— Ça recommence.
Wren n’arrivait pas à se réchauffer. Sa peau était
brûlante, comme si elle avait de la fièvre, mais ses pieds et ses
mains étaient gelés. Pourtant, elle venait d’enfiler l’énorme pull
en laine que Sergueï avait oublié chez elle, un soir. Même l’odeur
familière dont il était imprégné ne parvenait plus à exercer sur
elle l’effet apaisant habituel.
Dans ses veines, son sang était glacé. Tandis que
son centre fondait. Ce qui n’était pas une bonne combinaison du
tout. Elle enroula le fil du téléphone autour de ses doigts
étrangement engourdis et tenta de se concentrer.
— Tu es là ?
— Oui, Wren chérie. Que s’est-il passé ?
La voix de Sergueï grésillait dans le combiné,
mais Wren pressentait que ce n’était pas seulement la faute des
parasites sur la ligne. La Cosa tout entière était en train de
s’agiter, et c’était un miracle que le téléphone réussisse encore à
fonctionner. Trois lignes de métro étaient hors service. Deux
comtés du New Jersey étaient
dans le noir à cause de l’explosion spectaculaire d’un groupe
électrogène.
— On a… pendu un ange. On l’a laissé se vider de
son sang et mourir.
— Ça, j’avais compris, mais dis-moi… Comment les
vigiles ont-ils pu s’approcher ? Je pensais que tout le monde était
sur ses gardes.
La tension était perceptible dans sa voix.
— Ce n’était pas eux.
La nervosité de Sergueï faisait douloureusement
vibrer ses propres nerfs, déjà à vif. Elle resserra d’un cran son
contrôle et hoqueta, tant ses côtes étaient oppressées.
— Quoi ? Qui ? Comment sais-tu ?
Wren prit une profonde inspiration.
— Les E.P.P.I. Ils disent… ils disent qu’il y
avait des traces de Courant sur tout le corps.
— La Cosa ?
L'incrédulité de Sergueï était flagrante, en dépit
des crépitements sur la ligne.
— Qui ? Pourquoi la Trêve a-t-elle été rompue ?
Est-ce que tu penses que c’est…
Elle l’interrompit avant qu’il ne donne des
noms.
— Je ne sais pas, je ne sais pas, et je ne sais
pas. Ça peut être n’importe qui.
Sa voix se brisa. Elle sentit les filaments de
Courant remonter le long de sa colonne vertébrale, prêts à exploser
et frapper tout ce qu’ils trouveraient sur leur passage. Elle
éprouva le besoin désespéré de s’enraciner, mais c’était impossible
: il n’y avait plus de place. Le sous-sol de Manhattan était tellement sollicité
qu’on sentait presque la roche vibrer sous l’effort.
— Ecoute, je dois y aller. L'Equipe va se
réunir.
Sergueï remarqua que Wren ne disait plus « Equipe
de la Trêve », mais il s’abstint de tout commentaire.
— Valère…
Le visage de Michaela apparut dans
l’entrebâillement de la porte. Les traits de l’Indépendante étaient
tirés, des cernes profonds bordaient ses yeux et sa bouche n’était
plus qu’une mince ligne crispée.
— Tout le monde est là.
Wren acquiesça brièvement.
— Je te rappellerai, dit-elle à son
compagnon.
— N’oublie pas.
Elle raccrocha et suivit Michaela jusqu’à la salle
de conférences. La tension qui régnait dans la salle était si
électrique qu’elle aurait pu alimenter le réseau du métro pendant
un mois. Si elle ne l’avait pas fait sauter avant.
Les Fatae avaient réquisitionné une moitié de la
salle et les Humains s’étaient réfugiés dans l’autre. Ce qui
n’était pas de très bon augure.
Douze heures s’étaient écoulées depuis qu'O.P. et
Wren avaient découvert l’ange. Douze heures dont la jeune femme
gardait un souvenir confus de neige, de gesticulations en tous
sens, d’ombres et de flammes qui menaçaient de gagner la ville tout
entière.
— Reprenons, annonça-t-elle, d’une voix
lasse.
Le premier Fatae qu’elle avait vu périr était un
ange, également. Frappé à mort au moyen de battes de base-ball ou
de barres de fer.
Aucun être au monde possédant ne serait-ce qu’un
peu de Courant n’aurait accepté de fréquenter ces « exterminateurs
», même s’il était farouchement pro-Humain. Et encore moins après
que ces extrémistes avaient commencé à s’attaquer aux Solitaires.
Alors, imaginer un Talent s’acharnant sur un ange…
Dieu sait que les anges pouvaient être sacrément
enquiquinants, mais de là à les tuer… Impossible. Seules la haine
et la peur avaient pu conduire à ce meurtre ignoble.
Beyl se dirigea vers la table en déployant à demi
ses ailes pour attirer l’attention du public. Ceux qui se
trouvaient sur son passage s’écartèrent légèrement. Tout en muscles
et en os, les ailes des griffons constituaient de redoutables armes
de combat.
— Nous ne savons pas qui a commis ce crime,
commença-t-elle avant d’être interrompue par des cris.
— Si, nous savons !
— Ils ont brisé la Trêve !
— Les Humains seront la cause de notre perte
!
— C'est le Conseil !
L'autre moitié de la salle était beaucoup moins
agitée, les Humains se contentant de nier toute responsabilité ou
de réfuter les affirmations des Fatae.
La conclusion semblait s’imposer… naturellement.
Sergueï lui-même l’avait évoquée. Pourtant, c’était improbable.
KimAnn Howe ne respectait aucune règle, c’était vrai, mais
seulement dans la mesure où
ses propres intérêts y gagnaient. C'était elle qui avait incité le
Conseil à prendre part aux négociations. Alors, à moins que la
situation n’ait radicalement changé, cette hypothèse était
absurde.
De plus, Wren ne pouvait croire qu’une
organisation aussi étroite d’esprit que le Conseil se mette soudain
à agir au contraire de ses habitudes. Pourtant, c’était une
possibilité qu’on ne pouvait tout à fait exclure.
Parmi les Talents présents dans la salle, Wren
identifia une douzaine de personnes affiliées au Conseil. Ayexi et
Jordan se tenaient en retrait, silencieux et immobiles. Ayexi était
assez fort pour se protéger lui-même. Quant à Jordan, en revanche,
Wren espérait qu’il ne manquait pas de ressource. Si les choses
tournaient mal, ce serait sauve qui peut, et chacun pour soi.
— A l’heure qu’il est, intervint Michaela en
levant une main pour réclamer l’attention, il est impossible de
désigner un coupable, d’avancer un motif, ou même de dire à quel
moment le crime s’est produit ! Vous êtes venus à la Table de la
Trêve en toute bonne foi. Donnez-nous le temps de mener l’enquête
jusqu’au bout. Je vous donne ici ma parole que cette enquête sera
absolument transparente et que nous ne dissimulerons rien. Par les
ailes et la queue, par le cœur et l’esprit, je vous en donne ma
parole.
Quelques sifflets et des huées se firent encore
entendre, çà et là, mais le silence revint rapidement.
L'intervention de l’Indépendante avait eu l’effet escompté. Wren la
regarda avec une admiration non dissimulée : le serment que venait
de prêter la jeune femme
appartenait au rituel des Fatae. Michaela était bien mieux informée
qu’elle ne l’avait imaginé.
— Plusieurs éléments permettent de rattacher
l’assassinat aux agressions perpétrées par les soi-disant groupes
d’autodéfense. Les E.P.P.I. sont encore sur la scène du crime. La
neige rend leur travail difficile.
Elle éleva la voix.
— Mais aussi le nombre des curieux qui se pressent
sur les lieux.
Fatae et Humains s’agitèrent sur leur siège,
gênés.
— Donc, je vous en prie. Evitez de vous rendre
là-bas. Vous risqueriez en outre de détruire des indices
précieux.
Il y eut du mouvement du côté des Fatae.
— Les E.P.P.I. sont des…
Beyl ouvrit un peu plus ses ailes, laissant
entrevoir des griffes longues de dix centimètres. La voix se tut
aussitôt, comme si le micro venait d’être coupé.
