11.
— Ça recommence.
Wren n’arrivait pas à se réchauffer. Sa peau était brûlante, comme si elle avait de la fièvre, mais ses pieds et ses mains étaient gelés. Pourtant, elle venait d’enfiler l’énorme pull en laine que Sergueï avait oublié chez elle, un soir. Même l’odeur familière dont il était imprégné ne parvenait plus à exercer sur elle l’effet apaisant habituel.
Dans ses veines, son sang était glacé. Tandis que son centre fondait. Ce qui n’était pas une bonne combinaison du tout. Elle enroula le fil du téléphone autour de ses doigts étrangement engourdis et tenta de se concentrer.
— Tu es là ?
— Oui, Wren chérie. Que s’est-il passé ?
La voix de Sergueï grésillait dans le combiné, mais Wren pressentait que ce n’était pas seulement la faute des parasites sur la ligne. La Cosa tout entière était en train de s’agiter, et c’était un miracle que le téléphone réussisse encore à fonctionner. Trois lignes de métro étaient hors service. Deux comtés du New Jersey étaient dans le noir à cause de l’explosion spectaculaire d’un groupe électrogène.
— On a… pendu un ange. On l’a laissé se vider de son sang et mourir.
— Ça, j’avais compris, mais dis-moi… Comment les vigiles ont-ils pu s’approcher ? Je pensais que tout le monde était sur ses gardes.
La tension était perceptible dans sa voix.
— Ce n’était pas eux.
La nervosité de Sergueï faisait douloureusement vibrer ses propres nerfs, déjà à vif. Elle resserra d’un cran son contrôle et hoqueta, tant ses côtes étaient oppressées.
— Quoi ? Qui ? Comment sais-tu ?
Wren prit une profonde inspiration.
— Les E.P.P.I. Ils disent… ils disent qu’il y avait des traces de Courant sur tout le corps.
— La Cosa ?
L'incrédulité de Sergueï était flagrante, en dépit des crépitements sur la ligne.
— Qui ? Pourquoi la Trêve a-t-elle été rompue ? Est-ce que tu penses que c’est…
Elle l’interrompit avant qu’il ne donne des noms.
— Je ne sais pas, je ne sais pas, et je ne sais pas. Ça peut être n’importe qui.
Sa voix se brisa. Elle sentit les filaments de Courant remonter le long de sa colonne vertébrale, prêts à exploser et frapper tout ce qu’ils trouveraient sur leur passage. Elle éprouva le besoin désespéré de s’enraciner, mais c’était impossible : il n’y avait plus de place. Le sous-sol de Manhattan était tellement sollicité qu’on sentait presque la roche vibrer sous l’effort.
— Ecoute, je dois y aller. L'Equipe va se réunir.
Sergueï remarqua que Wren ne disait plus « Equipe de la Trêve », mais il s’abstint de tout commentaire.
— Valère…
Le visage de Michaela apparut dans l’entrebâillement de la porte. Les traits de l’Indépendante étaient tirés, des cernes profonds bordaient ses yeux et sa bouche n’était plus qu’une mince ligne crispée.
— Tout le monde est là.
Wren acquiesça brièvement.
— Je te rappellerai, dit-elle à son compagnon.
— N’oublie pas.
Elle raccrocha et suivit Michaela jusqu’à la salle de conférences. La tension qui régnait dans la salle était si électrique qu’elle aurait pu alimenter le réseau du métro pendant un mois. Si elle ne l’avait pas fait sauter avant.
Les Fatae avaient réquisitionné une moitié de la salle et les Humains s’étaient réfugiés dans l’autre. Ce qui n’était pas de très bon augure.
Douze heures s’étaient écoulées depuis qu'O.P. et Wren avaient découvert l’ange. Douze heures dont la jeune femme gardait un souvenir confus de neige, de gesticulations en tous sens, d’ombres et de flammes qui menaçaient de gagner la ville tout entière.
— Reprenons, annonça-t-elle, d’une voix lasse.
