13.
Quelque chose le tracassait. Au bout d’une heure passée à supporter le fourmillement désagréable sur sa nuque, et après deux tasses d’un café exécrable, ce quelque chose se cristallisa enfin, pour devenir un fait précis et concret : les bureaux étaient anormalement calmes.
André Felhim avait l’habitude d’aller et venir à des heures indues. C'était l’avantage — ou l’inconvénient, selon le point de vue adopté — dont bénéficiaient ceux qui occupaient des postes de responsabilité. Sauf que ce calme-là n’avait rien à voir avec celui qui régnait sur l’immeuble, tôt le matin ou tard le soir.
C'était le calme qui s’instaurait lorsque les gens faisaient tout leur possible pour ne pas se faire remarquer.
Et il était parfaitement conscient de l’ironie qu’il y avait à trouver trop paisible une organisation baptisée le Silence. Contrairement à ce que certains, ou plutôt certaines, pensaient, André Felhim n’était pas dépourvu d’humour.
Même si aujourd’hui, il n’avait guère envie de plaisanter. Et certes, ce « silence » était inquiétant, mais il avait des soucis plus urgents à régler.
Darcy, sa plus précieuse source d’informations et la meilleure chercheuse que l’organisation ait jamais abritée, était assise en face de lui. Son visage aux traits délicats exprimait une tension inhabituelle.
— Donc, où sont-ils ?
— Je ne sais pas.
Darcy n’abandonnait jamais avant d’avoir remonté toute la piste. Alors, effectuer toutes les recherches, établir un rapport et admettre son impuissance, c’était… effrayant.
— On ne disparaît pas comme ça, reprit André.
S'abstenant de relever la remarque de son patron, Darcy résuma de nouveau les données qu’elle avait recueillies.
— Dix-sept, à ce jour. Tous des A-Focs.
Les A-Focs, dans le langage de l’organisation, c’étaient les agents opérationnels spécifiques, c’est-à-dire des agents qui avaient la particularité d’être des Talents. Au cours de la dernière décennie, leur nombre avait quadruplé dans un premier temps, puis doublé dans un second : d’une demi-douzaine de membres, ils étaient passés à une cinquantaine environ. Et sur cette cinquantaine, dix-sept exactement s’étaient évanouis dans la nature.
Aucun rapport n’avait été établi sur ces « absences ». Et personne ne semblait jamais s’en être inquiété. Ou n’avait osé s’inquiéter.
André réalisa soudain qu’il avait été le premier à s’intéresser à ces disparitions. Les rumeurs avaient démarré un an auparavant, environ. Darcy lui en avait fait part — un chuchotement, un soupçon de désaccord…
A cette époque, André était pris par d’autres soucis. Il avait demandé à la jeune femme d’enquêter, sans jamais prendre le temps, par la suite, de se pencher vraiment sur ce qu’elle avait découvert. Il ne pouvait tout de même pas se démultiplier ! Puis, happé par l’urgence de catastrophes plus imminentes, il avait oublié. Ces agents ne dépendaient pas directement de lui, et pourtant, ils méritaient mieux que cette chape de… silence.
Il pressa le bouton de l’Intercom.
— Bren. Vous avez une minute ?
— Non. Mais je serai là dans deux.
Bren, la chef de bureau, le super-dragon. Si André pouvait se fier à Darcy pour obtenir les meilleures informations, il pouvait compter sur Bren pour surveiller ses arrières. La jeune femme était une amazone. Une vraie. Et pas seulement physiquement — elle n’avait peur de rien.
— Trois de leurs Opérateurs sont partis en congé au cours des six derniers mois. Les A-Focs ont été transférés dans un autre service.
La voix de Darcy était devenue neutre et froide, comme chaque fois qu’elle énonçait des faits qui ne lui plaisaient pas. Il fallait la connaître aussi bien qu’André pour déceler le changement subtil.
Et les faits en question étaient diablement intéressants. Les Opérateurs se montraient généralement très possessifs envers leurs agents. Même à l’article de la mort, ils refuseraient de les abandonner à des « étrangers ». Surtout les A-Focs, avec leur personnalité forte et imprévisible que personne au Q.G. n’était capable de comprendre.
