15.
— Non, je t’assure, tu as fait ce qu’il fallait. La patrouille s’en est parfaitement occupée.
C'était sans doute la première fois de sa vie que Bart s’efforçait de réconforter quelqu’un. Et cela avait le don d’agacer Wren. Elle préférait que l’Indépendant se montre, disons, décapant. Caustique. Le fait même qu’il n’ait pas été exaspéré d’apprendre la présence de Wren sur les lieux de l’incident avait quelque chose d’étrange.
Wren n’arrivait pas à déterminer si O.P. regrettait de ne pas être intervenu ou s’il se sentait coupable de n’avoir pas réagi. Il aurait pu la repousser, bien sûr, mais en lui brisant le bras. Alors, il se serait senti encore plus coupable.
Pour l’instant, ils se trouvaient dans l’appartement de Bart, à boire un café à vous faire friser les cheveux. Tassé sur lui-même, le représentant de Manhattan avait mauvaise mine : une barbe de plusieurs jours s’étalait sur son menton, et ses yeux étaient bordés de rouge. Il avait l’air d’une route ravagée par une tornade — ou d’un type qui vient de se soûler à mort avec des marins en permission. En réalité, il était resté au poste de contrôle de la Trêve jusqu’à l’aube.
Etait-il possible que l’ange ait été tué seulement quatre jours auparavant ? Wren fronça le nez et refit le calcul. Non, c’était bien ça.
— Je croyais que l’idée, c’était justement qu’on s’implique ? lança O.P. qui refusait de lâcher prise.
— Ecoute, si la patrouille n’était pas arrivée à temps, alors, oui, tu serais intervenu. Mais laisse-les faire leur boulot. Ça leur donne un but. Et ça montre au reste de la Cosa que même si la Trêve a été rompue, officieusement, nous continuons à travailler ensemble.
Wren haussa un sourcil.
— Officieusement ?
Bart poussa un soupir et s’allongea à demi dans le canapé, dans une position de détente que contredisait la tension perceptible de ses muscles.
— Hmm… Le Conseil jure ses grands dieux qu’il n’a rien à voir avec l’assassinat de l’ange, qu’il n’a pris contact avec aucun groupe étranger à la Cosa, et que les Mages sont aussi écœurés que nous par ce qui se passe. Je cite, bien sûr. Je me demande s’il ne faut pas voir derrière tout ça la main d’un Talent ultra-doué.
— Ou d’un Humain, tout simplement, rétorqua Wren.
O.P. laissa un instant de côté ses obsessions.
— Hé là ! Ne surestime pas ton espèce. Tout ce qui respire est capable de manipulation. Sauf les démons, naturellement.
La jeune femme était incapable de résister à la tentation.
— Quoi, vous êtes plus nobles ?
— Non, moins nombreux et beaucoup moins impliqués. Il y a au moins six générations qu’on a cessé de s’inquiéter de ce que les autres espèces pensaient de nous.
L'ours haussa les épaules.
— Difficile de manipuler la vérité quand tout le monde s’en fiche.
Au cours des dernières vingt-quatre heures, Wren en avait appris un rayon sur les démons. Désormais, elle pouvait se considérer comme Super Experte Démoniaque à l’intérieur de la Cosa. Dommage que personne n’ait besoin de ses services. Et ça n’était pas non plus franchement le type de questions qu’on trouvait dans le Trivial Pursuit.
Elle avait l’impression que son cerveau était en ébullition, comme si elle l’avait oublié trop longtemps au soleil. Et ses yeux picotaient désagréablement. Elle avait passé la nuit à discuter avec O.P. Renonçant à l’idée de dormir, ils s’étaient réfugiés dans un bar pour remplacer l’adrénaline par la caféine, tout en faisant le bilan de tout ce qui avait été dit, fait ou vu depuis le jour où O.P. avait croisé les vigiles pour la première fois — et où Wren avait appelé le numéro indiqué sur les prospectus.
