Ce n’était pas parce que l’homme de votre vie vous
avait préparé un dîner que l’ardoise était automatiquement effacée.
Mais disons que cela pouvait rendre plus charitable. L'estomac de
Wren laissa échapper un bruit particulièrement disgracieux, et elle
gloussa dans son oreiller.
— Quelle créature délicate tu es ! commenta
Sergueï avec un soupir.
Elle tourna son visage vers lui.
— Je n’ai jamais prétendu être délicate. Je n’ai
jamais prétendu être une femme dépourvue de système digestif
sonore. De plus, cher ami, je crois me souvenir d’une certaine
odeur nauséabonde qui aurait pu ravir un loir, émise par vous il y
a quelques mois, à la suite d’une énorme assiette de « ziti al
fredo ». Et ne dis pas que je ne t’avais pas prévenu des
conséquences !
C'était idiot, mais c’était précisément d’idioties
dont elle avait besoin dans l’immédiat. Et manifestement, Sergueï
était dans le même état d’esprit.
— Hé ! On dirait que la lune de miel est
officiellement terminée, si
on en est au chapitre des fonctions corporelles !
— C'est toi qui as commencé ! De toute façon, moi,
je n’ai pas envie de faire comme si elles n’existaient pas. Ce
serait un peu bête, non ?
Outre que cela vous prédisposait à l’indulgence,
le fait qu’on vous prépare un dîner avait un autre résultat. Pour
Wren, du moins. A savoir que la soirée se terminait invariablement
au lit. Sur ce plan-là, Sergueï n’avait pas de souci à se faire.
Ces derniers temps, elle était prête à l’entraîner — ou à se
laisser entraîner — à la moindre occasion.
Et c’était du sexe, juste du sexe. Merveilleux,
fabuleux. Sans Courant. Et si on lui avait demandé son avis, Wren
serait restée là, au lit, jusqu’à la fin de ses jours. Enfin, au
moins un mois.
Parce qu’il y avait aussi le travail. Enfin, le
bon côté de la chose, c’est que désormais, ils pouvaient travailler
nus et en sueur, après l’amour. Wren se pencha et ramena sur leurs
corps frissonnants la couverture verte qui avait roulé jusqu’au
bout du lit. Une lueur étrange filtrait entre les lourds rideaux de
velours, comme si l’aube s’efforçait de poindre au milieu des
ombres de la nuit.
— Quelle heure est-il ? demanda-t-elle.
Sergueï se tourna pour regarder le réveil posé sur
la table de nuit. Lentement, elle fit glisser ses doigts le long du
dos de son compagnon, juste pour le plaisir de voir sa peau
frémir.
— 3 h 30. Bon sang, femme ! Tu es frigorifiée !
Donne-moi ta main que je la réchauffe…
— Comment peux-tu être aussi froide, avec tout ton
Courant ?
— Je ne sais pas. Personne n’a jamais pensé à
étudier les effets du Courant sur la circulation sanguine.
D’ailleurs, je ne pense pas qu’il y en ait. En tout cas, on ne m’a
jamais demandé de participer à des tests.
Il était trop tôt pour songer à se lever, trop
tard pour espérer vraiment dormir. Wren essaya de se souvenir s’il
avait encore un peu de ce café à faire friser vos bigoudis.
— Vous devriez avoir votre propre service médical,
à Saint-Vincent, déclara Sergueï. Et une unité de recherches…
— Tu crois qu’on n’en a pas ?
Il s’interrompit une fraction de seconde.
— Non, parce que si c’était le cas, il serait
financé par le Conseil, et par conséquent, personne n’aurait
confiance dans le travail accompli.
Elle éclata de rire, en grande partie parce que
c’était vrai.
— Plus sérieusement, j’aimerais que vous ayez des
médecins. Ce qui n’est pas le cas, je crois ?
— On en a, mais pas beaucoup.
