— Non, je t’assure, tu as fait ce qu’il fallait.
La patrouille s’en est parfaitement occupée.
C'était sans doute la première fois de sa vie que
Bart s’efforçait de réconforter quelqu’un. Et cela avait le don
d’agacer Wren. Elle préférait que l’Indépendant se montre, disons,
décapant. Caustique. Le fait même qu’il n’ait pas été exaspéré
d’apprendre la présence de Wren sur les lieux de l’incident avait
quelque chose d’étrange.
Wren n’arrivait pas à déterminer si O.P.
regrettait de ne pas être intervenu ou s’il se sentait coupable de
n’avoir pas réagi. Il aurait pu la repousser, bien sûr, mais en lui
brisant le bras. Alors, il se serait senti encore plus
coupable.
Pour l’instant, ils se trouvaient dans
l’appartement de Bart, à boire un café à vous faire friser les
cheveux. Tassé sur lui-même, le représentant de Manhattan avait
mauvaise mine : une barbe de plusieurs jours s’étalait sur son
menton, et ses yeux étaient bordés de rouge. Il avait l’air d’une
route ravagée par une tornade — ou d’un type qui vient de se soûler
à mort avec des marins en
permission. En réalité, il était resté au poste de contrôle de la
Trêve jusqu’à l’aube.
Etait-il possible que l’ange ait été tué seulement
quatre jours auparavant ? Wren fronça le nez et refit le calcul.
Non, c’était bien ça.
— Je croyais que l’idée, c’était justement qu’on
s’implique ? lança O.P. qui refusait de lâcher prise.
— Ecoute, si la patrouille n’était pas arrivée à
temps, alors, oui, tu serais intervenu. Mais laisse-les faire leur
boulot. Ça leur donne un but. Et ça montre au reste de la Cosa que
même si la Trêve a été rompue, officieusement, nous continuons à
travailler ensemble.
Wren haussa un sourcil.
— Officieusement ?
Bart poussa un soupir et s’allongea à demi dans le
canapé, dans une position de détente que contredisait la tension
perceptible de ses muscles.
— Hmm… Le Conseil jure ses grands dieux qu’il n’a
rien à voir avec l’assassinat de l’ange, qu’il n’a pris contact
avec aucun groupe étranger à la Cosa, et que les Mages sont aussi
écœurés que nous par ce qui se passe. Je cite, bien sûr. Je me
demande s’il ne faut pas voir derrière tout ça la main d’un Talent
ultra-doué.
— Ou d’un Humain, tout simplement, rétorqua
Wren.
O.P. laissa un instant de côté ses
obsessions.
— Hé là ! Ne surestime pas ton espèce. Tout ce qui
respire est capable de manipulation. Sauf les démons,
naturellement.
— Quoi, vous êtes plus nobles ?
— Non, moins nombreux et beaucoup moins impliqués.
Il y a au moins six générations qu’on a cessé de s’inquiéter de ce
que les autres espèces pensaient de nous.
L'ours haussa les épaules.
— Difficile de manipuler la vérité quand tout le
monde s’en fiche.
Au cours des dernières vingt-quatre heures, Wren
en avait appris un rayon sur les démons. Désormais, elle pouvait se
considérer comme Super Experte Démoniaque à l’intérieur de la Cosa.
Dommage que personne n’ait besoin de ses services. Et ça n’était
pas non plus franchement le type de questions qu’on trouvait dans
le Trivial Pursuit.
Elle avait l’impression que son cerveau était en
ébullition, comme si elle l’avait oublié trop longtemps au soleil.
Et ses yeux picotaient désagréablement. Elle avait passé la nuit à
discuter avec O.P. Renonçant à l’idée de dormir, ils s’étaient
réfugiés dans un bar pour remplacer l’adrénaline par la caféine,
tout en faisant le bilan de tout ce qui avait été dit, fait ou vu
depuis le jour où O.P. avait croisé les vigiles pour la première
fois — et où Wren avait appelé le numéro indiqué sur les
prospectus.
