Quelque chose le tracassait. Au bout d’une heure
passée à supporter le fourmillement désagréable sur sa nuque, et
après deux tasses d’un café exécrable, ce quelque chose se
cristallisa enfin, pour devenir un fait précis et concret : les
bureaux étaient anormalement calmes.
André Felhim avait l’habitude d’aller et venir à
des heures indues. C'était l’avantage — ou l’inconvénient, selon le
point de vue adopté — dont bénéficiaient ceux qui occupaient des
postes de responsabilité. Sauf que ce calme-là n’avait rien à voir
avec celui qui régnait sur l’immeuble, tôt le matin ou tard le
soir.
C'était le calme qui s’instaurait lorsque les gens
faisaient tout leur possible pour ne pas se faire remarquer.
Et il était parfaitement conscient de l’ironie
qu’il y avait à trouver trop paisible une organisation baptisée le
Silence. Contrairement à ce que certains, ou plutôt certaines,
pensaient, André Felhim n’était pas dépourvu d’humour.
Même si aujourd’hui, il n’avait guère envie
de plaisanter. Et certes, ce
« silence » était inquiétant, mais il avait des soucis plus urgents
à régler.
Darcy, sa plus précieuse source d’informations et
la meilleure chercheuse que l’organisation ait jamais abritée,
était assise en face de lui. Son visage aux traits délicats
exprimait une tension inhabituelle.
— Donc, où sont-ils ?
— Je ne sais pas.
Darcy n’abandonnait jamais avant d’avoir remonté
toute la piste. Alors, effectuer toutes les recherches, établir un
rapport et admettre son impuissance, c’était… effrayant.
— On ne disparaît pas comme ça, reprit
André.
S'abstenant de relever la remarque de son patron,
Darcy résuma de nouveau les données qu’elle avait
recueillies.
— Dix-sept, à ce jour. Tous des A-Focs.
Les A-Focs, dans le langage de l’organisation,
c’étaient les agents opérationnels spécifiques, c’est-à-dire des
agents qui avaient la particularité d’être des Talents. Au cours de
la dernière décennie, leur nombre avait quadruplé dans un premier
temps, puis doublé dans un second : d’une demi-douzaine de membres,
ils étaient passés à une cinquantaine environ. Et sur cette
cinquantaine, dix-sept exactement s’étaient évanouis dans la
nature.
Aucun rapport n’avait été établi sur ces «
absences ». Et personne ne semblait jamais s’en être inquiété. Ou
n’avait osé s’inquiéter.
André réalisa soudain qu’il avait été le premier à
s’intéresser à ces disparitions. Les rumeurs avaient démarré un an auparavant,
environ. Darcy lui en avait fait part — un chuchotement, un soupçon
de désaccord…
A cette époque, André était pris par d’autres
soucis. Il avait demandé à la jeune femme d’enquêter, sans jamais
prendre le temps, par la suite, de se pencher vraiment sur ce
qu’elle avait découvert. Il ne pouvait tout de même pas se
démultiplier ! Puis, happé par l’urgence de catastrophes plus
imminentes, il avait oublié. Ces agents ne dépendaient pas
directement de lui, et pourtant, ils méritaient mieux que cette
chape de… silence.
Il pressa le bouton de l’Intercom.
— Bren. Vous avez une minute ?
— Non. Mais je serai là dans deux.
Bren, la chef de bureau, le super-dragon. Si André
pouvait se fier à Darcy pour obtenir les meilleures informations,
il pouvait compter sur Bren pour surveiller ses arrières. La jeune
femme était une amazone. Une vraie. Et pas seulement physiquement —
elle n’avait peur de rien.
— Trois de leurs Opérateurs sont partis en congé
au cours des six derniers mois. Les A-Focs ont été transférés dans
un autre service.
La voix de Darcy était devenue neutre et froide,
comme chaque fois qu’elle énonçait des faits qui ne lui plaisaient
pas. Il fallait la connaître aussi bien qu’André pour déceler le
changement subtil.
Et les faits en question étaient diablement
intéressants. Les Opérateurs se montraient généralement très
possessifs envers leurs agents. Même à l’article de la mort, ils refuseraient de les
abandonner à des « étrangers ». Surtout les A-Focs, avec leur
personnalité forte et imprévisible que personne au Q.G. n’était
capable de comprendre.