Sergueï avait été un excellent Opérateur. Il l’était toujours, si l’on tenait compte du travail qu’il effectuait avec Wren. Sur les autres aspects du travail, il s’était révélé plutôt désastreux.
Son successeur était totalement dépourvu de l’empathie nécessaire pour diriger des agents. En revanche, sur le plan de la gestion administrative, il était imbattable. André rêvait parfois de pouvoir fusionner les deux caractères pour obtenir l’Assistant Idéal. Avec sa chance, il était à peu près sûr qu’il ne réussirait à obtenir que les aspects négatifs de l’un et de l’autre…
— Avez-vous pu prendre contact avec ces Opérateurs ? demanda-t-il à Darcy, avant que Bren n’arrive.
— Un seulement. Ou plutôt, une. Elle est en cure de repos, dans un centre assez chic. Le Silence paie la facture.
— Naturellement.
André tendit devant lui ses longs doigts manucurés et les observa pensivement. Impeccables, pas de doute. Tout comme l’était le reste de son apparence. Lorsque la tourmente menaçait, il était vital de ne laisser transparaître aucun désordre — pas de chemise froissée, ni de sueur coulant le long des tempes, ni de cheveux en bataille… Les siens, il les avait coupés très court quand il s’était rendu compte qu’il avait la manie d’y fourrager avec sa main.
Aujourd’hui, il maîtrisait à la perfection son langage corporel. Néanmoins, il avait conservé sa coupe de cheveux : pour chacun, au Silence, cette coiffure était le résultat d’un choix exclusivement stylistique.
Bren apparut sur le seuil, l’esprit visiblement préoccupé par mille problèmes, mais prête, dès que son patron l’exigerait, à se concentrer uniquement sur l’affaire qui l’intéressait. André n’était pas le seul supérieur hiérarchique auquel elle rendait compte, mais c’était celui vers lequel allait sa préférence.
— Quelqu’un a-t-il vu Poul, la semaine dernière ?
La question était posée avec nonchalance, mais le fait même qu’elle ait été posée était particulièrement révélateur. Poul Jorgenmunder était son protégé, celui qu’il était en train de former dans l’espoir qu’il prendrait un jour sa suite. Il aurait dû se trouver à son côté, en ces temps de crise.
Bren fronça les sourcils et secoua la tête.
— Pas depuis mardi dernier, lorsqu’il est venu prendre un chèque pour ses notes de frais.
Les yeux fixés sur les doigts sombres et fins de son patron, Darcy ne souffla mot. André prit note de son silence, tout en sachant que la jeune femme n’ignorait pas qu’il le remarquerait.
Parfait. Donc, le vent soufflait dans cette direction. Ce n’était guère surprenant, même si c’était légèrement décevant. Poul était un adulte, n’est-ce pas ? Et il avait le droit de choisir ses alliances.
— Bren, prenez cette liste d’agents opérationnels et voyez s’ils reçoivent encore un traitement, un salaire. Sans précipitation.
Le dernier mot n’était pas nécessaire. Cependant André prit la peine de le prononcer.
La blonde amazone acquiesça et prit le document. Sans poser aucune question.
— Darcy… Je veux savoir ce qui est arrivé aux agents « absents ». Promettez tout ce qu’on vous demande et payez le prix s’il le faut.
Il ne lui ordonna pas de se dépêcher. C'était inutile. Tous deux savaient, grâce à Sergueï, ce qui se passait en ville. Il ne faisait pas bon, aujourd’hui, pour un Talent de disparaître.
Mais ces Talents appartenaient à leur organisation. Or, le Silence prenait toujours soin des siens.
Toujours.


Sergueï choisit d’entrer par la porte de derrière pour ne pas effrayer les clients. Son costume était fripé, il n’avait pas eu le temps de se raser, et il était encore sous le coup du jet-lag. Ces trois derniers jours avaient été un enfer. Et même la satisfaction d’avoir obtenu un contrat ne l’empêcherait pas de s’écrouler sur son lit pour dormir vingt-quatre heures d’affilée.
Ces trois jours d’exil forcé — dans un hôtel de luxe, il est vrai —, ajoutés à une nuit d’avion, l’avaient épuisé. De gré ou de force, il était obligé d’admettre qu’il n’était plus un jeune homme.
