain, ils verraient le jour se lever.
Pour elle, en revanche, pas de salut. Aucune chance pour que les forces de l’ordre descendent voir ce qui se passait sous les arches du pont. Ils préféraient s’occuper de ceux qui combattaient en plein jour.
— Meurs, sorcière ! siffla la femme en levant le bras pour frapper.
Le Courant jaillit de ses doigts — d’une affreuse couleur verdâtre. Cette fois, Wren n’avait plus assez de force pour parer le coup : elle allait tomber et… Et une masse s’abattit sur ses épaules, l’empêchant de basculer en arrière.
Enracine-toi en moi.
La voix s’insinua dans son cerveau — une voix mentale qui n’était pas familière et que, pourtant, elle accepta instinctivement.
Bon sang, où étais-tu passé ?
Des choses à faire. Je suis là, maintenant.
Par le passé, Wren avait pu hésiter — comme lorsqu’ils avaient lutté ensemble contre une force diabolique, dans le sous-sol de la Friesman Library. Cette fois, la jeune femme s’enracina avant même que son adversaire ait le temps de réagir à l’arrivée d'O.P.
Involontairement, la question surgit de nouveau dans son esprit.
Qui es-tu, O.P. ?
Un démon, rétorqua celui-ci, comme si la réponse était censée clore le débat.
Elle n’avait pas franchement le temps de s’énerver. Nourrie par le dévouement et la fidélité, protégée par l’amour et l’affection, Wren repoussa la femme contre la voûte froide et l’enferma dans des barres de Courant pareilles à celles qu’elle avait utilisées pour la Diseuse de Mauvaise Aventure — et pour le Parchemin Nescanni.
Quand on voulait, on pouvait tirer les leçons du passé. Quelle leçon pourrait-elle tirer de ce cauchemar, si jamais elle y survivait ?
Arrête de gamberger… Tu penses trop.
Juste. Wren se concentra sur la femme. Celle-ci avait été jolie. Enfin, elle l’était toujours, si on exceptait ses yeux durs et froids comme la pierre. Seule sa bouche tordue par un rictus semblait encore animée par un soupçon de vie. Peut-être que si elle essayait de lui parler une dernière fois, en dépit de l’échec de ses tentatives précédentes…
— On fait partie de la Cosa, petite sœur. De la même famille. Pourquoi es-tu en colère ?
La bouche rouge accentua son rictus.
— Vous vous accouplez avec des animaux. Vous apportez le mal dans ce monde…
Celle-là, elle est au-delà de la folie, grommela O.P. Sûr que ce n’est pas facile.
Tue-la.
Non !
Soudain, Wren fut submergée par une sensation très lucide. Les émotions du démon se transmettaient à elle en flux continu. La survie. Les démons avaient été créés pour survivre. Envers et contre tout.
Sauf que ce n’était pas ainsi que fonctionnait la Cosa. Dans la Cosa, on prenait soin des sorciers, des fous. On ne les tuait pas.
— Ecoute-moi, petite sœur.
Wren avait parlé avec son Courant autant qu’avec sa voix. Elle n’avait pas osé envoyer de message télépathique, car ses ondes risquaient d’être prises dans le piège de souffrance et de haine qu’était devenu le Courant de la femme. Et le résultat risquait d’être plus douloureux, pour Wren, que toutes les blessures physiques que pourrait lui infliger cet agent du Silence.
On prenait soin des fous, certes, mais on se tenait prudemment à distance. Parce que en plus d’être siphonnés, ils étaient capables de vous entraîner dans leur démence. Se protéger soi-même, c’était l’obsession de tous les Talents — et la raison pour laquelle les Indépendants se montraient si férocement égoïstes, et le Conseil si prudent.
Si on ne se protégeait pas, on risquait de finir comme cette…
O.P. !
Hmm…
Tu peux l’aider ?
Si j’essaie, elle me tuera. Ou je la tuerai pour me défendre. Ou les deux.
Bon sang !


— Je vous en empêcherai.
— Toi ? Nous empêcher ?
Poul éclata de rire. A ses côtés, André et Duncan restèrent impassibles. Mesurant subitement le silence qui l’entourait, Jorgenmunder se tut.
— C'est trop tard, Sergueï, dit Duncan. Tu t’es engagé ailleurs, je le comprends et je respecte ton choix, mais la réalité est là. Et tu n’y peux rien. Nous gagnerons. L'humanité l’emportera sur ces créatures. C'est notre droit et notre devoir de préserver la place que Dieu nous a attribuée.
Il soupira avec un air de tristesse feinte.
— Si seulement ils avaient su rester à leur place, dans l’ombre et les ténèbres, rien de tout ceci ne serait arrivé.
Sergueï en doutait.
— Il y a beaucoup de choses que vous ignorez encore. Et le Silence n’en a plus pour longtemps. Vous le savez. Votre temps est fini. Ils se battront.
— Oh, je l’avais compris. Disons que cette ville est pour nous un champ d’expérience, un coup d’essai. Notre temps est fini, dis-tu ? C'est vrai, mais les conséquences de notre action dureront, elles.
