Bren n’était jamais en retard au travail. C'était
pour elle une question d’honneur. Et de pragmatisme. Elle avait un
certain nombre de tâches à accomplir avant que ses patrons
n’arrivent au bureau. Aussi, lorsqu’elle réalisa qu’elle avait
presque sept minutes de retard sur son programme, la jeune femme
allongea le pas.
L'immeuble qui abritait le Silence ne présentait
aucun signe particulier. C'était un bâtiment parfaitement
quelconque, situé dans une rue parfaitement quelconque, et qui ne
se distinguait que par sa volonté flagrante de banalité. Pour sa
part, Bren estimait qu’une fausse plaque, par exemple, aurait
permis d’atténuer cette impression d’anonymat un peu trop évidente.
Mais les chefs de bureau n’étaient pas là pour donner leur avis, et
de toute façon, on ne le leur demandait pas.
Avec un froncement de sourcils, la jeune femme
s’aperçut que la buvette de Micha n’était pas là. Elle n’avait pas
franchement le temps de s’arrêter pour boire un café, mais tout de
même, c’était bizarre. Micha était toujours là. Qu’il pleuve, qu’il neige, qu’il
vente, que les éboueurs
soient en grève ou que la grippe sévisse, l’Israélien, aussi
malingre qu’un jockey, était toujours fidèle au poste, derrière son
petit étal où il proposait du café et de savoureux bagels fourrés à
la crème.
Ce matin, la buvette n’était pas là.
Bren frissonna, comme si quelqu’un venait de
marcher sur sa tombe. Heureusement qu’elle n’était pas
superstitieuse.
— Il faut appeler la police ! Vite !
Sans réfléchir, Bren plongea la main dans son sac
et en ressortit son téléphone portable. Tout en composant le numéro
de la police, elle avança de quelques pas. Mon Dieu…
— Deux… deux hommes. Assassinés.
Elle donna l’adresse et raccrocha. Saisie par une
épouvante glacée, elle se rapprocha encore. Les deux corps gisaient
au pied des marches conduisant à l’immeuble du Silence. L'un était
face contre terre, l’autre sur le dos. Des sortes de fils
enserraient leurs cous, comme une écharpe grotesque.
Elle ne connaissait aucune des deux
victimes.
Bren se détourna et gravit les marches. A
l’instant où l’ambulance et la voiture de police tournaient le coin
de la rue, elle disparut à l’intérieur de l’immeuble. Cadavres ou
pas, elle avait un travail à accomplir. Après avoir franchi les
différents barrages de sécurité, elle prit l’ascenseur. Arrivée
dans son bureau, elle ôta ses bottes pour enfiler une paire de
chaussures confortables.
Compte tenu de sa taille, elle préférait ne pas
porter de talons. Les hommes
pour lesquels elle travaillait risquaient de ne pas apprécier de se
voir physiquement dépassés par une femme. Et de toute façon, ses
jambes étaient tout aussi jolies avec des talons plats.
Elle pressa le bouton de l’ordinateur et attendit
que l’écran s’allume. Puis elle se rendit sur sa boîte aux lettres
et entreprit de trier le courrier qui s’était accumulé au cours de
la nuit, en s’efforçant soigneusement de chasser les cadavres de
son esprit. Elle ne pouvait plus rien pour eux.
— Quelle histoire…, lança une voix songeuse,
derrière elle.
Bren ne se retourna pas. Comme à son habitude,
Darcy allait se jucher sur l’armoire basse pour l’observer. Elle
n’aimait pas ce minuscule bout de femme, mais elle ne la détestait
pas non plus. La vérité, c’est qu’elle la respectait plus que toute
autre personne dans l’organisation. Parce qu’il fallait un culot
d’enfer pour dire « non » au chef du R&D et préférer continuer
à travailler pour leur patron commun, André Felhim.
Les deux femmes travaillaient depuis si longtemps
ensemble que des liens indestructibles s’étaient tissés entre
elles. Même si elles n’en parlaient jamais. Et l’un de leurs
accords muets consistait à avertir l’autre de tout ce qui pourrait
les affecter, elles, ou… André.
— Deux hommes, donc.
Tout ce que Darcy savait, elle le dirait. Si elle
le jugeait bon. Et sa déclaration n’était pas aussi ridicule
qu’elle en avait l’air : Bren et Darcy connaissaient toutes les
deux l’existence des Fatae.