Enfin, il était de retour. Chez lui. Il allait remettre les papiers à Lowell, s’assurer qu’aucune catastrophe n’était survenue en son absence, prendre une douche, se raser, passer un costume propre et sortir voir où la Cosa en était. Wren ne l’avait pas rappelé, et il était soucieux.
Même le célèbre dicton « Pas de nouvelles, bonnes nouvelles » ne parvenait pas à le rassurer. Si jamais… Enfin, en cas d’accident, O.P. aurait-il pensé à le contacter ? Le démon savait-il même comment le joindre, s’il n’était pas chez lui ou à la galerie ?
Sergueï s’arrêta net.
— Hé là, tu ne penses tout de même pas refiler ton numéro de portable à cette espèce de descente de lit en fourrure, non ?
Sa voix rebondit sur les murs vides et lui revint dans un écho moqueur. Le démon l’avait déjà appelé. En Italie. Enfin, d’un point de vue strictement technique, c’était Lee qui avait appelé. Sauf qu'O. P. était derrière le coup de fil. Donc, il y avait fort à parier que cette créature diabolique possédait déjà son numéro de portable.
Et nul doute qu’il aurait appelé si quelque chose de grave s’était produit. Même si Wren lui avait recommandé de ne pas le faire. Surtout dans ce cas-là.
Rassuré, Sergueï se remit en route, accompagné par le bruit de ses pas qui résonnaient étrangement sur les parois. L'espace de stockage de la galerie se composait d’un cube de béton brut éclairé par des néons blancs. Il pénétra dans l’étroit couloir vert qui conduisait à la salle où étaient entreposées les œuvres.
— Vous n’êtes n’êtes pas censée vous trouver ici !
Tiens, Lowell… Mais pourquoi son assistant était-il en bas, et non pas dans la galerie, à accueillir les clients ? D’un geste sec, Sergueï remonta la courroie de son bagage sur l’épaule et se dirigea vivement vers la porte. Son assistant ne prenait ce ton exaspéré que lorsqu’il était face à… Wren.
Lorsqu’il pénétra dans la réserve — nom plutôt pompeux pour cette pièce en parpaings bruts —, Lowell était littéralement tous poils dehors. Ses cheveux blonds ultra-stylés frisaient avec indignation, et ses yeux bleus de joli garçon lançaient des éclairs de fureur.
Wren se tenait devant une caisse de bois grande comme une fourgonnette, qui remplissait la moitié de l’espace, et la contraignait à se tenir plus près de Lowell qu’elle n’en avait l’habitude. Bizarrement, la jeune femme n’affichait pas cet air narquois qui avait le don de mettre Lowell à cran. Sergueï la scruta plus attentivement.
Bon sang, quelle sale mine elle avait ! Elle paraissait littéralement essorée, lessivée… Sa peau naturellement claire avait pris une teinte plus pâle encore, ses cheveux retombaient en mèches ternes et désordonnées sur ses épaules. Son corps — ce corps dont il connaissait les moindres courbes — était habité par une tension qui n’était pas due à la seule présence de Lowell.
Remarquait-il son épuisement parce qu’il rentrait après trois jours d’absence ? Ou s’était-il produit quelque chose durant cette période ?
— Que se passe-t-il, ici ?
Involontairement, sa voix avait adopté une inflexion paternelle. C'était comme un réflexe, chaque fois que ces deux-là se mettaient à gronder et siffler comme deux chats en colère.
— Votre… amie a l’air de penser qu’elle peut se servir de la galerie pour entreposer ses affaires, au lieu de louer une pièce de stockage, comme tout le monde.
Lowell était trop respectueux pour se moquer de Wren devant son patron. Toutefois, il n’avait jamais réussi à considérer la jeune femme comme la « partenaire » de Sergueï, même quand le partenariat en question était devenu plus qu’évident. Aucune jalousie d’ordre sexuel, là-dedans, Dieu merci. Sa vie était suffisamment compliquée comme ça. Simple réaction possessive, voilà tout.
— Je n’avais pas le choix.
Wren ne s’excusait pas. Enfin, pas exactement. Son visage affichait une expression implorante qui signifiait clairement : « S'il te plaît, comprends-moi. Je n’ai pas envie d’en discuter maintenant. »
Autrement dit, il s’agissait d’une affaire interne à la Cosa. Ou liée à la mission de Récupération.