— Tu crois que c’est arrivé à cause de nous ?
avait fini par demander Wren, tracassée par une idée qui ne la
lâchait pas. Je veux dire, en ne les ignorant pas ? D’habitude,
c’est ce qu’on fait, non ? On tourne la tête et ils finissent par renoncer. Ou quelque
chose d’autre les attire, ou…
Ou les Talents disparaissent les uns derrière les
autres, noyés, écrasés, brûlés, gazés, abattus comme des
lapins…
— Ça va, j’ai compris. Tu es contre le coup de
l’autruche.
— Pas toujours.
Une ombre traversa fugitivement les yeux rouges du
démon.
— Tu l’as dit toi-même. Très souvent, les
bourreaux finissent par s’ennuyer et partir. Les victimes perdent
tout leur charme quand elles cessent de crier, ou qu’elles n’ont
plus rien à donner…
Wren considéra son compagnon en papillotant des
yeux. Son cerveau épuisé butait sur les mots que celui-ci venait de
prononcer.
— C'est un angle que nous avons omis de
considérer, non ?
— Quoi, crier ?
— Non. Les avantages. On a parlé de racisme,
d’intolérance, de discrimination, et blablabla… Mais si c’était
plus élémentaire que ça ?
— Cui bono ?
— Euh…
— A qui profite le crime, en latin, expliqua
patiemment O.P.
— Exactement. Donc, qui pourrait avoir intérêt à
nous écraser ?
— Le Conseil, rétorqua le démon, avant de froncer
les sourcils et de hocher lentement la tête. Non. Les soupçons tomberaient forcément
sur eux, et ils le savent… C'est trop évident. Tout les désigne,
même l’ange assassiné pour rompre la Trêve, parce que seul un
Talent aurait pu faire ça, n’est-ce pas ?
Wren acquiesça.
— Depuis le début, tout a été organisé pour qu’on
les soupçonne, reprit O.P., d’un ton songeur. Et qu’ils nous
soupçonnent, eux.
— Donc ?
— Donc ? dit l’ours en écho.
Parvenus à ce stade, ils avaient réglé leurs
consommations et galopé tout droit chez Bart pour lui refiler le
bébé. Non seulement le Talent habitait à proximité, mais il était
particulièrement doué pour démonter les théories des autres.
Wren ne fut pas déçue.
— Donc…, proféra Bart. Intéressant, vraiment.
Comme tout le monde, j’adore les histoires de conspiration. Le hic,
c’est que je ne vois pas qui pourrait se frotter les mains en nous
regardant nous bouffer les uns les autres.
— Le gouvernement ? proposa Wren, à court
d’inspiration.
Bart faillit éclater de rire.
— Le gouvernement se fiche pas mal de nous.
Personne ne s’est jamais intéressé à la Cosa : ni les démocrates,
ni les républicains, ni les communistes, ni les fascistes… On ne
peut pas servir d’épine à planter dans le pied des autres, ni même
de fumier pour fertiliser une terre promise.
Bart haussa les épaules.
— Bien sûr, le gouvernement a de temps à autre
recouru aux services d’un Talent. Mais pour autant qu’on le sache,
les grands de ce monde ignorent que nous possédons un truc qui
ressemble vaguement à une organisation. Pour eux, les Talents sont
des sortes de marionnettes perdues au milieu de la population. Pas
de raison qu’ils changent d’avis.
— M’étonnerait qu’ils soient aussi cool avec les
Fatae. S'ils connaissent leur existence, évidemment.
— Sûr que s’ils savaient, vous seriez déjà classés
dans la catégorie des immigrés clandestins, inutiles économiquement
et dangereux socialement, approuva Bart. Des chemises brunes vous
ont-elles approchés ?
O.P. retroussa ses babines, dévoilant des canines
étonnamment réconfortantes.
— Qu’ils essaient, pour voir.
Wren esquissa une moue que le démon aperçut.
— Tu m’avais dit que je pouvais faire ce que je
voulais aux hommes, du moment que j’arrêtais de manger des
chiens.
— Ce n’est pas ce que
j’ai dit ! s’époumona Wren en faisant pivoter son fauteuil pour
darder des yeux outrés sur le misérable.
— Les enfants ! Revenons à nos moutons, s’il vous
plaît.