Sergueï avait été un excellent Opérateur. Il
l’était toujours, si l’on tenait compte du travail qu’il effectuait
avec Wren. Sur les autres aspects du travail, il s’était révélé
plutôt désastreux.
Son successeur était totalement dépourvu de
l’empathie nécessaire pour diriger des agents. En revanche, sur le
plan de la gestion administrative, il était imbattable. André
rêvait parfois de pouvoir fusionner les deux caractères pour
obtenir l’Assistant Idéal. Avec sa chance, il était à peu près sûr
qu’il ne réussirait à obtenir que les aspects négatifs de l’un et
de l’autre…
— Avez-vous pu prendre contact avec ces Opérateurs
? demanda-t-il à Darcy, avant que Bren n’arrive.
— Un seulement. Ou plutôt, une. Elle est en cure
de repos, dans un centre assez chic. Le Silence paie la
facture.
— Naturellement.
André tendit devant lui ses longs doigts manucurés
et les observa pensivement. Impeccables, pas de doute. Tout comme
l’était le reste de son apparence. Lorsque la tourmente menaçait,
il était vital de ne laisser transparaître aucun désordre — pas de
chemise froissée, ni de sueur coulant le long des tempes, ni de
cheveux en bataille… Les siens, il les avait coupés très court
quand il s’était rendu compte qu’il avait la manie d’y fourrager
avec sa main.
Aujourd’hui, il maîtrisait à la perfection son langage corporel.
Néanmoins, il avait conservé sa coupe de cheveux : pour chacun, au
Silence, cette coiffure était le résultat d’un choix exclusivement
stylistique.
Bren apparut sur le seuil, l’esprit visiblement
préoccupé par mille problèmes, mais prête, dès que son patron
l’exigerait, à se concentrer uniquement sur l’affaire qui
l’intéressait. André n’était pas le seul supérieur hiérarchique
auquel elle rendait compte, mais c’était celui vers lequel allait
sa préférence.
— Quelqu’un a-t-il vu Poul, la semaine dernière
?
La question était posée avec nonchalance, mais le
fait même qu’elle ait été posée était particulièrement révélateur.
Poul Jorgenmunder était son protégé, celui qu’il était en train de
former dans l’espoir qu’il prendrait un jour sa suite. Il aurait dû
se trouver à son côté, en ces temps de crise.
Bren fronça les sourcils et secoua la tête.
— Pas depuis mardi dernier, lorsqu’il est venu
prendre un chèque pour ses notes de frais.
Les yeux fixés sur les doigts sombres et fins de
son patron, Darcy ne souffla mot. André prit note de son silence,
tout en sachant que la jeune femme n’ignorait pas qu’il le
remarquerait.
Parfait. Donc, le vent soufflait dans cette
direction. Ce n’était guère surprenant, même si c’était légèrement
décevant. Poul était un adulte, n’est-ce pas ? Et il avait le droit
de choisir ses alliances.
— Bren, prenez cette liste d’agents opérationnels
et voyez s’ils reçoivent
encore un traitement, un salaire. Sans précipitation.
Le dernier mot n’était pas nécessaire. Cependant
André prit la peine de le prononcer.
La blonde amazone acquiesça et prit le document.
Sans poser aucune question.
— Darcy… Je veux savoir ce qui est arrivé aux
agents « absents ». Promettez tout ce qu’on vous demande et payez
le prix s’il le faut.
Il ne lui ordonna pas de se dépêcher. C'était
inutile. Tous deux savaient, grâce à Sergueï, ce qui se passait en
ville. Il ne faisait pas bon, aujourd’hui, pour un Talent de
disparaître.
Mais ces Talents appartenaient à leur organisation. Or, le Silence prenait toujours
soin des siens.
Toujours.
Sergueï choisit d’entrer par la porte de derrière
pour ne pas effrayer les clients. Son costume était fripé, il
n’avait pas eu le temps de se raser, et il était encore sous le
coup du jet-lag. Ces trois derniers jours avaient été un enfer. Et
même la satisfaction d’avoir obtenu un contrat ne l’empêcherait pas
de s’écrouler sur son lit pour dormir vingt-quatre heures
d’affilée.
Ces trois jours d’exil forcé — dans un hôtel de
luxe, il est vrai —, ajoutés à une nuit d’avion, l’avaient épuisé.
De gré ou de force, il était obligé d’admettre qu’il n’était plus
un jeune homme.