— Lowell, a-t-on besoin de cet espace pour nos futures installations ?
Son assistant n’avait pas besoin de monter à l’étage pour consulter ses dossiers.
— Non, répondit-il à contrecœur, mais sans tricher. L'exposition actuelle est presque entièrement vendue. Les nouveaux propriétaires récupéreront les œuvres dans dix jours.
La Galerie Sergueï Didier ne laissait rien partir avant que l’exposition ne s’achève. Les œuvres étaient là pour révéler le style et le talent de l’artiste, autant que pour être vendues. Par conséquent, aucun objet n’était retiré avant la fin.
— Et la nouvelle exposition, poursuivit l’assistant, est déjà entreposée dans la Salle D. Nous n’avons pas besoin de cette pièce avant mars, mais…
— Tu l’auras enlevé avant cette date ? demanda Sergueï à la jeune femme.
— Oui, bien avant.
La note de désespoir qu’il perçut dans sa voix ne fit qu’attiser encore davantage sa curiosité. Il fallait procéder par étapes.
— Alors, c’est réglé. A l’avenir, essaie de nous informer avant d’entreposer quoi que ce soit, veux-tu ? Et… euh… Lowell, avez-vous fermé la galerie, ou bien les clients ont-ils toute liberté d’entrer et de repartir avec les œuvres sous leur bras ?
L'assistant eut la bonne grâce de paraître confus.
— J’ai mis l’écriteau « De retour dans dix minutes » dès que j’ai entendu du bruit en bas.
— Bien. Les dix minutes sont écoulées, et vous pouvez remonter. Je m’occupe de cette affaire.
Lowell acquiesça et s’éloigna, non sans décocher un regard noir à la jeune femme. Ou plutôt à la caisse derrière elle. Et dans ce regard, il y avait moins une expression d’ennui qu’un sentiment à mi-chemin entre la peur et le malaise.
Intéressant.
Sergueï se retourna vers Wren.
— Bien. Je peux connaître le comment du pourquoi ? Et savoir pourquoi mon assistant tremble des pieds à la tête en regardant cette caisse ?
Lui aussi, d’ailleurs, à présent qu’il y songeait. Depuis qu’il avait pénétré dans la pièce, sa nervosité s’était accrue — nervosité qu’il ne pouvait tout de même pas mettre sur le compte de leur querelle. Dieu sait pourtant qu’il y était habitué.
Wren marmonna entre ses dents. Il haussa un sourcil.
— Tu disais ?
— C'la'ieille 'lly.
— Mais encore ?
— C'est. La. Vieille. Sally.
— La vieille… Oh ! La sorcière ?
Wren acquiesça frénétiquement et le regarda avec des yeux brillants qui dissimulaient mal sa fierté.
— Je l’ai eue.
Sa première réaction fut un réel sentiment de plaisir. Il savait combien elle avait travaillé dur, combien elle avait souffert de ne pouvoir mettre un point final sur l’affaire. C'était un gros souci de moins. Il pourrait de nouveau affirmer que Wren la Récupératrice allait toujours au bout de son travail, et il ne serait plus obligé de jouer sur les mots en disant qu’« elle n’abandonnait jamais une mission ».
Aussitôt après, une pensée assombrit cet instant de satisfaction. Cette saleté de créature empaillée avait pour spécialité d’annoncer des horreurs. Sergueï n’était pas particulièrement superstitieux, mais au fil des ans, il avait pu noter que les mauvaises nouvelles tendaient à attirer les mauvaises nouvelles. Et des mauvaises nouvelles, ils n’en avaient pas franchement besoin en ce moment, et surtout pas ici.
— Et cette… euh… « chose » est dans ma galerie ? Pourquoi ?
A l’instant où la question franchit ses lèvres, il éprouva un sombre pressentiment. Wren haussa les épaules et le regarda de ses yeux épuisés et cernés.
— Parce que je ne peux pas la laisser sans protection. Ici, il m’est possible de la dissimuler, et je sais que personne ne tombera dessus par hasard.
L'allusion était claire. « Tomber dessus », tout comme les malheureux, en Italie, étaient « tombés sur » le Parchemin Nescanni qui avait rongé leur esprit, leur âme et leur corps — jusqu’à ce que Wren et Sergueï enferment l’horrible chose dans une boîte et qu’ils l’enfouissent profondément.
