5.
La poussée d’adrénaline provoquée par son entraînement avait complètement disparu lorsque le petit déjeuner fut servi. Wren luttait contre l’envie de rentrer se fourrer au lit en remontant la couette par-dessus sa tête.
Une fois, elle avait plaisanté avec Sergueï sur l’idée — terrifiante — d’une Cosa organisée. Eh bien, voilà, on était en plein dedans, et Wren réfréna un rire incrédule. Après une semaine de négociations, de cris, de gesticulations, on avait fait quoi ? Une heure de progrès, peut-être ? Et encore.
Jetant de nouveau un coup d’œil circulaire, elle évalua l’endroit comme elle en avait l’habitude quand elle était en mission — juste pour ne pas sombrer complètement dans l’ennui. Des restes de sandwich, des salades ramollies, des carnets et des crayons, des gobelets de café en carton et des canettes de soda jonchaient la table. La scène aurait pu se passer dans n’importe quelle salle de conférences. Ou dans n’importe quelle salle des profs. Hum… l’analogie était plus juste. Trop d’opinions, pas assez d’interventions techniques.
Et un mélange de races bien plus considérable que dans n’importe quelle école moyenne.
L'Equipe de la Trêve — un nom mortellement triste, mais assez pratique qu’un petit malin avait dégoté — tenait aujourd’hui une réunion officielle dans l’appartement de l’un des membres du Conseil. En bonne citoyenne de Manhattan, Wren avait soigneusement examiné les lieux en entrant et décrété finalement que son petit nid valait mieux que ce loft avec parquet et confort intégré. Evidemment, le loft en question avait l’avantage de posséder une pièce suffisamment grande pour accueillir tous les participants, une fois la longue table installée et les chaises dépliées. De plus, la cuisine possédait non pas une, mais deux machines à café. Et là, Wren applaudissait. Des deux mains.
Tournant légèrement la tête vers la gauche, elle observa les participants. Etaient présents les quatre représentants des Solitaires, Jordan accompagné d’un autre membre du Conseil qu’elle ne connaissait pas, et quatre Fatae — Beyl la griffonne, un piskie nommé Einnie, un trauco massif au visage carré et très improbablement baptisé Reynaldi, ainsi qu’une étrange et frêle jeune femme enveloppée de voiles, dont le dos était aussi creux qu’un arbre mort. Personne ne s’était soucié de la présenter, et personne ne lui prêtait attention, ce qui éveilla aussitôt l’attention de Wren, qui se mit à observer le moindre de ses gestes.
Entre les délégués et les conseillers que chacun avait amenés avec lui, la réunion était en train de virer au chaos organisé. Les voix étaient fortes, sans être en colère, et les bras s’agitaient dans tous les sens. Chacun avait son idée sur la façon d’organiser les patrouilles ou de gérer la Trêve, et bien sûr, personne ne voulait écouter les idées des autres. Le trauco faillit même blesser l’un de ces messieurs du Conseil qui avait le tort, selon lui, d’être « un pauvre mec ».
Elle s’ennuyait. Comme aurait dit O.P., elle s’ennuyait grave. Et rien à voler dans les parages pour exercer ses doigts. Le propriétaire du loft avait pris ses précautions avant d’ouvrir les portes.
Wren se renversa sur son siège qui produisit un craquement dangereux quand elle se mit à balancer les jambes.
— Tout m’a l’air sous contrôle, ici.
Le gnome assis près d’elle, l’assistant de Beyl, poussa un grognement identique à celui d'O.P. La jeune femme le regarda avec des yeux ronds. Dieu du ciel ! Est-ce que ceux qui avaient créé la race des démons y avaient ajouté quelques gènes « gnomiques » ? A bien regarder, ils étaient de même taille et…
Et si elle en était à méditer sur les croisements génétiques chez les Fatae, eh bien, il était largement temps qu’elle lève le camp. Trois heures passées à attendre l’occasion pour intervenir et contribuer activement au débat… Et rien. Ça s’appelait se tourner les pouces, et son temps était plus précieux que ça.
