— Mais c’est une manifestation !
— Qu’est-ce que tu y connais, toi, aux
manifestations ?
— Hé, j’ai assisté à la Marche de l’Homme
Métrosexuel à la télé !
Wren pressa le pas. Elle n’avait pas la moindre
envie d’entendre la suite de cette intéressante conversation. Une
manifestation… C'était typiquement une idée de piskie, ça. Les
piskies adoraient pousser les autres à l’action et, pour le dire
carrément, raffolaient de tout ce qui pouvait provoquer la pagaille
et faire du bruit. Ils étaient plus d’une cinquantaine, Talents et
Fatae, qui gravitaient autour de la station de métro de Christopher
Street, en ce dimanche matin froid mais clair.
On était à deux pas de Stonewall, ce qui,
historiquement parlant, amusait Wren. C'était là que s’étaient
produites les célèbres émeutes qui avaient opposé homosexuels et
forces de l’ordre. Elle n’était pas sûre que les autres soient
sensibles à l’ironie.
D’ailleurs, elle n’était pas sûre non plus de
trouver la plaisanterie
franchement irrésistible. Elle devait probablement mettre cette
petite réaction nerveuse sur le compte de son épuisement dû au
manque de sommeil. Ou à la raréfaction du Courant dans la ville :
avec tous ces Talents qui emmagasinaient simultanément de
l’électricité, plus personne n’arrivait vraiment à faire le
plein.
Et la panne de Courant n’était pas une expérience
qu’elle avait envie de vivre. La rumeur disait que les membres du
Conseil avaient pris leurs jambes à leur cou quand le vaste
mouvement d’aspiration énergétique avait commencé. Il ne semblait
pas qu’un ordre d’évacuation officiel ait été lancé, mais
apparemment, KimAnn n’avait dit ni oui, ni non. Donc, ils avaient
pris le large.
Dans un réflexe nerveux, Wren toucha sa réserve.
Elle n’était pas pleine, elle non plus, mais son centre avait
l’habitude de fournir l’impossible une fois par mois. Par
conséquent, elle se sentait aussi prête que possible, compte tenu
des circonstances. Un filament vert et bleu fila le long de sa
colonne vertébrale pour venir exploser à l’intérieur de son crâne.
Si elle n’avait pas eu son bonnet de laine noire, ses cheveux
auraient vrillé comme des tire-bouchons.
L'organisation de l’événement avait pris trois
jours entiers. Wren n’était pas sûre que l’idée fonctionnerait,
mais personne n’avait débarqué avec une meilleure proposition.
Donc… que Dieu leur vienne en aide ! De plus, le plan présentait
une logique assez diabolique — de la part des piskies, franchement,
à quoi pouvait-on s’attendre d’autre ?
Wren avisa
un banc et s’y assit pour siroter le café brûlant qu’elle avait
acheté en cours de route. La chaleur du gobelet se diffusait à
travers ses gants et réchauffait ses doigts engourdis. C'est qu’il
faisait un froid de canard, là-dehors !
— Ouais, on va se geler les fesses,
grommela-t-elle, à voix basse.
— Si ça se passait en été, il ferait quarante
degrés à l’ombre et tu dégoulinerais de sueur.
O.P. s’assit près d’elle. Visiblement, son
postérieur poilu était insensible au métal glacé du banc.
— File-moi un peu de ta drogue.
— Non.
D’abord, elle ne partageait jamais sa drogue avec
personne, c’était un principe, ensuite le démon ne réagissait pas
très bien à un excès de caféine. Autant donner des amphétamines à
un bouledogue. Ça pouvait être drôle — mais pas aujourd’hui.
— Tu crois que ça va marcher ?
— Nos super-cerveaux ont raison. C'est trop moche
pour rater.
O.P. haussa les épaules.
— Si tu étais le Silence, tu pourrais y résister
?
— Fichtre non !
— S'il vous plaît ! S'il vous plaît !
Une silhouette enveloppée d’un long manteau
frappait dans ses mains pour attirer l’attention de la foule. Assez
étonnamment, le brouhaha finit par s’apaiser, et tous les regards
se tournèrent vers elle.
— Si vous n’avez pas reçu votre assignation, allez
voir un responsable du Quad. Si vous connaissez votre position, rejoignez-la !
Mettons-nous en marche, s’il vous plaît, mettons-nous en marche
!
Lentement, les manifestants s’ébranlèrent en
direction du centre-ville — certains à pied, d’autres en métro.
Personne dans les airs, en revanche. Sans doute qu’il faisait trop
froid, là-haut.
Un jogger passa en courant, un énorme chien noir
sur les talons. L'animal se détourna pour renifler les étranges
créatures agglutinées au milieu de la chaussée et fut brutalement
tiré en arrière par son propriétaire.
— Tu as ton assignation ?
— Oui.
Ergonomiquement parlant, le museau d'O.P. n’était
pas conçu pour se renfrogner. Pour grimacer diaboliquement, pour
grogner ou montrer les dents, ça, oui, mais pas se renfrogner.
Enfin, le démon fit de son mieux.
— Je dois assurer la circulation.
— Mon pauvre chéri, répliqua Wren avec
sympathie.
Au fond d’elle-même, cependant, elle était
heureuse que son ami ne se retrouve pas au beau milieu de la mêlée.
Personne ne savait la tournure que prendraient les événements. Et
plus jamais elle ne voulait revivre ce jour où elle avait découvert
l’ours recroquevillé dans un coin de sa cuisine et baignant dans
une mare de sang.
Pour sa part, elle n’avait pas franchement envie
non plus de recevoir un coup de poing, de barre ou de
couteau.
— Je te retrouve en ville.
— Certainement pas, répliqua Wren en disparaissant
dans la foule.
O.P. poussa un grognement amusé, ramassa le café
posé sur le banc, et siffla les dernières gouttes avant de
rejoindre son poste.
Il se passait quelque chose. Sergueï ne savait pas
comment il le savait — mais il le savait. L'appartement baignait
dans une pénombre tiède et confortable, et il n’avait aucune raison
de sortir du lit à 5 heures du matin, d’enfiler des vêtements
chauds et de sortir son pistolet de sa cachette.
Il n’avait aucune raison d’arrêter un taxi, de
dire au chauffeur de rouler jusqu’à ce qu’il lui fasse signe.
Aucune raison de toquer sur la vitre de séparation pour qu’on
l’arrête au croisement d’Elk et Chambers. Vraiment aucune.
Immobile sur le trottoir, il promena lentement son
regard autour de lui. Les rues étaient paisibles, les rideaux de
fer des magasins tirés, les intérieurs des restaurants éteints, et
les bureaux vides et silencieux. Sergueï connaissait mal ce
quartier où il s’était rendu pour traiter une affaire, deux ou
trois ans auparavant. En réalité, lorsqu’il travaillait avec la
municipalité, l’essentiel des négociations se passait par téléphone
ou par internet.