Wren était visiblement inquiète. Et dans son inquiétude, elle pensait à tout le monde. Sauf à eux.
— Ça n’est pas seulement une caisse, n’est-ce pas ? demanda-t-il avec méfiance.
— Hmm…
Pour un peu, il n’aurait pas été surpris de la voir tourner la pointe de son pied dans la poussière en le regardant par en dessous.
— En fait, ce n’est pas du tout une caisse. Ça y ressemble, c’est tout, parce que… Tu veux vraiment connaître tous les détails ?
Sergueï sentait la migraine grimper le long de sa nuque.
— Non. Je ne crois pas. Tu sortiras cette chose rapidement d’ici, n’est-ce pas ?
— Dès que j’aurai arrangé un rendez-vous, promit-elle.
Ce n’était pas suffisamment précis pour le rassurer, mais il devrait s’en contenter.
— Et tu sais quoi ? La prochaine fois, demande-moi avant d’introduire la Cosa dans cet endroit, d’accord ? Ce n’est pas que ça m’embête, mais j’aime savoir ce qui se passe chez moi, si c’est possible.
Le regard de Wren changea d’expression. Aussitôt, Sergueï passa en mode « Alerte maximale ». Pour le dire franchement, elle n’avait ce regard que lorsqu’elle s’apprêtait à lui flanquer un coup de pied.
— D’ac.
La façon dont elle prononça le mot lui fit craindre beaucoup plus pour lui-même que pour elle ou pour la galerie.
— Et puisqu’on en est au stade « tu sais quoi ? »…
Elle s’arrêta. Pour mieux frapper ?
— Je me suis arrêtée chez toi avant de venir ici. J’avais besoin de prendre les clés, histoire de ne pas déclencher l’alarme.
— J’apprécie que tu y aies pensé.
Il attendit, méfiant, en se demandant s’il avait laissé quoi que ce soit de compromettant — mais Wren connaissait déjà tout ce qu’il y avait de compromettant dans son appartement.
— Le téléphone a sonné. J’ai répondu.
Il attendit encore, sentant sa migraine éclater et faire des petits qui se mettaient à hurler à l’intérieur de son crâne.
— Ton médecin respecte à fond son serment. Il a refusé de me donner les conclusions de l’examen que tu as passé. Pourtant, je me trouvais dans ton appartement.
Il n’attendait pas les résultats avant la semaine suivante…
— Tu ne t’es pas introduite dans son cabinet, n’est-ce pas ?
— Voyons, Sergueï, ç’aurait été grossier de ma part. Non, j’ai préféré te laisser une chance de t’expliquer. Mais si tu refuses, alors, j’y serai obligée.
Evidemment. A quoi pouvait-il s’attendre d’autre ?
— Je t’aime, Zhenchenka, mais il y a des choses qui ne te concernent pas.
Du moins, pas avant qu’il ait vu son médecin. Mais il n’était pas prêt à aborder ce genre de discussion maintenant !
— Très bien.
Au ton de sa voix, ça n’avait pas l’air d’être « très bien » du tout.
— Je comprends et je respecte ton choix. On s’est déjà disputés sur le thème « J’ai des secrets importants et tu as des secrets importants ». Donc, on ne va pas remettre ça. Et on est bien d’accord que les choses que tu me caches sont parfaitement anodines et totalement mineures, et qu’elles n’ont rien à voir avec ce que j’aurais pu faire, moi. Juste ?
— Juste.
— Tu as pissé du sang, récemment ?
— Ne commence pas, Wren. Pas maintenant.
— Quand, alors ? Tu n’arrêtes pas de me dire que c’est rien, mais moi, je sais bien que ce n’est pas rien. Surtout si tu as passé des examens médicaux sans m’en avertir.


Wren sentit que sa voix s’étranglait sous la colère et elle s’en voulut terriblement. Tout au long du chemin, en se rendant à l’entrepôt, elle s’était juré de ne pas aborder le sujet. De respecter son silence. De ne pas imaginer le pire. De lui laisser le temps de se mettre en règle avec l’accord qu’ils avaient passé.