Elle ne retira pas sa main, laissant la chaleur se
diffuser agréablement à travers sa paume. Ils avaient recommencé à
se parler. Et c’était bon.
— Parce que tu peux survivre à la formation, mais
après, travailler dans un hôpital, c’est une autre paire de
manches. Trop de stress, trop de choses qui peuvent faire pffft !
Et trop de gens blessés quand les choses font pffft ! Donc, le Talent qui éprouve
l’envie de soigner se passe de diplômes traditionnels. En fait,
dans la plupart des cas, on se soigne soi-même, du mieux qu’on
peut.
Effectivement, il l’avait vue guérir quelques
blessures externes, sans gravité. Et il savait qu’elle avait tenté
de soigner des plaies internes, avec un résultat mitigé.
— Et puis, poursuivit-elle, il existe une dizaine
de médecins suffisamment familiers avec l’anatomie du Solitaire
moyen pour ne pas fuir à l’autre bout de la planète quand ils en
auscultent un.
— Est-ce si différent ?
Wren sentit une certaine tension s’installer en
elle. Les Talents étaient capables de supporter un niveau
d’électricité qui tuerait un Profane, et Sergueï le savait mieux
que quiconque. Jusqu’à présent, cependant, elle ne lui avait jamais
fourni aucun détail à ce sujet, tout simplement parce qu’elle n’en
avait pas ressenti la nécessité. Et qu’il n’avait pas eu l’air de
s’y intéresser. Ils étaient en train d’aborder un terrain
dangereux, et Wren se demanda si son compagnon en avait conscience.
Un instant, elle hésita à changer de sujet de conversation, avant
de se résoudre à lui répondre.
— D’après Bonnie, nos organes sont protégés par un
truc qui les isole du Courant. Un truc visqueux, comme des
mucosités. Beurk… Je n’aime vraiment pas en parler ! Bref, le
résultat d’une évolution bizarre qui nous empêche de mourir avant
de nous reproduire.
— Sympa.
— Dommage qu’on ne puisse pas vendre le procédé
et…
Il se tut, visiblement intéressé par la
perspective commerciale qu’il venait de suggérer, puis il
frissonna.
— Euh, non… Oublie ce que j’ai dit.
— Je viens de l’effacer de ma mémoire, répliqua
Wren, en proie à un malaise identique.
Elle se rapprocha de son compagnon.
— De toute façon, reprit-elle avec l’idée de lui
faire perdre le fil de ce qu’elle disait, ce n’est pas de ma
situation médicale que je m’inquiète, mais de la tienne. J’y ai
beaucoup réfléchi, tu sais, pendant que tu étais en voyage.
— Oui ? répliqua-t-il en la regardant
intensément.
Flûte… Question distraction, il faudrait qu’elle
révise sa tactique. Mais bon, quand le vin était tiré, il fallait
le boire, non ? Avant de perdre tout courage.
— Oui.
D’un geste tendre, il tendit la main et écarta les
cheveux emmêlés qui cachaient le visage de sa compagne. Wren le
laissa faire sans dire mot — ce qui aurait dû l’alerter. La jeune
femme ne l’autorisait jamais à toucher ses cheveux, sauf si elle
était blessée. Ou qu’elle essayait d’éviter une
confrontation.
En l’occurrence, il devait s’attendre à ce qu’elle
évoque le problème du Courant pendant qu’ils faisaient l’amour. Raison pour laquelle,
précisément, elle n’aborderait pas le sujet.
— Tu… Je ne veux pas que tu le prennes mal, et
comme je te connais, je sais que c’est ce qui va se passer, mais tu
sais, on ne tue pas des anges aussi facilement que ça. Or, c’est
arrivé déjà deux fois. Et il y a ce Kirin… Tu as entendu parler du
Kirin ? Eh bien, ils n’ont même pas pris la corne qui vaut au moins
mille dollars parce qu’ils l’ignoraient, ou parce qu’ils s’en
fichaient, ou qu’ils font exprès et… Ecoute, je voudrais que tu
quittes la ville. Pars en voyage d’affaires, va voir ta famille,
enfin, ce que tu veux, mais pars jusqu’à ce que…
Jusqu’à ce que quoi ? L'orage se préparait, et
elle ne voulait pas que Sergueï soit dans les parages au moment où
il éclaterait. Son compagnon la dévisagea, stupéfait.