— Tu crois que c’est arrivé à cause de nous ? avait fini par demander Wren, tracassée par une idée qui ne la lâchait pas. Je veux dire, en ne les ignorant pas ? D’habitude, c’est ce qu’on fait, non ? On tourne la tête et ils finissent par renoncer. Ou quelque chose d’autre les attire, ou…
Ou les Talents disparaissent les uns derrière les autres, noyés, écrasés, brûlés, gazés, abattus comme des lapins…
— Ça va, j’ai compris. Tu es contre le coup de l’autruche.
— Pas toujours.
Une ombre traversa fugitivement les yeux rouges du démon.
— Tu l’as dit toi-même. Très souvent, les bourreaux finissent par s’ennuyer et partir. Les victimes perdent tout leur charme quand elles cessent de crier, ou qu’elles n’ont plus rien à donner…
Wren considéra son compagnon en papillotant des yeux. Son cerveau épuisé butait sur les mots que celui-ci venait de prononcer.
— C'est un angle que nous avons omis de considérer, non ?
— Quoi, crier ?
— Non. Les avantages. On a parlé de racisme, d’intolérance, de discrimination, et blablabla… Mais si c’était plus élémentaire que ça ?
— Cui bono ?
— Euh…
— A qui profite le crime, en latin, expliqua patiemment O.P.
— Exactement. Donc, qui pourrait avoir intérêt à nous écraser ?
— Le Conseil, rétorqua le démon, avant de froncer les sourcils et de hocher lentement la tête. Non. Les soupçons tomberaient forcément sur eux, et ils le savent… C'est trop évident. Tout les désigne, même l’ange assassiné pour rompre la Trêve, parce que seul un Talent aurait pu faire ça, n’est-ce pas ?
Wren acquiesça.
— Depuis le début, tout a été organisé pour qu’on les soupçonne, reprit O.P., d’un ton songeur. Et qu’ils nous soupçonnent, eux.
— Donc ?
— Donc ? dit l’ours en écho.
Parvenus à ce stade, ils avaient réglé leurs consommations et galopé tout droit chez Bart pour lui refiler le bébé. Non seulement le Talent habitait à proximité, mais il était particulièrement doué pour démonter les théories des autres.
Wren ne fut pas déçue.
— Donc…, proféra Bart. Intéressant, vraiment. Comme tout le monde, j’adore les histoires de conspiration. Le hic, c’est que je ne vois pas qui pourrait se frotter les mains en nous regardant nous bouffer les uns les autres.
— Le gouvernement ? proposa Wren, à court d’inspiration.
Bart faillit éclater de rire.
— Le gouvernement se fiche pas mal de nous. Personne ne s’est jamais intéressé à la Cosa : ni les démocrates, ni les républicains, ni les communistes, ni les fascistes… On ne peut pas servir d’épine à planter dans le pied des autres, ni même de fumier pour fertiliser une terre promise.
— Charmante image, grommela O.P. en plissant le museau de dégoût.
Bart haussa les épaules.
— Bien sûr, le gouvernement a de temps à autre recouru aux services d’un Talent. Mais pour autant qu’on le sache, les grands de ce monde ignorent que nous possédons un truc qui ressemble vaguement à une organisation. Pour eux, les Talents sont des sortes de marionnettes perdues au milieu de la population. Pas de raison qu’ils changent d’avis.
— M’étonnerait qu’ils soient aussi cool avec les Fatae. S'ils connaissent leur existence, évidemment.
— Sûr que s’ils savaient, vous seriez déjà classés dans la catégorie des immigrés clandestins, inutiles économiquement et dangereux socialement, approuva Bart. Des chemises brunes vous ont-elles approchés ?
O.P. retroussa ses babines, dévoilant des canines étonnamment réconfortantes.
— Qu’ils essaient, pour voir.
Wren esquissa une moue que le démon aperçut.
— Tu m’avais dit que je pouvais faire ce que je voulais aux hommes, du moment que j’arrêtais de manger des chiens.
— Ce n’est pas ce que j’ai dit ! s’époumona Wren en faisant pivoter son fauteuil pour darder des yeux outrés sur le misérable.
— Les enfants ! Revenons à nos moutons, s’il vous plaît.