Wren repoussa sa chaise et se leva. Elle slaloma entre les corps gesticulants jusqu’à parvenir près de celui qu’elle visait.
— Et si tu crois que nous permettrons…
— Bart…
— Je suis occupé, Valère.
Le représentant de New York était toujours brusque, même quand il était de bonne humeur. Ce qui, visiblement, n’était pas le cas dans l’immédiat.
— Hum, je vois bien. Et je vois aussi que vous avez la situation en main, les gars. Donc, si tu veux bien, je m’éclipse…
— Tu as besoin de mon autorisation ? Tu t’éclipseras quoi que je fasse, non ?
Oups… Epinglée.
— Vas-y, reprit-il en revenant à sa discussion.
Il n’avait même pas daigné tourner la tête. Wren se glissa hors de la pièce sans même avoir besoin de faire jouer son truc de « personne-ne-me-voit ». Manifestement, l’ennui le déclenchait automatiquement. Elle comprenait pourquoi elle avait pu manquer les cours d’anglais au lycée et ne jamais se faire pincer. Bizarre qu’elle n’ait jamais fait le lien jusque-là ! Bah, à l’époque, elle ne s’ennuyait pas si souvent…
Il y avait du monde dans la cuisine. Une longue queue s’étendait devant l’une des machines, l’autre étant momentanément hors service, le temps qu’on la remplisse de nouveau avec de l’eau. Wren n’avait pas la moindre envie de faire la queue. Récupérant son manteau et son bonnet dans le placard de l’entrée, plus grande que son petit appartement, elle prit l’ascenseur et se retrouva très vite dans l’air glacé du matin.
Elle dénicha une cabine téléphonique et, après avoir demandé l’heure à un piéton, passa un coup de fil.
« Vous êtes sur le répondeur de mon portable. Parlez clairement et répétez votre numéro de téléphone deux fois. »
— Salut. C'est moi. Il est presque 2 heures et j’ai décidé de fuir la scène du crime pour aller faire un peu de shopping. Si tu peux te libérer, retrouve-moi à la patinoire du Rock Center.
Elle raccrocha, ouvrit son porte-monnaie et l’inspecta attentivement.
— C'est le moment de faire des folies ! lança-t-elle avec satisfaction en levant la main pour arrêter un taxi.
Quarante minutes et deux magasins plus tard, elle prit la direction de la patinoire du Rockfeller Center et aperçut son compagnon. Dos à la vitrine d’une boutique de luxe, il observait la foule bariolée qui déambulait autour de l’étendue de glace. Discrètement, elle glissa ses courses dans son sac à main et s’approcha.
— Hello… Là depuis longtemps ?
Il se tourna avec un sourire chaud qui la fit fondre de tendresse.
— Non. Je me suis échappé dès que j’ai pu. La galerie est une vraie maison de fous en ce moment. Tout le monde débarque en faisant le coup de « Oh, dieux du ciel, c’est bientôt Noël et je n’ai toujours pas de cadeau pour Doudou ! ».
— Tu n’es qu’un affreux cynique.
— Faux. Je suis un observateur. Ceux qui aiment vraiment l’art ont fait leurs achats il y a déjà plusieurs mois. Tout est réglé et il ne reste plus qu’à livrer. Tandis que ceux-là…
Sergueï hocha la tête, accablé. Wren rougit légèrement en songeant à ses courses de dernière minute.
— Et… euh… est-ce qu’ils achètent, au moins ?
— Assez pour que la galerie reste ouverte, rétorqua-t-il. C'est un bon entraînement pour Lowell. Les aider à vider leur compte en banque, il adore ça. Donc, pourquoi voulais-tu me rencontrer ici ? Tu sais que je déteste la foule. Non, je sais que tu détestes la foule.
Elle balaya l’objection d’un geste de la main.
— C'est différent. C'est l’arbre ! On regarde, puis on va boire un chocolat chaud, d’ac ?