Enfin, il était de retour. Chez lui. Il allait
remettre les papiers à Lowell, s’assurer qu’aucune
catastrophe n’était survenue
en son absence, prendre une douche, se raser, passer un costume
propre et sortir voir où la Cosa en était. Wren ne l’avait pas
rappelé, et il était soucieux.
Même le célèbre dicton « Pas de nouvelles, bonnes
nouvelles » ne parvenait pas à le rassurer. Si jamais… Enfin, en
cas d’accident, O.P. aurait-il pensé à le contacter ? Le démon
savait-il même comment le joindre, s’il n’était pas chez lui ou à
la galerie ?
Sergueï s’arrêta net.
— Hé là, tu ne penses tout de même pas refiler ton
numéro de portable à cette espèce de descente de lit en fourrure,
non ?
Sa voix rebondit sur les murs vides et lui revint
dans un écho moqueur. Le démon l’avait déjà appelé. En Italie.
Enfin, d’un point de vue strictement technique, c’était Lee qui
avait appelé. Sauf qu'O. P. était derrière le coup de fil. Donc, il
y avait fort à parier que cette créature diabolique possédait déjà
son numéro de portable.
Et nul doute qu’il aurait appelé si quelque chose
de grave s’était produit. Même si Wren lui avait recommandé de ne
pas le faire. Surtout dans ce cas-là.
Rassuré, Sergueï se remit en route, accompagné par
le bruit de ses pas qui résonnaient étrangement sur les parois.
L'espace de stockage de la galerie se composait d’un cube de béton
brut éclairé par des néons blancs. Il pénétra dans l’étroit couloir
vert qui conduisait à la salle où étaient entreposées les
œuvres.
— Vous n’êtes n’êtes pas censée vous trouver ici
!
Tiens,
Lowell… Mais pourquoi son assistant était-il en bas, et non pas
dans la galerie, à accueillir les clients ? D’un geste sec, Sergueï
remonta la courroie de son bagage sur l’épaule et se dirigea
vivement vers la porte. Son assistant ne prenait ce ton exaspéré
que lorsqu’il était face à… Wren.
Lorsqu’il pénétra dans la réserve — nom plutôt
pompeux pour cette pièce en parpaings bruts —, Lowell était
littéralement tous poils dehors. Ses cheveux blonds ultra-stylés
frisaient avec indignation, et ses yeux bleus de joli garçon
lançaient des éclairs de fureur.
Wren se tenait devant une caisse de bois grande
comme une fourgonnette, qui remplissait la moitié de l’espace, et
la contraignait à se tenir plus près de Lowell qu’elle n’en avait
l’habitude. Bizarrement, la jeune femme n’affichait pas cet air
narquois qui avait le don de mettre Lowell à cran. Sergueï la
scruta plus attentivement.
Bon sang, quelle sale mine elle avait ! Elle
paraissait littéralement essorée, lessivée… Sa peau naturellement
claire avait pris une teinte plus pâle encore, ses cheveux
retombaient en mèches ternes et désordonnées sur ses épaules. Son
corps — ce corps dont il connaissait les moindres courbes — était
habité par une tension qui n’était pas due à la seule présence de
Lowell.
Remarquait-il son épuisement parce qu’il rentrait
après trois jours d’absence ? Ou s’était-il produit quelque chose
durant cette période ?
— Que se passe-t-il, ici ?
Involontairement, sa voix avait adopté une
inflexion paternelle.
C'était comme un réflexe, chaque fois que ces deux-là se mettaient
à gronder et siffler comme deux chats en colère.
— Votre… amie a l’air de penser qu’elle peut se
servir de la galerie pour entreposer ses affaires, au lieu de louer
une pièce de stockage, comme tout le monde.
Lowell était trop respectueux pour se moquer de
Wren devant son patron. Toutefois, il n’avait jamais réussi à
considérer la jeune femme comme la « partenaire » de Sergueï, même
quand le partenariat en question était devenu plus qu’évident.
Aucune jalousie d’ordre sexuel, là-dedans, Dieu merci. Sa vie était
suffisamment compliquée comme ça. Simple réaction possessive, voilà
tout.
— Je n’avais pas le choix.
Wren ne s’excusait pas. Enfin, pas exactement. Son
visage affichait une expression implorante qui signifiait
clairement : « S'il te plaît, comprends-moi. Je n’ai pas envie d’en
discuter maintenant. »
Autrement dit, il s’agissait d’une affaire interne
à la Cosa. Ou liée à la mission de Récupération.