Mais vers où cet appel mystérieux le
conduisait-il exactement ?
Vers Ground Zero ? Le Seaport ? La Mairie ?
Peut-être bien la Mairie… Fronçant les sourcils,
Sergueï se tourna en direction de l’imposant édifice. Pourquoi ici
? Jusqu’à présent, il s’était laissé guider par son instinct.
Désormais, il était temps de s’arrêter pour réfléchir.
Etrangement, il n’éprouvait aucune nervosité. Au
contraire, même, une sérénité troublante l’avait envahi, comme si
tout se déroulait selon un plan prévu. Quelque chose lui titillait
l’arrière du crâne et cela lui rappelait…
Oui ! Cela lui rappelait le sentiment d’urgence
qui poussait Wren à préparer du thé quand il approchait de chez
elle. Il n’avait jamais compris ce dont elle parlait. Jusqu’à
aujourd’hui. C'était moins une sensation ou une pensée qu’une
conviction.
Il se passait quelque chose. Qui impliquait Wren.
Sans hésiter, Sergueï se dirigea vers la Mairie d’un long pas
souple.
— Tu plaisantes ? On n’y va pas !
Wren secoua la tête, ne sachant si elle devait
être amusée ou horrifiée.
— J’aime bien le truc, tu sais : « L'Histoire ne
se répète que si vous n’écoutez pas. »
Elle se tenait avec Bart sur la grande place qui
s’étendait devant la Mairie. Autour d’eux, les Indépendants étaient
en train de choisir ou de s’échanger leurs pancartes. Certains
avaient opté pour le panneau
classique fixé à une hampe de bois, d’autres brandissaient de
lourdes bannières en tissu.
L'équipe de Christopher Street avait été rejointe
par une foule considérable venue de la banlieue et composée
d’Humains à 70 % et de Fatae à 30 %. Les Fatae dotés de mains
portaient également des pancartes, les autres se contentaient de ce
qu’ils trouvaient.
L'été, les promeneurs se prélassaient au soleil
sur la pelouse bordée de rosiers et de jonquilles. Ou bien ils
circulaient sur des patins à roulettes ou à vélo sur le pont qui
reliait Manhattan à Brooklyn.
Ce matin, l’endroit était morne et désolé. Le vent
venu du fleuve s’engouffrait en sifflant dans les rues étroites du
quartier des affaires, et les bourrasques glaciales faisaient
frissonner Wren.
— Qui a eu l’idée brillante de faire passer la
manifestation devant le commissariat ? demanda-t-elle, bien qu’elle
sût déjà la réponse.
— Nous ne passons pas devant. Nous descendons la rue en lui tournant le
dos. De toute façon, on a une autorisation, non ?
Wren aurait, ma foi, payé une jolie somme rien que
pour pouvoir jeter un coup d’œil sur le document.
— Comment avez-vous… ?
— C'est une marche pour la tolérance.
Wren émit un grognement. Ça n’était pas faux. Sauf
qu’ils avaient décidé d’exprimer cette tolérance d’une manière,
disons, particulièrement intolérante…
Un adolescent agita sa pancarte à la manière d’un
drapeau, avant de l’abattre sur le postérieur de son voisin.
— Bah, on fait pas un concours de poésie.
Bart s’emmitoufla dans son écharpe et enfonça
profondément les mains dans les poches.
« On dirait un pingouin vert », songea Wren en
l’observant.
— Déniche-toi une pancarte, Valère.
La jeune femme lui décocha un regard
soupçonneux.
— Euh… non.
— Valère…
— Bart… Ecoute, ce n’est pas parce que je
brandirai un panneau en criant à tue-tête qu’on fera attention à
moi. Déjà qu’en étant seule dans une pièce vide, j’ai beaucoup de
mal à ne pas me faire marcher dessus…
— Justement, avec ta pancarte, tu pourras assommer
ceux qui essaient de te marcher dessus.
— Bart, si tu me forces à participer à la manif,
je te promets de chanter Alice’s
Restaurant à l’envers et à l’endroit.
Les deux Talents se défièrent du regard. Bart céda
le premier.
— Je suis sûr que si tu chantes, je réussirai à
survivre. Mais bon, vas-y, pars. C'est quoi, ton idée ?
— Ne t’inquiète pas. Je vais donner des petits
coups à droite et à gauche, tout le long du chemin…
Il émit un petit gloussement, puis tourna les
talons pour rejoindre son équipe. Wren détestait qu’on se moque d’elle — même si, en
l’occurrence, le rire était surtout nerveux. Raison pour laquelle
elle apparaissait et disparaissait comme une luciole : être
invisible lui procurait un sentiment de sécurité. Si seulement elle
avait reçu son nouveau justaucorps…
A l’est, le bleu sombre de la nuit laissait place
à une lueur blafarde, du même gris sale que les immeubles et les
trottoirs. Les réverbères s’éteignirent, renfonçant dans l’ombre
les tas de neige verglacés et noirs de crasse.
— Soyez prêts ! Patrouilles terrestres, à vos
places ! Patrouilles aériennes, déployez-vous ! A dix, nous
chargeons !
Un Humain vêtu d’une parka jaune passa devant
elle, les mains en porte-voix. Pourquoi ne se servait-il pas d’un
mégaphone, plutôt que de puiser dans son Courant pour se faire
entendre ? Là, ça dépassait Wren. Les Talents devenaient tellement
dépendants de leur magie qu’ils en oubliaient les solutions simples
et peu coûteuses.
De toute façon, il parvenait à son but : c’était
donc l’essentiel. La manifestation se mit en branle avec la lenteur
d’un chameau qui se dresse sur ses pattes. Lorsque les pancartes se
levèrent et que les bannières flottèrent au vent, Wren dut
néanmoins admettre que leur petite fête avait de l’allure. Quatre
griffons menaient la danse, leur profil aquilin se détachant
nettement sur le reste de la foule.
Les griffons se faisaient toujours remarquer.
C'étaient en quelque sorte des leaders naturels — les gens
croyaient en eux.
Un petit sourire satisfait aux lèvres, elle fendit
la foule pour arriver à hauteur des griffons, qu’elle dépassa
également. La manifestation devait faire le tour de la Mairie,
marquer une pause le temps de prononcer quelques paroles de paix et
d’amour, puis se diriger vers le pont de Brooklyn.
Arrivés là, les manifestants se livreraient à une
petite mise en scène qui devait fatalement attirer tous ceux qui
haïssaient les Non-Humains. La quelque centaine de personnes
présentes formerait une cible vivante et mouvante, exposée aux
regards.
Le plan n’était pas aussi risqué qu’il le
paraissait. Cette fois, Indépendants et Fatae étaient en état
d’alerte, prêts à affronter les « casseurs » de créatures
magiques.
Une flasque surgit de nulle part et passa de main
en main. Avec les Indépendants, ça ne ratait jamais. Il y en avait
toujours un pour sortir une fiole remplie d’un liquide qui ne
sentait pas précisément le café.