Bren cliqua en haut à droite de l’écran pour
fermer sa boîte aux lettres.
— Personne ne les réclame.
Ce qui ne voulait rien dire. Ils auraient pu tout
aussi bien appartenir au service de R&D : les employés de
Duncan ne rendaient de compte à personne d’autre qu’à leur chef, et
même Darcy n’avait pas souvent accès au septième étage. D’ailleurs,
les services étaient tellement cloisonnés qu’elle n’était pas sûre
de connaître tous ceux qui fréquentaient la maison.
— Il y avait un message.
— Sur l’un des corps ?
— Sur les deux. Une moitié sur le premier, l’autre
moitié sur le second.
Elle marqua une pause.
— Inscrit au tison dans leur chair.
Bren ne sourcilla pas, mais sa main resta une
fraction de seconde suspendue au-dessus du clavier. Elle ne demanda
pas le contenu du message. Si Darcy estimait pouvoir lui en faire
part, c’était parfait. Sinon, cela signifiait que Bren n’avait pas
à savoir.
— « Sang contre sang. Cette fois, le Feu brûle une
autre chair ». Le mot « feu » est écrit avec une majuscule, comme
s’il s’agissait d’un événement précis.
— Tu ne sais pas à quoi le mot fait référence
?
— Pas encore. Mais je le saurai bientôt.
Bren n’en doutait pas.
— Mesdames…
Cette fois, Bren se raidit imperceptiblement, mais
n’interrompit pas son travail.
Elle appréciait l’agent secret — il était
intelligent, vif et efficace. Surtout, il ne se perdait pas en
bavardages inutiles, contrairement à ses semblables lorsqu’ils
débarquaient dans les bureaux.
La différence avec Darcy, qui était la discrétion
même, c’est que Poul donnait toujours l’impression de vous
espionner. Et quand il obtenait ce qu’il voulait, vous aviez la
sensation d’avoir perdu une partie dans un jeu dont vous n’aviez
même pas soupçonné l’existence.
— Il est là ?
— Pas encore.
— Oh, oh… Ce n’est pas son genre, d’être en
retard. Surtout avec tout le remue-ménage dehors.
— Je n’appellerais pas ça précisément un «
remue-ménage », répliqua Darcy.
Bren interrompit sa relecture du planning du jour
pour jeter un coup d’œil à l’enquêtrice. Le visage de Darcy était,
comme à son habitude, serein et imperturbable. Ses yeux, en
revanche, prenaient une nuance dure et froide lorsqu’ils se
posaient sur Poul.
Intéressant… Bren ignorait ce que pouvait
signifier cet imperceptible changement d’attitude, et si elle
n’était pas aussi douée que Darcy pour fureter, elle savait quand
un fait était important.
Et elle savait aussi ne pas attirer l’attention
sur ce qu’elle avait remarqué.
— Je dois aller préparer mon rapport pour
lui, annonça l’enquêtrice en glissant
de l’armoire métallique. Bren. Poul.
Tous deux
lui rendirent son signe de tête. Puis Bren revint à son écran,
tandis que Poul s’esquivait. La jeune femme l’entendit gagner son
bureau, situé à l’autre bout du couloir, près de celui d’André.
Sans doute pour travailler en attendant le vieil homme ? Bah, ça ne
la regardait pas, ce qu’il fabriquait… Tant qu’il ne se penchait
pas par-dessus ses épaules pour se mêler de ses affaires à
elle.
— C'est toi ?
— Pardon ?
Sergueï s’immobilisa, la tasse de thé suspendue
devant ses lèvres. André venait de pénétrer en trombe dans le
bureau, suivi de près par un Lowell affolé.
— Tout va bien, lança Sergueï au jeune homme.
Occupez-vous d’ouvrir la galerie.
Lowell se renfrogna, mais tourna les talons sans
dire un mot.
— C'est toi ? répéta André.
Des sillons profonds, et qui n’étaient pas dus au
rire, marquaient la peau d’ébène du vieil homme. Ses cheveux coupés
ras étaient presque entièrement grisonnants, à présent.
— Moi quoi ?
André dévisagea son ancien protégé, calmement
assis derrière son bureau, un sourcil interrogateur, la tasse de
thé à la main.