Le premier Fatae qu’elle avait vu périr était un ange, également. Frappé à mort au moyen de battes de base-ball ou de barres de fer.
Qui ? Qui était capable de commettre de tels crimes ?
Aucun être au monde possédant ne serait-ce qu’un peu de Courant n’aurait accepté de fréquenter ces « exterminateurs », même s’il était farouchement pro-Humain. Et encore moins après que ces extrémistes avaient commencé à s’attaquer aux Solitaires. Alors, imaginer un Talent s’acharnant sur un ange…
Dieu sait que les anges pouvaient être sacrément enquiquinants, mais de là à les tuer… Impossible. Seules la haine et la peur avaient pu conduire à ce meurtre ignoble.
Beyl se dirigea vers la table en déployant à demi ses ailes pour attirer l’attention du public. Ceux qui se trouvaient sur son passage s’écartèrent légèrement. Tout en muscles et en os, les ailes des griffons constituaient de redoutables armes de combat.
— Nous ne savons pas qui a commis ce crime, commença-t-elle avant d’être interrompue par des cris.
— Si, nous savons !
— Ils ont brisé la Trêve !
— Les Humains seront la cause de notre perte !
— C'est le Conseil !
L'autre moitié de la salle était beaucoup moins agitée, les Humains se contentant de nier toute responsabilité ou de réfuter les affirmations des Fatae.
La conclusion semblait s’imposer… naturellement. Sergueï lui-même l’avait évoquée. Pourtant, c’était improbable. KimAnn Howe ne respectait aucune règle, c’était vrai, mais seulement dans la mesure où ses propres intérêts y gagnaient. C'était elle qui avait incité le Conseil à prendre part aux négociations. Alors, à moins que la situation n’ait radicalement changé, cette hypothèse était absurde.
De plus, Wren ne pouvait croire qu’une organisation aussi étroite d’esprit que le Conseil se mette soudain à agir au contraire de ses habitudes. Pourtant, c’était une possibilité qu’on ne pouvait tout à fait exclure.
Parmi les Talents présents dans la salle, Wren identifia une douzaine de personnes affiliées au Conseil. Ayexi et Jordan se tenaient en retrait, silencieux et immobiles. Ayexi était assez fort pour se protéger lui-même. Quant à Jordan, en revanche, Wren espérait qu’il ne manquait pas de ressource. Si les choses tournaient mal, ce serait sauve qui peut, et chacun pour soi.
— A l’heure qu’il est, intervint Michaela en levant une main pour réclamer l’attention, il est impossible de désigner un coupable, d’avancer un motif, ou même de dire à quel moment le crime s’est produit ! Vous êtes venus à la Table de la Trêve en toute bonne foi. Donnez-nous le temps de mener l’enquête jusqu’au bout. Je vous donne ici ma parole que cette enquête sera absolument transparente et que nous ne dissimulerons rien. Par les ailes et la queue, par le cœur et l’esprit, je vous en donne ma parole.
Quelques sifflets et des huées se firent encore entendre, çà et là, mais le silence revint rapidement. L'intervention de l’Indépendante avait eu l’effet escompté. Wren la regarda avec une admiration non dissimulée : le serment que venait de prêter la jeune femme appartenait au rituel des Fatae. Michaela était bien mieux informée qu’elle ne l’avait imaginé.
— Plusieurs éléments permettent de rattacher l’assassinat aux agressions perpétrées par les soi-disant groupes d’autodéfense. Les E.P.P.I. sont encore sur la scène du crime. La neige rend leur travail difficile.
Elle éleva la voix.
— Mais aussi le nombre des curieux qui se pressent sur les lieux.
Fatae et Humains s’agitèrent sur leur siège, gênés.
— Donc, je vous en prie. Evitez de vous rendre là-bas. Vous risqueriez en outre de détruire des indices précieux.
Il y eut du mouvement du côté des Fatae.
— Les E.P.P.I. sont des…
Beyl ouvrit un peu plus ses ailes, laissant entrevoir des griffes longues de dix centimètres. La voix se tut aussitôt, comme si le micro venait d’être coupé.