Puis une voix s’éleva et entonna un chant :
C'est pas seulement votre
ville
C'est la nôtre
aussi
Vous voulez notre
peau
Nous aurons la vôtre
!
D’autres voix s’élevèrent à leur tour et reprirent
en chœur, martelant les mots au rythme des pas.
C'est pas (poum) seulement
(poum) votre ville (poum) C'est (poum) la nôtre (poum) aussi
(poum)
Vous voulez (poum) notre peau
(poum)
Nous aurons la vôtre (poum
poum) !
C'était
moins sophistiqué que Alice’s
Restaurant, mais tellement plus efficace. Avec un peu
d’attention, on pouvait apercevoir une sorte de brume couleur de
lave fondue qui s’enroulait et se déroulait à toute allure entre
les corps, à hauteur d’épaule. Les mots n’étaient pas
indispensables pour appeler le Courant, mais ça aidait. Et quand on
tentait d’organiser une petite farce qui réunissait autant de
monde, ça aidait franchement.
Parce que tout ça n’était qu’une farce. Enorme,
brutale, sanglante. Mais une farce.
Sur le trottoir, les curieux commençaient à
s’attrouper. Wren aperçut même un camion de télévision. Ils étaient
sans doute venus filmer quelques scènes qui serviraient de
bouche-trou dans les programmes, s’il n’y avait pas d’autre info à
se mettre sous la dent aujourd’hui. Et… pourvu qu’ils ne
s’approchent pas trop, parce que autrement, le nuage de Courant
risquait de transformer leur équipement high-tech en un joli petit
tas de fils tordus et fondus.
Déjà que le pont allait connaître quelques
vicissitudes… Raison pour laquelle ils avaient opté pour le
dimanche, plutôt que le samedi : les passants seraient plus rares,
et à cette heure matinale, ils ne devraient normalement croiser que
quelques joggers et des employés de la ville qui faisaient des
heures supplémentaires.
A dire vrai, Wren n’avait pas franchement réfléchi
à ces détails. Ça n’était pas son job — le sien, c’était de
surveiller et de scruter les alentours.
Derrière les fenêtres de la Mairie, elle
aperçut quelques ombres.
Sans doute le personnel de l’équipe de nettoyage. Celles des
immeubles voisins, en revanche, restaient totalement vides. Bien au
chaud chez eux, les New-Yorkais n’avaient visiblement pas la
moindre envie de mettre le nez dehors.
Un peu plus loin, sur la place, Wren repéra encore
deux ou trois étudiants, ainsi qu’un noctambule dont les vêtements
fripés indiquaient qu’il ne s’était pas encore couché. Rien
d’inquiétant, a priori. Là-bas… Elle avisa un réverbère et grimpa
dessus.
Oui, là-bas étaient garées deux voitures. Des
Sedan noires portant des plaques minéralogiques new-yorkaises. A
l’intérieur, Wren compta trois personnes — deux à l’avant, une à
l’arrière. A cet instant, un bruit derrière elle attira son
attention. Deux autres voitures émergeaient d’une ruelle et
glissaient vers la manifestation comme des requins alléchés par
l’odeur du sang…
C'est pas seulement votre
ville
C'est la nôtre
aussi
Vous voulez notre
peau
Nous aurons la vôtre
!
Les manifestants s’apprêtaient à aborder le pont.
La patrouille terrestre obliqua et descendit s’installer sous les
arches en briques, tandis que la patrouille aérienne se perchait
sur les câbles et les traverses du pont. Il avait été prévu que les
Fatae ailés serviraient de bataillon de réserve et
n’interviendraient qu’au cours de la deuxième vague d’assaut.
Visiblement, l’incantation était si prenante qu’ils étaient
incapables d’y résister.
Les
plaisanteries que racontaient les Humains sur la naïveté et la
crédulité des Fatae devaient contenir une part de vérité. Enfin,
peu importait. Le piège était tendu, la proie prête à être
dévorée.
Le chant s’intensifia, le premier rang pénétra sur
le pont — et l’Enfer se déchaîna.
— Que Dieu nous protège des imbéciles et des
racistes…
Sergueï avait déjà assisté à des scènes de foule.
Il avait fait partie de l’équipe d’agents secrets chargés de
nettoyer le désastre de Nantucket, provoqué par les Kraken en 1993.
Il avait même participé, cette fois en tant que membre du service
de sécurité, à une collecte de fonds organisée conjointement par
les démocrates et les libertaires. Mais ce qui se préparait sous
ses yeux était tout simplement terrifiant.
Dissimulé à l’arrière d’une camionnette de
livraison située à une centaine de mètres, Sergueï observa le
groupe — une trentaine d’Humains, vêtus de parkas et chaussés de
bottes de cuir, qui n’étaient manifestement pas là pour la balade
du dimanche. Battes de base-ball et barres métalliques étaient
tenues en évidence, et la dextérité avec laquelle elles étaient
maniées indiquaient que leurs propriétaires savaient s’en
servir.
La Sedan grise garée un peu plus loin accrut son
inquiétude. Près de la voiture se tenaient deux personnages qui
discutaient avec quelques voyous. Les silhouettes lui étaient
familières et il les identifia sans peine. En revanche, il se demanda quel était
le troisième personnage qui attendait à l’intérieur de la
voiture.
Reportant son attention sur les porteurs de battes
de base-ball, il les examina soigneusement. Il s’agissait de Blancs
pour la plupart, dont l’âge variait de vingt à cinquante ans.
Sergueï aperçut néanmoins deux Noirs, ainsi qu’un homme dont la
carrure relativement fine pouvait appartenir à un Chinois ou un
Indien. En somme, le dicton selon lequel le racisme n’a besoin que
d’une seule cible se vérifiait. Les bons vieux films de
science-fiction des années cinquante l’avaient compris : jetez en
pâture à la foule un « alien », une créature verte aux oreilles
pointues, et chacun deviendra « frère » face à l’Ennemi.
Les Fatae qui avaient survécu aux attaques des
vigiles avaient mentionné la présence de femmes et d’adolescents,
voire d’enfants, parmi les agresseurs. Sergueï fut soulagé de
constater que le groupe était exclusivement composé d’adultes
mâles. D’accord, sa réaction était un peu sexiste, et il était
probable que ce genre de détail ne comptait pas, quand on vous
assommait avec une barre de fer. Néanmoins, au moment de se battre,
il préférait avoir des hommes en face de lui.
Baissant les yeux, Sergueï s’aperçut qu’il avait
instinctivement sorti son arme. Oui, il était bel et bien venu pour
verser du sang. Et pas celui des voyous. Ceux-là, la Cosa était
parfaitement capable de s’en charger, et de plus, elle avait droit
à sa revanche. Lui aussi
avait droit à sa revanche. Et il n’avait pas menti à Wren : il
avait choisi son camp.
Les voyous s’avancèrent vers le pont. Sortant de
l’ombre, Sergueï se dirigea vers la Sedan.