— Est-ce que je peux avoir aussi une tasse de ce
breuvage ? s’enquit-il en relâchant légèrement ses épaules, tandis qu’une expression de
tristesse envahissait son visage.
— Bien sûr.
Sergueï pressa le bouton de l’Intercom.
— Lowell ? Auriez-vous la gentillesse d’apporter
une tasse de thé à notre invité ? Pas de sucre, mais du lait.
Il se tourna vers le vieil homme et désigna le
canapé en cuir.
— Assieds-toi, je t’en prie.
André retira son épais manteau et l’accrocha au
portant en cuivre, près de la porte. Puis il gagna le canapé d’un
pas lourd et s’y laissa tomber avec un manque d’élégance surprenant
chez lui. Ce matin, il ne portait pas son habituel costume raffiné,
mais un pull bleu marine sur un pantalon de laine grise. Il avait
l’air de sortir tout droit d’une bibliothèque où il aurait passé
des heures à faire la lecture à son petit-fils.
— Deux des nôtres ont été assassinés, ce
matin.
Sergueï digéra l’information sans exprimer la
moindre émotion.
— C'est triste, bien sûr, mais ça n’a rien de
surprenant. La vie d’un agent du Silence est, par nature,
dangereuse. Ce que nous savons parfaitement lorsque nous nous
engageons.
La froideur de son ton ne reflétait pas ses
sentiments intérieurs. Sans doute n’avait-il pas connu les victimes
— sinon André se serait empressé d’employer cet argument contre
lui. Cependant, il avait travaillé longtemps pour le Silence. La
dernière fois qu’il s’était
rendu « là-bas », il avait croisé beaucoup d’amis parmi les
Opérateurs — ces hommes et ces femmes qui s’occupaient des agents
sur le terrain.
Et il en avait perdu beaucoup. Un instant, sa
pensée vola vers Michael. Le vieil homme avait refusé de lui
parler. Plus exactement, il avait supplié Sergueï de ne pas lui
adresser la parole.
A l’époque, Sergueï avait pensé que c’était à
cause de sa démission. Il était celui qui avait osé quitter la
maison. Aujourd’hui, il se demandait si, déjà, il n’existait pas un
malaise chez les Opérateurs. Un malaise qui n’avait pas à voir avec
lui, mais avec les querelles internes…
André se cala confortablement contre le dossier en
cuir.
— Ils ont été assassinés au même moment, de la
même manière. Et on les a laissés sur le perron de
l’immeuble.
— J’admets que tout ceci sort de
l’ordinaire.
Sergueï se renversa dans son fauteuil et posa les
paumes à plat sur le bureau. Si André était nerveux, mieux valait
ne pas accroître sa nervosité.
Y aller pas à pas. Tirer de lui le plus
d’informations possible sans rien donner en retour. Telles étaient
les règles du jeu.
— Et ton premier réflexe a été d’accourir ici et
de me demander si c’était moi ? Je suis le seul ennemi du Silence
?
Il mourait d’envie de demander l’identité des deux
victimes. Pouvait-il s’agir de Michael, ou Adam, ou Jordana, ou
Leslie, ou… Non. Il était préférable de ne pas demander. S'en tenir à sa stratégie
première. Ne jamais laisser entrevoir une faille, une fissure par
laquelle André pourrait se glisser et qu’il pourrait exploiter plus
tard. Parce qu’il le ferait sans hésiter.
André lissa le tissu de son pantalon avec un geste
qui pouvait exprimer aussi bien l’ennui, la nervosité, que le
besoin de gagner du temps.
— André ?
— Ils ont été étranglés. On a inscrit sur leur
chair un message où il est question d’un « Feu ».
Sergueï attendit que le vieil homme donne plus de
précisions, mais celui-ci resta silencieux.
— Ce qui signifie ?
— Le Grand Feu, mon garçon, est un terme qui doit
être assez évocateur pour ta Cosa. Il renvoie à la persécution des
sorciers et de ceux qui recourent à la magie.
— Une persécution à laquelle le Silence a prêté
main-forte, rétorqua Sergueï calmement.
Pas souvent, et jamais sans une raison précise.
Néanmoins, leurs mains étaient tachées de sang. Un secret de plus
qu’il avait dissimulé à Wren.