Avec un petit claquement de bec amusé, la griffonne poursuivit.
— Les E.P.P.I. sont des gens consciencieux et fiers. Ils parviendront à la vérité parce qu’échouer serait pour eux une insulte à leur talent et à leur expérience. L'ego, vous savez tous ce que c’est, n’est-ce pas ?
Les Fatae n’étaient pas entièrement apaisés. Du côté humain, en revanche, Wren nota quelques sourires contraints. La Cosa maîtrisait parfaitement ce concept baptisé « ego ».
Colleen et Michaela avaient rejoint Beyl et se tenaient chacune sous une aile de la griffonne. Le symbolisme de la scène était… aveuglant. Et un bref instant, Wren crut que la raison allait l’emporter.
Sauf que la Cosa, n’est-ce pas, serait toujours la Cosa…
— Pourquoi ferions-nous confiance à ce que disent ou font les Humains ? lança un minuscule personnage, du haut du plafond où il était perché. Il n’y a aucun Fatae parmi ces soi-disant détectives. Uniquement des Humains, et ce sont les Humains qui tuent ceux de notre race.
— Des Humains, oui, mais pas des Talents, rétorqua un piskie qui s’était réfugié sous la fenêtre, avec plusieurs de ses congénères.
De tous les Fatae, les piskies étaient ceux qui vivaient le plus près des êtres humains. En particulier, ils savaient parfaitement faire la différence entre un Talent et un Profane. A savoir que si le second était victime de l’une de ces farces pour lesquelles les piskies étaient célèbres, eh bien, il serait incapable de rattraper l’auteur de la joyeuse plaisanterie. Et par un étrange tour de logique, les piskies en admiraient d’autant plus les Talents. Ou plus exactement, les Indépendants — les membres du Conseil étant connus pour leur absence totale d’humour et leur haine des farces, d’où qu’elles viennent. Surtout que celles des piskies consistaient principalement à lancer des insultes.
— Ah oui ! Et pourquoi ça ? On a relevé des traces de Courant. Et comment un simple Humain serait-il capable de tuer un ange ?
Un murmure d’approbation parcourut l’assemblée des Fatae.
— C'est vrai ! Les anges sont des durs. Pas du genre à se laisser faire !
Une voix surgit du bout de la table. Un Humain que Wren ne connaissait pas.
— Dans les deux meurtres qui ont été portés à notre connaissance, on a laissé l’ange se vider de son sang. Si tu as du sang dans les veines et que tu en perds trop, tu meurs. Basique, non ? Même les plus Ignorants des Humains sont capables de tuer le plus puissant des Fatae, s’ils sont suffisamment nombreux et suffisamment armés. Vous avez déjà oublié la dernière A.G. ?
— Et les traces de Courant ?
Un autre Humain. Intéressant. Cette fois, ce fut Bart qui répondit.
— Les E.P.P.I. n’ont pas pu déterminer encore si ce Courant était lié au meurtre ou pas. Tout ce qu’ils savent, c’est qu’on a utilisé de l’énergie magique près du corps à un moment ou un autre. Peut-être même avant que l’agression se soit produite.
— Peut-être… Que tu dis ! grogna avec mépris une créature dotée d’un long museau. Comme si les anges étaient du genre à laisser s’approcher les Humains.
Wren se rappela le jeune ange menacé dans le métro et faillit intervenir, mais elle se retint. Elle était là pour observer, analyser et faire son rapport au Quad. Pas pour se mêler des choses et prendre des coups.
A ce stade, de toute façon, la plupart des membres de la Cosa avaient décidé qui étaient les coupables. Rares étaient ceux qui étaient prêts à écouter. Le tumulte reprit et s’amplifia dangereusement.
Soudain, un pressentiment étreignit la jeune femme. Un pressentiment encore lointain et confus. Un pont en flammes. Un pont qui se rompt et tombe dans le fleuve. Que voulait dire la Voyante ? Comment fait-on cuire un repas au-dessus d’un truc pareil ?