— Duncan. Un mot, s’il vous plaît.
Les manifestants avançaient sur la voie du milieu,
réservée aux piétons et aux cyclistes. De temps à autre, ils
agitaient leurs pancartes en direction des rares voitures qui les
croisaient, sur la droite ou sur la gauche. Presque invariablement,
les automobilistes répondaient par un coup de Klaxon.
A mesure que la foule progressait, les câbles du
pont se mettaient à grésiller sous l’afflux du Courant. Difficile
de savoir si c’était un petit malin qui s’amusait, ou si c’était la
masse gigantesque d’énergie accumulée qui provoquait ce feu
d’artifice, mais c’était joli à voir.
Soudain, les cloches de l’église située sur la
rue, en contrebas du pont, se mirent à sonner. Six coups
retentirent, nettement audibles dans l’air froid, provoquant un
changement d’humeur radical. Wren sentit un frisson remonter depuis
son centre jusqu’à l’arrière de son crâne.
Les griffons étendirent leurs ailes et s’élevèrent
dans les airs en claquant du bec. Leurs serres agrippaient
d’impressionnantes tiges métalliques baptisées « antennes de
Franklin » en l’honneur du fondateur de la Cosa américaine. Les
Indépendants rassemblés sur le pont dirigèrent aussitôt leur
Courant vers les antennes
qui le renvoyèrent sous forme d’éclairs rougeoyants.
Cette mise en scène était destinée à attirer
l’attention, mais malheur à celui qui utiliserait autre chose qu’un
crayon et un papier pour en conserver le souvenir ! On ne capturait
pas la magie. On la vivait.
S'arrachant au spectacle, Wren regarda autour
d’elle avec inquiétude. Personne n’avait envoyé le signal d’alerte,
et pourtant… ils arrivaient.
Sortant des contre-allées et des recoins sombres,
ils envahissaient par douzaines les rampes d’accès. En quelques
secondes, le pont devint un immense champ de bataille. Les
pancartes et les battes de base-ball s’abattirent simultanément sur
les crânes, et un énorme craquement retentit d’un bout à l’autre de
la chaussée. Chargé par un Talent fou furieux, un voyou sortit sa
barre de fer. Très mauvaise idée. L'individu avait dû oublier sa
leçon sur la conductivité : il s’effondra à terre en hurlant, le
corps agité de spasmes convulsifs, la main littéralement collée à
la tige métallique qui grésillait.
Wren se faufila entre les corps, faisant au
passage un croc-en-jambe ou assommant un crâne d’Ignorant, mais
sans perdre de vue son objectif : découvrir celui qui dirigeait
l’action, ou tout au moins qui avait l’air d’être relié à un Q.G.
Son invisibilité la protégeait relativement. Elle avait, un jour,
expliqué à Sergueï qu’elle pouvait se peindre en bleu et danser la
valse au beau milieu de Grand Central Station, et que personne ne
remarquerait rien. Elle n’exagérait pas. Enfin, pas trop.
Le hic,
c’est qu’elle ne pouvait faire grand-chose d’autre que danser.
Donc, quand elle prenait un coup accidentellement ou qu’on lui
marchait dessus, elle se contentait de pousser un juron.
Arrivée au bout du champ de bataille, Wren sortit
de la mêlée et se retourna pour l’observer. La cible favorite des
voyous — les Fatae — était entrée en action. De temps à autre, ces
derniers se trompaient et frappaient la mauvaise catégorie
d’Humains. Le Quad avait ordonné que tous les Indépendants portent
une brassière de tissu rouge pour être aisément identifiables.
Visiblement, soit l’ordre n’avait pas circulé, soit les Talents
avaient oublié.
Le spectacle était impressionnant. Au-dessus de la
masse des corps enchevêtrés, les griffons tournoyaient, plongeant
parfois pour harceler quelqu’un ou détourner un assaut. Des Fatae
ailés de petite taille s’agrippaient aux cheveux, criaient des
insultes et…
Wren faillit éclater de rire. Une sorte de
créature aussi fine qu’un serpent venait de lâcher une crotte sur
la tête d’un assaillant.
Parfois, un corps basculait et tombait du pont.
L'équipe placée sous les arches avait pour mission d’empêcher les
leurs de toucher le sol. Sans se préoccuper des autres. La question
était de savoir s’ils sauraient faire la différence suffisamment
vite. Wren espéra que, dans le cas contraire, ils choisiraient la
voie de la prudence plutôt que de laisser tout le monde s’écraser
sur le bitume. On ferait le tri après.
Jetant un coup d’œil derrière elle, la jeune femme
aperçut une double rangée de Fatae aquatiques, dirigés par un Nausunni. Parfait. Tous
ceux qui tenteraient d’arriver ou de s’échapper par les eaux se
heurteraient à une résistance farouche. Rassurée, Wren ne se soucia
plus de protéger ses arrières et se concentra entièrement sur ce
qui se passait devant elle.
Un loup-garou circulait entre les jambes, mordant
avidement toutes les chevilles qui lui paraissaient appétissantes.
A en juger par les hurlements des victimes, ses dents devaient être
joliment affûtées. Sans doute guidé par l’odeur, l’animal remonta
jusqu’à Wren et elle l’écarta sans ménagement. Certes, elle était
un peu nerveuse dès qu’un représentant de l’espèce canine
l’approchait d’un peu trop près, mais la faute à qui ?
De tous côtés, l’électricité jaillissait
rageusement. Une véritable orgie d’éclairs ! Même le plus nul des
Profanes aurait été capable de discerner les flammèches qui
couraient le long des câbles et des poutrelles. Des milliers
d’étincelles dorées ou argentées crépitaient et sifflaient comme
des feux follets en délire, en train d’exécuter une ronde
infernale.
Les croyants, eux, appelaient ça une aura. Les
mordus de sciences, la loi d’Ohm. Et les Indépendants, un retour de
fouet.
Mais dans tout ça, Wren n’avait pas aperçu l’ombre
du début d’un leader. Tout ce qu’elle voyait, c’était une masse
confuse d’où émergeaient de temps à autre un bras, une jambe, une
pancarte ou une barre de fer. Saisissant un filament, elle l’envoya
dans les airs à la recherche de la saveur psychique dont elle
l’avait imprégnée, ce matin, juste avant que la manifestation ne se mette en route. Le filament
découvrit la source de la saveur, et la connexion s’établit.
On a été joués,
dit-elle. Pas un seul type qui pense à autre
chose qu’à casser du monstre.
Tu es certaine ?
Absolument certaine. Celui ou
ceux qui tirent les ficelles ne sont pas là.
Bien. Alors, on monte les
enchères, répondit le Quad d’une seule voix, avant de rompre
le contact.
Euh… monter les enchères
comment ? demanda Wren à l’air glacé devant elle, avant de
lâcher une série de jurons russes qu’elle tenait de Sergueï.
Son regard venait de tomber sur l’entrée du pont,
côté Manhattan.