Avec un petit claquement de bec amusé, la
griffonne poursuivit.
— Les E.P.P.I. sont des gens consciencieux et
fiers. Ils parviendront à la vérité parce qu’échouer serait pour
eux une insulte à leur talent et à leur expérience. L'ego, vous
savez tous ce que c’est, n’est-ce pas ?
Les Fatae n’étaient pas entièrement apaisés. Du
côté humain, en revanche, Wren nota quelques sourires contraints.
La Cosa maîtrisait parfaitement ce concept baptisé « ego ».
Colleen et Michaela avaient rejoint Beyl et se
tenaient chacune sous une aile de la griffonne. Le symbolisme de la scène était… aveuglant. Et
un bref instant, Wren crut que la raison allait l’emporter.
Sauf que la Cosa, n’est-ce pas, serait toujours la
Cosa…
— Pourquoi ferions-nous confiance à ce que disent
ou font les Humains ? lança un minuscule personnage, du haut du
plafond où il était perché. Il n’y a aucun Fatae parmi ces
soi-disant détectives. Uniquement des Humains, et ce sont les
Humains qui tuent ceux de notre race.
— Des Humains, oui, mais pas des Talents, rétorqua
un piskie qui s’était réfugié sous la fenêtre, avec plusieurs de
ses congénères.
De tous les Fatae, les piskies étaient ceux qui
vivaient le plus près des êtres humains. En particulier, ils
savaient parfaitement faire la différence entre un Talent et un
Profane. A savoir que si le second était victime de l’une de ces
farces pour lesquelles les piskies étaient célèbres, eh bien, il
serait incapable de rattraper l’auteur de la joyeuse plaisanterie.
Et par un étrange tour de logique, les piskies en admiraient
d’autant plus les Talents. Ou plus exactement, les Indépendants —
les membres du Conseil étant connus pour leur absence totale
d’humour et leur haine des farces, d’où qu’elles viennent. Surtout
que celles des piskies consistaient principalement à lancer des
insultes.
— Ah oui ! Et pourquoi ça ? On a relevé des traces
de Courant. Et comment un simple Humain serait-il capable de tuer
un ange ?
— C'est vrai ! Les anges sont des durs. Pas du
genre à se laisser faire !
Une voix surgit du bout de la table. Un Humain que
Wren ne connaissait pas.
— Dans les deux meurtres qui ont été portés à
notre connaissance, on a laissé l’ange se vider de son sang. Si tu
as du sang dans les veines et que tu en perds trop, tu meurs.
Basique, non ? Même les plus Ignorants des Humains sont capables de
tuer le plus puissant des Fatae, s’ils sont suffisamment nombreux
et suffisamment armés. Vous avez déjà oublié la dernière A.G.
?
— Et les traces de Courant ?
Un autre Humain. Intéressant. Cette fois, ce fut
Bart qui répondit.
— Les E.P.P.I. n’ont pas pu déterminer encore si
ce Courant était lié au meurtre ou pas. Tout ce qu’ils savent,
c’est qu’on a utilisé de l’énergie magique près du corps à un
moment ou un autre. Peut-être même avant que l’agression se soit
produite.
— Peut-être… Que tu dis ! grogna avec mépris une
créature dotée d’un long museau. Comme si les anges étaient du
genre à laisser s’approcher les Humains.
Wren se rappela le jeune ange menacé dans le métro
et faillit intervenir, mais elle se retint. Elle était là pour
observer, analyser et faire son rapport au Quad. Pas pour se mêler
des choses et prendre des coups.
A ce stade, de toute façon, la plupart des
membres de la Cosa avaient
décidé qui étaient les coupables. Rares étaient ceux qui étaient
prêts à écouter. Le tumulte reprit et s’amplifia
dangereusement.
Soudain, un pressentiment étreignit la jeune
femme. Un pressentiment encore lointain et confus. Un pont en
flammes. Un pont qui se rompt et tombe dans le fleuve. Que voulait
dire la Voyante ? Comment fait-on cuire un repas au-dessus d’un
truc pareil ?
— Et si c’est pas les Indépendants, alors regardez
du côté du Conseil ! Ils n’ont jamais caché qu’ils nous
considéraient à peine comme des membres de la Cosa. Et ce sont eux
qui étaient derrière les disparitions des Talents, l’année
dernière, non ?
Wren se raidit, puis tourna la tête pour tenter de
localiser celui qui venait de pousser ce cri. Non. Elle n’y croyait
pas. Elle refusait d’y croire. Pas sans preuve, en tout cas. Mais
c’était possible.
Plausible.
Et lancer une telle accusation revenait à jeter
une allumette enflammée dans une forêt arrosée d’essence. Beyl et
Jordan échangèrent des regards de part et d’autre de la table, mais
gardèrent le silence. Bart faillit s’avancer, puis se ravisa. La
tension était si forte, si palpable que Wren faillit hurler.
Juste pour faire exploser les choses.
A cet instant, Rick frappa du plat de la main sur
la table, créant littéralement une onde de choc. Tout le monde
sursauta et se tut.
Rick, c’était LE motard dans toute sa
splendeur
— ou dans tout son cauchemar, selon le point de
vue adopté. Cheveux longs, grosses bottes, pantalon et veste de cuir… Wren adorait le
représentant de Jersey Sud. Et promis, juré, ses sentiments
n’avaient rien à voir avec le petit tour qu’il l’avait emmenée
faire sur sa moto.
— Souvenez-vous. Il y a eu un temps où nous avions
peur. Nous sentions une menace peser sur nous, alors, nous nous
sommes retournés les uns contre les autres. Sans réfléchir. Dans
l’Histoire, cette période s’est appelée la Chasse aux Sorcières.
Mais vous rappelez-vous le nom que la Cosa lui donne ?
Il se tut et promena son regard sur
l’assistance.
— La Grande Honte. Oui, cette période fut celle de
la Grande Honte pour nous, qui avons été coupables de lâcheté. Et
cette Honte nous poursuit jusqu’à aujourd’hui de son odeur de brûlé
nauséabonde. Dès que la peur nous saisit, nous nous dégonflons et
nous désignons du doigt notre voisin.
» Oui ! Des Profanes ont tué des Fatae. Oui ! Des
Fatae ont tué des Humains ! Nous avons notre Honte, ils ont la
leur. Les mythes et les légendes sont nés de la peur justifiée des
ombres surgies de la nuit. Les vigiles partagent avec nous,
Humains, une mémoire commune : celle des enfants morts au
crépuscule, des êtres chéris disparus dans les marécages, des
esprits cherchant en vain le repos.
» Nous sommes tous une menace pour autrui. Mais il
existe une chose qui nous empêche de passer à l’acte, et cette
chose, c’est la confiance. »
Wren sentit un frisson la parcourir, comme de
l’eau bouillante coulant doucement sur sa peau. Et le frémissement qu’elle perçut
autour d’elle lui indiqua qu’elle n’était pas seule à éprouver
cette sensation.
— Pouvez-vous vous tourner vers votre voisin et
lui accorder votre confiance ? Mieux encore. Pouvez-vous avoir
confiance au point de croire qu’il a le même but que vous : vivre,
aimer, être heureux, ne pas avoir peur ?
Wren réalisa subitement que Rick n’avait pas
besoin de Courant pour imposer sa parole. Sa volonté seule
suffisait. La jeune femme eut soudain dans la bouche le goût amer
de la jalousie.
Rick s’ébroua à la manière d’un chien, et le
charme sous lequel il tenait son public fut rompu.
A cet instant, Jordan s’avança. L'Indépendant
avait retiré sa veste luxueuse et ouvert son col de chemise. Prêt à
être mitraillé par les photographes pour la séance de clôture du
meeting, songea Wren.
— Mesdames, messieurs… Dès que les E.P.P.I. nous
auront remis leur rapport, nous le ferons circuler. En attendant,
restez calmes et soyez vigilants. Vous pouvez rentrer chez vous, à
présent.
Plutôt froid et pragmatique, après le discours de
Rick, mais visiblement efficace. Les participants se dispersèrent
par petits groupes, cependant que les fumeurs se dirigeaient
directement vers la sortie pour aller en griller une dehors. Çà et
là, de très rares Fatae s’attardaient pour parler à un Humain — un
Talent, pour autant que Wren puisse en juger. Dès qu’un membre du
Conseil approchait, la conversation s’arrêtait aussitôt. Rick avait
pu en appeler à la confiance
et à la tolérance, mais les Fatae avaient choisi : le Conseil n’en
bénéficierait pas.
Wren n’était pas sûre de leur en vouloir. Son
regard tomba sur Ayexi, et son cœur se serra aussitôt devant le
visage triste et épuisé de son ami. Avant même de réaliser ce
qu’elle faisait, elle se glissa à son côté et le prit dans ses
bras. Le Talent lui rendit l’accolade sans un mot, puis s’écarta et
rejoignit ses collègues du Conseil qui s’étaient retranchés dans un
coin.
— Au revoir, Ayexi, murmura-t-elle
doucement.
Se sentant soudain parfaitement inutile, Wren
s’éclipsa. S'il se passait quelque chose, le Quad savait bien où la
trouver, non ? Miraculeusement, le ciel avait cessé de déverser ses
tombereaux de flocons. Wren s’immobilisa sur le trottoir, leva le
visage et inspira longuement. L'air froid et sec se diffusa dans sa
gorge et dans son cerveau, lui donnant la sensation de
renaître.
Un bus passa devant elle, et elle le regarda
disparaître sans esquisser un geste. Elle n’avait pas la moindre
envie de partager un espace avec quiconque. Bah, la promenade
serait peut-être un peu longue jusqu’à son appartement, mais pas
désagréable. Et comme elle n’avait pas franchement rendu de visite
à la salle de gym, ces derniers temps…
Après avoir enfoncé son bonnet et noué fermement
son écharpe autour du cou, elle se mit en route, les yeux
prudemment fixés sur les plaques de verglas. Son sixième sens, ou
plutôt son « antenne magique », comme l’appelait Sergueï, parce
qu’il permettait à la jeune femme de détecter Talents et Fatae,
était en alerte. Et si elle
en jugeait par les coups d’œil que lui décochaient ses voisins,
ceux-ci étaient à peu près dans le même état de « vigilance
».
Le danger, pourtant, ne viendrait pas d’eux,
n’est-ce pas ?
La certitude d’autrefois était en train de se muer
en doute. Et si les murmures disaient vrai ? Si la menace ne venait
pas de ces « exterminateurs », mais de l’intérieur de la Cosa ?
Lorsque le Conseil jurait ses grands dieux qu’il n’était pour rien
dans les agressions, Wren ne pouvait s’empêcher de le croire.
Harceler des Indépendants, oui, ils en étaient capables. Mais tuer
des Fatae ? Non, ça n’avait aucun sens.
Bon… Première règle : s’en tenir aux évidences.
S'il y avait bien une chose dont on pouvait faire crédit au
Conseil, c’était de ne jamais agir sans un but précis. Chacune de
ses actions était motivée par un objectif qui servait ses intérêts,
naturellement.
Or, ces crimes ne leur apportaient rien. Profit
nul. En revanche, préserver la Trêve était bénéfique à tout point
de vue pour eux. Plus précisément, elle bénéficiait à Mme Howe.
Pour le moment. Alors, la rompre…
Le trajet de retour fut un peu plus long que
prévu, Wren ayant subitement décidé de s’arrêter dans un Starbucks
pour boire un moka maxi-taille. Lorsqu’elle ressortit du café, un
sourire de satisfaction errait sur ses lèvres : elle venait de
décider que les Mages Suprêmes n’étaient pas des salauds.
Pour autant, cela ne signifiait pas que les
coupables n’étaient pas de la famille. D’accord, des Profanes pouvaient assassiner un ange. Une
fois, peut-être. Mais certainement pas deux. Parce qu’un ange
averti devenait très nerveux et très dangereux. Celui qui s’était
fait agresser dans le métro avait été vulnérable tant qu’il était
resté seul. Dès que ses petits copains avaient réussi à le
rejoindre, les deux voyous avaient tout juste eu le temps de faire
leurs prières.
En revanche, un Talent… Ou bien, un autre Fatae
pouvait fort bien s’approcher d’un ange parce que ce dernier ne se
méfierait pas de ces « êtres subalternes ». C'était une
possibilité. Particulièrement déplaisante.
Wren parvint enfin devant le perron de son
immeuble et sentit la tension qui raidissait ses épaules se
relâcher. Rien de tel qu’être de retour chez soi, après une journée
pénible… Ou même au beau milieu d’une journée partie pour être
franchement pénible.
— Valère…
Bonnie se faufila dans le hall à la suite de Wren.
Un long manteau bleu vif dissimulait l’habituelle tenue de
princesse gothique qu’affectionnait la jeune fille.
— Salut.
Wren était trop épuisée pour se répandre en
politesses.
— Tu viens du grand show ?
— Non, trop jeune pour ça.
Bonnie était la détective paranormale que Wren
avait rencontrée à l’époque où elle tentait de retrouver la trace
des hommes qui avaient agressé O.P. dans sa propre cuisine.
L'attaque en question avait été commanditée par Mme Howe, mais
compte tenu des événements,
et de la Trêve, l’incident était tombé aux oubliettes. Le démon
semblait n’avoir gardé aucune rancune contre la dirigeante du
Conseil. Wren, si. Ce qui ne l’empêchait pas de travailler avec les
Mages Suprêmes et leurs affiliés.
Sauf qu’elle n’oubliait jamais ceux qui blessaient
ses proches.
De son côté, Bonnie semblait du genre « Fais ce
que tu as à faire et passe à autre chose ». Une fois le dossier
clos, elle n’avait plus jamais reparlé de l’incident, même lorsque
Wren et elle étaient devenues non seulement voisines, mais
amies.
C'était tout à fait caractéristique des E.P.P.I.,
ça. Ils ne faisaient jamais une affaire personnelle de quoi que ce
soit. Rick avait évoqué la période de la Grande Honte, mais il y en
avait eu bien d’autres au cours desquelles les Talents s’étaient
retournés les uns contre les autres. Les meilleures familles
avaient connu des moments difficiles. En Italie, par exemple, les
relations à l’intérieur de la Cosa étaient restées tendues durant
plusieurs générations, après la Première Guerre mondiale. Les Fatae
évitaient les Humains, le Conseil édictait des règles, et les
non-affiliés les ignoraient.
Les E.P.P.I., eux, étaient impartiaux. Ils ne
prenaient parti pour rien, ni personne — excepté pour les faits
avérés et confirmés. Cependant, leur mode de fonctionnement était
relativement récent, et personne n’était encore prêt à croire que
l’impartialité était possible.
— Je meurs de faim. Tu veux déjeuner ?
Wren avait
appris à ne laisser passer aucune invitation lancée par Bonnie.
Celle-ci était une cuisinière hors pair qui savait, à partir de
rien, confectionner des plats délicieux. Etonnant, d’ailleurs,
qu'O.P. ne soit pas encore allé fourrer son museau dans le
Frigidaire de la jeune fille.
— Enfin, bon, à propos du show… Non, je n’y suis
pas allée. Je suis rentrée directement après l’autopsie.
Bonnie ouvrit la porte de son appartement, défit
son manteau et le lâcha. Celui-ci disparut juste avant de toucher
le sol. La Translocation, quelle frime !
— Les anges autorisent les autopsies ?
Wren ôta son propre manteau, ouvrit la porte du
placard et suspendit le vêtement à un cintre. Plus traditionnel,
peut-être, mais elle n’avait pas le choix. Et, bien sûr, la veste
de Bonnie était là, parfaitement rangée.
— Nous ne leur avons pas demandé.
Les E.P.P.I. étaient également connus pour leur
arrogance.
Même justifiée, l’arrogance restait de
l’arrogance, aux yeux de Wren. Bonnie, heureusement, savait faire
passer la pilule avec une certaine élégance. Probable qu’il avait
dû y avoir une sacrée dispute, après… Wren était heureuse de ne pas
s’être trouvée dans les parages, à ce moment-là.
— Et ?
— Et l’ange est mort parce qu’il a perdu tout son
sang.
Wren mit les poings sur les hanches et
regarda la détective en
poussant un soupir exaspéré qui fit voleter ses mèches
bouclées.
— Ça, on le savait déjà.
Bonnie haussa les épaules.
— Ce que tu ne sais pas, c’est que la victime a
été paralysée par une dose massive de Courant avant d’être
charcutée.
La température de Wren chuta bien de dix degrés,
malgré la chaleur émise par les radiateurs.
— De… Courant ?
— Un truc qui y ressemble fortement, en tout cas.
Nous ne sommes pas encore sûrs. Raison pour laquelle nous restons
discrets sur cet aspect de l’enquête. Le boss est en train de tout
raconter au Quad, je crois.
— Et toi, tu me le racontes.
Bonnie ouvrit de grands yeux.
— Moi ? Oh, vraiment ?
Mignonne, et l’air si innocente… Pas de doute.
Bonnie était dangereuse.
— Attends une minute.
Dans le cerveau de Wren, les rouages venaient de
s’enclencher.
— Un truc du genre… Tu peux m’en dire plus ?
Le Courant, dans le langage de la Cosa, était
synonyme de « magie ». Etre un Talent signifiait qu’un Humain
possédait en lui le moyen de canaliser l’énergie magique et d’en
faire quelque chose. Plus simplement, le Courant, c’était de
l’électricité.
— Non.
Bonnie pénétra dans la cuisine, qui était deux
fois plus grande que celle de Wren. Le revers de la médaille, c’était que son
appartement ne comptait qu’une seule chambre. Bonnie travaillait
hors de chez elle, et donc n’avait pas besoin de plus
d’espace.
La jeune fille posa sur la cuisinière une énorme
poêle, une espèce de monstre en fonte, qui devait être au moins
aussi âgée qu’elle. Et au moins aussi lourde. Plongée dans ses
pensées, Wren suivit ses gestes d’un regard distrait.
Le Courant était une énergie individuelle, une
sorte d’entité vivante et autonome. Le fait qu’il se servait de
l’électricité pour évoluer était… un heureux accident de la nature.
Bon, les Fondamentaux se nourrissaient aussi de l’électricité.
Peut-être qu’ils ne faisaient pas la différence ?
Wren sentit que ses neurones commençaient à
bouillonner. Jamais elle n’avait cherché à comprendre le comment et
le pourquoi des talents un peu spéciaux qu’elle possédait. Tant
qu’elle savait comment les utiliser…
— Salé ou sucré ?
— Salé, répliqua Wren en se perchant sur le
comptoir.
— En fait, reprit Bonnie en lui jetant une tête
d’ail pour qu’elle l’épluche, d’un strict point de vue pratique,
recevoir une décharge de Courant ou la foudre, c’est pareil. Dans
les deux cas, le corps est marqué par une trace rouge à l’endroit
où il a été touché.
Elle tendit à Wren un petit couteau.
— Et tu sais ? Ce ne sont pas les brûlures qui
provoquent la mort, mais le choc. Le cœur s’arrête. Bam ! Juste
comme ça. Nous, on possède quelque chose qui isole et canalise le Courant. Pour les autres,
eh bien, l’intensification du niveau énergétique interne détruit
littéralement leurs cellules.
Wren leva les yeux et considéra la jeune fille,
une gousse d’ail à demi épluchée dans la main.
— Tu veux dire que ça n’est qu’une question
d’isolation ?
Bonnie éclata de rire.
— C'est à peu près ça, je crois !
Ouvrant le robinet, elle passa rapidement ses
mains sous l’eau, les essuya sur le tablier noué autour de sa
taille, puis se dirigea vers le frigo. Elle en sortit un paquet de
saumon, deux branches de céleri et une sorte de minuscule salade
vert foncé qu’elle disposa en tas sur le comptoir.
— Bon, tout ça, c’est de la théorie, reprit-elle
en éminçant soigneusement le poisson. Ce n’était pas de ça dont je
parlais.
— Oh…
Wren dévisagea son amie, complètement
désorientée.
— Tu parlais de quoi ?
— De la foudre. Dans ce cas précis, il ne
s’agissait pas d’un éclair. Ni même de l’électricité humaine.
C'était bel et bien du Courant. Simplement, nous ne savons pas à
qui il appartient.
Elle vida le saumon dans la poêle, rinça de
nouveau ses mains et attrapa le céleri.
— Pas de… signature ?
C'était la grande inquiétude de Wren — et la
raison pour laquelle elle évitait autant que possible
d’utiliser son Courant dans
le voisinage de Bonnie. Elle ne voulait pas que la jeune fille
puisse un jour reconnaître son « empreinte », si jamais on lui
demandait d’enquêter à propos d’une mission de Récupération.
Evidemment, si on possédait une base de données,
et si l’utilisateur était fiché, on pourrait l’identifier. Pour
autant, ça ne serait pas une preuve déterminante.
— Le Courant, ça n’est pas de l’ADN, n’est-ce pas
? Si tu veux, c’est comme une photo d’identité judiciaire. Surtout,
en tant que tel, ça ne te dit rien sur l’utilisateur. Le Courant,
c’est le Courant, et savoir s’il provient d’un membre du Conseil ou
d’un Indépendant, c’est impossible.
Bonnie se tut pour augmenter légèrement le feu
sous la poêle.
— Disons que tu peux avoir une impression, un
sentiment, mais c’est entièrement subjectif. Jusqu’à présent, ça
nous suffisait parce qu’on avait assez d’expérience. Sauf
que…
« Sauf que tu ne peux pas utiliser ton expérience
pour modifier l’esprit de quelqu’un qui s’est déjà fait une
opinion. »
Il n’existait pas de tribunal à l’intérieur de la
Cosa Nostradamus. Néanmoins, il fallait être capable d’avancer des
preuves solides pour convaincre la majorité et obtenir… Quoi ? Une
condamnation ?
Wren ne s’était jamais posé la question,
jusque-là. Elle n’en avait pas eu besoin : c’était le boulot du
Quad. Même chose qu’avec la fiche technique du Courant : ça ne
l’intéressait pas.
Toutes les leçons, tous les discours qu’elle
avait entendus sur le fait
d’être une bonne citoyenne lui revinrent à la mémoire. Cela dit,
elle n’était pas en cours d’instruction civique, et elle n’avait
pas franchement le temps de se plonger dans des débats
philosophiques sur les droits et les devoirs de chacun dans la
société.
Secouant la tête, elle acheva d’éplucher ses
gousses d’ail et se concentra de nouveau sur ce que disait
Bonnie.
— Exactement, répondait celle-ci en sortant un
Tupperware du frigo. Et le résultat, c’est qu’il nous est
impossible de dire qui a commis le crime.
— Mais vous savez qu’il s’agit d’un Talent.
En d’autres termes, c’était une affaire interne à
la Cosa.
— Ou de quelqu’un qui est capable de se faire
passer pour un Talent. Et avant que tu ne me poses la question :
non, je ne connais personne qui soit capable d’imiter le
Courant.
En résumé, plus ils en savaient, moins ils
parvenaient à rétrécir le champ des investigations. Le Fatae avait
été tué selon la méthode brutale des vigiles, mais… neutralisé
selon un moyen spécifique à la Cosa.
Wren frissonna. Le bilan qu’on pouvait tirer, pour
l’instant, était terrifiant : un meurtre sauvage et brutal avait
été commis, et sa mise en scène tendait à accuser un membre de la
Cosa. Accusation qui aurait pour effet inévitable de briser la
Trêve et de détruire la solidarité que la Cosa essayait d’imposer
aux siens.
Bonnie tendit la main vers elle. Distraitement,
Wren lui tendit l’ail et subitement, elle réalisa que toute cette histoire ne lui avait
pas coupé l’appétit. Au contraire, elle mourait de faim.
Ces crises… ça vous brûlait toutes vos calories
sans que vous vous en rendiez compte. Et il fallait penser à les
remplacer, sinon…
Il n’existait pas de « sinon » dans l’univers de
Wren. Elle allait les remplacer. Et pas plus tard que tout de
suite.