— Et si c’est pas les Indépendants, alors regardez du côté du Conseil ! Ils n’ont jamais caché qu’ils nous considéraient à peine comme des membres de la Cosa. Et ce sont eux qui étaient derrière les disparitions des Talents, l’année dernière, non ?
Wren se raidit, puis tourna la tête pour tenter de localiser celui qui venait de pousser ce cri. Non. Elle n’y croyait pas. Elle refusait d’y croire. Pas sans preuve, en tout cas. Mais c’était possible.
Plausible.
Et lancer une telle accusation revenait à jeter une allumette enflammée dans une forêt arrosée d’essence. Beyl et Jordan échangèrent des regards de part et d’autre de la table, mais gardèrent le silence. Bart faillit s’avancer, puis se ravisa. La tension était si forte, si palpable que Wren faillit hurler.
Juste pour faire exploser les choses.
A cet instant, Rick frappa du plat de la main sur la table, créant littéralement une onde de choc. Tout le monde sursauta et se tut.
Rick, c’était LE motard dans toute sa splendeur
— ou dans tout son cauchemar, selon le point de vue adopté. Cheveux longs, grosses bottes, pantalon et veste de cuir… Wren adorait le représentant de Jersey Sud. Et promis, juré, ses sentiments n’avaient rien à voir avec le petit tour qu’il l’avait emmenée faire sur sa moto.
— Souvenez-vous. Il y a eu un temps où nous avions peur. Nous sentions une menace peser sur nous, alors, nous nous sommes retournés les uns contre les autres. Sans réfléchir. Dans l’Histoire, cette période s’est appelée la Chasse aux Sorcières. Mais vous rappelez-vous le nom que la Cosa lui donne ?
Il se tut et promena son regard sur l’assistance.
— La Grande Honte. Oui, cette période fut celle de la Grande Honte pour nous, qui avons été coupables de lâcheté. Et cette Honte nous poursuit jusqu’à aujourd’hui de son odeur de brûlé nauséabonde. Dès que la peur nous saisit, nous nous dégonflons et nous désignons du doigt notre voisin.
» Oui ! Des Profanes ont tué des Fatae. Oui ! Des Fatae ont tué des Humains ! Nous avons notre Honte, ils ont la leur. Les mythes et les légendes sont nés de la peur justifiée des ombres surgies de la nuit. Les vigiles partagent avec nous, Humains, une mémoire commune : celle des enfants morts au crépuscule, des êtres chéris disparus dans les marécages, des esprits cherchant en vain le repos.
» Nous sommes tous une menace pour autrui. Mais il existe une chose qui nous empêche de passer à l’acte, et cette chose, c’est la confiance. »
Wren sentit un frisson la parcourir, comme de l’eau bouillante coulant doucement sur sa peau. Et le frémissement qu’elle perçut autour d’elle lui indiqua qu’elle n’était pas seule à éprouver cette sensation.
— Pouvez-vous vous tourner vers votre voisin et lui accorder votre confiance ? Mieux encore. Pouvez-vous avoir confiance au point de croire qu’il a le même but que vous : vivre, aimer, être heureux, ne pas avoir peur ?
Wren réalisa subitement que Rick n’avait pas besoin de Courant pour imposer sa parole. Sa volonté seule suffisait. La jeune femme eut soudain dans la bouche le goût amer de la jalousie.
Rick s’ébroua à la manière d’un chien, et le charme sous lequel il tenait son public fut rompu.
A cet instant, Jordan s’avança. L'Indépendant avait retiré sa veste luxueuse et ouvert son col de chemise. Prêt à être mitraillé par les photographes pour la séance de clôture du meeting, songea Wren.
— Mesdames, messieurs… Dès que les E.P.P.I. nous auront remis leur rapport, nous le ferons circuler. En attendant, restez calmes et soyez vigilants. Vous pouvez rentrer chez vous, à présent.
