Vers le milieu de la matinée, la nouvelle d’un
grand remaniement à l’intérieur du Conseil s’était propagée.
Colleen avait disparu et ne répondait ni aux appels mentaux ni aux
coups frappés sur sa porte. Les membres du Conseil qui avaient
continué à participer aux patrouilles s’étaient, eux aussi,
évanouis dans la nature.
A travers toute la ville, on entendait
littéralement les portes claquer et les verrous grincer — comme si
le Conseil se repliait sur lui-même, déterminé à se couper du reste
de la Cosa.
— Ils s’enfuient comme des rats.
— Ils ne s’enfuient pas. Ils se terrent. Quand
tout ceci sera terminé, ils sortiront… Simplement, nous
n’oublierons pas.
Le ton était sombre. Comme l’humeur générale. La
salle de réunion était loin d’être pleine. La dernière A.G. s’était
achevée dans un bain de sang, et une suspicion généralisée régnait
— deux facteurs qui n’encourageaient pas précisément les membres de
la communauté magique à se rassembler. Malgré tout, ceux qui avaient eu le courage de
venir affichaient une détermination féroce.
Wren avait participé à trois A.G. dans sa vie, ce
qui était davantage que la plupart des Indépendants. Et beaucoup
trop, en ce qui la concernait. Les A.G. étaient censées constituer
un ultime recours en cas de crise.
La tenue d’une A.G. était considérée comme un
mauvais signe. Avec deux A.G., on pouvait parler de « phénomène
intéressant ». Avec trois, on frôlait l’apocalypse.
— Nous n’avons ni l’une ni l’autre option. Nous ne
possédons rien qui ressemble à un terrier et nous n’avons nulle
part où fuir. Notre maison est ici. Nous sommes des New-Yorkais,
bon sang !
Des cris d’approbation fusèrent, auxquels
répondirent des grognements de mécontentement.
— D’accord, nous ne sommes pas tous des
New-Yorkais, concéda Bart. Mais vous m’avez parfaitement compris.
Personne, vous m’entendez, personne ne nous chassera de chez nous.
Nous ne partirons que si nous le voulons. Qui veut partir ?
Le « non » qu’il reçut en réponse n’était pas
fracassant, mais compte tenu du caractère des Indépendants, on
pouvait raisonnablement l’interpréter comme un raz-de-marée.
— Donc, qu’allons-nous faire ?
Bart se tenait debout sur une chaise, au milieu de
la pièce. Les trois autres membres du Quad l’entouraient, se
servant de leur Courant pour amplifier la voix de l’orateur. Wren
avait fait main basse sur un
siège et s’était perchée sur le dossier. Sergueï se tenait quelques
pas derrière elle — pas trop près cependant, pour ne pas attirer
les regards. Chaque fois qu’il se rapprochait involontairement,
Wren devenait nerveuse et s’écartait légèrement. Le manège se
répéta trois ou quatre fois avant que Sergueï ne finisse par
comprendre et rester à distance.
— Du calme ! Du calme !
Rick se leva pour prendre la succession de Bart,
dans une chorégraphie parfaitement réglée.
— Bien. Donc, nous ne pouvons plus compter sur le
Conseil. La belle affaire ! Et quand avons-nous jamais compté sur
le Conseil ?
Cette fois-ci, la salle tout entière fit
chorus.
— Cette année, nous avons réussi quelque chose
d’unique. Nous avons su nous rassembler. Non pas sous la pression
de la peur ou de la panique, mais de manière organisée et
rationnelle, conscients à la fois de notre individualité et de
notre but commun. Et pas seulement les Indépendants, mais les Fatae
également.
Certes, le Talent exagérait un peu, mais tout
compte fait, pas plus que dans n’importe quelle assemblée
politique. Et le niveau de sincérité y était certainement plus
élevé.
Wren appréciait en connaisseuse le degré de
cynisme de ses pairs. Les Indépendants savaient qu’ils étaient
manœuvrés, ils en connaissaient la raison — et ils acceptaient.
Exactement ce qu’avait prévu le Quad. Pour sa part, la jeune femme
n’était pas sûre d’aimer être régentée, même pour la bonne cause et
par des personnes qu’elle
estimait. Sauf qu’il n’y avait pas d’autre option possible. S'ils
se séparaient maintenant, ils perdraient.
Et ils perdraient bien plus que leur liberté —
cette liberté que convoitait le Conseil.
— Mes amis, non seulement nous devons agir
ensemble, mais aussi travailler ensemble. Ce qui veut dire
recueillir des informations et faire fonctionner notre cerveau.
Nous ne devons pas laisser la peur ou la passion nous guider.
Quelques rires nerveux éclatèrent. Il était de
notoriété publique que les Indépendants avaient autant d’aptitude à
se précipiter dans le feu qu’à le fuir. Aptitude que le Conseil
avait failli exploiter avec succès, l’été dernier.
— Pour que vous sachiez tous ce qu’il en est
exactement, je vais céder la parole à Nick Lawrence, l’un de nos
plus fins limiers et cofondateur des E.P.P.I.
Nick Lawrence, dit le Rusé, était carré des pieds
à la tête. Une véritable armoire à glace qui n’avait pas besoin de
grimper sur une chaise pour attirer l’attention. Les regards se
tournaient vers lui aussi naturellement qu’ils se détournaient de
Wren.
— Chers amis… Votre temps et le mien, sont
précieux. Donc, je vais tâcher d’être bref : un ange est mort,
assassiné de la manière la plus horrible et spectaculaire qui soit.
Les criminels n’ont craint ni d’être remarqués, ni de subir des
représailles.
— Ouais, vive la police new-yorkaise ! grommela un
participant.
— Mes amis, s’il vous plaît, votre attention…
Depuis que nous avons rendu le corps aux anges…
Wren préférait ne pas savoir comment l’échange
s’était passé, les anges n’ayant pas autorisé les E.P.P.I. à
pratiquer une autopsie. D’un autre côté, c’était la seconde fois
qu’un ange était victime des vigiles. Donc, ils étaient peut-être
prêts à accepter n’importe quel moyen pour retrouver les
salauds…
A-t-on empêché les anges
d’agir pour leur propre compte ?
Wren envoya le message mental au Quad. Il y eut un
léger délai, puis elle vit Michaela se pencher vers l’oreille de
Beyl. La griffonne se mit à remuer vivement son bec.
On leur a promis qu’ils
prendraient part à l’action, à condition qu’ils ne fassent rien
avant que le signal soit donné.
La voix mentale de Michaela était lasse et teintée
d’un voile rouge qui indiquait une nuance d’exaspération.
Beyl n’a pas pu obtenir
mieux.
Wren reporta son attention sur le Rusé. Avec leur
arrogance coutumière, les anges n’en feraient, de toute façon, qu’à
leur tête.
— Les traces relevées sur les corps sont bel et
bien du Courant. Et non, je ne vous expliquerai pas comment nous
avons procédé. Vous ne comprendriez pas.
Question arrogance… Enfin, le Rusé, lui, y avait
légitimement droit. Dans le monde des Profanes, il aurait été au MIT ou à Caltech. C'était un
pur génie, inventif et intuitif. Qui d’autre que lui aurait pensé
mettre le Courant au service des sciences d’investigation ? Mieux :
qui d’autre que lui aurait été capable de s’autoformer, puis de
former les autres à cette pratique ?
— Nous sommes à quatre-vingts pour cent sûrs que
les assassins se sont servis de Courant pour immobiliser l’ange et
lui trancher la gorge.
Rien de surprenant là-dedans. Une armée
d’Ignorants pouvait bien encercler un ange, Wren ne donnait pas
cher de leur peau. Une fois les copains alertés, ça n’était qu’une
question de minutes avant que les agresseurs soient gobés tout
crus.
— Et nous sommes à soixante-dix pour cent
persuadés que les criminels n’étaient ni des Indépendants… ni des
membres du Conseil.
Wren fronça les sourcils, imitée par une douzaine
d’autres personnes dans la salle. Tous les Talents ne s’affiliaient
pas — même si l’affiliation en question pouvait être aussi floue
que celle des Indépendants. Certains suivaient leur propre chemin.
La plupart du temps, cependant, ces Talents n’étaient pas très
puissants, et certainement pas du genre à agresser un ange !
Pourtant… Pourtant, il existait une catégorie,
encore plus minoritaire, de Talents qui n’appartenaient ni au
milieu des Indépendants, ni au Conseil, ni même… à la Cosa.
— Certains d’entre vous connaissent des personnes
qui sont dans ce cas-là, déclara le Rusé en devançant la pensée de Wren. Qui se sont
engagées ailleurs, qui ne parlent jamais de leur travail, de leur
affiliation… Ce sont des parents, des enfants, des amis… Et ils ont
disparu. Victimes non pas des manœuvres du Conseil, ni même des
groupes racistes… mais de leur propre employeur.
— Oui. Ils ont été trahis par leur employeur qui
les a retournés… contre nous.
Nick était un orateur puissant, pas tellement à
cause de sa voix ou de son apparence, ni même de son Courant, mais
à cause de la passion qui vibrait dans chacun de ses mots, et de la
foi inébranlable qu’il avait dans ses informations.
Brusquement, Wren songea que l’homme aurait pu
être dangereux — très dangereux, même — s’il s’était intéressé à
autre chose qu’aux investigations.
— Qui ? Qui est-ce ?
Une voix surgit de la foule, relayée aussitôt par
un immense grondement de colère. Qui avait pu monter les membres
d’une même famille les uns contre les autres ? Qui avait osé s’en
prendre à un ange ?
Derrière elle, Wren sentait Sergueï s’agiter.
C'était lui qui avait jeté le loup — le Silence — dans la bergerie.
Même s’ils n’étaient pas tous des agneaux, tant s’en fallait.
Néanmoins, la responsabilité qui pesait sur ses épaules était
accablante et, autour de lui, les corps frémissaient de manière
menaçante.
Je te protégerai,
Sergueï. La jeune femme mit toute la force dont elle était
capable dans cette pensée silencieuse. Elle était aussi responsable
que lui : c’était elle qui l’avait fourré dans ce pétrin.
Bart leva
la main pour apaiser le tumulte. Ses manières rudes et directes
étaient exactement ce qu’il fallait pour renforcer le grand feu de
joie que le Quad venait d’allumer ce soir. Wren ne put s’empêcher
de prier pourqu’ils sachent le contenir.
— Peu importe qui est responsable du crime. Ce qui
compte, c’est que nous sachions que ce crime a été commis
sur ordre. Tout d’abord, nous n’avons
pas réagi lorsque les agressions ont commencé contre nos cousins
les Fatae. « Pas notre problème », avons-nous dit. Bien sûr, c’est
une attitude dont nous devons avoir honte, mais dans le même temps,
si elle était égoïste, elle était aussi honnête. Donc, cessez de
culpabiliser.
» Aujourd’hui, nous sommes prêts à nous battre aux
côtés de nos cousins. Aujourd’hui, nos cousins sont prêts à se
battre avec nous. »
A cet instant, Beyl s’avança. A chacun de ses pas,
ses griffes renvoyaient des éclats métalliques et son bec claquait
avec détermination : c’était une guerrière, une vraie. Elle était
suivie par un Nissani âgé qui représentait les Fatae de l’Eau. En
revanche, les Fatae du Feu étaient absents : la plupart étaient en
hibernation, à l’instar de Rorani, la dryade.
— Mes amis, durant plusieurs générations, nous
sommes restés passifs. Mais nous ne devons pas oublier que les
Profanes sont nos cousins, tout comme les Talents. Ce sont des
êtres sensibles et raisonnables, et en tant que tels, ils méritent
tout notre respect. Jamais nous ne les avons agressés.
A strictement parler, ça n’était pas tout à fait
vrai. Il y avait eu cette
époque dite des « dragons », en Europe et en Asie. Et puis, les
Aztèques pourraient avoir quelques mots à dire au sujet de certains
dieux ailés… Mais enfin, Wren devait le reconnaître, cette petite
phrase sonnait bien dans le discours.
— Aussi, nous ne frapperons pas aveuglément. Nous
porterons un coup précis et calculé. Pour cela, nous devons
rassembler nos forces et élaborer un plan. Il est possible que nous
fassions appel à vous, individuellement ou par familles, pour
participer à ce projet. Pour l’instant, nous vous demandons encore
un peu de patience.
— Impossible.
Sergueï se tenait raide et droit, comme s’il
craignait de ne pouvoir se maîtriser et de frapper. L'ironie de la
situation, c’est qu’il était entouré de Talents puissants et de
Fatae dont la musculature était deux fois plus volumineuse que la
sienne. Et il avait peur de les blesser, eux ? Wren ne savait pas si elle devait éclater de
rire ou pleurer de désespoir.
Il était probable qu’elle finirait par faire les
deux avant la fin de la journée.
— Je ne comprends pas.
Beyl s’était installée directement sur le sol, les
ailes repliées autour de son corps, comme si elle était en train de
couver. Michaela et Bart avaient réquisitionné le canapé, tandis
que les deux autres membres du Quad arpentaient sans relâche la
petite pièce.
L'A.G. s’était achevée une heure auparavant et,
une fois les acteurs secondaires renvoyés chez eux, s’était
poursuivie sur un mode plus intimiste. Le Quad espérait que Sergueï leur fournirait
l’information dont ils avaient besoin.
Plus exactement, que ce dernier les prendrait par
la main et les conduirait jusqu’au Silence.
Pour sa part, Wren n’avait pas la moindre idée de
ce qu’elle espérait. Ce qu’elle savait, en revanche, c’est qu’ils
n’obtiendraient rien en continuant à harceler son partenaire. Au
contraire. Plus ils tenteraient de l’amadouer, plus les choses
iraient mal.
— Tu t’en fiches ?
Bart bondit hors du canapé et se planta devant
Sergueï. Consciente qu’il suffisait d’une étincelle pour mettre le
feu aux poudres, Wren se demanda comment le Talent évaluait son «
adversaire », qui le dépassait d’au moins douze bons
centimètres.
Attention, Valère ! Tu es en
train de te disperser. Concentre-toi. Un mot, un geste, peut tout
faire exploser. Cherche le maillon faible, bon sang ! Dis-toi qu’il
n’est pas ton partenaire. Dis-toi qu’ils ne sont pas tes parents,
tes cousins. C'est du boulot, juste du boulot…
La jeune femme inspira profondément et se détacha
de la tension qui régnait dans la pièce. Les contours physiques de
son corps fondirent et laissèrent place aux courbes soyeuses de son
centre, au feu glacé des filaments qui sifflaient et s’enroulaient
les uns autour des autres, comme des vipères dans leur nid.
L'état de transe était le meilleur mode
d’observation qui soit. Pourvu qu’elle n’ait pas à réagir
immédiatement…
— Et les cadavres qu’on a jetés sur leur seuil
?
Face à l’intrusion de Bart dans son espace
personnel, Sergueï n’avait
pas reculé d’un pouce. Mais à en juger par l’expression de son
visage, Wren pouvait déjà ouvrir les paris sur celui qui frapperait
le premier.
Il fixa tour à tour chacun des membres présents
dans la pièce.
— C'est vous qui vous en fichez. Pourtant, ce sont
simplement des hommes et très probablement, innocents. Des membres
du Silence peut-être, mais à qui vous ne pouvez rien reprocher. On
les a tués, on a marqué leur peau au fer rouge, et on les a jetés
comme de vulgaires sacs-poubelle. Et parce que ce sont des
Profanes, personne ne s’en soucie ?
— Nous regrettons ces morts, rétorqua Michaela
avec calme. Mais nous ne pouvons perdre de vue notre sécurité. Ces
hommes ont probablement été sacrifiés par leur propre organisation,
pour jeter le trouble parmi nous et nous diviser encore plus.
— Vous êtes le seul à pouvoir nous aider,
intervint Beyl dont les plumes frémissaient, agitées par une brise
impalpable qui indiquait son degré d’agitation. Wren ne connaît que
quelques-uns de ces Humains… Vous les connaissez tous. Vous
connaissez leurs pensées, leurs façons d’agir. Vous pouvez nous
aider à les neutraliser.
— Vous me demandez de vous aider à détruire une
organisation qui répand le Bien depuis plusieurs générations et qui
a sauvé des vies, au détriment parfois de celle de ses agents,
simplement parce que vous avez peur ? En quoi êtes-vous différents
d’eux ?
— C'est ce que les Indiens disaient des Européens,
non ? Et les Incas des Espagnols ? Il s’agit de notre survie, Sergueï Didier. Soit vous
êtes de notre côté, soit vous ne l’êtes pas.
Derrière la paroi de brume de son état de transe,
Wren sentit soudain le souffle lui manquer. Sa gorge était nouée,
la pression contre sa peau était intolérable, et les serpents
bourdonnaient comme des Fondamentaux ivres.
Une immense charge de Courant était en train de
s’accumuler dans la pièce, autour d’elle, et elle ne parvenait plus
à y résister. Dans son centre, les filaments s’affolaient — bleus,
rouges, dorés, verts. Crachant et sifflant au point de lui flanquer
une migraine du diable. Pas étonnant que les Talents aient du mal à
se supporter…
Elle sentait l’énergie croître, se développer —
bientôt, elle lui échapperait. Etait-ce cela qu’on éprouvait,
lorsque la folie nous aspirait ?
— Wren ?
Sergueï se tenait devant elle. Sergueï… Elle avait
besoin de le sentir contre elle, dans la tiédeur du lit, juste
avant qu’elle ne s’éveille complètement. Elle avait besoin de
sentir sa main quand il écartait une boucle rebelle de son visage.
Elle avait besoin de ses yeux chauds et tendres.
Elle avait besoin de lui. Elle l’aimait.
— Pars.
Sa voix était rauque et hachée.
— Pardon ?
— Je ne peux pas… Je ne peux pas te prendre en
charge. Je ne peux pas…
Non, je ne veux pas te tuer.
Et je risque de le faire si
tu restes. Si tu t’obstines. Mes serpents répondront à leur Courant
qui se dirige vers toi involontairement. Et je ne pourrai plus les
contrôler. Et ils iront vers toi, où ils ont pris depuis si
longtemps l’habitude de se réfugier.
— Pars, Sergueï. Sors d’ici et ne te retourne
pas.
— Zhenchenka…
— Ecoute-la, Didier.
Bart. Elle sentait sa présence au travers du
brouillard qui l’enveloppait. Le Talent posa ses mains sur ses
épaules. Son Courant coulait vers elle, paisible et froid. Bart
parvenait encore à se maîtriser. Mais ce n’était pas en lui qu’elle
avait envie de s’enraciner. Ni en aucun autre des Talents présents.
Alors, ils ne risquaient rien.
— Pars.
Le regard de son partenaire glissa sur elle. Puis
Sergueï se détourna et sortit.
Ils s’arrêtèrent devant le bâtiment.
— C'est bizarre, je pensais qu’il serait, je ne
sais pas, moi… plus grand, bougonna Danny qui n’avait pas cessé de
pester, pendant tout le trajet, contre les Talents « siphonnés » et
les Profanes « complètement barges ».
— Très drôle.
L'ex-policier haussa les épaules, sans s’excuser,
et tourna le dos à ses compagnons — quatre Talents et un Fatae qui,
après une série d’échanges télépathiques, avaient décidé de se
rendre sur place.
— Il n’y a personne là-dedans.
— Quoi ?
Wren le dévisagea, puis reporta son regard sur
l’édifice. L'immeuble ressemblait à tous les autres immeubles de la
rue. Parfaitement ordinaire… et parfaitement énervant à force
d’être ordinaire.
— Je dis qu’il n’y a personne là-dedans.
Il leva les yeux vers le haut de l’édifice, puis
vers le ciel, couleur de plomb.
— Va neiger de nouveau.
— Tu peux rester concentré, s’il te plaît ?
Bets ressemblait à s’y méprendre à une pile
survoltée et douée d’un sale caractère. En dépit de son grand âge,
elle avait exigé de participer à la sortie et personne n’avait osé
lui dire non. C'était une ancienne combattante qui avait
vaillamment lutté contre le Conseil et obtenu, de ce fait, une
place d’honneur parmi les Indépendants.
— Je suis concentré. Tu ne le sens pas ?
Wren le sentait, elle. Ça ne ressemblait pas
franchement à l’éclair qui annonçait l’orage. Plutôt, à un
frémissement de l’air insidieux, séduisant, enveloppant…
Bart enfonça les mains dans les poches de sa
parka.
— Ton partenaire les a avertis.
— Non.
Wren en était certaine.
— Il ne donnera pas ce que nous voulons, mais il
ne fera pas l’inverse non plus. C'est son enfer : rester juste et
moral. Au milieu.
Elle avait
fini par le comprendre. Si Sergueï avait voulu les trahir, il
l’aurait fait depuis longtemps déjà. Il avait préféré s’éloigner.
La douleur qui l’habitait était terrible — elle n’avait pas de
nom.
Elle scruta le bâtiment en essayant de détecter la
présence éventuelle d’ondes de Courant, mais ne perçut qu’un faible
filet. Non seulement l’immeuble était vide de ses occupants, mais
l’électricité avait été coupée.
— Oui, on peut dire ce qu’on veut, mais ce ne sont
pas des imbéciles, dit-elle.
Sans électricité, les Indépendants étaient privés
d’une ressource précieuse. Et Wren n’aurait guère été surprise si
une panne générale s’était soudain abattue sur la ville. Peu de
chance, évidemment, que cela se produise : avec le froid qui
régnait, et la tempête de neige qui se préparait, une telle
tentative aurait été beaucoup trop dangereuse.
— Bon, alors, où sont-ils ?
— On peut pas les s’asser.
Une toute petite voix, à hauteur d’oreille.
— Donc, faut les z’attirer.
Un piskie qui s’était joint à l’expédition. Quatre
kilos à peine, tout mouillé et avec ses chaussures. Wren résista à
l’envie d’écarter les cheveux qui retombaient en masse sauvage sur
ses yeux en boule de loto.
— Les aimer ?
— Les-z-a-tti-rer, idiote d’Humaine. Les attirer,
pas les aimer. Quand tu ressembles à une proie, les prédateurs se
ramènent, s’pas ? Et si t’as l’air d’une proie facile, même les prédateurs les plus malins
rappliquent. Et alors, on leur fiche la trouille de leur vie.
— Hmm, je vois…, dit Bets d’un air songeur. On
leur donne une cible à laquelle ils ne peuvent pas résister… Mais…
c’est quoi, l’appât ?
— Ceux qui sont censés avoir tué les Humains,
répliqua le Fatae en ronronnant littéralement.
— Je ne…
Wren hocha la tête.
— