La poussée d’adrénaline provoquée par son
entraînement avait complètement disparu lorsque le petit déjeuner
fut servi. Wren luttait contre l’envie de rentrer se fourrer au lit
en remontant la couette par-dessus sa tête.
Une fois, elle avait plaisanté avec Sergueï sur
l’idée — terrifiante — d’une Cosa organisée. Eh bien, voilà, on
était en plein dedans, et Wren réfréna un rire incrédule. Après une
semaine de négociations, de cris, de gesticulations, on avait fait
quoi ? Une heure de progrès, peut-être ? Et encore.
Jetant de nouveau un coup d’œil circulaire, elle
évalua l’endroit comme elle en avait l’habitude quand elle était en
mission — juste pour ne pas sombrer complètement dans l’ennui. Des
restes de sandwich, des salades ramollies, des carnets et des
crayons, des gobelets de café en carton et des canettes de soda
jonchaient la table. La scène aurait pu se passer dans n’importe
quelle salle de conférences. Ou dans n’importe quelle salle des
profs. Hum… l’analogie était
plus juste. Trop d’opinions, pas assez d’interventions
techniques.
Et un mélange de races bien plus considérable que
dans n’importe quelle école moyenne.
L'Equipe de la Trêve — un nom mortellement triste,
mais assez pratique qu’un petit malin avait dégoté — tenait
aujourd’hui une réunion officielle dans l’appartement de l’un des
membres du Conseil. En bonne citoyenne de Manhattan, Wren avait
soigneusement examiné les lieux en entrant et décrété finalement
que son petit nid valait mieux que ce loft avec parquet et confort
intégré. Evidemment, le loft en question avait l’avantage de
posséder une pièce suffisamment grande pour accueillir tous les
participants, une fois la longue table installée et les chaises
dépliées. De plus, la cuisine possédait non pas une, mais deux
machines à café. Et là, Wren applaudissait. Des deux mains.
Tournant légèrement la tête vers la gauche, elle
observa les participants. Etaient présents les quatre représentants
des Solitaires, Jordan accompagné d’un autre membre du Conseil
qu’elle ne connaissait pas, et quatre Fatae — Beyl la griffonne, un
piskie nommé Einnie, un trauco massif au visage carré et très
improbablement baptisé Reynaldi, ainsi qu’une étrange et frêle
jeune femme enveloppée de voiles, dont le dos était aussi creux
qu’un arbre mort. Personne ne s’était soucié de la présenter, et
personne ne lui prêtait attention, ce qui éveilla aussitôt
l’attention de Wren, qui se mit à observer le moindre de ses
gestes.
Entre les délégués et les conseillers que chacun
avait amenés avec lui, la
réunion était en train de virer au chaos organisé. Les voix étaient
fortes, sans être en colère, et les bras s’agitaient dans tous les
sens. Chacun avait son idée sur la façon d’organiser les
patrouilles ou de gérer la Trêve, et bien sûr, personne ne voulait
écouter les idées des autres. Le trauco faillit même blesser l’un
de ces messieurs du Conseil qui avait le tort, selon lui, d’être «
un pauvre mec ».
Elle s’ennuyait. Comme aurait dit O.P., elle
s’ennuyait grave. Et rien à voler dans les parages pour exercer ses
doigts. Le propriétaire du loft avait pris ses précautions avant
d’ouvrir les portes.
Wren se renversa sur son siège qui produisit un
craquement dangereux quand elle se mit à balancer les jambes.
— Tout m’a l’air sous contrôle, ici.
Le gnome assis près d’elle, l’assistant de Beyl,
poussa un grognement identique à celui d'O.P. La jeune femme le
regarda avec des yeux ronds. Dieu du ciel ! Est-ce que ceux qui
avaient créé la race des démons y avaient ajouté quelques gènes «
gnomiques » ? A bien regarder, ils étaient de même taille et…
Et si elle en était à méditer sur les croisements
génétiques chez les Fatae, eh bien, il était largement temps
qu’elle lève le camp. Trois heures passées à attendre l’occasion
pour intervenir et contribuer activement au débat… Et rien. Ça
s’appelait se tourner les pouces, et son temps était plus précieux
que ça.