Plutôt froid et pragmatique, après le discours de Rick, mais visiblement efficace. Les participants se dispersèrent par petits groupes, cependant que les fumeurs se dirigeaient directement vers la sortie pour aller en griller une dehors. Çà et là, de très rares Fatae s’attardaient pour parler à un Humain — un Talent, pour autant que Wren puisse en juger. Dès qu’un membre du Conseil approchait, la conversation s’arrêtait aussitôt. Rick avait pu en appeler à la confiance et à la tolérance, mais les Fatae avaient choisi : le Conseil n’en bénéficierait pas.
Wren n’était pas sûre de leur en vouloir. Son regard tomba sur Ayexi, et son cœur se serra aussitôt devant le visage triste et épuisé de son ami. Avant même de réaliser ce qu’elle faisait, elle se glissa à son côté et le prit dans ses bras. Le Talent lui rendit l’accolade sans un mot, puis s’écarta et rejoignit ses collègues du Conseil qui s’étaient retranchés dans un coin.
— Au revoir, Ayexi, murmura-t-elle doucement.
Se sentant soudain parfaitement inutile, Wren s’éclipsa. S'il se passait quelque chose, le Quad savait bien où la trouver, non ? Miraculeusement, le ciel avait cessé de déverser ses tombereaux de flocons. Wren s’immobilisa sur le trottoir, leva le visage et inspira longuement. L'air froid et sec se diffusa dans sa gorge et dans son cerveau, lui donnant la sensation de renaître.
Un bus passa devant elle, et elle le regarda disparaître sans esquisser un geste. Elle n’avait pas la moindre envie de partager un espace avec quiconque. Bah, la promenade serait peut-être un peu longue jusqu’à son appartement, mais pas désagréable. Et comme elle n’avait pas franchement rendu de visite à la salle de gym, ces derniers temps…
Après avoir enfoncé son bonnet et noué fermement son écharpe autour du cou, elle se mit en route, les yeux prudemment fixés sur les plaques de verglas. Son sixième sens, ou plutôt son « antenne magique », comme l’appelait Sergueï, parce qu’il permettait à la jeune femme de détecter Talents et Fatae, était en alerte. Et si elle en jugeait par les coups d’œil que lui décochaient ses voisins, ceux-ci étaient à peu près dans le même état de « vigilance ».
Le danger, pourtant, ne viendrait pas d’eux, n’est-ce pas ?
La certitude d’autrefois était en train de se muer en doute. Et si les murmures disaient vrai ? Si la menace ne venait pas de ces « exterminateurs », mais de l’intérieur de la Cosa ? Lorsque le Conseil jurait ses grands dieux qu’il n’était pour rien dans les agressions, Wren ne pouvait s’empêcher de le croire. Harceler des Indépendants, oui, ils en étaient capables. Mais tuer des Fatae ? Non, ça n’avait aucun sens.
Bon… Première règle : s’en tenir aux évidences. S'il y avait bien une chose dont on pouvait faire crédit au Conseil, c’était de ne jamais agir sans un but précis. Chacune de ses actions était motivée par un objectif qui servait ses intérêts, naturellement.
Or, ces crimes ne leur apportaient rien. Profit nul. En revanche, préserver la Trêve était bénéfique à tout point de vue pour eux. Plus précisément, elle bénéficiait à Mme Howe. Pour le moment. Alors, la rompre…
Le trajet de retour fut un peu plus long que prévu, Wren ayant subitement décidé de s’arrêter dans un Starbucks pour boire un moka maxi-taille. Lorsqu’elle ressortit du café, un sourire de satisfaction errait sur ses lèvres : elle venait de décider que les Mages Suprêmes n’étaient pas des salauds.
Pour autant, cela ne signifiait pas que les coupables n’étaient pas de la famille. D’accord, des Profanes pouvaient assassiner un ange. Une fois, peut-être. Mais certainement pas deux. Parce qu’un ange averti devenait très nerveux et très dangereux. Celui qui s’était fait agresser dans le métro avait été vulnérable tant qu’il était resté seul. Dès que ses petits copains avaient réussi à le rejoindre, les deux voyous avaient tout juste eu le temps de faire leurs prières.
