2.
Décembre, un mois plus tôt
Wren se pencha sur le lavabo et cracha furieusement. Le rouge vermeil se mélangea au verdâtre du produit pour la bouche dont elle venait de se gargariser, et disparut dans le siphon. Elle avait encore dans sa bouche un goût de sang et de terre. Ses bras lui faisaient mal, les muscles de ses jambes étaient cuisants, et l’adrénaline frémissait encore dans son corps alors qu’elle était de retour chez elle depuis vingt minutes au moins.
— Parfois, je hais mon boulot.
Son reflet dans le miroir ne parut pas impressionné par la déclaration qu’elle venait de faire à voix haute.
Son compagnon se trouvait dans le bureau, qui faisait partie des trois minuscules pièces de son appartement, à l’autre bout du couloir. Et il n’avait certainement pas entendu la déclaration en question. De nouveau, elle cracha dans le lavabo et, cette fois, constata avec satisfaction que le vert l’emportait sur le rouge. Attrapant une serviette, elle se sécha soigneusement avant de sortir pour aller passer ses nerfs sur son associé.
Sergueï était assis devant le bureau, un carton blanc de la taille d’un gâteau devant lui, son téléphone portable à l’oreille. Sa haute et mince silhouette semblait à l’étroit dans le fauteuil de Wren — cette dernière mesurant bien trente centimètres de moins que son compagnon. Ses longues jambes reposaient sur un vieux coussin en cuir glissé sous la table. La jeune femme nota les fils argentés qui couraient dans la chevelure noire et le fin réseau de rides qui prolongeaient les yeux, sans parler du léger épaississement de la taille. Mais il n’avait rien perdu de son élégance. Et décidément, cet homme restait un pur régal pour les yeux !
D’un geste, il arrêta la jeune femme, qui s’immobilisa sur le seuil sans protester. Etre un Talent — une sorcière ou une magicienne, aurait-on dit dans des temps plus reculés — entraînait quelques inconvénients comme celui de court-circuiter les objets électroniques, surtout quand elle ne se contrôlait pas entièrement.
Ce qui avait été le cas lorsqu’elle était rentrée tout à l’heure, souillée de terre, de sang et de crotte de chien. Sagement, son partenaire n’avait fait aucun commentaire et s’était jeté sur son téléphone pour passer une demi-douzaine de coups de fil. Sans parler des trois E.P.P.I. (Enquêteurs Privés Paranormaux et Indépendants) qu’il avait engagés, tout en jurant entre ses dents que ça lui coûterait moins cher d’engager un scribe pour le suivre partout avec une plume et un papier.
— Oui, je comprends, acquiesça-t-il, imperturbable, dans le téléphone. Excellent. Parfait.
Wren haussa un sourcil. Sergueï avait une façon bien à lui d’être dangereusement suave et mondain. Mais lorsqu’il passait en mode charme, bien des femmes et des hommes s’étaient retrouvés désarmés avant de comprendre ce qui leur arrivait. Elle seule voyait l’inquiétude qui assombrissait ses yeux et le tremblement léger qui agitait ses mains. Son compagnon ne s’était pas encore remis de l’avoir vue dans cet état, sur le seuil de la porte, juste avant qu’elle ne disparaisse dans la salle de bains pour nettoyer son visage et ses dents de toute la saleté qui les recouvrait. A dire vrai, elle ne s’en était pas remise non plus.
Visiblement, son partenaire était en proie à un mélange de peur — pour sa sécurité à elle — et de colère — contre elle, contre le client, contre l’univers en général. Avec une pointe de jalousie. Parce que c’était elle qui avait toujours tout le plaisir, lui avait-il dit quelques instants plus tôt avec un soupçon d’ironie.
Elle voulait bien lui refiler « tout le plaisir », si vraiment il le souhaitait ! Comme ça, elle resterait à la maison pour s’occuper des clients…
Cela dit, ils avaient essayé, et ça n’avait pas du tout marché.
— Mais naturellement, poursuivit Sergueï, d’une voix onctueuse. Nous conclurons la transaction demain matin. Un plaisir, vraiment, de travailler avec vous.
Donc, c’était bien au client qu’il parlait. Parfait. Elle attendit qu’il ait raccroché pour pénétrer dans la pièce.
— Alors, il va rajouter quelques billets pour payer mes fringues ?
Son précieux justaucorps, taillé sur mesure, avait été mis en pièces par le molosse qui l’avait accueillie. Elle avait bien réussi à cicatriser pour que ses plaies aient l’air vieilles de quelques jours, mais les étoffes, ça, les Talents n’étaient pas très doués pour les réparer.
Et compte tenu de la réaction du chauffeur de taxi quand elle était montée dans la voiture, Wren était persuadée que l’alerte avait été donnée et que plus personne n’accepterait une cliente correspondant à sa description. Ce qui n’avait rien de dramatique puisque, de toute façon, personne n’arrivait jamais à se souvenir de son apparence — particularité qui faisait partie de ses qualités de Récupératrice.
L'homme d’affaires eut un sourire en forme de dollar et son nez un peu trop busqué frémit… Certes, cela, elle venait de l’imaginer. Mais si le nez de Sergueï avait été capable de réagir, eh bien, à cet instant, il aurait remué.
— Assez pour que tu puisses t’offrir ce magnifique tissu que tu désirais tellement.
— Super.
Pas étonnant qu’il ait l’air si content de lui. Soyons honnêtes, elle méritait au moins ça. « Un boulot facile », avaient-ils dit. La mission s’était révélée particulièrement rude, donc elle avait légitimement gagné le moindre centime de ce bonus.
— Dis donc, cher associé, avant que tu ne te congratules… C'est la deuxième fois que je croise des chiens au cours d’une mission. Et franchement, ce n’est pas drôle du tout, et c’est très désagréable. Disons qu’à partir de maintenant, tu ajoutes une case « toutou » à ton enquête préliminaire, d’ac ?
Voir Sergueï rougir était un phénomène rarissime. L'enquête préliminaire, c’était son boulot à lui. Et l’idée que Wren puisse être déchiquetée par des chiens de mauvais poil ne leur faisait plaisir ni à elle ni à lui. Cette fois, au moins, il n’y avait eu qu’un seul molosse — ce qui était déjà trop. La dernière fois, elle avait eu affaire à toute une meute. Brrr… Elle ne voulait plus jamais repenser à cette affaire.
— Tu as raison. Désolé.
Ses yeux d’un brun chaud exprimaient un remords sincère, mais il n’en restait pas moins un homme d’affaires pourvu d’un cœur d’homme d’affaires quand on parlait boulot. Et question boulot, elle avait fait le sien. Et plus que mieux.
Sauf que ce n’était pas lui qui s’était trouvé face à une bête sauvage vaguement domestiquée, deux fois grande comme elle, avec moins de cervelle et plus de dents.
— Le client était très impressionné par ta performance, reprit Sergueï qui semblait lire dans ses pensées. Un Récupérateur moins talentueux aurait échoué.
Wren agita la main, comme pour chasser une mouche, et entreprit de défaire les barrettes qui retenaient ses cheveux. Elle les avait récemment coupés d’une bonne dizaine de centimètres, et désormais, ils atteignaient à peine ses épaules.
— Je sais. Je suis la meilleure et c’est pour ça qu’on paie le prix pour obtenir mes services. La flatterie, ça marche toujours. Sauf que je continue à être en colère.
Ce qui n’était pas tout à fait vrai. Mais bon, elle avait le Droit de son côté, et elle n’allait pas laisser tomber si facilement.
— Donc, commence à réfléchir à l’endroit où tu vas m’emmener dîner.
Sergueï toussota, puis secoua la tête.
— Une autre fois, Wren. Dans l’immédiat, tu dois prendre une douche et te préparer.
— Pardon ?
Elle le regarda, sidérée, oubliant complètement son indignation.
— Nous sommes mardi, reprit-il en se pinçant délicatement l’arête du nez. Tu te souviens ? Mardi soir ?
Wren fronça les sourcils, se creusa la cervelle, et revint bredouille. Son esprit était encore occupé par la mission qui venait de s’achever.
— Quoi, mardi soir ?
Son compagnon évita de pousser un soupir, dix ans d’expérience avec Wren lui ayant appris à garder son calme.
— Tu as fini ce boulot plus tard que prévu, et on est censés se trouver à cette réunion avec la Cosa dans…
Il jeta un coup d’œil sur sa montre.
— ... quatre-vingt-dix minutes exactement.
Wren haussa un sourcil, puis frappa violemment son poing dans sa paume ouverte. Cette maudite réunion !
— On peut toujours annuler…
Sans prendre la peine de répondre, Wren fila vers la salle de bains, semant tout le long du couloir les restes de son costume déchiré. Ça faisait une éternité qu’elle n’avait plus eu le temps de respirer entre deux jobs — le temps d’aller à la gym, de faire du lèche-vitrine, de paresser, de dormir…
— Trouve-moi un truc à mettre ! cria-t-elle par-dessus son épaule tout en tournant le robinet de la douche à fond. Et du café ! Je serai prête dans un quart d’heure.
Sans attendre que l’eau devienne bouillante, comme elle aimait, Wren se savonna en pestant. Cette fichue réunion avait été programmée deux semaines auparavant. Elle avait cerclé de rouge la date sur le calendrier accroché dans le bureau, bon sang ! Et elle avait réussi à l’oublier comme si ce rendez-vous n’avait jamais existé. Non, ça ne lui ressemblait pas du tout.
Elle venait d’enchaîner deux missions coup sur coup — la dernière s’était déroulée dans un musée —, et si les événements de cet été ne l’avaient pas rendue aussi nerveuse, elle aurait laissé Sergueï refuser. Elle préférait marquer une pause entre deux missions, pour reprendre des forces. Sauf que le fait d’avoir été mise sur une liste noire par le Conseil des Mages, l’année dernière, l’avait rendue consciente de la fragilité qui existait entre « confort » et « souci », financièrement parlant. Du coup, elle avait littéralement effacé de son esprit toutes ses autres obligations.
— Stupide réunion ! Stupide… mais essentielle.
Elle entendit la porte de la salle de bains s’ouvrir, puis se refermer, accompagnée d’une bouffée d’air froid. Un tintement sec, suivi d’un bref chuintement, lui indiqua que Sergueï venait de poser une tasse de café sur la tablette du lavabo et de prendre une serviette sur la barre métallique. Le silence qui suivit signifiait qu’il attendait qu’elle sorte de la douche.
Renversant la tête en arrière, elle savoura une dernière fois la sensation de l’eau chaude glissant sur son corps, avant de fermer le robinet.
— Séchage d’abord, drogue ensuite, annonça Sergueï en ouvrant le rideau de plastique pour tendre la serviette.
Wren s’en empara sans grommeler. Tant qu’une tasse de breuvage caféiné l’attendait, tout allait bien.
La vérité, c’est qu’elle avait désespérément besoin d’oublier cette réunion. Désespérément besoin que le Conseil des Mages, les Solitaires, les Fatae, les groupes racistes, les petits jeux politiques, les meurtres, connus ou supposés, disparaissent comme dans un mauvais rêve. Elle voulait être seulement Wren Valère, la Voleuse-Free-Lance-la-Plus-Citadine-du-Monde.
Elle voulait avoir le temps de réfléchir à sa relation avec Sergueï, maintenant qu’ils avaient ajouté le sexe à la liste des autres options. Elle voulait avoir le temps de s’asseoir dans un café et de siroter des milliers d’americano, tout en bavardant sur des sujets aussi dangereux que l’augmentation des loyers ou la race de Fatae qui faisait des misères aux autres espèces.
Mais entre ses désirs et la réalité, le fossé était plutôt grand, et il devait bien y avoir un endroit où elle pouvait porter plainte, non ?
— Valère.
Sergueï ne tapota pas sa montre, mais c’était tout comme. Wren poussa un soupir. Les quatre-vingt-dix minutes comprenaient aussi le temps du trajet depuis son appartement dans le Village jusqu’au lieu de rencontre en ville. Et avec la chance qui était la sienne, pour chaque minute de retard qu’elle prendrait, le métro en prendrait deux.
— D’ac.
Elle s’enveloppa dans la serviette et fila en direction de la chambre pour s’habiller.


Par miracle, le métro se comporta avec une correction surprenante, et ils arrivèrent au lieu de rendez-vous les premiers. Seule Michaela était déjà là. Visiblement, la Solitaire avait tiré la courte paille, et c’était donc elle qui avait dû s’y coller pendant que les trois autres représentants vagabonderaient Dieu savait où. La défunte Stéphanie, qui avait retourné sa veste et qu’absolument personne ne regrettait, avait été remplacée. La région de New York comptait quatre communautés d’Indépendants : les citadins, les banlieusards, ceux qui résidaient dans le Connecticut et les gitans — c’est-à-dire les Talents qui ne possédaient pas d’adresse fixe. Avant toute cette histoire, Wren n’avait pas mesuré à quel point les gitans étaient nombreux, au point d’avoir leur propre ambassadeur. Le dédain général pour toute autorité qui était la marque des Indépendants semblait s’étendre aussi au refus de payer des impôts et des loyers. On parlait même d’une famille qui s’était installée dans un énorme RV rayé et qui utilisait les pneus en caoutchouc comme isolants pour absorber le Courant parfois mal maîtrisé par les gosses. Evidemment, Wren n’y croirait pas avant de l’avoir vu de ses propres yeux, mais elle savait aujourd’hui que c’était très probable.