Wren repoussa sa chaise et se leva. Elle slaloma
entre les corps gesticulants jusqu’à parvenir près de celui qu’elle
visait.
— Bart…
— Je suis occupé, Valère.
Le représentant de New York était toujours
brusque, même quand il était de bonne humeur. Ce qui, visiblement,
n’était pas le cas dans l’immédiat.
— Hum, je vois bien. Et je vois aussi que vous
avez la situation en main, les gars. Donc, si tu veux bien, je
m’éclipse…
— Tu as besoin de mon autorisation ? Tu
t’éclipseras quoi que je fasse, non ?
Oups… Epinglée.
— Vas-y, reprit-il en revenant à sa
discussion.
Il n’avait même pas daigné tourner la tête. Wren
se glissa hors de la pièce sans même avoir besoin de faire jouer
son truc de « personne-ne-me-voit ». Manifestement, l’ennui le
déclenchait automatiquement. Elle comprenait pourquoi elle avait pu
manquer les cours d’anglais au lycée et ne jamais se faire pincer.
Bizarre qu’elle n’ait jamais fait le lien jusque-là ! Bah, à
l’époque, elle ne s’ennuyait pas si souvent…
Il y avait du monde dans la cuisine. Une longue
queue s’étendait devant l’une des machines, l’autre étant
momentanément hors service, le temps qu’on la remplisse de nouveau
avec de l’eau. Wren n’avait pas la moindre envie de faire la queue.
Récupérant son manteau et son bonnet dans le placard de l’entrée,
plus grande que son petit appartement, elle prit l’ascenseur et se
retrouva très vite dans l’air glacé du matin.
Elle dénicha une cabine téléphonique et, après
avoir demandé l’heure à un piéton, passa un coup de fil.
« Vous êtes
sur le répondeur de mon portable. Parlez clairement et répétez
votre numéro de téléphone deux fois. »
— Salut. C'est moi. Il est presque 2 heures et
j’ai décidé de fuir la scène du crime pour aller faire un peu de
shopping. Si tu peux te libérer, retrouve-moi à la patinoire du
Rock Center.
Elle raccrocha, ouvrit son porte-monnaie et
l’inspecta attentivement.
— C'est le moment de faire des folies !
lança-t-elle avec satisfaction en levant la main pour arrêter un
taxi.
Quarante minutes et deux magasins plus tard, elle
prit la direction de la patinoire du Rockfeller Center et aperçut
son compagnon. Dos à la vitrine d’une boutique de luxe, il
observait la foule bariolée qui déambulait autour de l’étendue de
glace. Discrètement, elle glissa ses courses dans son sac à main et
s’approcha.
— Hello… Là depuis longtemps ?
Il se tourna avec un sourire chaud qui la fit
fondre de tendresse.
— Non. Je me suis échappé dès que j’ai pu. La
galerie est une vraie maison de fous en ce moment. Tout le monde
débarque en faisant le coup de « Oh, dieux du ciel, c’est bientôt
Noël et je n’ai toujours pas de cadeau pour Doudou ! ».
— Tu n’es qu’un affreux cynique.
— Faux. Je suis un observateur. Ceux qui aiment
vraiment l’art ont fait leurs achats il y a déjà plusieurs mois.
Tout est réglé et il ne reste plus qu’à livrer. Tandis que
ceux-là…
Sergueï
hocha la tête, accablé. Wren rougit légèrement en songeant à ses
courses de dernière minute.
— Et… euh… est-ce qu’ils achètent, au moins
?
— Assez pour que la galerie reste ouverte,
rétorqua-t-il. C'est un bon entraînement pour Lowell. Les aider à
vider leur compte en banque, il adore ça. Donc, pourquoi voulais-tu
me rencontrer ici ? Tu sais que je déteste la foule. Non, je sais
que tu détestes la foule.
Elle balaya l’objection d’un geste de la
main.
— C'est différent. C'est l’arbre ! On regarde,
puis on va boire un chocolat chaud, d’ac ?
Sergueï ne comprenait pas le plaisir qu’il pouvait
y avoir à rester là, dans le froid, simplement pour regarder un
arbre trop grand et trop illuminé qui, franchement, aurait eu
meilleure mine dans sa forêt natale, avec des petits oiseaux et des
écureuils dessus. Mais bon, les fêtes de fin d’année, ça n’était
pas vraiment son truc. Pour lui, Noël, c’était la messe de minuit,
les cadeaux au petit matin, et hop, retour à la case boulot.
Pour Wren, c’était une autre histoire. Enfant,
elle avait appris à compter l’argent et à faire la fête avec ce
qu’il y avait. Alors, il préférait mourir de froid plutôt que de
lui gâcher son plaisir. Surtout cette année.
— Je me demande combien de volts il faut pour
faire marcher ces lumières, murmura-t-elle, les yeux dangereusement
rêveurs. Tu crois que les ampoules de Noël ont une saveur
différente de celles de tous les jours ?
Sergueï sourit.
— Ma mère m’aurait tuée, répliqua-t-elle. De toute
façon, on n’avait pas de guirlande lumineuse. Trop cher.
Elle pivota vers l’immense sapin au pied duquel
tournoyaient les patineurs. Sergueï vit littéralement l’instant où
la jeune femme allait glisser dans ce qu’elle appelait l’état
second et qui lui permettait d’entrer plus facilement en contact
avec son Courant. Pour ce qu’il avait réussi à en comprendre,
c’était à la fois comme une méditation et un orgasme. Le sourire
qui éclaira le visage de Wren le rendit particulièrement
nerveux.
— Wren, je n’ai pas du tout envie de me retrouver
au beau milieu d’une foule en délire, une semaine avant Noël, parce
que tu auras fait sauter le sapin du Rockfeller Center.
— Rabat-joie !
A regret, la jeune femme sortit de l’état second
et revint vers son compagnon.
— Viens. Offre-moi une tasse de chocolat chaud.
Euh, non. Plutôt un moka avec de la crème chantilly. Avec tout
plein de tartelettes à la fraise.
— Hmm… Parce qu’une injection massive de sucre
par-dessus une méga-dose de caféine, c’est pile ce dont tu as
besoin, là tout de suite maintenant, grommela-t-il en glissant son
bras sous celui de Wren pour la guider vers les escalators.
L'étage inférieur était un véritable labyrinthe
d’allées, d’entrées de métro, de magasins. Mais ils savaient parfaitement où ils allaient : vers
le Starbucks situé sur la cour intérieure. Bien sûr, il y avait une
queue immense. Wren partit en quête d’une table pendant que Sergueï
patientait devant les caisses, muni de la commande — une grande
tasse de thé, du moka à la crème et… Non, pas de tartelettes. Ils
n’en servaient pas ici. Sans hésiter, il opta pour les cookies au
chocolat. Ce qui ne ressemblait pas exactement à une tartelette aux
fraises, mais c’était l’intention qui comptait, non ? Prudemment,
il demanda un rab de crème au chocolat.
— Oooh, Seigneur Jésus, s’exclama-t-elle quand il
déposa le plateau devant elle. J’ai vraiment été super bonne, cette
année, hein ?
Il retint un sourire en songeant au cadeau qu’il
avait déjà emballé et planqué dans son appartement à elle. Wren
penserait peut-être à fouiller chez lui, mais sûrement pas à
inspecter son propre nid. Enfin, il l’espérait. Au tout début de
leur partenariat, ils étaient tombés d’accord : un seul cadeau à
Noël était amplement raisonnable. Et cette année, il s’était laissé
aller, comme elle disait. Mais cette année était spéciale : en plus
d’être partenaires, ils étaient désormais… « liés », ce qui
exigeait un peu plus. Et compte tenu de la difficulté qu’il y avait
à trouver un présent pour une femme qui ne portait pas de bijoux,
qui ne pouvait utiliser ni informatique ni électronique, et qui
était en outre dotée de la déplorable habitude de mettre la main
sur tout ce qui lui plaisait, il espérait avoir fait le bon
choix.
— Aaah…
Wren poussa un soupir de satisfaction quasi
extatique en reposant son moka.
— Ça marche comme sur des roulettes. Ils hurlent,
ils agitent les bras et n’aboutissent à rien.
L'expérience de Sergueï en matière de réunion se
limitait à de petits groupes auxquels on se contentait de donner
des ordres. Il aurait presque voulu être là, ce matin, pour voir
comment la Cosa s’y prenait. Enfin, considérant les membres de la
Cosa qu’il connaissait, la description de Wren devait être plutôt
en deçà de la réalité.
— Et au final ?
— Oh, ils s’occupaient de fignoler les détails.
Bart et Beyl avaient décidé de ne laisser sortir personne tant
qu’ils n’auraient pas fini. Mais bon, ils n’avaient pas besoin de
moi pour ça. Et, honnêtement ? Me trouver dans une pièce avec
autant de personnes, ça commençait à me donner des démangeaisons.
Il n’y avait rien d’intéressant à voler, sauf le portefeuille
d’Ayexi. Et si je le lui avais demandé il me l’aurait donné. Même
pas drôle.
Sergueï s’abstint de répondre et avala une gorgée
de thé. Evidemment, il savait que Wren avait continuellement besoin
d’exercer ses mains, mais il comprenait aussi l’exaspération de son
mentor face aux doigts un peu trop légers de son élève. Wren ne
travaillait pas, ne se reposait pas… Elle était intimement et profondément une Récupératrice.
A peine une mission
était-elle finie qu’elle se demandait à quoi ressemblerait la
suivante.
— Je vais pisser, annonça-t-elle en esquissant un
large sourire devant son expression consternée. Désolée. Je… euh…
je vais aller soulager ma délicate anatomie féminine. Ça va comme
ça ?
— C'est pire, grommela-t-il.
— Et ne touche pas à mon moka, lança-t-elle en
guise d’avertissement.
Pour être sûre qu’il ne mettrait pas la main
dessus, elle rafla le dernier cookie et l’enfourna dans sa bouche.
Etonnant, vraiment, les calories qu’elle pouvait avaler. Le Courant
brûlait une grande quantité d’énergie, même sur un mode uniquement
passif. Malgré tout, elle devrait modérer un peu sa consommation.
Ces derniers mois…
Ces derniers mois, elle avait fait appel à la
magie presque continuellement, entre la Cosa, les missions, le
chaos généralisé… et lui.
Elle n’utilisait pas systématiquement le Courant
quand ils faisaient l’amour, mais tout de même assez souvent pour
qu’à force, il sente les effets s’accumuler dans son corps. Et il
savait qu’elle en payait aussi le prix. Il s’efforçait de ne pas
demander, mais c’était un peu comme d’enfermer un accro au chocolat
dans une chocolaterie et de lui demander de résister à la
tentation.
Heureusement, Wren avait reçu une excellente
formation. Sergueï n’avait jamais rencontré Neezer, mais quand il
avait fait la connaissance de Wren, il avait été impressionné par
la force du contrôle physique et émotionnel de l’adolescente. Et son contrôle
mental
— une nécessité absolue, quand on possédait un
Talent quasi pur — était plus remarquable encore. Le Courant,
disait Wren, c’était la puissance, et le Talent consistait à
maîtriser cette puissance.
C'était peut-être le moment d’aller lui chercher
un autre cookie au chocolat. Sergueï jeta un coup d’œil vers les
caisses et renonça. Il aurait fallu faire une nouvelle fois la
queue et, pendant ce temps, on risquait de leur prendre les places.
Il observa la foule qui piétinait dehors. C'était un passe-temps
auquel il se livrait rarement, mais qui était toujours instructif.
Son regard effleura le groupe d’adolescentes qui piaillaient autour
d’une chose que l’une d’elles avait achetée, se posa sur une bande
de garçons visiblement passés par une salle de musculation, le
temps de décider qu’ils n’étaient pas une menace, puis s’attarda
sur une séduisante jeune femme dont la peau avait la nuance
chaleureuse du moka de Wren. Celle-ci avançait du pas vif et souple
de quelqu’un qui a une course urgente à effectuer avant de rentrer
au bureau et…
Sergueï cligna des yeux et regarda plus
attentivement la feuille de couleur verte, glissée sous le plateau
de la table voisine qui venait de se libérer. Pourquoi son
attention avait-elle été subitement attirée ? Sergueï ne le savait
pas, mais il avait appris à ne pas ignorer ce genre
d’avertissement. Aussi nonchalamment que possible, il se pencha et
s’empara du papier.
Fatigué des visites
indésirables ? Inquiet devant la recrudescence des cafards dans
votre immeuble ? Dans votre quartier ? Appelez-nous. Nous nous en
chargerons.
Le tract
était signé par les Services d’Elimination des Nuisibles de New
York et donnait deux numéros de téléphone, ainsi qu’un site Web,
mentionné en bas de la page. C'était une simple feuille imprimée en
noir sur un fond vert pomme : impossible de ne pas lire, une fois
que l’œil s’était posé dessus.
Scrutant l’intérieur du café, Serguei aperçut une
demi-douzaine de prospectus, ainsi qu’un paquet posé sur le
comptoir, dans une corbeille en plastique. Les
salauds…
Froissant le tract dans sa main, il lança la boule
de papier dans la corbeille la plus proche et éprouva un vif
sentiment de satisfaction en la voyant atterrir pile à l’intérieur.
Avait-il le temps de ramasser les prospectus avant que Wren ne
revienne des toilettes ? La jeune femme risquait d’apparaître au
moment où il était en pleine action, ce qui attirerait forcément
son attention sur les tracts, et là…
Sergueï opta pour le risque. S'il s’agissait d’une
pub distribuée par une vraie société, eh bien, il s’offrirait le
luxe d’avoir des remords plus tard. Sauf que les mots employés
étaient exactement les mêmes que ceux du prospectus que Wren avait
reçu et dont les vigiles se servaient pour faire connaître leurs «
services ». Impossible d’ignorer la coïncidence. Ces tracts leur
permettaient de recruter de nouveaux « casseurs » et de répandre
leurs saletés dans une ville qui n’en manquait pas.
Sergueï était conscient de l’ironie de la
situation. Il n’y avait pas si longtemps, il éprouvait un profond
sentiment de malaise en présence des Fatae — il ignorait alors combien ils étaient nombreux à
avoir forme humaine. Aujourd’hui encore, quand il pensait à ces
créatures, il lui arrivait d’avoir la chair de poule et ça, mieux
valait ne pas trop y penser. Mais ces monstres… Ils visaient non
seulement les Fatae, mais tout être magique.
Ce qui incluait Wren.
Posant les manteaux bien en évidence sur les
chaises, Sergueï se leva et s’empara rapidement de toutes les
feuilles à portée de main. Puis il les déchiqueta soigneusement,
les jeta à la poubelle et revint à temps pour empêcher trois
clients de s’asseoir à leur table.
Il restait les prospectus sur le comptoir. Sans
doute pouvait-il les subtiliser sans attirer l’attention de
personne et…
— Sergueï. Quelle surprise !
Mettant temporairement de côté la question des
prospectus, Sergueï se tourna vers la voix. André Felhim. Plus
fringant que jamais dans son complet anthracite et sa cravate
bordeaux qui soulignait la teinte sombre de sa peau. Un homme blond
et pâle le suivait comme son ombre : Poul Jorgenmunder, le fidèle
adjoint.
Sergueï avait autrefois occupé la même place.
Durant deux années — avant qu’ils ne commencent à se disputer sur
presque tout. Il n’enviait pas Poul, même si, à l’évidence,
celui-ci était jaloux de la relation que Sergueï avait entretenue
avec André.
Qui avait dit : « les relations humaines sont la
plus troublante invention de l’homme » ? Il ne s’en souvenait
plus.
Il omit de saluer l’adjoint. Mesquin, peut-être,
mais gratifiant, il devait bien le reconnaître. Les deux hommes
portaient des badges accrochés à leur veste. Donc, ils étaient ici
pour des raisons professionnelles. Quelle société installée dans
cette tour avait pu faire appel au Silence ? Sergueï les passa
mentalement en revue. La NBC ? Non, tout de même pas — surtout que
la composition de l’équipe qu’ils avaient annoncée à l’automne
était un véritable crime !
— Seul ? Comme c’est… étrange.
Poul scruta les lieux autour de lui.
— Non, pas de monstre en vue. A moins qu’ils ne se
cachent.
Les Solitaires n’étaient pas les seuls à savoir
maîtriser leurs émotions. L'attaque de Poul était beaucoup trop
évidente. Que cherchait-il ?
— J’ai reçu ta lettre. Et ton e-mail, intervint
André en ignorant le commentaire de Jorgenmunder.
— Auxquels tu n’as pas répondu. Je dois en déduire
que tu as classé le dossier ?
Son ancien patron observa d’un air rêveur ses
mains parfaitement manucurées.
— Je voudrais que tu reconsidères…
— Tu sais que je ne peux pas. Et que je ne veux
pas.
Ils avaient déjà longuement débattu de la question
au cours de précédentes réunions. Avant qu’il n’envoie la
lettre.
Celle-ci était purement et simplement une rupture
de contrat par laquelle il mettait fin à l’accord diabolique qui liait Wren au Silence, en
échange d’un chèque mensuel et d’un service de protection. La
rupture serait effective à partir du 1er
janvier prochain. Dès qu’André aurait apposé sa signature.
— La situation a changé des deux côtés, poursuivit
Sergueï en citant presque mot pour mot ce qu’il avait écrit dans la
lettre. Ce fait rend l’accord caduc. Si tu essaies de t’y
opposer…
— Le Silence ne contestera pas ton droit à mettre
un terme au contrat, répliqua calmement André.
L'homme avait l’air plus vieux et plus fatigué que
lors de leur dernière rencontre. La différence était saisissante
entre celui qu’il avait devant lui et celui qui l’avait recruté à
la fac et formé. Et ce n’était pas seulement la faute du temps qui
passe.
— J’ai fait l’offre de bonne foi, et pourtant,
comme tu l’as justement souligné, nous n’avons pas obtenu ce que
nous étions en droit d’attendre.
Les épaules de Sergueï s’affaissèrent
imperceptiblement. Tout n’était pas la faute d’André. C'était lui,
et lui seul, qui avait fourré Wren entre les pattes du
Silence.
Autrefois, il avait été fier d’être un Agent
Opérationnel. S'il était parti, ce n’était pas parce qu’il n’aimait
plus son boulot, mais parce qu’il était moralement et physiquement
épuisé, lessivé. Aujourd’hui… Aujourd’hui, il avait peur que le
Silence ne soit une menace plus grande encore que le Conseil des
Mages. Il avait peur des ténèbres qui régnaient au sein de
l’organisation à laquelle, par le passé, il avait voué sa vie. Le
Silence qu’il avait connu
n’existait plus. Et nul ne savait ce qui avait surgi à la
place.
Ce qu’il savait, en revanche, c’est qu’il
n’hésiterait pas à hypothéquer sa galerie plutôt que de laisser
Wren accepter encore leur argent et risquer sa vie pour eux.
— Je n’ai rien de plus à ajouter, répliqua-t-il.
Désolé, André, je dois y aller.
— Tu crains qu’on te voie avec nous ? demanda
Poul.
Cette fois, Sergueï se tourna pour dévisager
franchement l’homme maigre et pâle.
— Non, vous m’ennuyez, c’est tout.
Il ramassa les manteaux, prit le moka de Wren et
s’éloigna. Avec une parfaite synchronisation, il rencontra la jeune
femme au moment où celle-ci s’engageait dans le couloir qui
conduisait au café.
— Oh ! s’exclama-t-elle, surprise. Désolée, il y
avait la queue aux toilettes. Tu dois rentrer à la galerie ?
Cette excuse au moins avait l’avantage de ne pas
être un mensonge.
— Oui. Je t’aurais bien emmenée déjeuner quelque
part, mais…
— Ne t’inquiète pas. Je n’ai plus faim, de toute
façon. J’ai encore des courses à faire en ville, et puis, il faudra
bien que je retourne là-bas, pour voir s’ils ont fini de se crêper
le chignon.
Devant son air sceptique, il éclata de rire.
Décidément, il avait plus foi en la Cosa que la Cosa n’avait foi en
elle.
— J’aurai peut-être une nouvelle mission.
— Sans mammifère hargneux et poilu, je sais.
Elle lui sourit.
— On se retrouve ce soir ?
— Sans faute. J’apporterai le dîner.
Il l’aida à enfiler son manteau, lui mit le moka
dans les mains et l’embrassa un peu plus longuement qu’il n’avait
l’habitude le faire en public.
— Fais attention à toi, Zhenchenka.
— Ils ne me verront même pas partir,
répliqua-t-elle joyeusement.
Cette fois, ce fut lui qui sourit. C'était
l’expression qu’elle employait chaque fois qu’il l’envoyait sur un
travail. Quand avait-elle cessé de l’utiliser ? Il ne se souvenait
plus. Sans doute le jour où il avait cessé de l’envoyer
personnellement en mission. Ce ne serait peut-être pas une mauvaise
idée de recommencer.
— Prends soin de toi, répéta-t-il avec
tendresse.
Mais la jeune femme avait disparu sans laisser de
traces.
En réalité, Wren n’était partie nulle part.
Simplement, elle s’était laissé porter par la foule pour revenir
près du Starbucks. Dissimulée dans un angle, elle observa deux
hommes assis à une table. L'un buvait un café, l’autre faisait
tourner un cigarillo éteint entre ses longs doigts sombres. Elle
connaissait ce geste : c’était celui que faisait Sergueï, chaque
fois qu’il était nerveux ou plongé dans ses pensées.
Jamais elle ne l’avait vu allumer ses fines
cigarettes roulées. Jamais
elle ne l’avait vu inhaler autre chose que l’arôme d’un bon
vin.
Maintenant, elle savait d’où venait ce
geste.
Si elle avait surpris les trois hommes ensemble,
elle aurait pu deviner, à la réaction de Sergueï, ce qui était en
train de se tramer. La façon dont il l’avait écartée…
Bah, peu importait. Il avait voulu la tenir loin
de Son Excellence André Felhim, et ça n’était pas plus mal. Un
jour, elle oublierait les bonnes manières que lui avait enseignées
Neezer et elle flanquerait une jolie petite leçon bien choquante à
Monsieur Snob.
Sergueï avait probablement agi avec les meilleures
intentions du monde. Laisse tomber, ma
fille. D’ailleurs, elle avait réellement des courses à
faire. Et pourquoi pas ici ?
Elle dénicha un coin tranquille, près d’une vaste
jardinière pourvue d’étranges choses feuillues qui la cachait
presque entièrement. Fermant les yeux, elle laissa le brouhaha se
fondre jusqu’à devenir un simple murmure, puis descendit dans le
puits pour attraper un filament. Une fois prête, elle expédia une
série de messages mentaux à destination d’une demi-douzaine de
Talents qui vivaient ou travaillaient dans le coin.
Puis elle se renfonça sur son siège et attendit.
La première réponse arriva exactement six minutes et demie plus
tard.
***
Wren se
pencha sur son gobelet en carton et huma l’arôme qui s’en échappait
comme si c’était de l’oxygène et qu’elle était en manque.
— Tu vas faire quoi, avec ce truc ? Le boire ou
jouir avec ?
— Les deux.
L'homme assis en face d’elle la dévisageait de ses
yeux bleus pétillants de malice. Le crâne soigneusement rasé, il
était vêtu d’une chemise blanche et d’un pantalon en velours
côtelé. Avec attention, il suivit du regard le trajet du liquide
dans la gorge de Wren.
— Tu es une satanée co…
— Michael !
La femme installée à son côté lui donna une tape
sur le bras. Avec ses cheveux noirs noués en queue-de-cheval et sa
robe rouge, elle avait l’air d’une étudiante. L'homme se tourna
vers d’elle en battant innocemment des paupières, et Wren réussit à
déglutir avant d’éclater de rire.
— Sérieusement, reprit-il. Tu as appelé. Nous
sommes là. Que veux-tu de nous ?
Elle reposa sa tasse et prit le temps de
rassembler ses pensées. La dernière fois qu’elle avait tenté
d’obtenir des informations, la moitié de la Cosa s’était détournée,
préférant traverser la rue plutôt que de croiser son chemin. Et
ceux qui n’étaient pas parvenus à l’éviter s’étaient
systématiquement dérobés à ses questions.
Aujourd’hui, il suffisait qu’elle appelle un
Talent pour qu’il apparaisse. Et qu’il paye le café, en plus.
Simplement à cause de la rumeur qui affirmait que Wren était celle
qui avait réussi à dissiper les ténèbres de cet été — même si personne ne savait au juste en
quoi avaient consisté ces ténèbres, ni comment l’aventure s’était
terminée. Simplement parce qu’elle était l’Indépendante qui avait
osé faire face au Conseil. Simplement… Bah, peu importait. Puisque
c’était utile, autant l’utiliser, non ?
— C'est à propos de l’Assemblée ?
— Qu’avez-vous entendu dire ?
Michael était un Solitaire et Seta appartenait au
Conseil, mais ni l’un ni l’autre ne vivaient de son Talent. Lui
était avocat, et elle enseignait l’histoire dans une école privée.
En somme, ils appartenaient à la classe moyenne de la Cosa.
— Pas grand-chose.
Michael avala une gorgée de café.
— On sait qu’il y a eu des réunions, des
discussions, que les Mages ont daigné se mêler à la masse
laborieuse et qu’on n’a jamais vu autant de Fatae en ville… C'est
vrai qu’ils subissent des agressions ?
Seta poussa un soupir.
— Tu es vraiment à la remorque… Tu n’as pas
entendu parler du massacre de l’A.G. ?
Wren ouvrit de grands yeux. C'était la première
fois qu’elle entendait le nom qu’on avait donné à
l’événement.
— Je croyais qu’on avait exagéré.
Michael ne paraissait pas avoir envie de s’excuser
de son ignorance.
— Les Indépendants, soupira Wren, consternée. Ils
se fichent de tout.
— Bon, eh bien, maintenant, on ne s’en fiche plus.
Fini, reprit-elle, soudain sérieuse. Parce que tout ça est vrai, et
que ça se passe ici et maintenant.
Wren ressentit brusquement un léger picotement sur
la nuque, comme si on l’observait. Discrètement, elle lança un coup
d’œil circulaire. Rien. Tout le monde semblait occupé à ses propres
affaires dans le Starbucks. Elle regarda de l’autre côté de la
vitrine. Pour une fois, il ne neigeait pas, mais les trottoirs
étaient recouverts d’une sorte de boue grise et glacée, et les
piétons marchaient avec précaution, les yeux fixés sur leurs
pieds.
Wren secoua la tête. Rien non plus. Et l’espèce de
fourrure qui avait traversé l’angle de son champ de vision devait
simplement appartenir à un manteau.
De toute façon, la chose avait disparu.
— Hé, tu es avec nous ? demanda Michael en la
détaillant avec attention. Tu avais l’air d’être partie.
— Est-ce que tu…
Haussant les épaules, elle se tut.
— Hum… Je suis là. Donc, maintenant, vous
connaissez la situation. Ma question est : acceptez-vous de faire
partie d’une patrouille tripartite ? De garder l’œil ouvert, de
recueillir des informations ? De vous organiser pour affronter ce qui se prépare ?
Michael acquiesça fermement, sans hésiter.
— Même si le Conseil vote contre ? s’enquit
Wren.
— ... vote ?
Poussant un soupir, elle plongea le nez dans sa
tasse.
— Ecoute, si le Conseil dit non, on est obligé de
dire non aussi. Tu le sais. Mais s’ils ne disent rien qui ressemble
à un non, qui en a l’odeur et l’aspect…
— Alors, ce n’est pas vraiment un non.
Seta acquiesça. Ce n’était pas une adhésion
franche et massive, mais c’était mieux que rien. De toute façon,
Wren avait encore du monde à voir avant de tirer des conclusions.
En avant, marche…