Sergueï ne comprenait pas le plaisir qu’il pouvait y avoir à rester là, dans le froid, simplement pour regarder un arbre trop grand et trop illuminé qui, franchement, aurait eu meilleure mine dans sa forêt natale, avec des petits oiseaux et des écureuils dessus. Mais bon, les fêtes de fin d’année, ça n’était pas vraiment son truc. Pour lui, Noël, c’était la messe de minuit, les cadeaux au petit matin, et hop, retour à la case boulot.
Pour Wren, c’était une autre histoire. Enfant, elle avait appris à compter l’argent et à faire la fête avec ce qu’il y avait. Alors, il préférait mourir de froid plutôt que de lui gâcher son plaisir. Surtout cette année.
— Je me demande combien de volts il faut pour faire marcher ces lumières, murmura-t-elle, les yeux dangereusement rêveurs. Tu crois que les ampoules de Noël ont une saveur différente de celles de tous les jours ?
Sergueï sourit.
— Tu n’as jamais fait griller ton sapin de Noël, quand tu étais ado ?
— Ma mère m’aurait tuée, répliqua-t-elle. De toute façon, on n’avait pas de guirlande lumineuse. Trop cher.
Elle pivota vers l’immense sapin au pied duquel tournoyaient les patineurs. Sergueï vit littéralement l’instant où la jeune femme allait glisser dans ce qu’elle appelait l’état second et qui lui permettait d’entrer plus facilement en contact avec son Courant. Pour ce qu’il avait réussi à en comprendre, c’était à la fois comme une méditation et un orgasme. Le sourire qui éclaira le visage de Wren le rendit particulièrement nerveux.
— Wren, je n’ai pas du tout envie de me retrouver au beau milieu d’une foule en délire, une semaine avant Noël, parce que tu auras fait sauter le sapin du Rockfeller Center.
— Rabat-joie !
A regret, la jeune femme sortit de l’état second et revint vers son compagnon.
— Viens. Offre-moi une tasse de chocolat chaud. Euh, non. Plutôt un moka avec de la crème chantilly. Avec tout plein de tartelettes à la fraise.
— Hmm… Parce qu’une injection massive de sucre par-dessus une méga-dose de caféine, c’est pile ce dont tu as besoin, là tout de suite maintenant, grommela-t-il en glissant son bras sous celui de Wren pour la guider vers les escalators.
L'étage inférieur était un véritable labyrinthe d’allées, d’entrées de métro, de magasins. Mais ils savaient parfaitement où ils allaient : vers le Starbucks situé sur la cour intérieure. Bien sûr, il y avait une queue immense. Wren partit en quête d’une table pendant que Sergueï patientait devant les caisses, muni de la commande — une grande tasse de thé, du moka à la crème et… Non, pas de tartelettes. Ils n’en servaient pas ici. Sans hésiter, il opta pour les cookies au chocolat. Ce qui ne ressemblait pas exactement à une tartelette aux fraises, mais c’était l’intention qui comptait, non ? Prudemment, il demanda un rab de crème au chocolat.
— Oooh, Seigneur Jésus, s’exclama-t-elle quand il déposa le plateau devant elle. J’ai vraiment été super bonne, cette année, hein ?
Il retint un sourire en songeant au cadeau qu’il avait déjà emballé et planqué dans son appartement à elle. Wren penserait peut-être à fouiller chez lui, mais sûrement pas à inspecter son propre nid. Enfin, il l’espérait. Au tout début de leur partenariat, ils étaient tombés d’accord : un seul cadeau à Noël était amplement raisonnable. Et cette année, il s’était laissé aller, comme elle disait. Mais cette année était spéciale : en plus d’être partenaires, ils étaient désormais… « liés », ce qui exigeait un peu plus. Et compte tenu de la difficulté qu’il y avait à trouver un présent pour une femme qui ne portait pas de bijoux, qui ne pouvait utiliser ni informatique ni électronique, et qui était en outre dotée de la déplorable habitude de mettre la main sur tout ce qui lui plaisait, il espérait avoir fait le bon choix.
— Je suppose que tu n’as pas pris de notes, ce matin ?