Michaela était la représentante des gitans. Aujourd’hui, cependant, elle prendrait la parole au nom de toute la communauté des Indépendants. Wren et Sergueï l’aperçurent dans un coin, assise sur une chaise et visiblement en pleine méditation. Ils évitèrent de la déranger et prirent place autour de la grande table.
Wren s’installa sur son siège avec une grimace. Il y avait une chance sur mille pour qu’elle puisse se caler au fond et poser ses pieds par terre. Raté. Elle poussa un soupir. Il faudrait qu’elle choisisse entre se sentir confortablement assise ou avoir l’air d’une enfant de dix ans balançant ses jambes sous la table.
D’accord, un mètre cinquante et des poussières, ça n’était pas très grand, même pour une femme, mais hors de question qu’elle se mette à quatre pattes sous la table pour vérifier si son siège était réglable. Elle aurait l’air de quoi, si les autres entraient à ce moment-là ?
Autant ignorer le problème et reprendre la conversation que Sergueï et elle avaient entamée en sortant de son appartement.
— Le vrai problème, c’est que cette ville est trop peuplée.
Son compagnon se renversa sur son fauteuil et leva un sourcil parfaitement épilé, ce qui eut le don d’agacer Wren, qui essayait vainement de l’imiter depuis des années.
— Trop peuplée, c’est-à-dire ?
— Trop d’Humains. De Non-Talents. Enfin, d’Ignorants, quoi.
Wren tapota la table avec irritation.
— Quelque chose va exploser, et très bientôt. Il y a déjà eu trop de… trop de… Bon sang, c’est quoi l’expression, déjà ?
— De dégâts collatéraux.
— Juste.
Une dernière fois, Wren tenta de poser ses pieds par terre, puis renonça et s’écarta légèrement de la table pour pouvoir se tasser confortablement sur sa chaise. Ça ne faisait pas très professionnel, mais c’était moins douloureux pour ses mollets. Elle jeta un coup d’œil circulaire sur la pièce. Les murs étaient tapissés de papier gris et des appliques diffusaient une lumière tamisée. Son regard finit par se poser sur ses bottes. Est-ce qu’elle n’aurait pas dû choisir une tenue un peu plus chic qu’un pantalon et un gros pull ? Même si le temps, dehors, menaçait de virer à la tempête polaire… Mais non. Rien sur le carton d’invitation n’indiquait qu’elle devait porter une jupe ou, pire encore, un tailleur. Et puis, c’était Sergueï qui avait choisi les vêtements. Or Sergueï était LA référence question fringues ; par conséquent, elle portait la tenue adéquate. A moins que, par prudence, il n’ait voulu éviter une dispute à propos de collants, vu qu’elle n’en avait pas et qu’ils n’avaient pas le temps de se chamailler.
— Sans parler, reprit Wren d’un ton légèrement acerbe, des milliers de Fatae qui n’ont pas la moindre idée de ce qui se passe ici.
— Je pensais que le Quad s’en occupait ? s’étonna Sergueï. Qu’ils devaient justement faire circuler les informations ?
Comme ses cheveux étaient, pour une fois, soigneusement noués en catogan et enduits de gel, elle évita d’y fourrager avec ses doigts et tapota de nouveau la table. Elle se tourna légèrement pour observer son compagnon : l’homme d’affaires parfait. Chemise blanche luxueuse, pantalon de flanelle grise parfaitement coupé, cravate discrètement tendance, cheveux élégamment rabattus en arrière, dans lesquels Sergueï passait une main exaspérée sans les déranger. A l’évidence, son gel était plus efficace que le sien.
Wren poussa un soupir. Régulièrement, elle oubliait que Sergueï ne connaissait presque rien de cet aspect de sa vie.
— Tu crois que les Humains ont le monopole du « je ne sais pas, je m’en fiche » ? La moitié des Fatae est convaincue qu’il s’agit d’un complot humain et que le Quad est seulement là pour les guider vers leur destin, ou plutôt vers l’abattoir.
Le Quad se composait de quatre Fatae, pour chacune des régions, et de quatre Indépendants. Les petits rigolos de la Cosa avaient rapidement commencé à parler du « Double Quad » et l’expression s’était très vite transformée en « bon sang de Double Quad ».
Wren n’arrivait toujours pas à comprendre comment les Fatae avaient réussi à élire des leaders sans qu’aucune des différentes espèces se tapent dessus, mais il fallait bien avouer que depuis plusieurs mois, personne n’avait essayé de changer de cheval.
« La confiance. Quel mot simple… », songea la jeune femme. Faussement simple et totalement explosif. Rare aussi, même les bons jours.
Et les bons jours, Manhattan semblait avoir oublié à quoi ça ressemblait.
L'année dernière, des factions s’étaient formées, étaient devenues paranoïaques et s’étaient montées les unes contre les autres. Le tout pendant que des casseurs de Fatae tuaient sur leur passage n’importe quelle créature vaguement non humaine, et que le Conseil des Mages essayait de contraindre les Indépendants à rejoindre leur prison dorée. Cette agitation était devenue si sanglante qu’il était devenu impératif de réagir. D’où le Quad. D’où cette réunion durant laquelle toutes les parties joueraient cartes sur table, mettraient leurs œufs dans le même panier… Bref, on pouvait choisir l’expression qu’on préférait.
— D’accord, un bon point, concéda-t-il. Donc, que fait-on ?
Wren se tassa encore un peu plus.
— Je n’en ai pas la moindre idée. Tout dépend de ce qui va se passer ici.
« Ici », c’était une salle de conférences pourvue d’une vaste table en acajou, d’un tableau blanc, de blocs de papier et de stylos. Dans un coin, un chariot chargé de pâtisseries et de grands pots de café attendait que les participants se servent. En revanche, le matériel de téléconférence dont ce genre d’endroit était généralement pourvu avait été prudemment enlevé avant la réunion. Wren félicita mentalement celui ou celle qui y avait pensé et, légèrement gênée, se demanda si ce n’était pas supposé être son travail. En fait, personne n’avait jamais été fichu de lui expliquer ce qu’elle était censée faire exactement en tant que « conseiller » des Indépendants, mis à part « observer et conseiller » les dirigeants des Solitaires.