En revanche, un Talent… Ou bien, un autre Fatae pouvait fort bien s’approcher d’un ange parce que ce dernier ne se méfierait pas de ces « êtres subalternes ». C'était une possibilité. Particulièrement déplaisante.
Wren parvint enfin devant le perron de son immeuble et sentit la tension qui raidissait ses épaules se relâcher. Rien de tel qu’être de retour chez soi, après une journée pénible… Ou même au beau milieu d’une journée partie pour être franchement pénible.
— Valère…
Bonnie se faufila dans le hall à la suite de Wren. Un long manteau bleu vif dissimulait l’habituelle tenue de princesse gothique qu’affectionnait la jeune fille.
— Salut.
Wren était trop épuisée pour se répandre en politesses.
— Tu viens du grand show ?
— Non, trop jeune pour ça.
Bonnie était la détective paranormale que Wren avait rencontrée à l’époque où elle tentait de retrouver la trace des hommes qui avaient agressé O.P. dans sa propre cuisine. L'attaque en question avait été commanditée par Mme Howe, mais compte tenu des événements, et de la Trêve, l’incident était tombé aux oubliettes. Le démon semblait n’avoir gardé aucune rancune contre la dirigeante du Conseil. Wren, si. Ce qui ne l’empêchait pas de travailler avec les Mages Suprêmes et leurs affiliés.
Sauf qu’elle n’oubliait jamais ceux qui blessaient ses proches.
De son côté, Bonnie semblait du genre « Fais ce que tu as à faire et passe à autre chose ». Une fois le dossier clos, elle n’avait plus jamais reparlé de l’incident, même lorsque Wren et elle étaient devenues non seulement voisines, mais amies.
C'était tout à fait caractéristique des E.P.P.I., ça. Ils ne faisaient jamais une affaire personnelle de quoi que ce soit. Rick avait évoqué la période de la Grande Honte, mais il y en avait eu bien d’autres au cours desquelles les Talents s’étaient retournés les uns contre les autres. Les meilleures familles avaient connu des moments difficiles. En Italie, par exemple, les relations à l’intérieur de la Cosa étaient restées tendues durant plusieurs générations, après la Première Guerre mondiale. Les Fatae évitaient les Humains, le Conseil édictait des règles, et les non-affiliés les ignoraient.
Les E.P.P.I., eux, étaient impartiaux. Ils ne prenaient parti pour rien, ni personne — excepté pour les faits avérés et confirmés. Cependant, leur mode de fonctionnement était relativement récent, et personne n’était encore prêt à croire que l’impartialité était possible.
— Je meurs de faim. Tu veux déjeuner ?
Wren avait appris à ne laisser passer aucune invitation lancée par Bonnie. Celle-ci était une cuisinière hors pair qui savait, à partir de rien, confectionner des plats délicieux. Etonnant, d’ailleurs, qu'O.P. ne soit pas encore allé fourrer son museau dans le Frigidaire de la jeune fille.
— Enfin, bon, à propos du show… Non, je n’y suis pas allée. Je suis rentrée directement après l’autopsie.
Bonnie ouvrit la porte de son appartement, défit son manteau et le lâcha. Celui-ci disparut juste avant de toucher le sol. La Translocation, quelle frime !
— Les anges autorisent les autopsies ?
Wren ôta son propre manteau, ouvrit la porte du placard et suspendit le vêtement à un cintre. Plus traditionnel, peut-être, mais elle n’avait pas le choix. Et, bien sûr, la veste de Bonnie était là, parfaitement rangée.
— Nous ne leur avons pas demandé.
Les E.P.P.I. étaient également connus pour leur arrogance.
Même justifiée, l’arrogance restait de l’arrogance, aux yeux de Wren. Bonnie, heureusement, savait faire passer la pilule avec une certaine élégance. Probable qu’il avait dû y avoir une sacrée dispute, après… Wren était heureuse de ne pas s’être trouvée dans les parages, à ce moment-là.
— Et ?
— Et l’ange est mort parce qu’il a perdu tout son sang.
Wren mit les poings sur les hanches et regarda la détective en poussant un soupir exaspéré qui fit voleter ses mèches bouclées.
— Ça, on le savait déjà.
Bonnie haussa les épaules.
— Ce que tu ne sais pas, c’est que la victime a été paralysée par une dose massive de Courant avant d’être charcutée.
La température de Wren chuta bien de dix degrés, malgré la chaleur émise par les radiateurs.
— De… Courant ?
— Un truc qui y ressemble fortement, en tout cas. Nous ne sommes pas encore sûrs. Raison pour laquelle nous restons discrets sur cet aspect de l’enquête. Le boss est en train de tout raconter au Quad, je crois.
— Et toi, tu me le racontes.
Bonnie ouvrit de grands yeux.
— Moi ? Oh, vraiment ?
Mignonne, et l’air si innocente… Pas de doute. Bonnie était dangereuse.
— Attends une minute.
Dans le cerveau de Wren, les rouages venaient de s’enclencher.
— Un truc du genre… Tu peux m’en dire plus ?
Le Courant, dans le langage de la Cosa, était synonyme de « magie ». Etre un Talent signifiait qu’un Humain possédait en lui le moyen de canaliser l’énergie magique et d’en faire quelque chose. Plus simplement, le Courant, c’était de l’électricité.
— Non.
Bonnie pénétra dans la cuisine, qui était deux fois plus grande que celle de Wren. Le revers de la médaille, c’était que son appartement ne comptait qu’une seule chambre. Bonnie travaillait hors de chez elle, et donc n’avait pas besoin de plus d’espace.
La jeune fille posa sur la cuisinière une énorme poêle, une espèce de monstre en fonte, qui devait être au moins aussi âgée qu’elle. Et au moins aussi lourde. Plongée dans ses pensées, Wren suivit ses gestes d’un regard distrait.
Le Courant était une énergie individuelle, une sorte d’entité vivante et autonome. Le fait qu’il se servait de l’électricité pour évoluer était… un heureux accident de la nature. Bon, les Fondamentaux se nourrissaient aussi de l’électricité. Peut-être qu’ils ne faisaient pas la différence ?
Wren sentit que ses neurones commençaient à bouillonner. Jamais elle n’avait cherché à comprendre le comment et le pourquoi des talents un peu spéciaux qu’elle possédait. Tant qu’elle savait comment les utiliser…
— Salé ou sucré ?
— Salé, répliqua Wren en se perchant sur le comptoir.
— En fait, reprit Bonnie en lui jetant une tête d’ail pour qu’elle l’épluche, d’un strict point de vue pratique, recevoir une décharge de Courant ou la foudre, c’est pareil. Dans les deux cas, le corps est marqué par une trace rouge à l’endroit où il a été touché.
Elle tendit à Wren un petit couteau.
— Et tu sais ? Ce ne sont pas les brûlures qui provoquent la mort, mais le choc. Le cœur s’arrête. Bam ! Juste comme ça. Nous, on possède quelque chose qui isole et canalise le Courant. Pour les autres, eh bien, l’intensification du niveau énergétique interne détruit littéralement leurs cellules.
Wren leva les yeux et considéra la jeune fille, une gousse d’ail à demi épluchée dans la main.
— Tu veux dire que ça n’est qu’une question d’isolation ?
Bonnie éclata de rire.
— C'est à peu près ça, je crois !
Ouvrant le robinet, elle passa rapidement ses mains sous l’eau, les essuya sur le tablier noué autour de sa taille, puis se dirigea vers le frigo. Elle en sortit un paquet de saumon, deux branches de céleri et une sorte de minuscule salade vert foncé qu’elle disposa en tas sur le comptoir.
— Bon, tout ça, c’est de la théorie, reprit-elle en éminçant soigneusement le poisson. Ce n’était pas de ça dont je parlais.
— Oh…
Wren dévisagea son amie, complètement désorientée.