C'était la faute de ce maudit cheval empaillé, qui lui portait sur les nerfs. Rien de plus. Raison pour laquelle, d’ailleurs, elle avait décidé de le planquer ici, dans ce hangar. Pour éviter que cette poupée de malheur n’exerce son influence néfaste sur tous ceux qui auraient la malchance de se trouver dans son voisinage. De plus, Wren avait des raisons de savoir que les lieux étaient remarquablement isolés, magiquement parlant, s’entend. Ce qui y entrait n’en sortait pas. Et elle aurait averti Sergueï… Enfin, en théorie.
— Alors ? J’attends. Quel est le degré de gravité des blessures que je t’ai infligées ? Peuvent-ils te soigner ?
L'expression de fatigue sur le visage de Sergueï faisait écho à celle qu’elle éprouvait jusqu’au creux de ses os. Devait-elle l’attribuer seulement au voyage ? Ou à une souffrance qu’elle n’avait pas remarquée parce qu’elle était trop absorbée par ses propres problèmes, trop aveuglée par son propre égoïsme ? La poitrine de Sergueï se soulevait à un rythme anormalement accéléré, et pourtant son souffle était douloureusement court. Elle se concentra sur la respiration de son compagnon et tenta de se servir du Courant comme d’une sorte de stéthoscope ou d’IRM pour glisser sous la chair, et pénétrer jusqu’aux organes endommagés par les décharges qu’il avait reçues.
— Wren, tout va bien.
Sergueï s’efforça de parler en homme raisonnable, mais sa voix le trahit.
— Oui, il y a des plaies, mais tout est sous contrôle. On a déjà parlé de ça. Je suis un adulte, et en tant que tel, parfaitement capable de me prendre en charge.
— Non, c’est faux. Je veux dire, tu n’es pas un adulte. Tu es un idiot congénital qui s’est glissé dans le corps d’un adulte.
Involontairement, la jeune femme serra les poings. S'efforçant de respirer avec calme, elle les rouvrit lentement. Elle éprouvait le besoin désespéré de se réfugier dans ses bras, de l’embrasser, de l’entendre murmurer des paroles pleines de tendresse et de fierté : qu’elle était la meilleure, qu’elle avait enfin réussi à achever une mission à laquelle lui-même avait renoncé…
Tout le reste, elle voulait l’oublier. Oublier sa colère, oublier la douleur qui lui déchirait le ventre, oublier cette peur qui la rendait folle.
Sergueï refusait de comprendre que s’ils ne faisaient pas attention — non : si elle ne faisait pas attention —, elle le perdrait.
Oui, elle souffrait d’un — léger — syndrome d’abandon. Son père avait été présent le jour, ou plutôt la nuit de sa conception, avant de se volatiliser définitivement. Son mentor avait disparu un beau jour, aspiré par la folie. Alors, oui, oui et encore oui, Sergueï devait comprendre qu’elle aussi avait ses traumatismes secrets. C'était lui, non, qui lui avait conseillé de suivre les cours de psycho à la fac ?
Ne plus penser à Sergueï. Chaque fois qu’elle s’aventurait trop loin sur ce terrain, un gouffre immense s’ouvrait sous ses pieds.
Tout compte fait, mieux valait être en colère. Contre les abrutis qui croyaient qu’assassiner était la seule solution à leurs terreurs. Contre les idiots qui voyaient une menace sous chaque pavé, derrière chaque lampadaire.
Contre son partenaire, inconscient et têtu, qui refusait de comprendre qu’être celle qui le tuait, ça finirait pas la tuer, elle aussi.
Oui, mieux valait être en colère. Contre la Diseuse de Mauvaise Aventure qui était peut-être apparue pour l’avertir de ce qui l’attendait…
— Seigneur, Wren ! C'est toi qui m’as dit que tu pouvais contrôler ton Courant, non ? Alors, moi, je suis simplement en train de te dire que je peux contrôler ma… ma… perversité. Donc, où est le problème ?
— Le problème, c’est que je ne te crois pas et que je ne me crois pas.
Un silence lourd et dense s’installa entre eux. Puis Sergueï se pencha pour ramasser son sac de voyage.
— En résumé, lança-t-il en se redressant, c’est ton problème, non ? Alors, je suggère que tu t’en occupes.
Et il sortit de la pièce.