— Dieu du ciel ! Non, ne tirez pas sur…
— Ici, la police de New Yor…
Le policier s’effondra, terrassé par une salve de
Courant. Derrière lui, le car de police s’arrêta, bloqué par les
manifestants saisis de furie. Au cours de l’année précédente, les
frustrations avaient eu le temps de grandir de part et d’autre. Et
la vue d’une douzaine de policiers avec casques, boucliers et
matraques ne risquait pas d’apaiser les choses.
Néanmoins, ne jamais sous-estimer les forces de
l’ordre new-yorkaises. En quelques minutes, les gaz lacrymogènes
firent leur effet. Quand ils se dissipèrent, Wren aperçut une
douzaine d’Humains maintenus face contre terre par des flics
pourvus de masques, ou attachés par des menottes à la rambarde du
pont.
Les Fatae de taille modeste avaient réussi à
échapper à la vigilance des représentants de l’ordre public.
Soit ces derniers ne les
remarquaient pas, soit ils préféraient les laisser filer. Peut-être
se souvenaient-ils d’avoir, un jour, fait équipe avec un partenaire
à l’aspect inhabituel. Ou alors, la perspective de ficher des
immigrés clandestins inconnus des formulaires administratifs leur
donnait déjà la migraine. Quant aux Fatae de taille moins modeste…
Wren vit un policier exécuter une rapide courbette devant une
créature dotée d’une splendide ramure qui lui barrait le chemin et
faire aussitôt demi-tour.
La jeune femme sentit son nez la chatouiller et
elle recula. L'invisibilité protégeait des regards, mais pas des
gaz. Donc, sans masque, elle risquait simplement de se retrouver à
terre, évanouie… et toujours invisible.
Bon sang, c’est quoi votre
plan, les gars ?
Parce qu’ils en avaient un. Obligatoirement. Ils
ne pouvaient pas ne pas avoir de plan. Wren espérait seulement que
le plan en question ne consistait pas à faire monter les « enchères
» jusqu’au point de non-retour.
Valère !
Le message télépathique s’accompagnait de l’image
d’une lance en feu. C'était à la fois un appel au secours et un
avertissement.
— Qu’est-ce qu…
Une ombre s’abattit sur elle dans un lourd
battement d’ailes, et avant que Wren ait le temps de respirer, le
griffon l’avait enlevée dans les airs, solidement emprisonnée dans
ses griffes. La créature dépassa le pont, puis effectua un plongeon
vertigineux avant de lâcher
la jeune femme près du sol. L'atterrissage sur le bitume fut
brutal, et Wren s’effondra, littéralement K.O.
A cet instant, une décharge de Courant la frappa
dans les reins, et elle roula sur le côté, plus par instinct que
par calcul.
— Wren, debout !
C'était la voix de Rick, pressante.
Elle se redressa à demi, puis pivota sur ses
talons pour faire face à… un Talent. Dieu du ciel ! La dernière
fois qu’elle s’était retrouvée dans une situation similaire, le
Talent en question — Max — avait failli la tuer. Puisant dans son
centre, elle prit une double ration de Courant et lui donna la
forme d’un bouclier. Simultanément, elle jeta des coups d’œil
rapides autour d’elle pour tenter de comprendre dans quel pétrin ce
maudit griffon l’avait — littéralement — balancée.
Au-dessus d’elle, sur sa droite, le pont dressait
sa masse noire et menaçante. Sur sa gauche, une large grille
barrait l’accès à une ruelle. Elle réussirait peut-être à
l’escalader, mais…
Mais ce n’était pas le moment de fuir.
— Ça va ? demanda Rick.
— Question stupide, grommela-t-elle.
Ils étaient entourés par une dizaine de gosses…
Enfin, quand elle disait « gosses », certains étaient sans doute à
peine moins âgés qu’elle. A terre, une mare de sang s’élargissait
progressivement. Un sang qui ne lui appartenait pas, et qui
n’appartenait pas non plus
aux voyous. Est-ce que le motard, dont elle sentait la silhouette
massive derrière elle, était…
— Rick ?
— Ne t’arrête pas, Valère. Avance.
— Je crois qu’on a trouvé les assassins de
l’ange.
— Je crois que tu as raison.
Du coin de l’œil, Wren vit une silhouette émerger
de sous la voûte du pont. A l’instant où son cerveau identifiait
Michaela, une décharge frappa la gitane en pleine poitrine.
Celle-ci s’écroula à terre et ne bougea plus.
— Ne regarde pas, lança-t-elle rapidement à Rick.
Ne regarde pas, ne pense pas. Là, c’est juste nous contre eux. Si
tu te laisses distraire, ils te tueront, et moi avec. Tu as une
formation en défense ?
Le motard émit un ricanement qui la rassura.
— Bien. On y va.
Elle aurait pu disparaître, mais c’était laisser
le motard comme seule et unique cible.
Ce n’était pas le moment de fuir, bon sang ! Rick
s’avança sous la voûte. Ses pas résonnaient entre les murs sombres
et suintants. Subitement, Wren le vit agiter ses jambes et ses bras
dans un combiné kung-fu-judo et dépasser les agresseurs, forçant
trois des cinq assaillants à pivoter pour lui faire face. Le
sixième…
Non !
Une onde de choc parcourut Wren. Le sixième
agresseur s’était agenouillé près de Michaela et aspirait le centre
de la gitane. C'était un sacrilège. Une profanation. Pire de que manger de la chair
humaine. C'était vampiriser une âme.
C'était aussi mettre en danger sa propre identité.
Tout Courant porte la signature de son propriétaire. Plus longtemps
on le portait en soi, plus forte devenait cette signature. En
s’emparant du pouvoir d’un Talent — un pouvoir avec lequel celui-ci
avait vécu jour après jour —, le vampire prenait le risque de
perdre son âme, de la voir se dissoudre et prendre la marque de la
victime.
Wren arracha une bande de son bouclier et lui
donna la forme d’une arme. Les deux T… Impossible de les appeler
des Talents, après ce qu’ils venaient de faire. Les deux agresseurs
avancèrent dans sa direction. L'expression de leur visage la fit
frissonner. Leurs traits étaient figés. Sans vie. On n’y lisait ni
colère, ni plaisir, ni folie…
Faisant monter la pression dans son centre, Wren
glissa dans la masse de Courant, se laissa aspirer par l’énergie,
puis ressortit de l’autre côté.
— Par là, bande d’ordures.
Et elle frappa la femme qui se tenait près d’elle
avec toute la force dont elle était capable.
— Sergueï Didier.
Sergueï n’avait rencontré Duncan que deux ou trois
fois, mais il savait que celui-ci était une légende vivante du
Silence. Sa mémoire. Il dirigeait le service de R&D de
l’organisation. C'était un homme rapide, intelligent et
impitoyable. La rumeur disait qu’il avait été choisi par les pères fondateurs eux-mêmes pour
leur succéder.