Le démon et la Solitaire s’observèrent avec défiance, puis l’ours tira une langue d’un beau bleu foncé vers la jeune femme, qui répondit par une grimace éloquente.
— Allons, les enfants ! Faites ça pendant la récré, pas pendant le travail, voulez-vous ?
— D’ac.
Wren se retourna et se concentra de nouveau entièrement sur l’affaire en cours.
— Donc, si je nous résume, on doit trouver quelqu’un qui sait qu’il existe un truc nommé Cosa, comment nous manipuler, et qui a quelque chose à gagner en agissant de la sorte.
— Le Conseil, le Conseil et encore le Conseil, rétorqua O.P. en soulevant un chapeau invisible en direction de Wren. Ne t’en déplaise.
— Hmm.
Wren sentit un fourmillement désagréable sur la nuque, qui n’avait rien à voir avec le fait qu’elle n’avait pas eu le temps de prendre une douche, ce matin.
— Oui ? s’enquit Bart en la dévisageant.
— Je ne sais pas. Tu as un téléphone ?
Bart la dévisagea comme si elle venait de se transformer en nain vert à pois roses.
— Dans le bureau, au bout du couloir.
— Merci.
Parfois, elle oubliait que tout le monde ne transformait pas les systèmes électroniques en une masse de fils fumants et grésillants simplement en se tenant à côté. En réalité, c’était souvent une question d’orgueil : plus votre Courant était pur, plus vous aviez de chance de bousiller un appareil juste en le regardant. Wren était très forte : elle avait réduit à néant trois téléphones portables de Sergueï rien qu’avec un frémissement de ses filaments. Bart ne se situait pas au même niveau.
En posant cette question, elle n’avait pas eu l’intention d’humilier l’Indépendant, encore moins de lui rappeler qu’elle était plus puissante que lui. Simplement… Ah, et puis flûte ! Renonçant à s’expliquer, Wren partit en direction du bureau.
L'appartement de Bart ressemblait au sien : plutôt vide et chichement décoré. Elle s’arrêta devant le téléphone, une chose en plastique beige qu’on vendait dans les bazars pour 9,99 dollars. Le système de protection était minimal. Pas de répondeur non plus — sauf si Bart recourait au service de messagerie de la compagnie, ce qui était, sans doute, la chose la plus censée à faire quand on était un Talent.
Une rapide inspection de la pièce lui indiqua que l’Indépendant ne possédait pas non plus d’ordinateur. Donc : ou bien Bart ne contrôlait pas si bien que ça son Courant, ou bien il gérait ses affaires en direct. Ou les deux.
Se centrer. S'enraciner. Contrôler. Doucement, Wren effleura ses filaments, rassurée de les sentir si paisibles, malgré la démangeaison qui persistait sur sa nuque et la vague nausée qu’elle ressentait à l’idée de ce qu’elle allait faire. Soulevant le combiné, elle composa un numéro qu’elle avait, à contrecœur, mémorisé.
La sonnerie retentit. Une fois, deux fois… A la troisième, un déclic se produisit et le répondeur se mit en route.
— Vous connaissez mon numéro, vous savez qui je suis. Dites-moi ce que vous voulez.
Wren ne put s’empêcher de sourire. Charmant message. Elle en avait un autre pour lui.
— André. Wren Valère. Le temps d’acquitter sa dette est venu. J’ai besoin d’une réponse.
La question qu’elle lui réservait était simple. Elle espérait seulement qu’il accepterait d’y répondre. Evidemment, elle aurait pu passer par Sergueï, ce qui aurait été probablement plus rapide et plus efficace. Disons qu’elle préférait traiter en direct avec le diable.
Reposant délicatement le combiné, elle tâta de nouveau son centre. Le fait d’avoir perdu prise sur son filament, la veille, l’avait traumatisée. Cela ne lui était plus arrivé depuis qu’elle était enfant, et encore, pour des raisons fichtrement plus sérieuses.