— Wren, les cibles, ce sont les Fatae. Pas les
Humains, ni même les Talents.
La jeune femme se raidit dans ses bras.
— La situation va changer.
— Tu le sais de source sûre ?
Il ne remettait pas en cause ses propos.
Simplement, il sentait une hésitation dans sa voix.
— Si tu as confiance en moi, et dans mon
intuition, c’est le moment de le prouver. Oui, la situation va
changer. Et je veux que tu t’éloignes. Maman est partie, déjà, et
toi…
Elle se tut, incapable de poursuivre.
— Ma chérie, dit doucement Sergueï, nous avons
déjà eu cette discussion. Pas une seule fois depuis que nous nous connaissons, tu n’as
laissé entendre que je pouvais être un poids pour toi. Ou que je ne
serais pas capable de me défendre. Et là, subitement…
Il esquissa un sourire.
— Pourquoi le sexe te donnerait-il soudain le
droit de dire ce que je peux ou ne peux pas faire ?
Elle s’écarta légèrement de lui.
— Non, ça n’est pas ça… Simplement, ça me donne le
droit de m’inquiéter à haute voix, plutôt que de garder ça pour moi
et de me faire du souci en silence. Et puis, bon sang, tu es mon
partenaire ! Alors, si je sais qu’il va se produire quelque chose
de particulièrement dangereux, et que pour se battre, les poings et
les pistolets ne seront pas suffisants, je dois le dire.
— Sauf qu’ils se battent précisément avec des
poings et des pistolets, souligna-t-il. Et aussi des battes de
base-ball et des couteaux. Le genre d’armes dont j’ai l’habitude
bien plus que toi.
— Oh ! Toi et ta logique ! Tu ne vois pas qu’il
n’y a rien de logique ici ? lança-t-elle.
Exaspérée, elle enfouit son visage dans l’oreiller
et se mit à trembler de tout son corps. S'il ne la connaissait pas
aussi bien, Sergueï aurait pu croire qu’elle pleurait. En réalité,
la jeune femme était agitée par un rire convulsif, un peu
hystérique peut-être, mais qui indiquait que son sens de l’humour
l’emportait sur le goût du drame.
— Tu es bête, murmura-t-il.
— Toi aussi.
Les mots
lui parvinrent, assourdis par l’oreiller. Il sourit et caressa les
cheveux trempés de sueur.
— Plus on est de fous, plus on rit, non ?
Sans répondre, elle se colla contre son corps et
laissa ses mains glisser sur la poitrine musclée. Des étincelles
jaillirent au bout de ses doigts et voletèrent au-dessus de la peau
soyeuse. Frémissant de plaisir, Sergueï songea à l’extrême
concentration dont la jeune femme devait faire preuve pour
conserver le contrôle de ses serpents alors qu’elle était occupée à
tout autre chose.
A cet instant, elle le prit dans sa bouche, et il
oublia tout ce qui n’était pas ce mouvement affolant. Il ne savait
pas ce qui lui procurait le plaisir le plus intense, de la caresse
des étincelles sur son ventre ou de cette langue qui palpait
délicatement sa verge, et qui glissait, et… Comme c’était bon ! Wren…
La bouche allait et venait, les sensations
magiques se mêlaient aux sensations physiques. Il sentit son sexe
se tendre et se gonfler jusqu’au point où il aurait accepté tout ce
qu’elle lui aurait demandé. Et il l’aimait encore plus de savoir
qu’il était prêt à tout — et pourtant, de ne rien lui
demander.