Au début des événements, ils lui avaient demandé de prendre la tête de leur communauté, et seule son « invisibilité » l’avait protégée de ce destin. Impossible de suivre un leader dont personne ne se souvenait le lendemain matin !
Jamais, elle n’avait été aussi heureuse de posséder cette faculté dont elle n’était pas particulièrement fière d’habitude.
Michaela sortit de sa méditation et, paisiblement, rapprocha sa chaise de la table pour se plonger dans ses notes — et ignorer la discussion de Wren et Sergueï. La représentante des Indépendants était vêtue selon son style habituel, post-hippie et proto-gitan. Sauf qu’elle avait remplacé la soie vaporeuse de ses tenues estivales par une jupe et un pull de laine, et que ses pieds étaient chaussés de bottes confortables. La gitane avait l’air sereine et sûre d’elle-même. Bart, Rick et Susan étaient des Talents puissants, ce qui les rendait aptes à parler au nom des autres, mais question Courant pur, Michaela les battait à plate couture.
Elle savait aussi maîtriser ses humeurs mieux que quiconque — d’où la raison de sa présence dans cette salle de réunion. Vraiment, rien de tel que de tirer à la courte paille entre Talents…
— La situation est réellement très tendue, Sergueï, reprit Wren. Tout le monde louche et marche les pieds en dedans, à force de vouloir prédire ce qui va se passer.
Manhattan était une vaste ville, même si d’un point de vue technique, ça n’était jamais qu’un arrondissement. C'était aussi une toute petite île, particulièrement lorsqu’elle était peuplée d’être paranormaux.
Sergueï ne sut quoi répondre, aussi gardèrent-ils le silence. La montre outrageusement luxueuse de Sergueï marqua une minute, puis une autre, et soudain, les deux battants de la porte s’ouvrirent pour laisser entrer deux autres Humains.
— Ayexi. Jordan.
Wren se leva pour les saluer, et comme Sergueï restait assis, elle lui décocha un coup de pied sous la table. Son compagnon finit par se redresser, mais n’ouvrit pas la bouche.
— Valère.
D’âge moyen et pourvu d’une abondante chevelure noire, Jordan ne semblait pas particulièrement ravi de voir la jeune femme. Mince, presque fragile, Ayexi devait avoir pas loin de quatre-vingts ans. Il prit Wren dans ses bras avec enthousiasme.
— Ma chère ! Tu as l’air en pleine forme. John serait si fier de toi…
— Neezer m’aurait botté le train, oui, s’il avait su que je venais ici, répliqua Wren en rendant le baiser sonore que le vieil homme venait de lui appliquer sur les joues. Et toi ! Appartenir au Conseil ! Non vraiment, quelle honte…
Ayexi avait été le mentor de John Ebeneezer qui, lui, avait été le mentor de Wren. Ce genre de lignée créait des liens particulièrement forts et, bien qu’elle n’ait vu Ayexi qu’irrégulièrement depuis son adolescence, chaque fois, le plaisir et la solidarité jouaient dans le même sens.
— Bah ! Que puis-je dire ? Le corps se fait vieux et faible. Et bénéficier de la sécurité sociale devient un atout non négligeable.
— Ils t’ont acheté, tu veux dire.
— Hum… Ils me payent confortablement pour ce privilège, je t’assure.
Ses yeux gris clignèrent malicieusement, et Wren secoua la tête.
Impossible d’être en colère contre Ayexi. Cet homme avait le don d’absorber les humeurs négatives et de les transformer en ondes positives. C'était probablement la seule raison pour laquelle il était encore en vie, compte tenu des problèmes dans lesquels il se fourrait généralement. Neezer avait coutume de dire que le gène de la méchanceté avait dû sauter une génération et, par conséquent, passer par-dessus Ayexi.
Neezer était le seul à avoir été emporté par la folie. Un jour, quand elle aurait un peu de temps, elle ferait quelques recherches à ce sujet.
— Ayexi, je te présente mon associé, Sergueï Didier.
Sergueï travaillait avec elle depuis plus d’une décennie maintenant, et pourtant, il ne savait toujours pas qui étaient les acteurs principaux. Pour être honnête, Wren elle-même ne le savait toujours pas. Disons qu’elle connaissait ceux qu’elle avait utilisés, ou qui l’avaient utilisée.
Les présentations faites, les deux hommes se mesurèrent silencieusement du regard, et elle les vit littéralement se classer réciproquement dans la catégorie « allié momentané ». Ce qui était bien le maximum qu’on pouvait espérer ces temps-ci.
Les membres du Conseil inclinèrent la tête avec un enthousiasme plus que modéré en direction de la représentante des Indépendants. Ayexi était là pour soutenir Jordan, de la même façon que Wren était là pour prêter main-forte à Michaela. Et Sergueï était là parce que personne n’avait dit qu’un Ignorant ne pouvait pas assister à la conférence. Et depuis que le Conseil des Mages l’avait accepté comme manager de Wren à l’occasion de l’affaire Frants, tous acceptaient le tandem comme un seul et même acteur. Elle n’avait aucune intention de s’en plaindre : depuis qu’elle était plongée jusqu’au cou et malgré elle dans les affaires de la Cosa, être attaquée par un ou plusieurs molosses gardant la propriété de leurs maîtres lui paraissait, disons, presque négligeable question danger. C'était bon d’avoir Sergueï derrière elle. Hum… ou devant…
Un léger sourire étira les lèvres de Wren, qui se secoua. Pas le moment de penser à des choses aussi… distrayantes.
— Qui attendons-nous ?
Jordan avait pris une chaise de l’autre côté de la table et s’était installé, les mains à plat sur la table. Elles s’accordaient au reste de sa personne : carrées et parfaitement manucurées. Ayexi, lui, était tout le contraire de son protégé. Ses cheveux étaient ébouriffés, sa chemise dépassait de son pantalon, comme s’il venait de sortir en hâte d’un rendez-vous galant, et le bout de ses chaussures était éraflé.
— Le représentant des Fatae. Je ne sais pas qui ils ont décidé d’envoyer.
Rorani aurait été le choix parfait — si seulement on n’était pas en hiver. Malheureusement, à cette époque de l’année, la dryade hibernait, et même si on parvenait à la descendre de son arbre, elle serait trop groggy pour mener des négociations.