— Lowell, a-t-on besoin de cet espace pour nos
futures installations ?
Son assistant n’avait pas besoin de monter à
l’étage pour consulter ses dossiers.
— Non, répondit-il à contrecœur, mais sans
tricher. L'exposition actuelle est presque entièrement vendue. Les
nouveaux propriétaires récupéreront les œuvres dans dix
jours.
La Galerie Sergueï Didier ne laissait rien
partir avant que
l’exposition ne s’achève. Les œuvres étaient là pour révéler le
style et le talent de l’artiste, autant que pour être vendues. Par
conséquent, aucun objet n’était retiré avant la fin.
— Et la nouvelle exposition, poursuivit
l’assistant, est déjà entreposée dans la Salle D. Nous n’avons pas
besoin de cette pièce avant mars, mais…
— Tu l’auras enlevé avant cette date ? demanda
Sergueï à la jeune femme.
— Oui, bien avant.
La note de désespoir qu’il perçut dans sa voix ne
fit qu’attiser encore davantage sa curiosité. Il fallait procéder
par étapes.
— Alors, c’est réglé. A l’avenir, essaie de nous
informer avant d’entreposer quoi que ce soit, veux-tu ? Et… euh…
Lowell, avez-vous fermé la galerie, ou bien les clients ont-ils
toute liberté d’entrer et de repartir avec les œuvres sous leur
bras ?
L'assistant eut la bonne grâce de paraître
confus.
— J’ai mis l’écriteau « De retour dans dix minutes
» dès que j’ai entendu du bruit en bas.
— Bien. Les dix minutes sont écoulées, et vous
pouvez remonter. Je m’occupe de cette affaire.
Lowell acquiesça et s’éloigna, non sans décocher
un regard noir à la jeune femme. Ou plutôt à la caisse derrière
elle. Et dans ce regard, il y avait moins une expression d’ennui
qu’un sentiment à mi-chemin entre la peur et le malaise.
Intéressant.
Sergueï se retourna vers Wren.
— Bien. Je peux connaître le comment du
pourquoi ? Et savoir
pourquoi mon assistant tremble des pieds à la tête en regardant
cette caisse ?
Lui aussi, d’ailleurs, à présent qu’il y songeait.
Depuis qu’il avait pénétré dans la pièce, sa nervosité s’était
accrue — nervosité qu’il ne pouvait tout de même pas mettre sur le
compte de leur querelle. Dieu sait pourtant qu’il y était
habitué.
Wren marmonna entre ses dents. Il haussa un
sourcil.
— Tu disais ?
— C'la'ieille 'lly.
— Mais encore ?
— C'est. La. Vieille. Sally.
— La vieille… Oh ! La sorcière ?
Wren acquiesça frénétiquement et le regarda avec
des yeux brillants qui dissimulaient mal sa fierté.
— Je l’ai eue.
Sa première réaction fut un réel sentiment de
plaisir. Il savait combien elle avait travaillé dur, combien elle
avait souffert de ne pouvoir mettre un point final sur l’affaire.
C'était un gros souci de moins. Il pourrait de nouveau affirmer que
Wren la Récupératrice allait toujours au bout de son travail, et il
ne serait plus obligé de jouer sur les mots en disant qu’« elle
n’abandonnait jamais une mission ».
Aussitôt après, une pensée assombrit cet instant
de satisfaction. Cette saleté de créature empaillée avait pour
spécialité d’annoncer des horreurs. Sergueï n’était pas
particulièrement superstitieux, mais au fil des ans, il avait pu
noter que les mauvaises nouvelles tendaient à attirer les mauvaises
nouvelles. Et des mauvaises
nouvelles, ils n’en avaient pas franchement besoin en ce moment, et
surtout pas ici.
— Et cette… euh… « chose » est dans ma galerie ?
Pourquoi ?
A l’instant où la question franchit ses lèvres, il
éprouva un sombre pressentiment. Wren haussa les épaules et le
regarda de ses yeux épuisés et cernés.
— Parce que je ne peux pas la laisser sans
protection. Ici, il m’est possible de la dissimuler, et je sais que
personne ne tombera dessus par hasard.