Trop… Tout était en train de devenir « trop ». Trop d’efforts. Trop de responsabilités. Et pas moyen d’y échapper. Wren avait toujours refusé de croire au destin, au karma — qu’on appelle la chose comme on voulait… Mais elle possédait les contacts dont la Cosa avait besoin dans l’immédiat. Et même si ça lui soulevait le cœur, elle n’avait pas le choix.
Elle visualisa son centre pour reprendre des forces. Les serpents s’enroulaient doucement les uns autour des autres, et le bruit de papier froissé que produisait le frottement de leurs écailles l’apaisa. Un bref instant, elle se demanda comment Bart « voyait » son Courant…
De toute évidence, elle avait encore besoin de quelques tasses de ce breuvage à vous faire sauter les bigoudis.
Lorsqu’elle revint dans la pièce principale, O.P. avait disparu. Que ce tas de fourrure ait osé partir sans lui dire au revoir la choqua légèrement. Ce qui était sans doute idiot, vu qu’ils ne s’étaient pas lâchés d’une semelle, ces derniers temps. Et qu’ils étaient appelés à se revoir très vite. De toute façon, cette carpette n’avait jamais été très portée sur les adieux.
— J’ai pris contact avec une personne qui pourrait nous aider, lança-t-elle en se réinstallant sur le canapé.
D’un geste, Bart lui fit signe de poursuivre, mais elle secoua la tête. Le coup de fil qu’elle venait de passer la mettait suffisamment mal à l’aise. Elle n’avait pas envie, en plus, d’avouer qu’elle avait fait appel à André. Ou plus précisément aux ressources du Silence
— ces mêmes ressources qui lui avaient fait cruellement défaut, il n’y avait pas si longtemps.
A en juger par l’expression de son visage, Bart était plongé dans une discussion télépathique, sans doute avec les autres membres du Quad. Patiemment, Wren attendit de connaître la conclusion de la conférence.
— Je suppose que tu n’as pas envie de venir avec moi au Q.G. ?
Non, elle n’avait pas du tout envie. Sauf que c’était précisément ce à quoi elle s’était engagée : les guider dans l’espèce de valse qu’ils exécutaient entre les Fatae, le Conseil et tous les acteurs de la Cosa que la plupart des Indépendants avaient généralement le bon sens d’éviter. La Trêve était rompue, mais les pourparlers continuaient. Et tant qu’ils continuaient, Lee n’était pas mort en vain. A défaut d’une conviction personnelle, le souvenir de son ami et le sentiment de culpabilité qu’elle ne pouvait s’empêcher d’éprouver la contraignaient à rester assise à la table des négociations.
Poussant un soupir, elle se leva et prit son manteau.
— Allons-y.
— Tu n’as pas besoin de ton manteau, lança Bart.
Wren eut tout juste le temps de sentir ses tripes se retourner, avant d’atterrir dans l’appartement où se réunissait l’Equipe de la Trêve.
Bon sang, je hais la Translocation, je hais la Transloc…
Haletante, elle essaya de retenir l’atroce nausée qui montait en elle. Raté.
— La prochaine fois, proféra une voix, manifestement dégoûtée, on la laissera prendre le métro, d’accord ?
Un coup violent retentit sur la porte d’entrée, interrompant le brouhaha des discussions.
— Elle est là ?
— Oui.
Celui qui s’était chargé d’ouvrir n’avait, à l’évidence, pas la moindre envie de laisser entrer l’intrus. Sur un geste de Beyl, le gnome dont Wren ignorait encore le nom s’empressa d’aller régler le problème et Sergueï déboula dans la pièce comme une tornade.
Les sept Humains réunis autour de la table se replièrent sur eux-mêmes instinctivement, et les plumes de la griffonne frémirent, comme parcourues par une brise. Seul le folletto, une espèce de Fatae translucide qui jouait le rôle d’agent de liaison entre les patrouilles et le Q.G., resta imperturbable.
Wren se redressa.
— Qu’est-ce qui ne pouvait pas attendre ? s’enquit-elle d’un ton froid destiné à rappeler à son partenaire qu’il était simplement toléré en ces lieux — qu’il était un Profane et qu’il ne pouvait, par conséquent, participer aux délibérations.
Il t’a laissée seule. Il ne t’a pas prise au sérieux. S'il refuse de se protéger lui-même, alors, tu devras le faire pour lui. Mais, bon sang, que c’est difficile !
Il plongea ses yeux dans les siens sans exprimer aucune émotion. Pour la première fois depuis des années, elle était incapable de lire en lui.
— Un appel de… ? le pressa Colleen.
— D’un ami commun, répliqua Sergueï, sans quitter Wren des yeux.
André. Le salaud. Il a appelé Sergueï. Espèce de sale petit lâche…
Evidemment, la dernière fois qu’il avait essayé de la rencontrer, elle l’avait joliment envoyé promener.
— Et qu’avait-il d’intéressant à proposer ?
— Rien de précis.
A l’absence totale de mouvement sur son visage, Wren devina qu’il fallait comprendre exactement le contraire.
— Disons qu’il a une proposition à faire. La situation des agents manquants est plus grave encore qu’on ne l’imaginait.
Sergueï se redressa de toute sa taille, avant de relâcher légèrement les épaules. Le geste aurait pu passer inaperçu, maix aux yeux de Wren, il signifiait que son partenaire tenait à éviter l’affrontement. Que cette affaire était beaucoup trop importante pour qu’il laisse ses sentiments interférer.
— On refuse de lui donner des réponses précises, en plus des fausses informations ou des retards dont son département est victime depuis quelque temps. Disons que ça attise sa curiosité. Comme tu le lui as suggéré, il a décidé de mettre sur l’affaire ses meilleurs enquêteurs. En l’occurrence, sa meilleure enquêtrice.
Sergueï fronça imperceptiblement les sourcils.
— S'il y a quelque chose à savoir, alors Darcy saura. Ou alors, elle saura obtenir l’information d’une personne qui ne sait pas qu’ils savent. Ou encore, elle saura assembler les pièces du puzzle et deviendra, par conséquent, la première à savoir ce que personne ne sait.
Wren acquiesça. Elle avait parfaitement suivi.
— Et ce qu’elle saura, elle le rapportera à notre ami commun ?
— Sans aucun doute.
— Parfait.
D’un air absent, elle tira la chaise près d’elle pour inviter Sergueï à venir s’asseoir. Ce n’était pas franchement l’accueil du genre « bienvenu à la maison, mon chéri », mais compte tenu de la situation, ce n’était déjà pas si mal.
Autour d’eux, la discussion avait repris au point où elle s’était interrompue, à l’arrivée de Sergueï.
— De toute façon, proclama Beyl, nous devons afficher une position officielle qui…
Wren et Sergueï écoutèrent sans intervenir. A mesure qu’au-dehors la lumière déclinait inexorablement, le silence entre eux grandissait et s’alourdissait de tout ce qu’ils ne disaient pas.
A l’instant où les premiers réverbères s’allumèrent, Wren sentit une caresse sur sa main, sous la table. Elle ne bougea pas, ne baissa pas les yeux. Simplement, elle retourna tout doucement sa main, de sorte que ses doigts reposent au creux de sa paume.
Bart déclara enfin qu’il était inutile de poursuivre, qu’au stade où ils en étaient, continuer à discuter revenait à hurler dans le vent.
— Allons dormir. Nous reprendrons demain.
Wren n’avait pas l’intention de reprendre le lendemain. Demain, elle serait parfaitement inutile. Parce que ce n’était pas d’elle qu’il avait besoin, mais d’Henry Kissinger. Sous stéroïdes.
Ramassant leurs manteaux sur le canapé, ils quittèrent l’immeuble sans avoir prononcé un seul mot. Colleen avait proposé de les ramener chez eux en Translocation, mais ils avaient décliné la proposition. Une Translocation par jour était déjà trop aux yeux de Wren. Elle préférait braver les intempéries, affronter la neige, subir la foule dans le métro, et abîmer irrémédiablement ses chaussures, plutôt que de se retrouver avec l’estomac à l’envers.
— Les retardataires ont droit à un petit briefing ? demanda Sergueï en rompant enfin le silence, après plusieurs minutes de marche.
Les mots étaient peut-être désinvoltes, mais le ton ne l’était pas.
— J’ai eu la nette impression que la conversation est devenue extrêmement polie, quand je suis entré.
— Comme tu as pu le voir, répondit Wren, sans relever la remarque de Sergueï, le Conseil est toujours à la table des négociations : ils prennent part à la Trêve, techniquement parlant… Mais ils n’écoutent pas. Ils sont là juste pour sauver les apparences. Rick et Susan ne veulent pas me croire.
— Bart, lui, est convaincu que tout le monde lui ment, rétorqua Sergueï sèchement.
— Bah, tu le connais… Et Beyl et Michaela continuent à afficher un bel optimisme de façade qui, pour l’instant, ne mène à rien et risque de finir dans la neige. Littéralement. Dis-moi, tu crois qu’ils vont s’arrêter un jour de tomber, ces fichus flocons ?
Sergueï avait passé un bras autour des épaules de la jeune femme et la maintenait fermement, moins pour la soutenir que pour s’assurer qu’elle n’allait pas disparaître dans toute cette blancheur qui les enveloppait.
Si elle était une fille intelligente, c’était ce qu’elle ferait, là, tout de suite. Mais probablement n’était-elle pas assez intelligente.
Un bus se rangea contre le trottoir. Sergueï la poussa vivement en avant en brandissant une carte de transport, avant même qu’elle ait le temps de plonger une main dans sa poche. Et… il prétendait que c’était elle, la magicienne ?
Le véhicule était bondé. Sergueï s’accrocha à la barre et attira Wren contre lui.
— Donc, qu’est-ce qu’André a dit, exactement ?
Il fallait bien qu’elle pose la question un jour ou l’autre. Même si elle n’avait pas la moindre envie d’aborder un sujet qui pouvait, ne serait-ce que très vaguement, prendre une tournure personnelle. Et question « tournure personnelle, ce sujet-là risquait de s’en rapprocher dangereusement.
— Quand nous serons à la maison, se contenta-t-il de répondre.
Wren ne répliqua pas et, les yeux fixés sur la vitre embuée, se laissa bercer par les cahots. La moiteur qui montait des corps serrés les uns contre les autres l’engourdissait. Le bus donnait l’impression de glisser dans un grand néant noir, sans fin ni repères.
Cependant, tout passager chevronné sait d’instinct quand vient le moment de descendre. Et Wren était incontestablement une passagère chevronnée. Deux rues avant son arrêt, elle se redressa et commença à se frayer un chemin vers la sortie, à l’arrière.
Les flocons étaient devenus moins denses et les réverbères dessinaient des halos lumineux sur le manteau blanc. Un instant, Wren oublia son exaspération contre l’hiver interminable et put apprécier le jeu d’ombres sur la neige, sans que surgisse aussitôt dans son esprit l’image d’un ange éventré qui se vidait de son sang.
L'appartement était silencieux, à l’exception du faible bourdonnement qui s’élevait des radiateurs. Aucune voiture ne circulait dans la rue, et les bruits de l’avenue, au loin, leur parvenaient assourdis. Pour la première fois depuis plusieurs mois, Wren éprouva ce sentiment de paix que son appartement lui procurait naguère.
— Ça marche, annonça-t-elle avec satisfaction.
— Pardon ?
Sergueï s’immobilisa, l’écharpe à demi défaite, et la dévisagea.
— La nuit dernière, je me suis souvenue d’une incantation que Neezer utilisait sur nous, juste avant les examens. Pour qu’on cesse de stresser et qu’on se concentre sur les questions.
— C'était tricher, non ?
Sergueï n’avait jamais rencontré le mentor de Wren, mais il savait que c’était un homme d’une profonde honnêteté. La jeune femme secoua la tête.
— Non. Si le sortilège avait affecté la mémoire, s’il nous avait rendus plus intelligents, peut-être… Ça nous détendait simplement, un peu comme de l’encens, mais sans bâtonnet ni parfum.
— Et c’est ce que tu as fait ici ?
— En quelque sorte, oui. Je ne sais pas pourquoi je n’y ai pas pensé avant.
Suggérer qu’elle avait subi une pression considérable ces derniers temps, et que son processus de réflexion logique en avait été forcément perturbé, ce n’était sans doute pas la remarque la plus intelligente à formuler dans l’immédiat. L'amour ne rend pas obligatoirement idiot.
— Wren…
— Hmm ?
— Je t’aime.
La jeune femme ouvrit de grands yeux, puis laissa échapper un soupir.
— Je sais.
Peut-être était-ce simplement l’effet de l’incantation, mais Sergueï sentit le point entre ses omoplates se dénouer. Wren acheva d’ôter son manteau et lui prit le sien des mains.
— Tu as faim ?
— Très.
Appuyé au mur, il la regarda accrocher les vêtements dans le placard.
— Alors, ça y est ? Tu as repiqué à Noodles ? Elle lui décocha un sourire qui le rendit subitement nerveux.
— J’ai de quoi manger dans le frigo.
Il fit le geste de tomber à terre, foudroyé, et elle éclata de rire.
— Je sais. O.P. a craqué et il a passé commande par téléphone. Donc, je n’ai plus d’excuse… C'est lui qui a choisi ce que je devais manger.
— Que Dieu nous protège !
— Hmm… En tout cas, il y a du poulet et des légumes frais, et Dieu sait quoi encore…
Poussant doucement la jeune femme vers une chaise, Sergueï ouvrit la porte du frigo.
— Alors, André ?
— Il m’a appelé.
— Oui, j’avais compris.
Sergueï rinça les escalopes de poulet sous l’eau, puis les sécha avec du papier absorbant. Il avait parfaitement conscience de retarder le moment où il lui faudrait répondre. Pourtant, il n’avait aucune raison d’en vouloir à Wren. En son absence, celle-ci avait directement fait appel à une source potentiellement utile, voilà tout. Elle n’avait pas cherché à le contourner. Oh, bien sûr, elle avait pris contact avec une source qu’elle avait… Euh, non, supprimer ça ! Une source que lui avait décidé d’abandonner pour se consacrer entièrement à elle, à sa sécurité et à son bien-être.
C'est précisément pour préserver ce bien-être, et celui des siens, qu’elle a recouru à André. Ce que tu aurais fait toi-même, non ? Pour l’aider, pour la protéger. Alors, pourquoi t’énerves-tu ?
Il s’était éloigné d’elle. Et elle l’avait laissé revenir. Mais s’il s’était présenté les mains vides, sans informations, lui aurait-elle ouvert la porte aussi facilement ? Il avait toujours cru qu’il serait celui qui possédait les contacts, les renseignements, la maîtrise des situations. Il avait toujours été convaincu que Wren aurait besoin de lui, même lorsqu’elle aurait atteint sa maturité professionnelle.
Or, c’était le contraire qui s’était produit. Elle s’était éloignée. Et il en souffrait. Son ego, ses sentiments en souffraient — et tout ce qui se trouvait entre ces deux pôles.
Sergueï étala les blancs de poulet sur la planche à découper, toujours absorbé dans ses pensées. Il n’essayait plus de gagner du temps. Il réfléchissait. La logique avait sur lui un effet apaisant. Une fois qu’il avait repéré les failles et les incohérences, et qu’il les avait éliminées, sa colère disparaissait.
— Comme je te l’ai dit, André n’a aucune information sur l’agression. Il va mettre Darcy sur l’affaire.
Il marqua une pause, le temps de choisir un couteau et de vérifier que la lame était suffisamment affûtée, la faisant glisser sur la chair du poulet. Satisfait, il entreprit d’émincer les filets.
— Darcy excelle dans la recherche d’informations, comme toi dans le cambriolage. S'il existe, quelque part à l’intérieur du Silence, ne serait-ce qu’une minuscule donnée sur la mort de l’ange, elle la découvrira.
Sergueï avait littéralement l’impression de voir les rouages du cerveau de Wren engranger les renseignements qu’il venait de lui fournir — et établir une connexion entre l’existence de Darcy et les réserves de connaissances quasi inépuisables de son compagnon. Un bref instant, il regretta un peu mesquinement de lui avoir dévoilé ce secret. Heureusement, il avait d’autres tours de magie en poche.
— Est-ce que tu penses…
— Que le Silence a quelque chose à voir avec toute cette histoire ? Que ce sont eux qui ont brisé la Trêve ?
Méthodiquement, il continuait à débiter la viande en fines tranches.
— C'est possible. Reprenons ton raisonnement : qui connaît l’existence de la Cosa ? Grâce à moi…
Il ne put empêcher l’amertume de percer dans sa voix.
— Grâce à moi, ils savent, désormais. Profitent-ils d’une Cosa divisée et prête à s’autodétruire ?
Il hocha la tête.
— Hmm… Je ne vois pas comment, ni pourquoi. Ça n’a pas de sens. En dépit de leurs querelles internes, ils sont encore du côté des Bons, Zhenchenka. D’accord, ils sont autoritaires et arrogants, mais la raison même de leur existence, c’est d’aider les innocents et les victimes. De réparer les torts, pas de les provoquer.
Il avait passé quasiment autant de temps avec eux qu’avec Wren. Par conséquent, il savait exactement de quoi il parlait.
— Et tu penses qu’une organisation comme celle-là ne peut pas être… euh… sub… sub-quelque chose ?
— Subvertie ?
— Hmm…
Il en était arrivé à se poser la question dans les derniers temps, juste avant de quitter le Silence.
— Je pense que c’est très improbable. C'est facile de corrompre un homme, un individu. Et c’est presque aussi facile de corrompre une petite équipe dirigeante, comme celle du Conseil, par exemple. Mais une bureaucratie ? Ce n’est pas impossible, bien sûr, mais fichtrement difficile. Et une bureaucratie avec autant de niveaux de pouvoir différents, autant de freins et de contrepoids constitués par les multiples départements qui fonctionnent de manière autonome ?
— Hmm…
Il lui lança un regard soupçonneux. Sans le vouloir, Wren venait d’adopter un ton que Margot Valère avait dû fréquemment employer avec sa fille.
— Cher partenaire, tes mots sont justes, mais ta voix manque d’assurance.
Elle avait raison, et cela l’agaça prodigieusement.
— Ecoute, si subversion il y a, elle n’a pu venir que d’un seul homme. Duncan.
— Duncan ?
Avait-il jamais mentionné ce nom devant elle ? Non, bien sûr, puisque c’était un nom qu’on n’osait même pas formuler en pensée.
— Le Grand Chef. Celui qui est presque tout en haut de la chaîne. Et quand je dis « haut », je veux dire « très haut ». A côté de ce type, Mme Howe est une enfant de chœur.
Sergueï ne plaisantait pas. Il n’exagérait même pas. Duncan était une légende au sein du Silence — au sein d’une communauté qui ne croyait pas aux mythes, ni à quoi que ce soit d’autre qu’à l’huile de coude, au savoir-faire, à l’argent et aux armes, si nécessaire.
Dans sa main, le couteau formait une masse compacte, infiniment plus légère que celle de son pistolet. Soudain, c’était comme si sa paume réclamait le contact rassurant et glacé de l’acier. Certes, avec l’entraînement qui était le sien, une arme blanche ferait tout aussi bien l’affaire. Mais nul couteau ne pouvait avoir le champ d’action d’un pistolet.
De son pistolet.
— Wren, ma chérie, je suis prêt à mourir pour te protéger. Mais je ne te serai d’aucun secours si tu ne m’accueilles pas. Si tu ne me fais pas confiance.
L'honnêteté le contraignit à ajouter :
— Mort, je ne te serai d’aucun secours non plus. Et si Duncan est impliqué… Alors, je mourrai. A l’instant même où il le jugera nécessaire.
Inutile de s’attarder sur cette voie. Parce que, si on allait dans ce sens, ils pourraient tous être morts demain.
— Est-ce que, par hasard, O.P. aurait pensé à commander de l’ail frais ? se contenta-t-il de demander à voix haute.