16.
Ce n’était pas parce que l’homme de votre vie vous avait préparé un dîner que l’ardoise était automatiquement effacée. Mais disons que cela pouvait rendre plus charitable. L'estomac de Wren laissa échapper un bruit particulièrement disgracieux, et elle gloussa dans son oreiller.
— Quelle créature délicate tu es ! commenta Sergueï avec un soupir.
Elle tourna son visage vers lui.
— Je n’ai jamais prétendu être délicate. Je n’ai jamais prétendu être une femme dépourvue de système digestif sonore. De plus, cher ami, je crois me souvenir d’une certaine odeur nauséabonde qui aurait pu ravir un loir, émise par vous il y a quelques mois, à la suite d’une énorme assiette de « ziti al fredo ». Et ne dis pas que je ne t’avais pas prévenu des conséquences !
C'était idiot, mais c’était précisément d’idioties dont elle avait besoin dans l’immédiat. Et manifestement, Sergueï était dans le même état d’esprit.
— Hé ! On dirait que la lune de miel est officiellement terminée, si on en est au chapitre des fonctions corporelles !
— C'est toi qui as commencé ! De toute façon, moi, je n’ai pas envie de faire comme si elles n’existaient pas. Ce serait un peu bête, non ?
Outre que cela vous prédisposait à l’indulgence, le fait qu’on vous prépare un dîner avait un autre résultat. Pour Wren, du moins. A savoir que la soirée se terminait invariablement au lit. Sur ce plan-là, Sergueï n’avait pas de souci à se faire. Ces derniers temps, elle était prête à l’entraîner — ou à se laisser entraîner — à la moindre occasion.
Et c’était du sexe, juste du sexe. Merveilleux, fabuleux. Sans Courant. Et si on lui avait demandé son avis, Wren serait restée là, au lit, jusqu’à la fin de ses jours. Enfin, au moins un mois.
Parce qu’il y avait aussi le travail. Enfin, le bon côté de la chose, c’est que désormais, ils pouvaient travailler nus et en sueur, après l’amour. Wren se pencha et ramena sur leurs corps frissonnants la couverture verte qui avait roulé jusqu’au bout du lit. Une lueur étrange filtrait entre les lourds rideaux de velours, comme si l’aube s’efforçait de poindre au milieu des ombres de la nuit.
— Quelle heure est-il ? demanda-t-elle.
Sergueï se tourna pour regarder le réveil posé sur la table de nuit. Lentement, elle fit glisser ses doigts le long du dos de son compagnon, juste pour le plaisir de voir sa peau frémir.
— 3 h 30. Bon sang, femme ! Tu es frigorifiée ! Donne-moi ta main que je la réchauffe…
Il enferma ses doigts dans ses larges mains.
— Comment peux-tu être aussi froide, avec tout ton Courant ?
— Je ne sais pas. Personne n’a jamais pensé à étudier les effets du Courant sur la circulation sanguine. D’ailleurs, je ne pense pas qu’il y en ait. En tout cas, on ne m’a jamais demandé de participer à des tests.
Il était trop tôt pour songer à se lever, trop tard pour espérer vraiment dormir. Wren essaya de se souvenir s’il avait encore un peu de ce café à faire friser vos bigoudis.
— Vous devriez avoir votre propre service médical, à Saint-Vincent, déclara Sergueï. Et une unité de recherches…
— Tu crois qu’on n’en a pas ?
Il s’interrompit une fraction de seconde.
— Non, parce que si c’était le cas, il serait financé par le Conseil, et par conséquent, personne n’aurait confiance dans le travail accompli.
Elle éclata de rire, en grande partie parce que c’était vrai.
— Plus sérieusement, j’aimerais que vous ayez des médecins. Ce qui n’est pas le cas, je crois ?
— On en a, mais pas beaucoup.
Elle ne retira pas sa main, laissant la chaleur se diffuser agréablement à travers sa paume. Ils avaient recommencé à se parler. Et c’était bon.
— Parce que tu peux survivre à la formation, mais après, travailler dans un hôpital, c’est une autre paire de manches. Trop de stress, trop de choses qui peuvent faire pffft ! Et trop de gens blessés quand les choses font pffft ! Donc, le Talent qui éprouve l’envie de soigner se passe de diplômes traditionnels. En fait, dans la plupart des cas, on se soigne soi-même, du mieux qu’on peut.
Effectivement, il l’avait vue guérir quelques blessures externes, sans gravité. Et il savait qu’elle avait tenté de soigner des plaies internes, avec un résultat mitigé.
— Et puis, poursuivit-elle, il existe une dizaine de médecins suffisamment familiers avec l’anatomie du Solitaire moyen pour ne pas fuir à l’autre bout de la planète quand ils en auscultent un.
— Est-ce si différent ?