— Aaah…
Wren poussa un soupir de satisfaction quasi extatique en reposant son moka.
— Ça marche comme sur des roulettes. Ils hurlent, ils agitent les bras et n’aboutissent à rien.
L'expérience de Sergueï en matière de réunion se limitait à de petits groupes auxquels on se contentait de donner des ordres. Il aurait presque voulu être là, ce matin, pour voir comment la Cosa s’y prenait. Enfin, considérant les membres de la Cosa qu’il connaissait, la description de Wren devait être plutôt en deçà de la réalité.
— Et au final ?
— Oh, ils s’occupaient de fignoler les détails. Bart et Beyl avaient décidé de ne laisser sortir personne tant qu’ils n’auraient pas fini. Mais bon, ils n’avaient pas besoin de moi pour ça. Et, honnêtement ? Me trouver dans une pièce avec autant de personnes, ça commençait à me donner des démangeaisons. Il n’y avait rien d’intéressant à voler, sauf le portefeuille d’Ayexi. Et si je le lui avais demandé il me l’aurait donné. Même pas drôle.
Sergueï s’abstint de répondre et avala une gorgée de thé. Evidemment, il savait que Wren avait continuellement besoin d’exercer ses mains, mais il comprenait aussi l’exaspération de son mentor face aux doigts un peu trop légers de son élève. Wren ne travaillait pas, ne se reposait pas… Elle était intimement et profondément une Récupératrice. A peine une mission était-elle finie qu’elle se demandait à quoi ressemblerait la suivante.
— Je vais pisser, annonça-t-elle en esquissant un large sourire devant son expression consternée. Désolée. Je… euh… je vais aller soulager ma délicate anatomie féminine. Ça va comme ça ?
— C'est pire, grommela-t-il.
— Et ne touche pas à mon moka, lança-t-elle en guise d’avertissement.
Pour être sûre qu’il ne mettrait pas la main dessus, elle rafla le dernier cookie et l’enfourna dans sa bouche. Etonnant, vraiment, les calories qu’elle pouvait avaler. Le Courant brûlait une grande quantité d’énergie, même sur un mode uniquement passif. Malgré tout, elle devrait modérer un peu sa consommation. Ces derniers mois…
Ces derniers mois, elle avait fait appel à la magie presque continuellement, entre la Cosa, les missions, le chaos généralisé… et lui.
Elle n’utilisait pas systématiquement le Courant quand ils faisaient l’amour, mais tout de même assez souvent pour qu’à force, il sente les effets s’accumuler dans son corps. Et il savait qu’elle en payait aussi le prix. Il s’efforçait de ne pas demander, mais c’était un peu comme d’enfermer un accro au chocolat dans une chocolaterie et de lui demander de résister à la tentation.
Heureusement, Wren avait reçu une excellente formation. Sergueï n’avait jamais rencontré Neezer, mais quand il avait fait la connaissance de Wren, il avait été impressionné par la force du contrôle physique et émotionnel de l’adolescente. Et son contrôle mental
— une nécessité absolue, quand on possédait un Talent quasi pur — était plus remarquable encore. Le Courant, disait Wren, c’était la puissance, et le Talent consistait à maîtriser cette puissance.
C'était peut-être le moment d’aller lui chercher un autre cookie au chocolat. Sergueï jeta un coup d’œil vers les caisses et renonça. Il aurait fallu faire une nouvelle fois la queue et, pendant ce temps, on risquait de leur prendre les places. Il observa la foule qui piétinait dehors. C'était un passe-temps auquel il se livrait rarement, mais qui était toujours instructif. Son regard effleura le groupe d’adolescentes qui piaillaient autour d’une chose que l’une d’elles avait achetée, se posa sur une bande de garçons visiblement passés par une salle de musculation, le temps de décider qu’ils n’étaient pas une menace, puis s’attarda sur une séduisante jeune femme dont la peau avait la nuance chaleureuse du moka de Wren. Celle-ci avançait du pas vif et souple de quelqu’un qui a une course urgente à effectuer avant de rentrer au bureau et…
Sergueï cligna des yeux et regarda plus attentivement la feuille de couleur verte, glissée sous le plateau de la table voisine qui venait de se libérer. Pourquoi son attention avait-elle été subitement attirée ? Sergueï ne le savait pas, mais il avait appris à ne pas ignorer ce genre d’avertissement. Aussi nonchalamment que possible, il se pencha et s’empara du papier.