Peu à peu, son pouvoir avait grandi. Il gérait ses
subalternes avec une main de fer dans un gant de velours. Tous ses
subalternes — depuis la dernière recrue jusqu’aux chefs de
département comme André.
On ne le craignait pas ouvertement, non.
Simplement, on était prudent. Et on évitait de le contrarier.
Sergueï avait compris ce que KimAnn Howe deviendrait parce qu’il
avait vu Duncan.
— Tu es bien loin de ton maître, Poul, dit
Sergueï.
Poul Jorgenmunder avait reçu la même formation que
l’ex-bras droit d’André. Imperturbable, il laissa les propos de
Sergueï glisser sur lui.
— Je vois, reprit Sergueï.
André avait dû perdre son protégé au moment même
où il s’efforçait de lutter contre les forces obscures qui
s’acharnaient contre lui — des forces guidées par Duncan, Sergueï
le comprenait aujourd’hui. Un bref instant, il se demanda si le
vieil homme savait.
S'il savait que son combat était perdu
d’avance.
Lorsque Sergueï travaillait encore pour le
Silence, Duncan était un homme avec lequel il fallait compter. Une
dizaine d’années plus tard, il avait à l’évidence étendu sa
mainmise sur l’organisation.
Sergueï risqua un coup d’œil en direction de la
rue. Le pont était enveloppé de flammes — mais il savait que des
yeux humains ne pouvaient saisir la réalité et l’ampleur de ce qui
se passait là-bas. Il entendait les sirènes hurler et il dut détourner son regard
pour ne pas perdre sa concentration.
— C'est vous qui avez déclenché ce drame. Pourquoi
?
— « Des bêtes étranges. Considérés comme une
sous-classe au sein de la Cosa. Le Conseil ne traite pas avec eux
et les Indépendants se contentent de contacts épisodiques. »
Les mots mêmes de Sergueï. Pris dans l’un des tout
premiers rapports qu’il avait remis à son chef, des années
auparavant.
— Tu as parfaitement mémorisé mes commentaires,
Poul. Très touchant.
L'assistant d’André durcit l’expression de son
visage, et il se serait avancé vers Sergueï si Duncan, qui se
tenait quelques pas en arrière, ne l’avait arrêté d’un geste de la
main.
Au pied ! pensa
Sergueï.
A cet instant, la porte de la voiture s’ouvrit et
Sergueï entendit des bruits de pas. Avant même que l’homme se
plante devant lui, il sut qui c’était.
— André… Merci pour ton… soutien.
Il n’essaya même pas de dissimuler l’amertume de
sa voix. Il avait toujours su que le vieil homme s’efforcerait de
les manipuler. Mais il n’avait pas imaginé qu’il lui mentirait. Et
pourquoi était-il surpris ? La règle était : méfie-toi de ton
prochain. A juste titre.
André planta ses yeux dans les siens.
— Nous devions découvrir qui se cachait derrière
tout cela. Maintenant, je sais.
— Etait-ce si important, de savoir ?
Poul sourit, satisfait de savoir ses deux maîtres
derrière lui.
— « Ce pays a suffisamment de problèmes pour ne
pas s’embarrasser de ces… animaux qui, en outre, exploitent nos
ressources et ne produisent rien en retour. »
Sergueï eut l’impression que des mâchoires d’acier
se refermaient sur ses côtes. C'était terrifiant d’entendre ces
paroles de jeunesse — ignorantes, stupides, racistes — prononcées
par Poul avec une conviction que lui-même n’avait jamais éprouvée.
Même alors. Poul, le fidèle d’entre les
fidèles, songea Sergueï. Il l’avait toujours su, mais il
n’avait jamais compris combien c’était vrai.
Combien les choses étaient différentes pour lui,
aujourd’hui ! Ces « bêtes » avaient un nom, une famille, des
caractéristiques. Les piskies adoraient monter des farces. Les
griffons élevaient leurs petits jusqu’à l’âge adulte, puis les
envoyaient dans un autre troupeau pour y trouver un compagnon ou
une compagne. Les démons étaient fidèles. Les dragons des roches,
aussi gros que des Danois, devaient être abordés avec
respect.
Certains Fatae n’étaient pas des lumières.
D’autres, mieux valait les empêcher de manipuler autre chose qu’une
petite cuillère. D’autres encore… Sergueï songea à Shig. Le lézard
japonais était un homme d’affaires malin, doté d’un réel sens de
l’humour et d’un goût sûr en matière d’art. L'été dernier,
Shig, Wren, O.P. et lui
avaient passé toute une soirée chez Noodles à parler de mille
choses. Shig avait également présenté Sergueï à des marchands d’art
et des artistes de renom au Japon.
Shig, O.P., Rorani la dryade… L'espèce inconnue
qui les avait sauvés, à l’A.G. que les vigiles avaient attaquée.
Beyl la griffonne et son gnome d’assistant.
Oui, les piskies, ces grands enquiquineurs devant
l’Eternel, étaient des animaux, si on considérait que ce… ce «
machin » qui se tenait devant lui était aussi un animal.
Ils justifiaient leurs actions par des mots. Ses
mots.
Un amer goût de bile reflua dans sa bouche, et il
accepta la brûlure en punition de son ignorance d’autrefois.
Oui. La connaissance, c’était le pouvoir.
— Tu as su voir la vérité, autrefois, déclara
Duncan. Je n’attends pas que tu reviennes. L'eau a coulé sous les
ponts. Mais ne te détruis pas en tentant d’empêcher ce qui doit
être. André s’est efforcé de vous protéger, toi et ta partenaire.
De vous éviter de tomber dans ce bourbier. Sois tranquille, elle
n’est pas là-bas. Rentre chez toi et laisse-nous achever le
nettoyage que nous avons entrepris. Tout ira bien pour vous deux.
Je le promets.
— Ne fais pas l’idiot !
Sergueï tourna la tête. Le démon se tenait là, le
poil hérissé et les babines retroussées, dardant un regard de
braise sur Poul et Duncan. Un instant, il fut pris de vertiges et
se sentit étrangement déconnecté. Comment l’ours l’avait-il retrouvé ? Pourquoi
n’était-il pas avec les autres ? Où était Wren ? Wren…
— Ils se servent de toi pour justifier une
entreprise qu’ils avaient de toute façon décidé d’accomplir, grogna
O.P. Tu ne leur appartiens plus. Wren non plus.
— Non…
Le démon avait raison, Sergueï le savait. Sauf que
ça ne le libérait pas de sa culpabilité. De sa
responsabilité.
— Tu ne devrais pas être là, dit-il à l’ours, sans
quitter ses trois interlocuteurs du regard.
— J’avais comme l’impression que tu avais besoin
d’aide.
Le démon sortit une à une ses griffes
noires.
— Je peux…
— Non, dit encore Sergueï.
Derrière eux, la bataille faisait rage, mais il ne
pouvait pas intervenir. Wren était là, au milieu du tumulte, il le
sentait. Les espions de Duncan ne voyaient peut-être pas la jeune
femme, mais lui, oui.