Non. Ne fais pas
cela.
Les anges étaient de sacrés enquiquineurs, c’était
connu. Donc, on avait le droit d’ignorer ce que vous susurrait
celui qui était perché sur votre épaule, non ?
Tu es un idiot.
Ce n’était pas de l’idiotie. Depuis près de dix
ans maintenant, elle avait pris l’habitude de s’enraciner en lui. Et d’accord, son corps
avait souffert, mais globalement, il était en bonne santé. Après
tout, elle avait déjà puisé en O.P., et O.P. allait bien. Donc…
Sergueï s’empressa de chasser l’ours de ses pensées. Il n’aimait
pas du tout l’idée que Wren ait recours à ses « services », même si
c’était pour l’épargner, lui.
Non. C'était strictement une histoire entre lui et
elle. Le Courant faisait intimement partie de Wren, et cette
partie, il voulait la connaître dans ses moindres détails. Le
contrôle qu’elle avait de sa magie était parfait, oui, mais il ne
pouvait s’empêcher d’en vouloir encore un peu plus. Oh, si peu
!
Idiot. L'ange haussa
les épaules avec fatalisme.
Wren, ma chérie, laisse…
laisse aller. Juste un peu.
Il sentit la jeune femme se raidir. Posant ses
mains sur ses épaules, il se mit à les masser doucement pour la
détendre, l’encourager. La rassurer.
Elle avait confiance en lui. Il avait confiance en
elle. L'amour ne reposait-il pas sur la confiance ? Il était
solide, bien plus solide que cette boule de fourrure sur pattes. Il
était essentiel à l’équilibre de la jeune femme. C'était lui qui
s’enracinait en elle, pas l’inverse.
Triple idiot, susurra
de nouveau l’ange, avant de battre définitivement en
retraite.
— Ma chérie, articula-t-il d’une voix rauque. S'il
te plaît. Tu me rends fou, si tu savais… Laisse-moi y goûter
encore…
En d’autres circonstances, il n’aurait jamais
demandé. En d’autres circonstances, elle lui aurait lu la
Constitution en entier rien que pour le punir d’avoir osé demander. Mais il la
connaissait. Il savait qu’une fois engagée dans une action, elle ne
reculait pas.
— Wren, je t’en prie…
Elle l’avait entendu, il le savait. La pression de
ses mains sur ses hanches se relâcha un bref instant, puis s’accrut
de nouveau. Et la cadence s’accéléra, comme si elle essayait de lui
faire oublier sa demande.
— Hmm, ma chérie, tu me fais mourir…
Les mots qu’il n’aurait pas dû prononcer. Il
sentit les ongles de Wren s’enfoncer jusqu’au sang dans sa chair. A
l’instant où il se rétractait mentalement, le Courant jaillit, vola
au-dessus de sa peau et plongea dans sa chair. Ses nerfs frémirent
au point de le faire quasiment jouir. Puis il sentit la bouche de
la jeune femme glisser une dernière fois le long de sa verge, et
une décharge parcourut son corps. Sergueï laissa échapper un long
gémissement de plaisir.
— Wren ?
Encore étourdi, il vit confusément une forme
blanche quitter le lit et s’éloigner en titubant. Clignant des
yeux, il s’efforça de mieux distinguer la jeune femme.
— Tu… Je ne voulais pas…
Elle recula encore d’un pas, comme profondément
choquée.
— Tout va bien, ma chérie…
Puis il se tut, tandis que la réaction de Wren
faisait enfin sens dans son esprit. Le Courant avait jailli de ses
doigts non pas parce qu’il l’avait demandé, ni même en réponse
instinctive à son désir.
Mais parce qu’elle venait de vivre ce que
les Indépendants redoutaient
le plus au monde : elle venait de perdre son contrôle.
— Wren…
La jeune femme avait disparu dans un tourbillon
d’étincelles, le laissant seul et désemparé.
— Bon sang !