Fatigué des visites indésirables ? Inquiet devant la recrudescence des cafards dans votre immeuble ? Dans votre quartier ? Appelez-nous. Nous nous en chargerons.
Le tract était signé par les Services d’Elimination des Nuisibles de New York et donnait deux numéros de téléphone, ainsi qu’un site Web, mentionné en bas de la page. C'était une simple feuille imprimée en noir sur un fond vert pomme : impossible de ne pas lire, une fois que l’œil s’était posé dessus.
Scrutant l’intérieur du café, Serguei aperçut une demi-douzaine de prospectus, ainsi qu’un paquet posé sur le comptoir, dans une corbeille en plastique. Les salauds…
Froissant le tract dans sa main, il lança la boule de papier dans la corbeille la plus proche et éprouva un vif sentiment de satisfaction en la voyant atterrir pile à l’intérieur. Avait-il le temps de ramasser les prospectus avant que Wren ne revienne des toilettes ? La jeune femme risquait d’apparaître au moment où il était en pleine action, ce qui attirerait forcément son attention sur les tracts, et là…
Sergueï opta pour le risque. S'il s’agissait d’une pub distribuée par une vraie société, eh bien, il s’offrirait le luxe d’avoir des remords plus tard. Sauf que les mots employés étaient exactement les mêmes que ceux du prospectus que Wren avait reçu et dont les vigiles se servaient pour faire connaître leurs « services ». Impossible d’ignorer la coïncidence. Ces tracts leur permettaient de recruter de nouveaux « casseurs » et de répandre leurs saletés dans une ville qui n’en manquait pas.
Sergueï était conscient de l’ironie de la situation. Il n’y avait pas si longtemps, il éprouvait un profond sentiment de malaise en présence des Fatae — il ignorait alors combien ils étaient nombreux à avoir forme humaine. Aujourd’hui encore, quand il pensait à ces créatures, il lui arrivait d’avoir la chair de poule et ça, mieux valait ne pas trop y penser. Mais ces monstres… Ils visaient non seulement les Fatae, mais tout être magique.
Ce qui incluait Wren.
Posant les manteaux bien en évidence sur les chaises, Sergueï se leva et s’empara rapidement de toutes les feuilles à portée de main. Puis il les déchiqueta soigneusement, les jeta à la poubelle et revint à temps pour empêcher trois clients de s’asseoir à leur table.
Il restait les prospectus sur le comptoir. Sans doute pouvait-il les subtiliser sans attirer l’attention de personne et…
— Sergueï. Quelle surprise !
Mettant temporairement de côté la question des prospectus, Sergueï se tourna vers la voix. André Felhim. Plus fringant que jamais dans son complet anthracite et sa cravate bordeaux qui soulignait la teinte sombre de sa peau. Un homme blond et pâle le suivait comme son ombre : Poul Jorgenmunder, le fidèle adjoint.
Sergueï avait autrefois occupé la même place. Durant deux années — avant qu’ils ne commencent à se disputer sur presque tout. Il n’enviait pas Poul, même si, à l’évidence, celui-ci était jaloux de la relation que Sergueï avait entretenue avec André.
Qui avait dit : « les relations humaines sont la plus troublante invention de l’homme » ? Il ne s’en souvenait plus.
— André.
Il omit de saluer l’adjoint. Mesquin, peut-être, mais gratifiant, il devait bien le reconnaître. Les deux hommes portaient des badges accrochés à leur veste. Donc, ils étaient ici pour des raisons professionnelles. Quelle société installée dans cette tour avait pu faire appel au Silence ? Sergueï les passa mentalement en revue. La NBC ? Non, tout de même pas — surtout que la composition de l’équipe qu’ils avaient annoncée à l’automne était un véritable crime !