Sauf qu’il ne pouvait plus aller vers elle. Avec
ces souillures sur les mains.
— C'est à moi de m’en occuper, lança-t-il au
démon. Fais ton travail. Protège-la. Jusqu’à ton dernier souffle,
s’il le faut…
O.P. posa un instant ses yeux rouges sur Sergueï,
puis disparut dans l’aube naissante sans dire un mot.
— Et maintenant ? demanda André.
— On finit le travail. Comme prévu.
***
Les
combats glorieux, avec des magiciens qui lançaient des éclairs
aveuglants, entourés d’une armée de singes volants, avaient
peut-être existé autrefois. Ou alors, Hollywood avait tout inventé
et, dans ce cas, Wren avait la ferme intention d’être témoin à
charge au procès pour clamer haut et fort que c’était rien que du
bidon.
Son jean était en lambeaux, le sang et la sueur
coulaient sur ses yeux, et ses paumes étaient à vif à force de
tomber par terre… Sa seule consolation, c’était de voir que son
adversaire était dans un état à peu près aussi lamentable que le
sien.
Ce qui n’était pas franchement une
consolation.
La femme qui se tenait face à elle n’était pas
particulièrement puissante. Disons qu’elle ne l’était pas plus que
Rick avant que le Talent ne soit tué par ces… Comment les appeler ?
Des ennemis ? Le terme paraissait exagéré, même compte tenu de la
situation. Des sorciers malfaisants ? Des non-affiliés ? Le Conseil
les aurait probablement classés dans la catégorie des Indépendants…
Peut-être faudrait-il envisager, un jour, d’abandonner cette
expression, non ?
La femme n’était sans doute pas de même force,
mais Wren avait très vite compris ce que signifiaient son regard
absent et son expression vide. Quelque chose ou quelqu’un s’était
emparé de son contrôle, la poussant au bord du gouffre — au bord de
la folie. Juste au bord.
A ce stade-là, le Talent perdait tout intérêt à sa
survie, et à celle des autres accessoirement. Un désir de mort
passif s’installait en lui. Dans le même temps, il devenait capable de canaliser des
quantités faramineuses de Courant, précisément parce que plus rien
ne retenait l’énergie magique. Pas même l’instinct de
protection.
Sur un plan immédiatement pratique, cela
signifiait que Wren allait en prendre salement pour son grade.
L'unique raison qui la retenait sur place, c’était que — sauf
blocage majeur, comme celui qui l’empêchait de réussir la
Translocation — son Courant était presque aussi pur que celui de
son adversaire. Et qu’elle avait appris à le maîtriser.
D’un autre côté, elle avait aussi très envie de
vivre. Ce qui, dans ce duel à mort, était un désavantage très net.
Ne lâche pas prise, ma fille. Aussi longtemps
que tu restes debout…
Les filaments couraient le long de sa colonne
vertébrale et s’enroulaient autour de ses membres, les protégeant
physiquement. Wren, cependant, les entendait claquer comme des fils
haute tension sur le point de lâcher. S'enraciner — il fallait
qu’elle s’enracine. Sa réserve était presque à plat. Mais le
sous-sol de Manhattan était surchargé de demandes. Chaque fois
qu’elle tentait de plonger dans la roche, ses serpents s’emmêlaient
aux filaments des autres.
Trop de Talents, dans cette maudite ville.
Et perturber l’enracinement d’autrui, c’était
détruire la seule chose qui les maintenait encore en vie au milieu
de tout ce bruit et cette fureur. Les Talents qui avaient été
embarqués par la police, ou ceux qui étaient restés sur le pont,
étaient des petits chanceux. Demain, ils verraient le jour se
lever.
Pour elle,
en revanche, pas de salut. Aucune chance pour que les forces de
l’ordre descendent voir ce qui se passait sous les arches du pont.
Ils préféraient s’occuper de ceux qui combattaient en plein
jour.
— Meurs, sorcière ! siffla la femme en levant le
bras pour frapper.
Le Courant jaillit de ses doigts — d’une affreuse
couleur verdâtre. Cette fois, Wren n’avait plus assez de force pour
parer le coup : elle allait tomber et… Et une masse s’abattit sur
ses épaules, l’empêchant de basculer en arrière.
Enracine-toi en
moi.
La voix s’insinua dans son cerveau — une voix
mentale qui n’était pas familière et que, pourtant, elle accepta
instinctivement.
Bon sang, où étais-tu passé
?
Des choses à faire. Je suis
là, maintenant.
Par le passé, Wren avait pu hésiter — comme
lorsqu’ils avaient lutté ensemble contre une force diabolique, dans
le sous-sol de la Friesman Library. Cette fois, la jeune femme
s’enracina avant même que son adversaire ait le temps de réagir à
l’arrivée d'O.P.
Involontairement, la question surgit de nouveau
dans son esprit.
Qui es-tu, O.P.
?
Un démon, rétorqua
celui-ci, comme si la réponse était censée clore le débat.
Elle n’avait pas franchement le temps de
s’énerver. Nourrie par le dévouement et la fidélité, protégée par
l’amour et l’affection, Wren repoussa la femme contre la voûte
froide et l’enferma dans des barres de Courant pareilles à celles qu’elle avait
utilisées pour la Diseuse de Mauvaise Aventure — et pour le
Parchemin Nescanni.
Quand on voulait, on pouvait tirer les leçons du
passé. Quelle leçon pourrait-elle tirer de ce cauchemar, si jamais
elle y survivait ?
Arrête de gamberger… Tu
penses trop.
Juste. Wren se concentra sur la femme. Celle-ci
avait été jolie. Enfin, elle l’était toujours, si on exceptait ses
yeux durs et froids comme la pierre. Seule sa bouche tordue par un
rictus semblait encore animée par un soupçon de vie. Peut-être que
si elle essayait de lui parler une dernière fois, en dépit de
l’échec de ses tentatives précédentes…
— On fait partie de la Cosa, petite sœur. De la
même famille. Pourquoi es-tu en colère ?
La bouche rouge accentua son rictus.
— Vous vous accouplez avec des animaux. Vous
apportez le mal dans ce monde…
Celle-là, elle est au-delà de
la folie, grommela O.P. Sûr que ce
n’est pas facile.
Tue-la.
Non !
Soudain, Wren fut submergée par une sensation très
lucide. Les émotions du démon se transmettaient à elle en flux
continu. La survie. Les démons avaient
été créés pour survivre. Envers et contre tout.
Sauf que ce n’était pas ainsi que fonctionnait la
Cosa. Dans la Cosa, on prenait soin des sorciers, des fous. On ne
les tuait pas.
— Ecoute-moi, petite sœur.