Un courant d’air annonça que la porte venait de nouveau de s’ouvrir. Wren leva les yeux.
— Messieurs, mesdemoiselles.
La Fatae inclina gracieusement la tête, et Wren laissa échapper un soupir de soulagement.
— Salut, Beyl.
Indiscutablement, il y avait un dieu sur terre, et il écoutait les prières. Wren rapprocha son siège de celui de Sergueï pour permettre à l’assistant de Beyl — une sorte de gnome à la peau grise et aux oreilles plates — de préparer l’espace pour que la griffonne puisse s’accroupir.
Les griffons étaient des négociateurs-nés. La race fonctionnait en troupeaux, par conséquent ils pensaient en termes d’intérêt collectif. Et comme ils étaient aussi des mangeurs de viande, ils avaient des instincts de prédateurs.
De plus, Beyl guidait son propre troupeau depuis une éternité ; elle savait donc faire face aux rébellions et défis de tous genres.
Sans compter que ses griffes et son bec crochu avaient nettement tendance à maintenir ses adversaires dans une prudence raisonnable et à les rendre légèrement nerveux. Or, d’après Wren, rendre un membre du Conseil des Mages légèrement nerveux était une très bonne chose. Même si, bien sûr, ils étaient supposés être tous du même bord. Ou faire en sorte d’être du même bord, ce qui était précisément le but de la petite réunion de ce soir.
Wren ferma un instant les yeux tandis que les salutations se poursuivaient autour de la table. Elle sentait pointer une migraine. Du type de celle dont sa mère se plaignait les mauvais jours — celle avec le petit bonhomme qui tape en rythme sur votre front.
« Sûr, lança-t-elle au petit bonhomme, que ça va être très, très moche… Le Conseil continue à jouer le grand méchant loup pour obliger les Indépendants à se passer la chaîne au cou, les Fatae prennent la mouche dès que les Humains sont dans le coin et les Indépendants n’ont jamais très bien supporté le stress. »
Et tu ne peux accuser personne de t’avoir collée dans cette affaire. Sauf toi. Elle aurait pu partir. Comme elle aurait pu dire non quand les Solitaires lui avaient demandé — non, l’avaient suppliée — de soutenir leur représentante. Elle aurait pu dire non quand les Fatae étaient venus la voir pour convaincre les Talents de discuter. Elle aurait dû dire non, non et non, quand le Conseil s’était agité pour qu’elle fasse partie de l’équipe des négociateurs.
Il fallait croire qu’elle était incapable de dire non, ces jours-ci. Et il faudrait qu’elle en discute avec elle-même très, très vite — tiens, justement, quand elle aurait un de ces moments de loisirs mythiques.
Alors que Beyl n’avait pas encore fini d’arranger sa queue autour de sa chaise, Michaela se leva et entra sans préambule dans le vif du sujet.
— Merci d’avoir accepté cette réunion, aujourd’hui. Voici la situation : depuis presque un an maintenant, nous faisons face à un groupe puissant et effrayant qui pourchasse les êtres surnaturels. D’après les tracts qu’ils distribuent, ils affirment être des vigiles, mais en vérité, ce ne sont rien d’autre que des racistes pourvus de battes de base-ball. Et si, pour l’instant, ils limitent leurs activités sanglantes aux Fatae, l’assaut contre l’Assemblée Générale du mois dernier indique que tous les membres de la Cosa Nostradamus constituent un gibier valable à leurs yeux.
Des murmures parcoururent la table et les têtes s’inclinèrent pour acquiescer. Les membres du Conseil n’avaient pas assisté à l’A.G. — sorte de version Cosa du conseil municipal —, mais ils savaient ce qui s’était passé. Quelqu’un avait informé les exterminateurs qu’il y aurait un rassemblement de Fatae cette nuit-là, et les vigiles n’avaient pas hésité à frapper quand un Indépendant s’était trouvé sur leur chemin. L'une des raisons de la présence du Conseil à la table des négociations, ce soir, était que les Mages ne voulaient pas être accusés d’avoir trempé dans ce crime. L'autre étant plutôt liée à des questions de politique interne : la dirigeante du Conseil essayait en effet de protéger ses arrières à la suite de manigances plus ou moins bien acceptées à l’intérieur de son organisation, et elle ne pouvait se permettre d’avoir à affronter des ennemis en dehors du Conseil.
— En bref, poursuivit Michaela, si nous ne cessons pas de nous manger le nez, ces criminels nous prendront à la gorge. Donc, on arrête les frais tout de suite. Là. Autour de cette table.
Hum… Un peu brutal, mais Wren ne désapprouvait pas la méthode. Tant qu’à frapper un bon coup, autant le faire tout de suite, non ?
Mauvaise comparaison… Le petit bonhomme en profita pour reprendre son martèlement, et Wren essaya de ne pas grimacer pour éviter que sa réaction ne soit mal interprétée.
— En tant qu’individus les plus directement menacés par ces Humains, intervint Beyl en claquant du bec, les Fatae sont venus ce soir volontairement afin de parvenir à une alliance qui…
— Sauvera leurs plumes.
— Nous protégera tous, poursuivit la griffonne en ignorant l’intervention sarcastique du Conseil.
Ayexi avait la tête du type qui vient de donner un coup de pied sous la table, sauf qu’il était trop bien élevé pour ça.
— En effet, rétorqua Michaela en ignorant elle aussi les propos de Jordan. Et nous remercions nos cousins à la fois pour leur aide non seulement avant, pendant et après l’Assemblée Générale, mais aussi au cours de toutes les années qui ont précédé.
Petite piqûre destinée aux Indépendants et au Conseil pour leur rappeler que les Fatae avaient soutenu les Humains bien avant cette période de danger, ici et sur d’autres continents, aujourd’hui et hier.
— Le Conseil a fait part officiellement de sa consternation et de sa réprobation devant les attaques subies par nos cousins les Fatae, lança Jordan, d’un ton neutre. Et nous avons appelé à une Trêve pour faire face à la menace extérieure.
Conscient du grognement ironique qui parcourut l’assemblée, Jordan se hâta de poursuivre.
— Cependant, il n’est pas sûr encore que nous ayons affaire à autre chose qu’à l’agitation de quelques Ignorants un peu perdus qui réagissent simplement contre des individus qu’ils perçoivent comme hostiles.
— Parce que les Omaa-nih sont dangereux ? s’enquit Beyl d’une voix vibrante de colère. Leur aspect est peut-être étrange, mais ce sont des êtres paisibles. Ils se nourrissent de céréales, ne se servent pas d’armes et pourtant, trois d’entre eux ont été tués l’année dernière !
Il est vrai qu’avec leurs quatre jambes et leur visage quasi humain, les Omaa-nih avaient de quoi effrayer les Ignorants qui s’apercevaient de leur présence.
— Pour nous, non, rétorqua Jordan en secouant la tête avec une tristesse visiblement feinte. Mais pour un Non-Humain qui n’y voit, excusez-moi, chère représentante, qu’un animal doué de parole ? Pour un Non-Humain, surtout, qui a perdu sa capacité d’émerveillement ? Eh bien oui, dans ce cas, un Omaa-nih est dangereux.
Wren se serait damnée plutôt que d’être d’accord avec Jordan, et pourtant, il avait fichtrement raison. Les Omaa-nih avaient la taille et la forme d’un élan. Or, la plupart des hommes n’avaient sans doute pas envie de voir leurs rennes se mettre à parler, même si à cette époque de l’année, la petite équipe du Père Noël faisait un tabac. En fait, Jordan était en train d’éviter le point essentiel. Wren tapota la table du doigt pour attirer l’attention de Michaela.
— Les vigiles n’ont fait aucune discrimination lorsqu’ils ont lancé leur assaut sur l’A.G., intervint Michaela en puisant dans le flux magique que lui envoyait Wren. Les Talents humains ont été blessés et tués de la même façon. Si, jusque-là, ils ignoraient que les Fatae avaient des relations dans le monde humain, eh bien, désormais, c’est chose faite. Et pourtant, ils n’ont absolument pas hésité à attaquer.
— Bah, un incident de parcours, dans la confusion de la bataille…
— Membre du Conseil !
Toutes plumes dehors, Beyl avait l’air d’une directrice d’école réprimandant ses troupes.
— Es-tu en train de défendre ces vigiles ? demanda-t-elle sur un ton dangereusement moqueur.
— Bien sûr que non, chère amie, répliqua Ayexi d’une voix douce, prenant de court son protégé. Disons simplement qu’il se fait… hum… l’avocat du diable. Nous devons, voyez-vous, envisager toutes les interprétations possibles pour mieux préparer notre contre-attaque.
Le visage d’Ayexi était paisible, comme s’il était en train de discuter de la qualité de la porcelaine chinoise ou du prix d’un objet dont il se moquait éperdument. Wren, cependant, avait noté la légère crispation du sourcil gauche, qui indiquait que le mentor transpirait intérieurement. Donc, le Conseil prenait l’affaire au sérieux. Après tout, ça risquait de chauffer pour eux aussi, à moins que leurs membres ne décident de se balader avec un écriteau proclamant « Conseil ! ». Les tueurs ne feraient pas de discrimination en fonction de l’appartenance syndicale, on pouvait en être sûr. Et Mme Howe, la chef du Conseil de l’Est, devait en être sûre aussi. En tout cas, suffisamment pour envoyer des émissaires à cette table de négociations. Même si ce n’était que pour sauver les apparences, Jordan et Ayexi parviendraient peut-être à un accord valable.
— En agressant sans distinction Humains et Fatae, ces… ces vigiles ont montré qu’ils n’avaient pas l’intention de choisir. Et qu’ils ne choisiraient pas.
Beyl foudroya Jordan du regard. Sur ce point, elle ne transigerait pas.
— L'associé de mon ennemi est mon ennemi, intervint Ayexi.
— Exactement.
La petite tête emplumée de la griffonne acquiesça fermement. Wren sentit son compagnon se crisper légèrement à son côté. L'unique réponse possible était en réalité de ne pas s’associer à l’ennemi, mais c’était un argument que le Conseil n’avait pas les moyens de s’offrir.
Jusque-là, tout le monde jouait son rôle. Les Fatae appelaient à la guerre, le Conseil exigeait le statu quo, et les Indépendants redoutaient d’avoir à prendre une décision. Il était temps de secouer un peu les choses.
— Nous possédons des informations, annonça Michaela en consultant les notes que Wren lui avait remises avant que ne commence la réunion, et qui rassemblaient tout ce qu'O.P. et elle avaient entendu et observé au cours des douze derniers mois. Et selon ces informations, les vigiles auraient non seulement traité les Fatae de bêtes immondes, mais surtout, les auraient accusés d’employer la magie.
— Les Fatae n’utilisent pas la magie !
Jordan avait l’air outré, comme si on venait de lui chiper sa tartelette aux fraises. Mais il avait raison. Si les Fatae étaient, dans leur chair et dans leur sang, des êtres magiques, en revanche, ils ne se servaient pas de magie. Leur corps ne leur permettait pas de canaliser le Courant comme les Talents. A leur façon, ils étaient aussi Ignorants que… la mère de Wren.
Cela dit, corrigea Wren silencieusement, personne ne peut être aussi ignorant que ma mère.
— Tu ne comprends pas, rétorqua Michaela.
— Et toi, tu vas trop loin.
Beyl se pencha subitement au-dessus de la table et, dans le mouvement, une plume se détacha et glissa lentement vers le sol. Fascinée, Wren suivit des yeux le vol délicat.
— Nous sommes la Cosa Nostradamus, lança la griffonne avec virulence, ce qui ramena l’attention de Wren sur la discussion en cours. Et si ce fait a un sens pour vous, c’est maintenant que vous devez le montrer. Cette appartenance veut dire solidarité. Responsabilité. Elle veut dire qu’on doit pouvoir compter les uns sur les autres, qu’on doit se protéger les uns les autres. Aux yeux des racistes, nous ne faisons qu’un, et nous ne méritons que mépris et violence. Alors, nous devons leur montrer que nous faisons un aussi par notre réaction, et cette réaction devra leur imposer le respect et leur apprendre à nous laisser vivre en paix.
Beyl venait de défendre de manière convaincante le principe d’une contre-attaque. Sauf qu’elle ne pouvait pas prouver que les agressions des vigiles étaient coordonnées, ni même qu’elles avaient une seule et unique origine. Partir bille en tête avec des informations aussi maigres était dangereux, et c’était une erreur que Wren évitait de commettre quand elle partait en mission de Récupération.
— On ne peut se permettre ce type d’attaque.
Michaela répétait ce que Wren leur avait martelé depuis le début, à savoir que toute riposte à grande échelle entraînerait une réponse plus féroce encore et fournirait une justification supplémentaire à leurs ennemis. A l’époque, elle pensait au Conseil, mais l’argument restait valable.
Même si les Indépendants se sentaient plus à l’aise avec la violence et le chaos qu’avec l’ordre et l’organisation.
— Mais on ne peut pas se permettre de ne pas réagir.
Ayexi eut l’air étonné de voir que les Fatae étaient d’accord avec lui — pas aussi étonné que Jordan, cependant, de voir son conseiller prendre la direction des affaires.
— Vous avez raison, Michaela, madame la Griffonne, poursuivit-il. Si cette menace vise la Cosa tout entière, alors, nous devons réagir. Avant que les problèmes ne se répandent au-delà de cette ville.
Wren comprit l’allusion. A en juger par le soupir qu’il laissa échapper, son compagnon avait compris également. Michaela fut un peu plus lente à saisir le sous-entendu. Les Fatae n’étaient pas vraiment « au courant », si on pouvait se permettre le jeu de mot, de la situation au sein de la communauté des Talents.
Le leader de facto du Conseil de New York, KimAnn Howe, venait de conclure une alliance inédite avec le Conseil de San Diego, dont le dirigeant devenait du même coup le subordonné de Mme Howe. C'était un coup risqué et audacieux, qui aurait cristallisé toutes les inquiétudes quelques mois auparavant si les agissements des « exterminateurs » n’avaient attiré l’attention de la Cosa.
Et si Mme Howe ne pouvait prouver aux membres du Conseil — et des autres Conseils à travers le pays — qu’elle était capable de contrôler la situation dans sa propre ville, elle perdrait le pouvoir acquis grâce à cet accord, qui en avait rendu plus d’un nerveux dans sa propre organisation.
Et KimAnn n’était pas du genre à lâcher le pouvoir.
— Et tu proposes… ?
— Une Trêve. Une… cessation des hostilités et manœuvres en tous genres, ouvertes ou dissimulées.
Par un immense effort de volonté, Wren parvint à ne pas écarquiller les yeux.
— Trop passif. Parfait pour vos intérêts, mais d’aucune utilité pour les Fatae. Que peux-tu nous donner ? demanda Beyl en claquant sèchement du bec.
Jordan commença à étendre les mains, comme pour indiquer qu’il n’avait pas d’idées, lorsqu’une nouvelle voix se fit entendre.
— Et si on rétablissait les patrouilles ?
Jusque-là, le gnome qui remplissait les fonctions d’assistant auprès de Beyl était resté silencieux. Relevant la tête de son ordinateur, il scruta l’assistance, les yeux brillants.
— Ils faisaient parfaitement le boulot, à l’époque.
Wren faillit en tomber de sa chaise. Génial ! Bon sang, en tant qu’ex-membre de ces fameuses patrouilles, c’est elle qui aurait dû y penser la première ! Ils en avaient organisé deux fois par le passé : la première, lorsque les piskies avaient décidé de faire passer leurs blagues en mode farces dangereuses, la seconde, lors d’une série d’attaques dont les Fatae avaient été victimes — et qui, rétrospectivement, devaient correspondre aux premières tentatives des soi-disant « exterminateurs de vermine ».
La chose présentait donc le bénéfice de l’expérience, n’était pas trop offensive et ne risquait pas de rendre le Conseil trop nerveux. Enfin, elle donnait de quoi occuper les Fatae…
— C'est uniquement une solution à court terme, dit Michaela, dubitative. Un moyen de prévention…
— De dissuasion, intervint Beyl en s’enthousiasmant pour l’idée comme si c’était elle qui l’avait lancée.
Ce qui était peut-être le cas. Wren admirait les griffons en général, et Beyl en particulier, pour plusieurs raisons, la toute première d’entre elles étant leur sens de la manœuvre.
— A l’époque, nous recourions à des volontaires. Des Indépendants, surtout. Aujourd’hui… nous pouvons recruter dans toutes les communautés et créer des équipes complémentaires, efficaces. Associer Talents et Fatae, à l’exemple de Wren Valère et du démon O.P.
Misère… Pas de doute, ils y avaient réfléchi avant de venir à la réunion. Ce qui ne rendait pas la solution moins intéressante pour autant.
— Oui, je vois, commenta Jordan, d’un air songeur. Un tandem capable de faire peur à tout assaillant potentiel.
L'idée avait l’air de lui plaire, à lui aussi.
— Suffisamment longtemps, en tout cas, pour nous permettre de remonter à leur source. De découvrir qui les finance, et pourquoi. Qui est derrière tout ça.
Wren se renfonça sur son siège, attrapa le soda qu’elle avait placé sur le sol, près de ses pieds, et l’ouvrit avec un sifflement qui lui valut des regards sombres de la part de Jordan et du gnome. Enfin, on abordait le cœur du problème…


— C'était sympa, non ?
— Euh… tu crois ?
— Zhenchenka. Dépêche-toi.
Wren acheva d’enfiler les gants de cuir aussi doux que du beurre et doublés de polaire que Sergueï lui avait offerts quand les grands froids avaient commencé. De l’autre côté de la porte vitrée du hall, le vent soufflait en rafales.
— J’aurais pu aussi bien ne pas venir, grommela Wren en faisant jouer ses doigts pour « faire » le cuir à sa main. Je n’ai contribué à rien du tout…
— Tu as été extrêmement utile, rétorqua fermement Michaela. Notamment pour le briefing que tu m’as donné avant la réunion et pour les conseils que tu m’as envoyés en cours de route sur nos estimés compagnons.
En effet, elle avait su empêcher quelques gaffes. Michaela, qui n’avait jamais travaillé avec les griffons jusque-là, aurait pu commettre l’erreur habituelle et considérer ces créatures comme des animaux intelligents plutôt que comme des égaux.
— Et maintenant, tu vas nous être encore plus précieuse. A nous, et à toute la Cosa.
Aussitôt, Sergueï dressa son antenne commerciale.
— Précieuse… à quel point ? s’enquit-il en plissant les yeux devant l’air trop innocent de la gitane.
— Inestimable.
— Elle veut dire : qui n’a pas de prix.
Les deux femmes se sourirent — un sourire plus tendu que franchement joyeux. Puis Wren poussa un soupir.
— D’ac, vas-y, que veux-tu de moi encore ?
— Que tu fasses en sorte de garder les écoutilles ouvertes.
— Euh…
— Que tu fasses en sorte qu’ils continuent à se parler.
— Qui ? Et de quoi ?
— Ne fais pas l’idiote, rétorqua Michaela en poussant la porte vitrée. Tu sais très bien qui je veux dire.
Une bouffée d’air froid les enveloppa et Wren sentit mille petites aiguilles glacées lui picoter les joues.
— Les trois groupes de joyeux lurons : Indépendants, Fatae et membres du Conseil. L'idée d’une Trêve, le temps qu’on comprenne ce qui se passe, c’est très joli, mais il faut aussi qu’on arrive à un résultat concret. Ce qui veut dire « communication ». Tout ce petit monde-là va avoir besoin qu’on lui rappelle de temps à autre pour quelle raison ils doivent jouer fair-play. Et pour administrer cette piqûre de rappel, on a besoin de quelqu’un de proche.
— Ça, tu peux le faire, approuva Sergueï en prenant le bras de la jeune femme, puis en arrondissant l’autre pour que Michaela s’y accroche.
— Faire quoi ?
Wren se sentait vraiment stupide, mais elle avait raté le dernier tournant.
— Faire en sorte que tout le monde se parle, répéta patiemment Michaela, comme si elle s’adressait à une enfant. Toi et le démon. Vous avez commencé, vous avez jeté le premier pont, avec vos amitiés à l’intérieur du Conseil, votre connaissance des races de Fatae. Aujourd’hui, on a plus que jamais besoin que vous continuiez.
Sa voix s’adoucit.
— C'est ce que Lee…
— Michaela. Arrête. Tout de suite.
Elle voulait bien être menée par le bout du nez pour la bonne cause, mais elle refusait qu’on exploite ses souvenirs personnels. Ni maintenant. Ni jamais.
Lee était mort au cours d’une mission qui avait mal tourné — par la faute d’un stupide Fatae —, et Lee était devenu un héros. Sa veuve refusait toujours d’adresser la parole à Wren.
— Réfléchis, dit Michaela.
Ce n’était pas une requête, et Wren ne se donna même pas la peine d’y répondre.
Tous trois marchèrent jusqu’à la station de métro en silence, tête baissée contre le vent. Bien sûr, les membres du Conseil avaient eu droit à une voiture. Ayexi avait vaguement agité la main en s’engouffrant dans la Sedan, et Jordan, une fois passé le seuil de la porte, s’était comporté comme si tout le monde avait disparu de son champ de vision. Typique. Si Ayexi continuait à se montrer aussi sympathique, ses chances de survie à l’intérieur du Conseil risquaient d’être très faibles.
Après avoir installé Beyl à l’arrière d’un van, le gnome avait emmené sa patronne hors de la ville — vers les pâturages, sans doute, où le troupeau passait l’hiver.
Wren réfréna un soupir. Michaela avait raison, la garce. Tout avait commencé longtemps auparavant. Bien avant qu’elle ne participe à sa première Assemblée. Avant qu’elle ne reçoive le premier tract publicitaire des « exterminateurs de vermine » — couverture derrière laquelle se dissimulaient les vigiles et qui leur permettait de recruter et former de nouveaux membres. Avant qu'O.P. et Lee ne transforment son appartement en salle de réunion pour permettre aux Fatae de parler de ce qui se passait et d’apprendre à faire confiance aux autres communautés.
En réalité, l’histoire avait commencé le jour où elle avait rencontré le premier Fatae et qu’elle l’avait appelé « cousin », comme Neezer le lui avait appris. Elle avait commencé l’après-midi où O.P. avait apporté son premier courrier à la toute nouvelle Récupératrice, qui s’était contentée de tendre une serviette à l’ours quand celui-ci avait chipé une part de pizza.
Les Fatae faisaient confiance à O.P., même si les démons ne comptaient pas parmi les races les plus sociables. Et, à travers l’ours, ils faisaient confiance à Wren. Les Indépendants, eux, n’étaient pas très forts, question confiance, mais la Troïka, comme Sergueï appelait leurs quatre représentants, s’appuyait sur elle — et c’était un poids de plus sur ses épaules. Un poids dont elle se serait bien passée. Quant au Conseil…, eh bien, ce serait l’inconnue à résoudre, non ? Quelle piqûre de rappel pourrait contraindre les Mages à rester à la table des négociations ?
Elle connaissait Ayexi. Elle connaissait des gens de ce côté-ci du fleuve. KimAnn et ses laquais savaient qui elle était. Peut-être même la respectaient-ils un peu. Ils l’avaient en tout cas écoutée au moins une fois — pour autant, bien sûr, que la leader de facto du Conseil sache écouter autre chose que son ego.
Michaela prenait la ligne 5. Wren et Sergueï la 6. Au moment où les portes se refermaient derrière eux, Sergueï attira la jeune femme dans ses bras et posa son menton sur sa tête. Wren avait chaud et des cheveux échappés de son bonnet lui chatouillaient la nuque, mais elle ne bougea pas.
— Je ne sais pas si je saurai le faire.
La laine du manteau étouffait à demi ses paroles, mais Sergueï comprit parfaitement.
— Ils t’ont engagée. Pourquoi ?
Au diable sa manie de la logique !
— Ils ne m’ont pas engagée. Je me suis portée volontaire. Parce que je suis une idiote.
Il ne soupira pas, mais ce fut tout comme.
— Aide-moi à comprendre, Geneviève. Ils t’ont proposé de faire le boulot parce que… quoi ?
— Parce que je suis la meilleure.
— La meilleure Récupératrice, oui. Mais il ne s’agissait pas de récupérer quoi que ce soit. Il s’agissait de…
— C'est la même chose.
Comme s’il lisait dans ses pensées.
— Il s’agit d’analyser une situation et d’établir un plan. De s’adapter aux évolutions. De modifier le scénario en fonction des événements, de récupérer les infos dont la Troïka a besoin. Tu peux le faire. Va jusqu’au bout.
C'était son mantra. Sa formule magique. Va jusqu’au bout. Aller jusqu’au bout d’une mission signifiait que la mission en question était possible. Aussi longtemps qu’on se concentrait sur le travail, sur ses aspects pratiques, on évitait de paniquer en pensant à son ampleur. A ses pièges. A ses ramifications.
Derrière le magique, la logique. Ce qui n’était pas si rassurant que ça.
Et Sergueï avait laissé de côté un point essentiel. L'argent. Tout avait un prix. Et ça, c’était son mantra à lui — le principe sacré qu’il lui avait enfoncé dans le crâne mieux que n’importe lequel de ses cours d’économie à la fac. A valeur, valeur et demie. Se blottissant plus confortablement encore dans les bras de son compagnon, Wren ne put s’empêcher de se demander quel serait ce prix lorsque le sang commencerait à couler.