L'allusion était claire. « Tomber dessus », tout
comme les malheureux, en Italie, étaient « tombés sur » le
Parchemin Nescanni qui avait rongé leur esprit, leur âme et leur
corps — jusqu’à ce que Wren et Sergueï enferment l’horrible chose
dans une boîte et qu’ils l’enfouissent profondément.
Wren était visiblement inquiète. Et dans son
inquiétude, elle pensait à tout le monde. Sauf à eux.
— Ça n’est pas seulement une caisse, n’est-ce pas
? demanda-t-il avec méfiance.
— Hmm…
Pour un peu, il n’aurait pas été surpris de la
voir tourner la pointe de son pied dans la poussière en le
regardant par en dessous.
— En fait, ce n’est pas du tout une caisse. Ça y
ressemble, c’est tout, parce que… Tu veux vraiment connaître tous
les détails ?
Sergueï sentait la migraine grimper le long de sa
nuque.
— Non. Je ne crois pas. Tu sortiras cette chose
rapidement d’ici, n’est-ce pas ?
Ce n’était pas suffisamment précis pour le
rassurer, mais il devrait s’en contenter.
— Et tu sais quoi ? La prochaine fois, demande-moi
avant d’introduire la Cosa dans cet endroit, d’accord ? Ce n’est
pas que ça m’embête, mais j’aime savoir ce qui se passe chez moi,
si c’est possible.
Le regard de Wren changea d’expression. Aussitôt,
Sergueï passa en mode « Alerte maximale ». Pour le dire
franchement, elle n’avait ce regard que lorsqu’elle s’apprêtait à
lui flanquer un coup de pied.
— D’ac.
La façon dont elle prononça le mot lui fit
craindre beaucoup plus pour lui-même que pour elle ou pour la
galerie.
— Et puisqu’on en est au stade « tu sais quoi ?
»…
Elle s’arrêta. Pour mieux frapper ?
— Je me suis arrêtée chez toi avant de venir ici.
J’avais besoin de prendre les clés, histoire de ne pas déclencher
l’alarme.
— J’apprécie que tu y aies pensé.
Il attendit, méfiant, en se demandant s’il avait
laissé quoi que ce soit de compromettant — mais Wren connaissait
déjà tout ce qu’il y avait de compromettant dans son
appartement.
— Le téléphone a sonné. J’ai répondu.
Il attendit encore, sentant sa migraine éclater et
faire des petits qui se mettaient à hurler à l’intérieur de son
crâne.
— Ton
médecin respecte à fond son serment. Il a refusé de me donner les
conclusions de l’examen que tu as passé. Pourtant, je me trouvais
dans ton appartement.
Il n’attendait pas les résultats avant la semaine
suivante…
— Tu ne t’es pas introduite dans son cabinet,
n’est-ce pas ?
— Voyons, Sergueï, ç’aurait été grossier de ma
part. Non, j’ai préféré te laisser une chance de t’expliquer. Mais
si tu refuses, alors, j’y serai obligée.
Evidemment. A quoi pouvait-il s’attendre d’autre
?
— Je t’aime, Zhenchenka, mais il y a des choses
qui ne te concernent pas.
Du moins, pas avant qu’il ait vu son médecin. Mais
il n’était pas prêt à aborder ce genre de discussion maintenant
!
— Très bien.
Au ton de sa voix, ça n’avait pas l’air d’être «
très bien » du tout.
— Je comprends et je respecte ton choix. On s’est
déjà disputés sur le thème « J’ai des secrets importants et tu as
des secrets importants ». Donc, on ne va pas remettre ça. Et on est
bien d’accord que les choses que tu me caches sont parfaitement
anodines et totalement mineures, et qu’elles n’ont rien à voir avec
ce que j’aurais pu faire, moi. Juste ?
— Juste.
— Tu as pissé du sang, récemment ?
— Ne commence pas, Wren. Pas maintenant.
— Quand,
alors ? Tu n’arrêtes pas de me dire que c’est rien, mais moi, je
sais bien que ce n’est pas rien.
Surtout si tu as passé des examens médicaux sans m’en
avertir.
Wren sentit que sa voix s’étranglait sous la
colère et elle s’en voulut terriblement. Tout au long du chemin, en
se rendant à l’entrepôt, elle s’était juré de ne pas aborder le
sujet. De respecter son silence. De ne pas imaginer le pire. De lui
laisser le temps de se mettre en règle avec l’accord qu’ils avaient
passé.