Wren avait
parlé avec son Courant autant qu’avec sa voix. Elle n’avait pas osé
envoyer de message télépathique, car ses ondes risquaient d’être
prises dans le piège de souffrance et de haine qu’était devenu le
Courant de la femme. Et le résultat risquait d’être plus
douloureux, pour Wren, que toutes les blessures physiques que
pourrait lui infliger cet agent du Silence.
On prenait soin des fous, certes, mais on se
tenait prudemment à distance. Parce que en plus d’être siphonnés,
ils étaient capables de vous entraîner dans leur démence. Se
protéger soi-même, c’était l’obsession de tous les Talents — et la
raison pour laquelle les Indépendants se montraient si férocement
égoïstes, et le Conseil si prudent.
Si on ne se protégeait pas, on risquait de finir
comme cette…
O.P. !
Hmm…
Tu peux l’aider
?
Si j’essaie, elle me tuera.
Ou je la tuerai pour me défendre. Ou les deux.
Bon sang !
— Je vous en empêcherai.
— Toi ? Nous empêcher ?
Poul éclata de rire. A ses côtés, André et Duncan
restèrent impassibles. Mesurant subitement le silence qui
l’entourait, Jorgenmunder se tut.
— C'est trop tard, Sergueï, dit Duncan. Tu
t’es engagé ailleurs, je le
comprends et je respecte ton choix, mais la réalité est là. Et tu
n’y peux rien. Nous gagnerons. L'humanité l’emportera sur ces
créatures. C'est notre droit et notre devoir de préserver la place
que Dieu nous a attribuée.
Il soupira avec un air de tristesse feinte.
— Si seulement ils avaient su rester à
leur place, dans l’ombre et les
ténèbres, rien de tout ceci ne serait arrivé.
Sergueï en doutait.
— Il y a beaucoup de choses que vous ignorez
encore. Et le Silence n’en a plus pour longtemps. Vous le savez.
Votre temps est fini. Ils se battront.
— Oh, je l’avais compris. Disons que cette ville
est pour nous un champ d’expérience, un coup d’essai. Notre temps
est fini, dis-tu ? C'est vrai, mais les conséquences de notre
action dureront, elles.
Sergueï haussa un sourcil. De quoi diable cet
homme parlait-il ? A en juger par l’expression d’André, celui-ci ne
savait pas non plus.
— Patron ?
André fit volte-face et son visage prit un air
soucieux. Bren s’avançait vers lui, de son pas souple.
— J’ai eu votre message. Cela n’a pas été facile
de parlementer avec les policiers là-bas et… Oh.
Elle s’interrompit, évaluant d’un rapide coup
d’œil la situation. Une main de fer se referma brusquement sur son
bras. La jeune femme tourna un visage étonné, mais serein, vers
Poul.
— André ! lança Duncan. Faites le
nécessaire.
Le vieil homme acquiesça, les traits
impassibles. Le chef du
service de R&D fit un léger signe de tête, puis ouvrit la
portière et monta sur le siège arrière de la voiture. Le chauffeur
démarra aussitôt et s’engagea dans l’allée.
Subitement, Sergueï réalisa que ses doigts étaient
glacés et que ses genoux craquaient douloureusement comme s’il
venait de grimper une douzaine d’escaliers.
— André ?
Bren regardait son patron d’un air interrogateur.
La jeune femme paraissait légèrement nerveuse, mais confiante. Ce
fut à peine si elle poussa un cri lorsque Poul sortit un couteau à
cran d’arrêt et lui trancha la gorge. Lentement, son corps
s’affaissa à terre. Puis Jorgenmunder s’accroupit et entreprit de
taillader la peau en cinq ou six endroits — les plaies
ressemblaient à des coups de griffes donnés par un tigre. Ou un
démon.
Poussant un hurlement, Sergueï bondit en avant. Et
s’arrêta net.
— Désolé, mon garçon, proféra André, en pointant
vers lui un pistolet. Je n’ai rien pu faire.
Poul se redressa, contempla son œuvre d’un air
satisfait, puis sortit une ampoule de sa poche intérieure. Guère
plus grand que son pouce, le tube contenait un liquide noir et
épais qu’il répandit sur le sol, puis sur le visage et les mains de
Bren.
— Du sang de Fatae, dit Sergueï d’une voix
blanche.
— Exact.
— Elle travaillait avec toi. C'était une collègue,
Poul. C'est ça que le Silence t’a appris ? Tuer tes collègues de
travail ?
Le jeune homme esquissa un rictus.
— Le Silence m’a appris à faire le bien. A
protéger l’innocent et le faible. C'est-à-dire les humains. Les
vrais Humains.
Il y eut un bruit sourd, puis la fiole glissa des
mains de Poul. Une expression de surprise et de colère se peignit
sur son visage.
— Vous…, bégaya-t-il en regardant son
patron.
André attendit que son ancien protégé tombe sur
ses genoux et bascule face contre terre, avant de lui flanquer un
violent coup de crosse sur la tête. Puis il se pencha, retira le
couteau de la poche intérieure et le glissa dans la main de Poul,
pressant fermement les doigts autour du manche.
— Il reste du sang ?
Sergueï ramassa la fiole et secoua la tête.
— Non.
— Ça ira comme ça. Poul a tué Bren, avant d’être
abattu à son tour par un inconnu.
— Et le Silence, bien sûr, n’a joué aucun rôle
dans cette affaire.
Ce n’était pas une question, mais un constat. La
raison de la présence d’André sur les lieux : protéger le
Silence.
— Le mensonge préserve la vérité, mon garçon. Le
monde est un vaste feu.
— Je ferai ce que je dois. Duncan se méfie de moi.
Mais malgré cette méfiance, je lui suis utile.
— Jusqu’à…
— Jusqu’à ce que je sois remonté à la source. De
l’intérieur, j’ai encore une chance de changer les choses.
— Tu crois que tu vivras suffisamment longtemps
pour arriver à le chasser ?
Sergueï avait conscience de l’horreur macabre de
cette conversation au-dessus des deux cadavres
— au-dessus du corps de deux anciens collègues, de
deux agents formés par André.
— Je crois à l’organisation, répondit le vieil
homme. Je dois y croire ou tout ceci aura été vain. Duncan est
puissant, mais il n’est pas le créateur du Silence. Je trouverai
des alliés, je lutterai.
Il contempla Bren et Poul et, pour la première
fois depuis qu’il le connaissait, Sergueï crut voir passer une
ombre de tendresse dans les yeux de son ancien patron.
— Et toi ? Que feras-tu ?
— Je ne sais pas, rétorqua Sergueï en regardant au
loin, vers le pont.
Dans le soleil pâle de l’hiver, une forme blanche
se déplaçait. Serrée contre elle claudiquait une silhouette
familière. Alors, le froid glacé qui habitait Sergueï se
réchauffa.
— Je m’occupe des corps et j’envoie mon rapport.
Je ferai ce qu’on attend de moi. Comme toujours.
— Prends soin de toi, mon garçon.
— Toi aussi.
Et son ancien patron, son mentor, tourna les
talons et partit sans un regard.