Wren sentit une certaine tension s’installer en elle. Les Talents étaient capables de supporter un niveau d’électricité qui tuerait un Profane, et Sergueï le savait mieux que quiconque. Jusqu’à présent, cependant, elle ne lui avait jamais fourni aucun détail à ce sujet, tout simplement parce qu’elle n’en avait pas ressenti la nécessité. Et qu’il n’avait pas eu l’air de s’y intéresser. Ils étaient en train d’aborder un terrain dangereux, et Wren se demanda si son compagnon en avait conscience. Un instant, elle hésita à changer de sujet de conversation, avant de se résoudre à lui répondre.
— D’après Bonnie, nos organes sont protégés par un truc qui les isole du Courant. Un truc visqueux, comme des mucosités. Beurk… Je n’aime vraiment pas en parler ! Bref, le résultat d’une évolution bizarre qui nous empêche de mourir avant de nous reproduire.
— Sympa.
Il se pencha pour déposer un baiser sur son front.
— Dommage qu’on ne puisse pas vendre le procédé et…
Il se tut, visiblement intéressé par la perspective commerciale qu’il venait de suggérer, puis il frissonna.
— Euh, non… Oublie ce que j’ai dit.
— Je viens de l’effacer de ma mémoire, répliqua Wren, en proie à un malaise identique.
Elle se rapprocha de son compagnon.
— De toute façon, reprit-elle avec l’idée de lui faire perdre le fil de ce qu’elle disait, ce n’est pas de ma situation médicale que je m’inquiète, mais de la tienne. J’y ai beaucoup réfléchi, tu sais, pendant que tu étais en voyage.
— Oui ? répliqua-t-il en la regardant intensément.
Flûte… Question distraction, il faudrait qu’elle révise sa tactique. Mais bon, quand le vin était tiré, il fallait le boire, non ? Avant de perdre tout courage.
— Oui.
D’un geste tendre, il tendit la main et écarta les cheveux emmêlés qui cachaient le visage de sa compagne. Wren le laissa faire sans dire mot — ce qui aurait dû l’alerter. La jeune femme ne l’autorisait jamais à toucher ses cheveux, sauf si elle était blessée. Ou qu’elle essayait d’éviter une confrontation.
En l’occurrence, il devait s’attendre à ce qu’elle évoque le problème du Courant pendant qu’ils faisaient l’amour. Raison pour laquelle, précisément, elle n’aborderait pas le sujet.
— Tu… Je ne veux pas que tu le prennes mal, et comme je te connais, je sais que c’est ce qui va se passer, mais tu sais, on ne tue pas des anges aussi facilement que ça. Or, c’est arrivé déjà deux fois. Et il y a ce Kirin… Tu as entendu parler du Kirin ? Eh bien, ils n’ont même pas pris la corne qui vaut au moins mille dollars parce qu’ils l’ignoraient, ou parce qu’ils s’en fichaient, ou qu’ils font exprès et… Ecoute, je voudrais que tu quittes la ville. Pars en voyage d’affaires, va voir ta famille, enfin, ce que tu veux, mais pars jusqu’à ce que…
Jusqu’à ce que quoi ? L'orage se préparait, et elle ne voulait pas que Sergueï soit dans les parages au moment où il éclaterait. Son compagnon la dévisagea, stupéfait.
— Wren, les cibles, ce sont les Fatae. Pas les Humains, ni même les Talents.
La jeune femme se raidit dans ses bras.
— La situation va changer.
— Tu le sais de source sûre ?
Il ne remettait pas en cause ses propos. Simplement, il sentait une hésitation dans sa voix.
— Si tu as confiance en moi, et dans mon intuition, c’est le moment de le prouver. Oui, la situation va changer. Et je veux que tu t’éloignes. Maman est partie, déjà, et toi…
Elle se tut, incapable de poursuivre.
— Ma chérie, dit doucement Sergueï, nous avons déjà eu cette discussion. Pas une seule fois depuis que nous nous connaissons, tu n’as laissé entendre que je pouvais être un poids pour toi. Ou que je ne serais pas capable de me défendre. Et là, subitement…
Il esquissa un sourire.
— Pourquoi le sexe te donnerait-il soudain le droit de dire ce que je peux ou ne peux pas faire ?
Elle s’écarta légèrement de lui.
— Non, ça n’est pas ça… Simplement, ça me donne le droit de m’inquiéter à haute voix, plutôt que de garder ça pour moi et de me faire du souci en silence. Et puis, bon sang, tu es mon partenaire ! Alors, si je sais qu’il va se produire quelque chose de particulièrement dangereux, et que pour se battre, les poings et les pistolets ne seront pas suffisants, je dois le dire.
— Sauf qu’ils se battent précisément avec des poings et des pistolets, souligna-t-il. Et aussi des battes de base-ball et des couteaux. Le genre d’armes dont j’ai l’habitude bien plus que toi.
— Oh ! Toi et ta logique ! Tu ne vois pas qu’il n’y a rien de logique ici ? lança-t-elle.
Exaspérée, elle enfouit son visage dans l’oreiller et se mit à trembler de tout son corps. S'il ne la connaissait pas aussi bien, Sergueï aurait pu croire qu’elle pleurait. En réalité, la jeune femme était agitée par un rire convulsif, un peu hystérique peut-être, mais qui indiquait que son sens de l’humour l’emportait sur le goût du drame.