C'était la faute de ce maudit cheval empaillé, qui
lui portait sur les nerfs. Rien de plus. Raison pour laquelle,
d’ailleurs, elle avait décidé de le planquer ici, dans ce hangar.
Pour éviter que cette poupée de malheur n’exerce son influence
néfaste sur tous ceux qui auraient la malchance de se trouver dans
son voisinage. De plus, Wren avait des raisons de savoir que les
lieux étaient remarquablement isolés, magiquement parlant,
s’entend. Ce qui y entrait n’en sortait pas. Et elle aurait averti
Sergueï… Enfin, en théorie.
— Alors ? J’attends. Quel est le degré de gravité
des blessures que je t’ai infligées ? Peuvent-ils te soigner
?
L'expression de fatigue sur le visage de Sergueï
faisait écho à celle qu’elle éprouvait jusqu’au creux de ses os.
Devait-elle l’attribuer seulement au voyage ? Ou à une souffrance
qu’elle n’avait pas remarquée parce qu’elle était trop absorbée par
ses propres problèmes, trop
aveuglée par son propre égoïsme ? La poitrine de Sergueï se
soulevait à un rythme anormalement accéléré, et pourtant son
souffle était douloureusement court. Elle se concentra sur la
respiration de son compagnon et tenta de se servir du Courant comme
d’une sorte de stéthoscope ou d’IRM pour glisser sous la chair, et
pénétrer jusqu’aux organes endommagés par les décharges qu’il avait
reçues.
— Wren, tout va bien.
Sergueï s’efforça de parler en homme raisonnable,
mais sa voix le trahit.
— Oui, il y a des plaies, mais tout est sous
contrôle. On a déjà parlé de ça. Je suis un adulte, et en tant que
tel, parfaitement capable de me prendre en charge.
— Non, c’est faux. Je veux dire, tu n’es pas un
adulte. Tu es un idiot congénital qui s’est glissé dans le corps
d’un adulte.
Involontairement, la jeune femme serra les poings.
S'efforçant de respirer avec calme, elle les rouvrit lentement.
Elle éprouvait le besoin désespéré de se réfugier dans ses bras, de
l’embrasser, de l’entendre murmurer des paroles pleines de
tendresse et de fierté : qu’elle était la meilleure, qu’elle avait
enfin réussi à achever une mission à laquelle lui-même avait
renoncé…
Tout le reste, elle voulait l’oublier. Oublier sa
colère, oublier la douleur qui lui déchirait le ventre, oublier
cette peur qui la rendait folle.
Sergueï refusait de comprendre que s’ils ne
faisaient pas attention — non : si elle
ne faisait pas attention —, elle le perdrait.
Oui, elle
souffrait d’un — léger — syndrome d’abandon. Son père avait été
présent le jour, ou plutôt la nuit de sa conception, avant de se
volatiliser définitivement. Son mentor avait disparu un beau jour,
aspiré par la folie. Alors, oui, oui et encore oui, Sergueï devait
comprendre qu’elle aussi avait ses traumatismes secrets. C'était
lui, non, qui lui avait conseillé de suivre les cours de psycho à
la fac ?
Ne plus penser à
Sergueï. Chaque fois qu’elle s’aventurait trop loin sur ce
terrain, un gouffre immense s’ouvrait sous ses pieds.
Tout compte fait, mieux valait être en colère.
Contre les abrutis qui croyaient qu’assassiner était la seule
solution à leurs terreurs. Contre les idiots qui voyaient une
menace sous chaque pavé, derrière chaque lampadaire.
Contre son partenaire, inconscient et têtu, qui
refusait de comprendre qu’être celle qui le tuait, ça finirait pas
la tuer, elle aussi.
Oui, mieux valait être en colère. Contre la
Diseuse de Mauvaise Aventure qui était peut-être apparue pour
l’avertir de ce qui l’attendait…
— Seigneur, Wren ! C'est toi qui m’as dit que tu
pouvais contrôler ton Courant, non ? Alors, moi, je suis simplement
en train de te dire que je peux contrôler ma… ma… perversité. Donc,
où est le problème ?
— Le problème, c’est que je ne te crois pas et que
je ne me crois pas.
Un silence lourd et dense s’installa entre eux.
Puis Sergueï se pencha pour ramasser son sac de voyage.
— En
résumé, lança-t-il en se redressant, c’est ton problème, non ?
Alors, je suggère que tu t’en occupes.
Et il sortit de la pièce.