Le démon et la Solitaire s’observèrent avec
défiance, puis l’ours tira une langue d’un beau bleu foncé vers la jeune femme, qui répondit
par une grimace éloquente.
— Allons, les enfants ! Faites ça pendant la
récré, pas pendant le travail, voulez-vous ?
— D’ac.
Wren se retourna et se concentra de nouveau
entièrement sur l’affaire en cours.
— Donc, si je nous résume, on doit trouver
quelqu’un qui sait qu’il existe un truc nommé Cosa, comment nous
manipuler, et qui a quelque chose à gagner en agissant de la
sorte.
— Le Conseil, le Conseil et encore le Conseil,
rétorqua O.P. en soulevant un chapeau invisible en direction de
Wren. Ne t’en déplaise.
— Hmm.
Wren sentit un fourmillement désagréable sur la
nuque, qui n’avait rien à voir avec le fait qu’elle n’avait pas eu
le temps de prendre une douche, ce matin.
— Oui ? s’enquit Bart en la dévisageant.
— Je ne sais pas. Tu as un téléphone ?
Bart la dévisagea comme si elle venait de se
transformer en nain vert à pois roses.
— Dans le bureau, au bout du couloir.
— Merci.
Parfois, elle oubliait que tout le monde ne
transformait pas les systèmes électroniques en une masse de fils
fumants et grésillants simplement en se tenant à côté. En réalité,
c’était souvent une question d’orgueil : plus votre Courant était
pur, plus vous aviez de chance de bousiller un appareil juste en le
regardant. Wren était très forte : elle avait réduit à néant trois téléphones portables de
Sergueï rien qu’avec un frémissement de ses filaments. Bart ne se
situait pas au même niveau.
En posant cette question, elle n’avait pas eu
l’intention d’humilier l’Indépendant, encore moins de lui rappeler
qu’elle était plus puissante que lui. Simplement… Ah, et puis flûte
! Renonçant à s’expliquer, Wren partit en direction du
bureau.
L'appartement de Bart ressemblait au sien : plutôt
vide et chichement décoré. Elle s’arrêta devant le téléphone, une
chose en plastique beige qu’on vendait dans les bazars pour 9,99
dollars. Le système de protection était minimal. Pas de répondeur
non plus — sauf si Bart recourait au service de messagerie de la
compagnie, ce qui était, sans doute, la chose la plus censée à
faire quand on était un Talent.
Une rapide inspection de la pièce lui indiqua que
l’Indépendant ne possédait pas non plus d’ordinateur. Donc : ou
bien Bart ne contrôlait pas si bien que ça son Courant, ou bien il
gérait ses affaires en direct. Ou les deux.
Se centrer. S'enraciner.
Contrôler. Doucement, Wren effleura ses filaments, rassurée
de les sentir si paisibles, malgré la démangeaison qui persistait
sur sa nuque et la vague nausée qu’elle ressentait à l’idée de ce
qu’elle allait faire. Soulevant le combiné, elle composa un numéro
qu’elle avait, à contrecœur, mémorisé.
La sonnerie retentit. Une fois, deux fois… A la
troisième, un déclic se produisit et le répondeur se mit en
route.
Wren ne put s’empêcher de sourire. Charmant
message. Elle en avait un autre pour lui.
— André. Wren Valère. Le temps d’acquitter sa
dette est venu. J’ai besoin d’une réponse.
La question qu’elle lui réservait était simple.
Elle espérait seulement qu’il accepterait d’y répondre. Evidemment,
elle aurait pu passer par Sergueï, ce qui aurait été probablement
plus rapide et plus efficace. Disons qu’elle préférait traiter en
direct avec le diable.
Reposant délicatement le combiné, elle tâta de
nouveau son centre. Le fait d’avoir perdu prise sur son filament,
la veille, l’avait traumatisée. Cela ne lui était plus arrivé
depuis qu’elle était enfant, et encore, pour des raisons
fichtrement plus sérieuses.
Trop… Tout était en train de devenir « trop ».
Trop d’efforts. Trop de responsabilités. Et pas moyen d’y échapper.