— Seul ? Comme c’est… étrange.
Poul scruta les lieux autour de lui.
— Non, pas de monstre en vue. A moins qu’ils ne se cachent.
Les Solitaires n’étaient pas les seuls à savoir maîtriser leurs émotions. L'attaque de Poul était beaucoup trop évidente. Que cherchait-il ?
— J’ai reçu ta lettre. Et ton e-mail, intervint André en ignorant le commentaire de Jorgenmunder.
— Auxquels tu n’as pas répondu. Je dois en déduire que tu as classé le dossier ?
Son ancien patron observa d’un air rêveur ses mains parfaitement manucurées.
— Je voudrais que tu reconsidères…
— Tu sais que je ne peux pas. Et que je ne veux pas.
Ils avaient déjà longuement débattu de la question au cours de précédentes réunions. Avant qu’il n’envoie la lettre.
Celle-ci était purement et simplement une rupture de contrat par laquelle il mettait fin à l’accord diabolique qui liait Wren au Silence, en échange d’un chèque mensuel et d’un service de protection. La rupture serait effective à partir du 1er janvier prochain. Dès qu’André aurait apposé sa signature.
— La situation a changé des deux côtés, poursuivit Sergueï en citant presque mot pour mot ce qu’il avait écrit dans la lettre. Ce fait rend l’accord caduc. Si tu essaies de t’y opposer…
— Le Silence ne contestera pas ton droit à mettre un terme au contrat, répliqua calmement André.
L'homme avait l’air plus vieux et plus fatigué que lors de leur dernière rencontre. La différence était saisissante entre celui qu’il avait devant lui et celui qui l’avait recruté à la fac et formé. Et ce n’était pas seulement la faute du temps qui passe.
— J’ai fait l’offre de bonne foi, et pourtant, comme tu l’as justement souligné, nous n’avons pas obtenu ce que nous étions en droit d’attendre.
Les épaules de Sergueï s’affaissèrent imperceptiblement. Tout n’était pas la faute d’André. C'était lui, et lui seul, qui avait fourré Wren entre les pattes du Silence.
Autrefois, il avait été fier d’être un Agent Opérationnel. S'il était parti, ce n’était pas parce qu’il n’aimait plus son boulot, mais parce qu’il était moralement et physiquement épuisé, lessivé. Aujourd’hui… Aujourd’hui, il avait peur que le Silence ne soit une menace plus grande encore que le Conseil des Mages. Il avait peur des ténèbres qui régnaient au sein de l’organisation à laquelle, par le passé, il avait voué sa vie. Le Silence qu’il avait connu n’existait plus. Et nul ne savait ce qui avait surgi à la place.
Ce qu’il savait, en revanche, c’est qu’il n’hésiterait pas à hypothéquer sa galerie plutôt que de laisser Wren accepter encore leur argent et risquer sa vie pour eux.
— Je n’ai rien de plus à ajouter, répliqua-t-il. Désolé, André, je dois y aller.
— Tu crains qu’on te voie avec nous ? demanda Poul.
Cette fois, Sergueï se tourna pour dévisager franchement l’homme maigre et pâle.
— Non, vous m’ennuyez, c’est tout.
Il ramassa les manteaux, prit le moka de Wren et s’éloigna. Avec une parfaite synchronisation, il rencontra la jeune femme au moment où celle-ci s’engageait dans le couloir qui conduisait au café.
— Oh ! s’exclama-t-elle, surprise. Désolée, il y avait la queue aux toilettes. Tu dois rentrer à la galerie ?
Cette excuse au moins avait l’avantage de ne pas être un mensonge.
— Oui. Je t’aurais bien emmenée déjeuner quelque part, mais…
— Ne t’inquiète pas. Je n’ai plus faim, de toute façon. J’ai encore des courses à faire en ville, et puis, il faudra bien que je retourne là-bas, pour voir s’ils ont fini de se crêper le chignon.
Devant son air sceptique, il éclata de rire. Décidément, il avait plus foi en la Cosa que la Cosa n’avait foi en elle.
— J’aurai peut-être une nouvelle mission.
— Chic ! Un truc sans…
— Sans mammifère hargneux et poilu, je sais.
Elle lui sourit.
— On se retrouve ce soir ?
— Sans faute. J’apporterai le dîner.
Il l’aida à enfiler son manteau, lui mit le moka dans les mains et l’embrassa un peu plus longuement qu’il n’avait l’habitude le faire en public.
— Fais attention à toi, Zhenchenka.
— Ils ne me verront même pas partir, répliqua-t-elle joyeusement.
Cette fois, ce fut lui qui sourit. C'était l’expression qu’elle employait chaque fois qu’il l’envoyait sur un travail. Quand avait-elle cessé de l’utiliser ? Il ne se souvenait plus. Sans doute le jour où il avait cessé de l’envoyer personnellement en mission. Ce ne serait peut-être pas une mauvaise idée de recommencer.
— Prends soin de toi, répéta-t-il avec tendresse.
Mais la jeune femme avait disparu sans laisser de traces.


En réalité, Wren n’était partie nulle part. Simplement, elle s’était laissé porter par la foule pour revenir près du Starbucks. Dissimulée dans un angle, elle observa deux hommes assis à une table. L'un buvait un café, l’autre faisait tourner un cigarillo éteint entre ses longs doigts sombres. Elle connaissait ce geste : c’était celui que faisait Sergueï, chaque fois qu’il était nerveux ou plongé dans ses pensées.
Jamais elle ne l’avait vu allumer ses fines cigarettes roulées. Jamais elle ne l’avait vu inhaler autre chose que l’arôme d’un bon vin.
Maintenant, elle savait d’où venait ce geste.
Si elle avait surpris les trois hommes ensemble, elle aurait pu deviner, à la réaction de Sergueï, ce qui était en train de se tramer. La façon dont il l’avait écartée…
Bah, peu importait. Il avait voulu la tenir loin de Son Excellence André Felhim, et ça n’était pas plus mal. Un jour, elle oublierait les bonnes manières que lui avait enseignées Neezer et elle flanquerait une jolie petite leçon bien choquante à Monsieur Snob.
Sergueï avait probablement agi avec les meilleures intentions du monde. Laisse tomber, ma fille. D’ailleurs, elle avait réellement des courses à faire. Et pourquoi pas ici ?
Elle dénicha un coin tranquille, près d’une vaste jardinière pourvue d’étranges choses feuillues qui la cachait presque entièrement. Fermant les yeux, elle laissa le brouhaha se fondre jusqu’à devenir un simple murmure, puis descendit dans le puits pour attraper un filament. Une fois prête, elle expédia une série de messages mentaux à destination d’une demi-douzaine de Talents qui vivaient ou travaillaient dans le coin.
Puis elle se renfonça sur son siège et attendit. La première réponse arriva exactement six minutes et demie plus tard.
***
Wren se pencha sur son gobelet en carton et huma l’arôme qui s’en échappait comme si c’était de l’oxygène et qu’elle était en manque.
— Tu vas faire quoi, avec ce truc ? Le boire ou jouir avec ?
— Les deux.
L'homme assis en face d’elle la dévisageait de ses yeux bleus pétillants de malice. Le crâne soigneusement rasé, il était vêtu d’une chemise blanche et d’un pantalon en velours côtelé. Avec attention, il suivit du regard le trajet du liquide dans la gorge de Wren.
— Tu es une satanée co…
— Michael !
La femme installée à son côté lui donna une tape sur le bras. Avec ses cheveux noirs noués en queue-de-cheval et sa robe rouge, elle avait l’air d’une étudiante. L'homme se tourna vers d’elle en battant innocemment des paupières, et Wren réussit à déglutir avant d’éclater de rire.
— Sérieusement, reprit-il. Tu as appelé. Nous sommes là. Que veux-tu de nous ?
Elle reposa sa tasse et prit le temps de rassembler ses pensées. La dernière fois qu’elle avait tenté d’obtenir des informations, la moitié de la Cosa s’était détournée, préférant traverser la rue plutôt que de croiser son chemin. Et ceux qui n’étaient pas parvenus à l’éviter s’étaient systématiquement dérobés à ses questions.
Aujourd’hui, il suffisait qu’elle appelle un Talent pour qu’il apparaisse. Et qu’il paye le café, en plus. Simplement à cause de la rumeur qui affirmait que Wren était celle qui avait réussi à dissiper les ténèbres de cet été — même si personne ne savait au juste en quoi avaient consisté ces ténèbres, ni comment l’aventure s’était terminée. Simplement parce qu’elle était l’Indépendante qui avait osé faire face au Conseil. Simplement… Bah, peu importait. Puisque c’était utile, autant l’utiliser, non ?
— C'est à propos de l’Assemblée ?
— Qu’avez-vous entendu dire ?
Michael était un Solitaire et Seta appartenait au Conseil, mais ni l’un ni l’autre ne vivaient de son Talent. Lui était avocat, et elle enseignait l’histoire dans une école privée. En somme, ils appartenaient à la classe moyenne de la Cosa.
— Pas grand-chose.
Michael avala une gorgée de café.
— On sait qu’il y a eu des réunions, des discussions, que les Mages ont daigné se mêler à la masse laborieuse et qu’on n’a jamais vu autant de Fatae en ville… C'est vrai qu’ils subissent des agressions ?
Seta poussa un soupir.
— Tu es vraiment à la remorque… Tu n’as pas entendu parler du massacre de l’A.G. ?
Wren ouvrit de grands yeux. C'était la première fois qu’elle entendait le nom qu’on avait donné à l’événement.
— Je croyais qu’on avait exagéré.
Michael ne paraissait pas avoir envie de s’excuser de son ignorance.
— Les Indépendants, soupira Wren, consternée. Ils se fichent de tout.
— Ça , c'est bien vrai, approuva son interlocuteur.
— Bon, eh bien, maintenant, on ne s’en fiche plus. Fini, reprit-elle, soudain sérieuse. Parce que tout ça est vrai, et que ça se passe ici et maintenant.
Wren ressentit brusquement un léger picotement sur la nuque, comme si on l’observait. Discrètement, elle lança un coup d’œil circulaire. Rien. Tout le monde semblait occupé à ses propres affaires dans le Starbucks. Elle regarda de l’autre côté de la vitrine. Pour une fois, il ne neigeait pas, mais les trottoirs étaient recouverts d’une sorte de boue grise et glacée, et les piétons marchaient avec précaution, les yeux fixés sur leurs pieds.
Wren secoua la tête. Rien non plus. Et l’espèce de fourrure qui avait traversé l’angle de son champ de vision devait simplement appartenir à un manteau.
De toute façon, la chose avait disparu.
— Hé, tu es avec nous ? demanda Michael en la détaillant avec attention. Tu avais l’air d’être partie.
— Est-ce que tu…
Haussant les épaules, elle se tut.
— Hum… Je suis là. Donc, maintenant, vous connaissez la situation. Ma question est : acceptez-vous de faire partie d’une patrouille tripartite ? De garder l’œil ouvert, de recueillir des informations ? De vous organiser pour affronter ce qui se prépare ?
Michael acquiesça fermement, sans hésiter.
— Même si le Conseil vote contre ? s’enquit Wren.
Seta la dévisagea comme si elle venait de recevoir un mur de briques sur la tête.
— ... vote ?
Poussant un soupir, elle plongea le nez dans sa tasse.
— Ecoute, si le Conseil dit non, on est obligé de dire non aussi. Tu le sais. Mais s’ils ne disent rien qui ressemble à un non, qui en a l’odeur et l’aspect…
— Alors, ce n’est pas vraiment un non.
Seta acquiesça. Ce n’était pas une adhésion franche et massive, mais c’était mieux que rien. De toute façon, Wren avait encore du monde à voir avant de tirer des conclusions. En avant, marche…