— Tu parlais de quoi ?
— De la foudre. Dans ce cas précis, il ne s’agissait pas d’un éclair. Ni même de l’électricité humaine. C'était bel et bien du Courant. Simplement, nous ne savons pas à qui il appartient.
Elle vida le saumon dans la poêle, rinça de nouveau ses mains et attrapa le céleri.
— Pas de… signature ?
C'était la grande inquiétude de Wren — et la raison pour laquelle elle évitait autant que possible d’utiliser son Courant dans le voisinage de Bonnie. Elle ne voulait pas que la jeune fille puisse un jour reconnaître son « empreinte », si jamais on lui demandait d’enquêter à propos d’une mission de Récupération.
Evidemment, si on possédait une base de données, et si l’utilisateur était fiché, on pourrait l’identifier. Pour autant, ça ne serait pas une preuve déterminante.
— Le Courant, ça n’est pas de l’ADN, n’est-ce pas ? Si tu veux, c’est comme une photo d’identité judiciaire. Surtout, en tant que tel, ça ne te dit rien sur l’utilisateur. Le Courant, c’est le Courant, et savoir s’il provient d’un membre du Conseil ou d’un Indépendant, c’est impossible.
Bonnie se tut pour augmenter légèrement le feu sous la poêle.
— Disons que tu peux avoir une impression, un sentiment, mais c’est entièrement subjectif. Jusqu’à présent, ça nous suffisait parce qu’on avait assez d’expérience. Sauf que…
« Sauf que tu ne peux pas utiliser ton expérience pour modifier l’esprit de quelqu’un qui s’est déjà fait une opinion. »
Il n’existait pas de tribunal à l’intérieur de la Cosa Nostradamus. Néanmoins, il fallait être capable d’avancer des preuves solides pour convaincre la majorité et obtenir… Quoi ? Une condamnation ?
Wren ne s’était jamais posé la question, jusque-là. Elle n’en avait pas eu besoin : c’était le boulot du Quad. Même chose qu’avec la fiche technique du Courant : ça ne l’intéressait pas.
Toutes les leçons, tous les discours qu’elle avait entendus sur le fait d’être une bonne citoyenne lui revinrent à la mémoire. Cela dit, elle n’était pas en cours d’instruction civique, et elle n’avait pas franchement le temps de se plonger dans des débats philosophiques sur les droits et les devoirs de chacun dans la société.
Secouant la tête, elle acheva d’éplucher ses gousses d’ail et se concentra de nouveau sur ce que disait Bonnie.
— Exactement, répondait celle-ci en sortant un Tupperware du frigo. Et le résultat, c’est qu’il nous est impossible de dire qui a commis le crime.
— Mais vous savez qu’il s’agit d’un Talent.
En d’autres termes, c’était une affaire interne à la Cosa.
— Ou de quelqu’un qui est capable de se faire passer pour un Talent. Et avant que tu ne me poses la question : non, je ne connais personne qui soit capable d’imiter le Courant.
En résumé, plus ils en savaient, moins ils parvenaient à rétrécir le champ des investigations. Le Fatae avait été tué selon la méthode brutale des vigiles, mais… neutralisé selon un moyen spécifique à la Cosa.
Wren frissonna. Le bilan qu’on pouvait tirer, pour l’instant, était terrifiant : un meurtre sauvage et brutal avait été commis, et sa mise en scène tendait à accuser un membre de la Cosa. Accusation qui aurait pour effet inévitable de briser la Trêve et de détruire la solidarité que la Cosa essayait d’imposer aux siens.
Bonnie tendit la main vers elle. Distraitement, Wren lui tendit l’ail et subitement, elle réalisa que toute cette histoire ne lui avait pas coupé l’appétit. Au contraire, elle mourait de faim.
Ces crises… ça vous brûlait toutes vos calories sans que vous vous en rendiez compte. Et il fallait penser à les remplacer, sinon…
Il n’existait pas de « sinon » dans l’univers de Wren. Elle allait les remplacer. Et pas plus tard que tout de suite.