— Donc, reprit Sergueï, il est possible que
quelqu’un appartenant à la Cosa vous en veuille pour une raison ou
une autre. Pourquoi venir vers moi et m’accuser ?
— Ils ont laissé les corps devant notre porte,
Sergueï Kassianovitch. Et ce n’est pas seulement une métaphore. Les
corps ont été découverts ce matin par l’équipe de nettoyage.
L'adresse du Silence constituait l’un des secrets
les mieux gardés du monde
depuis l’acquisition du terrain dans les années 1950. Des sommes
faramineuses avaient été investies dans la protection de
l’édifice.
On était donc en présence d’un meurtre, d’une
allusion à la Cosa, et d’une indication prouvant qu’ « on »
connaissait l’adresse du Silence.
Hmm… Il comprenait pourquoi les regards se
tournaient vers lui — ou vers Wren. Même si tous ceux qui
connaissaient la jeune femme savaient combien elle était incapable
de violence.
Lui, donc ? Après tout, le Silence l’avait formé à
la violence. Pour le Bien.
— Ce n’est pas moi, André.
Il ne pouvait pas en dire plus. Soit son ancien
patron le croyait, soit il ne le croyait pas. S'il le croyait,
l’organisation serait obligée de le croire, lui aussi. Si André ne
le croyait pas… Eh bien, tant pis pour le vieil homme, non ?
— Et Mlle Valère ?
Un léger carillon retentit et Sergueï pressa le
bouton qui commandait l’ouverture de la porte. Lowell pénétra dans
la pièce, tenant dans sa main un plateau d’argent sur lequel
étaient posés une tasse en porcelaine, une théière en argent, de la
crème, du sucre et de petits biscuits italiens qui provenaient
d’une épicerie, un peu plus bas sur la rue.
L'assistant possédait plusieurs qualités
consistant d’abord à savoir flairer l’argent chez un client
potentiel, ensuite à donner l’impression à ce dernier qu’il était
unique au monde.
Sergueï tendit également sa tasse pour que Lowell
le resserve puis, d’un signe de tête, lui indiqua qu’il pouvait
laisser le plateau sur le bureau.
La conversation ne reprit qu’une fois la porte
refermée sur l’assistant.
— Wren n’aime pas le Silence.
En fait, il aurait été plus exact de dire qu’elle
le détestait. Et pour plusieurs raisons, presque toutes
justifiées.
— Mais tu la vois tuer quelqu’un, marquer son
corps avec un message, puis le jeter sur votre seuil ? Hmm… Elle
préférerait débarquer la nuit dans ta chambre, pendant que tu dors,
et t’épingler sur la poitrine un billet avec le mot « escroc »
écrit en gros.
L'idée fit presque sourire André. Wren ne l’aimait
pas, mais lui, il appréciait la jeune femme.
— Peu importe que ce soit toi ou pas. Aux yeux des
instances dirigeantes, tu es le suspect le plus évident, voire le
plus raisonnable.
— As-tu perdu tant de pouvoir que ça, André ?
Es-tu impuissant ou…
Sergueï posa un regard lucide sur son ancien
patron.
— Non, bien sûr. Tu ne veux rien faire. Si Duncan prend des mesures contre
moi et si je prouve que ce n’est pas moi le coupable, alors Duncan
aura échoué. Pas seulement à protéger le Silence, mais aussi à
lutter contre ceux qui en voulaient à l’organisation. Ses
informations se révéleront irrévocablement fausses.
Les renseignements étaient le sang vital de
l’organisation, ce qui lui permettait de fonctionner, de redresser
les torts. Ou plutôt, corrigea Sergueï avec amertume, ce qu’ils
considéraient, eux, comme des torts.
— Tu es un salaud, André Felhim.
— Je fais ce que je dois faire.
Il posa sa tasse sur la table basse près du canapé
et se pencha en avant.
— Je devais savoir si tu étais impliqué dans cette
affaire, d’une façon ou d’une autre. Et je t’avertis. Si ça fait de
moi un salaud, alors, je suis un salaud.
Il se leva, ajusta son pull, puis décrocha son
manteau sur le portant.
— Fais ce que tu as à faire, Sergueï
Kassianovitch.
Pour la première fois depuis longtemps, Sergueï ne
se crispa pas en entendant son patronyme.
— Fais ce que je t’ai appris à faire.