Sergueï haussa un sourcil. De quoi diable cet homme parlait-il ? A en juger par l’expression d’André, celui-ci ne savait pas non plus.
— Patron ?
André fit volte-face et son visage prit un air soucieux. Bren s’avançait vers lui, de son pas souple.
— J’ai eu votre message. Cela n’a pas été facile de parlementer avec les policiers là-bas et… Oh.
Elle s’interrompit, évaluant d’un rapide coup d’œil la situation. Une main de fer se referma brusquement sur son bras. La jeune femme tourna un visage étonné, mais serein, vers Poul.
— André ! lança Duncan. Faites le nécessaire.
Le vieil homme acquiesça, les traits impassibles. Le chef du service de R&D fit un léger signe de tête, puis ouvrit la portière et monta sur le siège arrière de la voiture. Le chauffeur démarra aussitôt et s’engagea dans l’allée.
Subitement, Sergueï réalisa que ses doigts étaient glacés et que ses genoux craquaient douloureusement comme s’il venait de grimper une douzaine d’escaliers.
— André ?
Bren regardait son patron d’un air interrogateur. La jeune femme paraissait légèrement nerveuse, mais confiante. Ce fut à peine si elle poussa un cri lorsque Poul sortit un couteau à cran d’arrêt et lui trancha la gorge. Lentement, son corps s’affaissa à terre. Puis Jorgenmunder s’accroupit et entreprit de taillader la peau en cinq ou six endroits — les plaies ressemblaient à des coups de griffes donnés par un tigre. Ou un démon.
Poussant un hurlement, Sergueï bondit en avant. Et s’arrêta net.
— Désolé, mon garçon, proféra André, en pointant vers lui un pistolet. Je n’ai rien pu faire.
Poul se redressa, contempla son œuvre d’un air satisfait, puis sortit une ampoule de sa poche intérieure. Guère plus grand que son pouce, le tube contenait un liquide noir et épais qu’il répandit sur le sol, puis sur le visage et les mains de Bren.
— Du sang de Fatae, dit Sergueï d’une voix blanche.
— Exact.
Poul recula, puis après un instant de réflexion, rajouta du sang sur la main gauche.
— Elle travaillait avec toi. C'était une collègue, Poul. C'est ça que le Silence t’a appris ? Tuer tes collègues de travail ?
Le jeune homme esquissa un rictus.
— Le Silence m’a appris à faire le bien. A protéger l’innocent et le faible. C'est-à-dire les humains. Les vrais Humains.
Il y eut un bruit sourd, puis la fiole glissa des mains de Poul. Une expression de surprise et de colère se peignit sur son visage.
— Vous…, bégaya-t-il en regardant son patron.
André attendit que son ancien protégé tombe sur ses genoux et bascule face contre terre, avant de lui flanquer un violent coup de crosse sur la tête. Puis il se pencha, retira le couteau de la poche intérieure et le glissa dans la main de Poul, pressant fermement les doigts autour du manche.
— Il reste du sang ?
Sergueï ramassa la fiole et secoua la tête.
— Non.
— Ça ira comme ça. Poul a tué Bren, avant d’être abattu à son tour par un inconnu.
— Et le Silence, bien sûr, n’a joué aucun rôle dans cette affaire.
Ce n’était pas une question, mais un constat. La raison de la présence d’André sur les lieux : protéger le Silence.
— Le mensonge préserve la vérité, mon garçon. Le monde est un vaste feu.
Le vieil homme se tourna pour observer le pont. Le fleuve lui-même avait fini par s’embraser.
— Je ferai ce que je dois. Duncan se méfie de moi. Mais malgré cette méfiance, je lui suis utile.
— Jusqu’à…
— Jusqu’à ce que je sois remonté à la source. De l’intérieur, j’ai encore une chance de changer les choses.
— Tu crois que tu vivras suffisamment longtemps pour arriver à le chasser ?
Sergueï avait conscience de l’horreur macabre de cette conversation au-dessus des deux cadavres
— au-dessus du corps de deux anciens collègues, de deux agents formés par André.
— Je crois à l’organisation, répondit le vieil homme. Je dois y croire ou tout ceci aura été vain. Duncan est puissant, mais il n’est pas le créateur du Silence. Je trouverai des alliés, je lutterai.
Il contempla Bren et Poul et, pour la première fois depuis qu’il le connaissait, Sergueï crut voir passer une ombre de tendresse dans les yeux de son ancien patron.
— Et toi ? Que feras-tu ?
— Je ne sais pas, rétorqua Sergueï en regardant au loin, vers le pont.
Dans le soleil pâle de l’hiver, une forme blanche se déplaçait. Serrée contre elle claudiquait une silhouette familière. Alors, le froid glacé qui habitait Sergueï se réchauffa.
— Je m’occupe des corps et j’envoie mon rapport. Je ferai ce qu’on attend de moi. Comme toujours.
André l’observa un instant en silence.
— Prends soin de toi, mon garçon.
— Toi aussi.
Et son ancien patron, son mentor, tourna les talons et partit sans un regard.