Wren avait toujours refusé de croire au destin, au karma — qu’on
appelle la chose comme on voulait… Mais elle possédait les contacts
dont la Cosa avait besoin dans l’immédiat. Et même si ça lui
soulevait le cœur, elle n’avait pas le choix.
Elle visualisa son centre pour reprendre des
forces. Les serpents s’enroulaient doucement les uns autour des
autres, et le bruit de papier froissé que produisait le frottement
de leurs écailles l’apaisa. Un bref instant, elle se demanda
comment Bart « voyait » son Courant…
De toute évidence, elle avait encore besoin
de quelques tasses de ce
breuvage à vous faire sauter les bigoudis.
Lorsqu’elle revint dans la pièce principale, O.P.
avait disparu. Que ce tas de fourrure ait osé partir sans lui dire
au revoir la choqua légèrement. Ce qui était sans doute idiot, vu
qu’ils ne s’étaient pas lâchés d’une semelle, ces derniers temps.
Et qu’ils étaient appelés à se revoir très vite. De toute façon,
cette carpette n’avait jamais été très portée sur les adieux.
— J’ai pris contact avec une personne qui pourrait
nous aider, lança-t-elle en se réinstallant sur le canapé.
D’un geste, Bart lui fit signe de poursuivre, mais
elle secoua la tête. Le coup de fil qu’elle venait de passer la
mettait suffisamment mal à l’aise. Elle n’avait pas envie, en plus,
d’avouer qu’elle avait fait appel à André. Ou plus précisément aux
ressources du Silence
— ces mêmes ressources qui lui avaient fait
cruellement défaut, il n’y avait pas si longtemps.
A en juger par l’expression de son visage, Bart
était plongé dans une discussion télépathique, sans doute avec les
autres membres du Quad. Patiemment, Wren attendit de connaître la
conclusion de la conférence.
— Je suppose que tu n’as pas envie de venir avec
moi au Q.G. ?
Non, elle n’avait pas du tout envie. Sauf que
c’était précisément ce à quoi elle s’était engagée : les guider
dans l’espèce de valse qu’ils exécutaient entre les Fatae, le
Conseil et tous les acteurs de la Cosa que la plupart des
Indépendants avaient généralement le bon sens d’éviter. La Trêve était rompue, mais
les pourparlers continuaient. Et tant qu’ils continuaient, Lee
n’était pas mort en vain. A défaut d’une conviction personnelle, le
souvenir de son ami et le sentiment de culpabilité qu’elle ne
pouvait s’empêcher d’éprouver la contraignaient à rester assise à
la table des négociations.
Poussant un soupir, elle se leva et prit son
manteau.
— Allons-y.
— Tu n’as pas besoin de ton manteau, lança
Bart.
Wren eut tout juste le temps de sentir ses tripes
se retourner, avant d’atterrir dans l’appartement où se réunissait
l’Equipe de la Trêve.
Bon sang, je hais la
Translocation, je hais la Transloc…
Haletante, elle essaya de retenir l’atroce nausée
qui montait en elle. Raté.
— La prochaine fois, proféra une voix,
manifestement dégoûtée, on la laissera prendre le métro, d’accord
?
Un coup violent retentit sur la porte d’entrée,
interrompant le brouhaha des discussions.
— Elle est là ?
— Oui.
Celui qui s’était chargé d’ouvrir n’avait, à
l’évidence, pas la moindre envie de laisser entrer l’intrus. Sur un
geste de Beyl, le gnome dont Wren ignorait encore le nom s’empressa
d’aller régler le problème et Sergueï déboula dans la pièce comme
une tornade.
Les sept
Humains réunis autour de la table se replièrent sur eux-mêmes
instinctivement, et les plumes de la griffonne frémirent, comme
parcourues par une brise. Seul le folletto, une espèce de Fatae
translucide qui jouait le rôle d’agent de liaison entre les
patrouilles et le Q.G., resta imperturbable.
Wren se redressa.
— Qu’est-ce qui ne pouvait pas attendre ?
s’enquit-elle d’un ton froid destiné à rappeler à son partenaire
qu’il était simplement toléré en ces lieux — qu’il était un Profane
et qu’il ne pouvait, par conséquent, participer aux
délibérations.
Il t’a laissée seule. Il ne
t’a pas prise au sérieux. S'il refuse de se protéger lui-même,
alors, tu devras le faire pour lui. Mais, bon sang, que c’est
difficile !
Il plongea ses yeux dans les siens sans exprimer
aucune émotion. Pour la première fois depuis des années, elle était
incapable de lire en lui.
— Un appel de… ? le pressa Colleen.
— D’un ami commun, répliqua Sergueï, sans quitter
Wren des yeux.
André. Le salaud. Il a appelé
Sergueï. Espèce de sale petit lâche…
Evidemment, la dernière fois qu’il avait essayé de
la rencontrer, elle l’avait joliment envoyé promener.
— Et qu’avait-il d’intéressant à proposer ?
— Rien de précis.
A l’absence totale de mouvement sur son visage,
Wren devina qu’il fallait comprendre exactement le contraire.
— Disons qu’il a une proposition à faire. La
situation des agents
manquants est plus grave encore qu’on ne l’imaginait.
Sergueï se redressa de toute sa taille, avant de
relâcher légèrement les épaules. Le geste aurait pu passer
inaperçu, maix aux yeux de Wren, il signifiait que son partenaire
tenait à éviter l’affrontement. Que cette affaire était beaucoup
trop importante pour qu’il laisse ses sentiments interférer.
— On refuse de lui donner des réponses précises,
en plus des fausses informations ou des retards dont son
département est victime depuis quelque temps. Disons que ça attise
sa curiosité. Comme tu le lui as suggéré, il a décidé de mettre sur
l’affaire ses meilleurs enquêteurs. En l’occurrence, sa meilleure
enquêtrice.
Sergueï fronça imperceptiblement les
sourcils.
— S'il y a quelque chose à savoir, alors Darcy
saura. Ou alors, elle saura obtenir l’information d’une personne
qui ne sait pas qu’ils savent. Ou encore, elle saura assembler les
pièces du puzzle et deviendra, par conséquent, la première à savoir
ce que personne ne sait.
Wren acquiesça. Elle avait parfaitement
suivi.
— Et ce qu’elle saura, elle le rapportera à notre
ami commun ?
— Sans aucun doute.
— Parfait.
D’un air absent, elle tira la chaise près d’elle
pour inviter Sergueï à venir s’asseoir. Ce n’était pas franchement
l’accueil du genre « bienvenu à la maison, mon chéri », mais compte tenu de la situation, ce
n’était déjà pas si mal.
Autour d’eux, la discussion avait repris au point
où elle s’était interrompue, à l’arrivée de Sergueï.
— De toute façon, proclama Beyl, nous devons
afficher une position officielle qui…
Wren et Sergueï écoutèrent sans intervenir. A
mesure qu’au-dehors la lumière déclinait inexorablement, le silence
entre eux grandissait et s’alourdissait de tout ce qu’ils ne
disaient pas.
A l’instant où les premiers réverbères
s’allumèrent, Wren sentit une caresse sur sa main, sous la table.
Elle ne bougea pas, ne baissa pas les yeux. Simplement, elle
retourna tout doucement sa main, de sorte que ses doigts reposent
au creux de sa paume.
Bart déclara enfin qu’il était inutile de
poursuivre, qu’au stade où ils en étaient, continuer à discuter
revenait à hurler dans le vent.
— Allons dormir. Nous reprendrons demain.
Wren n’avait pas l’intention de reprendre le
lendemain. Demain, elle serait parfaitement inutile. Parce que ce
n’était pas d’elle qu’il avait besoin, mais d’Henry Kissinger. Sous
stéroïdes.
Ramassant leurs manteaux sur le canapé, ils
quittèrent l’immeuble sans avoir prononcé un seul mot. Colleen
avait proposé de les ramener chez eux en Translocation, mais ils
avaient décliné la proposition. Une Translocation par jour était
déjà trop aux yeux de Wren. Elle préférait braver les intempéries,
affronter la neige, subir la foule dans le métro, et abîmer irrémédiablement ses
chaussures, plutôt que de se retrouver avec l’estomac à
l’envers.
— Les retardataires ont droit à un petit briefing
? demanda Sergueï en rompant enfin le silence, après plusieurs
minutes de marche.
Les mots étaient peut-être désinvoltes, mais le
ton ne l’était pas.
— J’ai eu la nette impression que la conversation
est devenue extrêmement polie, quand je suis entré.
— Comme tu as pu le voir, répondit Wren, sans
relever la remarque de Sergueï, le Conseil est toujours à la table
des négociations : ils prennent part à la Trêve, techniquement
parlant… Mais ils n’écoutent pas. Ils sont là juste pour sauver les
apparences. Rick et Susan ne veulent pas me croire.
— Bart, lui, est convaincu que tout le monde lui ment, rétorqua Sergueï
sèchement.
— Bah, tu le connais… Et Beyl et Michaela
continuent à afficher un bel optimisme de façade qui, pour
l’instant, ne mène à rien et risque de finir dans la neige.
Littéralement. Dis-moi, tu crois qu’ils vont s’arrêter un jour de
tomber, ces fichus flocons ?
Sergueï avait passé un bras autour des épaules de
la jeune femme et la maintenait fermement, moins pour la soutenir
que pour s’assurer qu’elle n’allait pas disparaître dans toute
cette blancheur qui les enveloppait.
Si elle était une fille intelligente, c’était ce
qu’elle ferait, là, tout de suite. Mais probablement n’était-elle
pas assez intelligente.
Un bus se rangea contre le trottoir. Sergueï
la poussa vivement en avant
en brandissant une carte de transport, avant même qu’elle ait le
temps de plonger une main dans sa poche. Et… il prétendait que
c’était elle, la magicienne ?
Le véhicule était bondé. Sergueï s’accrocha à la
barre et attira Wren contre lui.
— Donc, qu’est-ce qu’André a dit, exactement
?
Il fallait bien qu’elle pose la question un jour
ou l’autre. Même si elle n’avait pas la moindre envie d’aborder un
sujet qui pouvait, ne serait-ce que très vaguement, prendre une
tournure personnelle. Et question « tournure personnelle, ce
sujet-là risquait de s’en rapprocher dangereusement.
— Quand nous serons à la maison, se contenta-t-il
de répondre.
Wren ne répliqua pas et, les yeux fixés sur la
vitre embuée, se laissa bercer par les cahots. La moiteur qui
montait des corps serrés les uns contre les autres l’engourdissait.
Le bus donnait l’impression de glisser dans un grand néant noir,
sans fin ni repères.
Cependant, tout passager chevronné sait d’instinct
quand vient le moment de descendre. Et Wren était incontestablement
une passagère chevronnée. Deux rues avant son arrêt, elle se
redressa et commença à se frayer un chemin vers la sortie, à
l’arrière.
Les flocons étaient devenus moins denses et les
réverbères dessinaient des halos lumineux sur le manteau blanc. Un
instant, Wren oublia son exaspération contre l’hiver interminable
et put apprécier le jeu d’ombres sur la neige, sans que surgisse
aussitôt dans son esprit
l’image d’un ange éventré qui se vidait de son sang.
L'appartement était silencieux, à l’exception du
faible bourdonnement qui s’élevait des radiateurs. Aucune voiture
ne circulait dans la rue, et les bruits de l’avenue, au loin, leur
parvenaient assourdis. Pour la première fois depuis plusieurs mois,
Wren éprouva ce sentiment de paix que son appartement lui procurait
naguère.
— Ça marche, annonça-t-elle avec
satisfaction.
— Pardon ?
Sergueï s’immobilisa, l’écharpe à demi défaite, et
la dévisagea.
— La nuit dernière, je me suis souvenue d’une
incantation que Neezer utilisait sur nous, juste avant les examens.
Pour qu’on cesse de stresser et qu’on se concentre sur les
questions.
— C'était tricher, non ?
Sergueï n’avait jamais rencontré le mentor de
Wren, mais il savait que c’était un homme d’une profonde honnêteté.
La jeune femme secoua la tête.
— Non. Si le sortilège avait affecté la mémoire,
s’il nous avait rendus plus intelligents, peut-être… Ça nous
détendait simplement, un peu comme de l’encens, mais sans bâtonnet
ni parfum.
— Et c’est ce que tu as fait ici ?
— En quelque sorte, oui. Je ne sais pas pourquoi
je n’y ai pas pensé avant.
Suggérer qu’elle avait subi une pression
considérable ces derniers temps, et que son processus de réflexion
logique en avait été forcément perturbé, ce n’était sans doute pas la remarque la plus
intelligente à formuler dans l’immédiat. L'amour ne rend pas
obligatoirement idiot.
— Wren…
— Hmm ?
— Je t’aime.
La jeune femme ouvrit de grands yeux, puis laissa
échapper un soupir.
— Je sais.
Peut-être était-ce simplement l’effet de
l’incantation, mais Sergueï sentit le point entre ses omoplates se
dénouer. Wren acheva d’ôter son manteau et lui prit le sien des
mains.
— Tu as faim ?
— Très.
Appuyé au mur, il la regarda accrocher les
vêtements dans le placard.
— Alors, ça y est ? Tu as repiqué à Noodles ? Elle
lui décocha un sourire qui le rendit subitement nerveux.
— J’ai de quoi manger dans le frigo.
Il fit le geste de tomber à terre, foudroyé, et
elle éclata de rire.
— Je sais. O.P. a craqué et il a passé commande
par téléphone. Donc, je n’ai plus d’excuse… C'est lui qui a choisi
ce que je devais manger.
— Que Dieu nous protège !
— Hmm… En tout cas, il y a du poulet et des
légumes frais, et Dieu sait quoi encore…
Poussant doucement la jeune femme vers une chaise,
Sergueï ouvrit la porte du frigo.
— Il m’a appelé.
— Oui, j’avais compris.
Sergueï rinça les escalopes de poulet sous l’eau,
puis les sécha avec du papier absorbant. Il avait parfaitement
conscience de retarder le moment où il lui faudrait répondre.
Pourtant, il n’avait aucune raison d’en vouloir à Wren. En son
absence, celle-ci avait directement fait appel à une source
potentiellement utile, voilà tout. Elle n’avait pas cherché à le
contourner. Oh, bien sûr, elle avait pris contact avec une source
qu’elle avait… Euh, non, supprimer ça ! Une source que lui avait
décidé d’abandonner pour se consacrer entièrement à elle, à sa
sécurité et à son bien-être.
C'est précisément pour
préserver ce bien-être, et celui des siens, qu’elle a recouru à
André. Ce que tu aurais fait toi-même, non ? Pour l’aider, pour la
protéger. Alors, pourquoi t’énerves-tu ?
Il s’était éloigné d’elle. Et elle l’avait laissé
revenir. Mais s’il s’était présenté les mains vides, sans
informations, lui aurait-elle ouvert la porte aussi facilement ? Il
avait toujours cru qu’il serait celui qui possédait les contacts,
les renseignements, la maîtrise des situations. Il avait toujours
été convaincu que Wren aurait besoin de lui, même lorsqu’elle
aurait atteint sa maturité professionnelle.
Or, c’était le contraire qui s’était produit. Elle
s’était éloignée. Et il en souffrait. Son ego, ses sentiments en
souffraient — et tout ce qui se trouvait entre ces deux
pôles.
Sergueï
étala les blancs de poulet sur la planche à découper, toujours
absorbé dans ses pensées. Il n’essayait plus de gagner du temps. Il
réfléchissait. La logique avait sur lui un effet apaisant. Une fois
qu’il avait repéré les failles et les incohérences, et qu’il les
avait éliminées, sa colère disparaissait.
— Comme je te l’ai dit, André n’a aucune
information sur l’agression. Il va mettre Darcy sur
l’affaire.
Il marqua une pause, le temps de choisir un
couteau et de vérifier que la lame était suffisamment affûtée, la
faisant glisser sur la chair du poulet. Satisfait, il entreprit
d’émincer les filets.
— Darcy excelle dans la recherche d’informations,
comme toi dans le cambriolage. S'il existe, quelque part à
l’intérieur du Silence, ne serait-ce qu’une minuscule donnée sur la
mort de l’ange, elle la découvrira.
Sergueï avait littéralement l’impression de voir
les rouages du cerveau de Wren engranger les renseignements qu’il
venait de lui fournir — et établir une connexion entre l’existence
de Darcy et les réserves de connaissances quasi inépuisables de son
compagnon. Un bref instant, il regretta un peu mesquinement de lui
avoir dévoilé ce secret. Heureusement, il avait d’autres tours de
magie en poche.
— Est-ce que tu penses…
— Que le Silence a quelque chose à voir avec toute
cette histoire ? Que ce sont eux qui ont brisé la Trêve ?
Méthodiquement, il continuait à débiter la viande
en fines tranches.
Il ne put empêcher l’amertume de percer dans sa
voix.
— Grâce à moi, ils savent, désormais.
Profitent-ils d’une Cosa divisée et prête à s’autodétruire ?
Il hocha la tête.
— Hmm… Je ne vois pas comment, ni pourquoi. Ça n’a
pas de sens. En dépit de leurs querelles internes, ils sont encore
du côté des Bons, Zhenchenka. D’accord, ils sont autoritaires et
arrogants, mais la raison même de leur existence, c’est d’aider les
innocents et les victimes. De réparer les torts, pas de les
provoquer.
Il avait passé quasiment autant de temps avec eux
qu’avec Wren. Par conséquent, il savait exactement de quoi il
parlait.
— Et tu penses qu’une organisation comme celle-là
ne peut pas être… euh… sub… sub-quelque chose ?
— Subvertie ?
— Hmm…
Il en était arrivé à se poser la question dans les
derniers temps, juste avant de quitter le Silence.
— Je pense que c’est très improbable. C'est facile
de corrompre un homme, un individu. Et c’est presque aussi facile
de corrompre une petite équipe dirigeante, comme celle du Conseil,
par exemple. Mais une bureaucratie ? Ce n’est pas impossible, bien
sûr, mais fichtrement difficile. Et une bureaucratie avec autant de
niveaux de pouvoir différents, autant de freins et de contrepoids
constitués par les multiples départements qui fonctionnent de
manière autonome ?
Il lui lança un regard soupçonneux. Sans le
vouloir, Wren venait d’adopter un ton que Margot Valère avait dû
fréquemment employer avec sa fille.
— Cher partenaire, tes mots sont justes, mais ta
voix manque d’assurance.
Elle avait raison, et cela l’agaça
prodigieusement.
— Ecoute, si subversion il y a, elle n’a pu venir
que d’un seul homme. Duncan.
— Duncan ?
Avait-il jamais mentionné ce nom devant elle ?
Non, bien sûr, puisque c’était un nom qu’on n’osait même pas
formuler en pensée.
— Le Grand Chef. Celui qui est presque tout en
haut de la chaîne. Et quand je dis « haut », je veux dire « très
haut ». A côté de ce type, Mme Howe est une enfant de chœur.
Sergueï ne plaisantait pas. Il n’exagérait même
pas. Duncan était une légende au sein du Silence — au sein d’une
communauté qui ne croyait pas aux mythes, ni à quoi que ce soit
d’autre qu’à l’huile de coude, au savoir-faire, à l’argent et aux
armes, si nécessaire.
Dans sa main, le couteau formait une masse
compacte, infiniment plus légère que celle de son pistolet.
Soudain, c’était comme si sa paume réclamait le contact rassurant
et glacé de l’acier. Certes, avec l’entraînement qui était le sien,
une arme blanche ferait tout aussi bien l’affaire. Mais nul couteau
ne pouvait avoir le champ d’action d’un pistolet.
De son pistolet.
— Wren, ma chérie, je suis prêt à mourir pour
te protéger. Mais je ne te
serai d’aucun secours si tu ne m’accueilles pas. Si tu ne me fais
pas confiance.
L'honnêteté le contraignit à ajouter :
— Mort, je ne te serai d’aucun secours non plus.
Et si Duncan est impliqué… Alors, je mourrai. A l’instant même où
il le jugera nécessaire.
Inutile de s’attarder sur cette voie. Parce que,
si on allait dans ce sens, ils pourraient tous être morts
demain.
— Est-ce que, par hasard, O.P. aurait pensé à
commander de l’ail frais ? se contenta-t-il de demander à voix
haute.