— Tu es bête, murmura-t-il.
— Toi aussi.
Les mots lui parvinrent, assourdis par l’oreiller. Il sourit et caressa les cheveux trempés de sueur.
— Plus on est de fous, plus on rit, non ?
Sans répondre, elle se colla contre son corps et laissa ses mains glisser sur la poitrine musclée. Des étincelles jaillirent au bout de ses doigts et voletèrent au-dessus de la peau soyeuse. Frémissant de plaisir, Sergueï songea à l’extrême concentration dont la jeune femme devait faire preuve pour conserver le contrôle de ses serpents alors qu’elle était occupée à tout autre chose.
A cet instant, elle le prit dans sa bouche, et il oublia tout ce qui n’était pas ce mouvement affolant. Il ne savait pas ce qui lui procurait le plaisir le plus intense, de la caresse des étincelles sur son ventre ou de cette langue qui palpait délicatement sa verge, et qui glissait, et… Comme c’était bon ! Wren…
La bouche allait et venait, les sensations magiques se mêlaient aux sensations physiques. Il sentit son sexe se tendre et se gonfler jusqu’au point où il aurait accepté tout ce qu’elle lui aurait demandé. Et il l’aimait encore plus de savoir qu’il était prêt à tout — et pourtant, de ne rien lui demander.
Non. Ne fais pas cela.
Les anges étaient de sacrés enquiquineurs, c’était connu. Donc, on avait le droit d’ignorer ce que vous susurrait celui qui était perché sur votre épaule, non ?
Tu es un idiot.
Ce n’était pas de l’idiotie. Depuis près de dix ans maintenant, elle avait pris l’habitude de s’enraciner en lui. Et d’accord, son corps avait souffert, mais globalement, il était en bonne santé. Après tout, elle avait déjà puisé en O.P., et O.P. allait bien. Donc… Sergueï s’empressa de chasser l’ours de ses pensées. Il n’aimait pas du tout l’idée que Wren ait recours à ses « services », même si c’était pour l’épargner, lui.
Non. C'était strictement une histoire entre lui et elle. Le Courant faisait intimement partie de Wren, et cette partie, il voulait la connaître dans ses moindres détails. Le contrôle qu’elle avait de sa magie était parfait, oui, mais il ne pouvait s’empêcher d’en vouloir encore un peu plus. Oh, si peu !
Idiot. L'ange haussa les épaules avec fatalisme.
Wren, ma chérie, laisse… laisse aller. Juste un peu.
Il sentit la jeune femme se raidir. Posant ses mains sur ses épaules, il se mit à les masser doucement pour la détendre, l’encourager. La rassurer.
Elle avait confiance en lui. Il avait confiance en elle. L'amour ne reposait-il pas sur la confiance ? Il était solide, bien plus solide que cette boule de fourrure sur pattes. Il était essentiel à l’équilibre de la jeune femme. C'était lui qui s’enracinait en elle, pas l’inverse.
Triple idiot, susurra de nouveau l’ange, avant de battre définitivement en retraite.
— Ma chérie, articula-t-il d’une voix rauque. S'il te plaît. Tu me rends fou, si tu savais… Laisse-moi y goûter encore…
En d’autres circonstances, il n’aurait jamais demandé. En d’autres circonstances, elle lui aurait lu la Constitution en entier rien que pour le punir d’avoir osé demander. Mais il la connaissait. Il savait qu’une fois engagée dans une action, elle ne reculait pas.
— Wren, je t’en prie…
Elle l’avait entendu, il le savait. La pression de ses mains sur ses hanches se relâcha un bref instant, puis s’accrut de nouveau. Et la cadence s’accéléra, comme si elle essayait de lui faire oublier sa demande.
— Hmm, ma chérie, tu me fais mourir…
Les mots qu’il n’aurait pas dû prononcer. Il sentit les ongles de Wren s’enfoncer jusqu’au sang dans sa chair. A l’instant où il se rétractait mentalement, le Courant jaillit, vola au-dessus de sa peau et plongea dans sa chair. Ses nerfs frémirent au point de le faire quasiment jouir. Puis il sentit la bouche de la jeune femme glisser une dernière fois le long de sa verge, et une décharge parcourut son corps. Sergueï laissa échapper un long gémissement de plaisir.
— Wren ?
Encore étourdi, il vit confusément une forme blanche quitter le lit et s’éloigner en titubant. Clignant des yeux, il s’efforça de mieux distinguer la jeune femme.
— Tu… Je ne voulais pas…
Elle recula encore d’un pas, comme profondément choquée.
— Tout va bien, ma chérie…
Puis il se tut, tandis que la réaction de Wren faisait enfin sens dans son esprit. Le Courant avait jailli de ses doigts non pas parce qu’il l’avait demandé, ni même en réponse instinctive à son désir.
Mais parce qu’elle venait de vivre ce que les Indépendants redoutaient le plus au monde : elle venait de perdre son contrôle.
— Wren…
La jeune femme avait disparu dans un tourbillon d’étincelles, le laissant seul et désemparé.
— Bon sang !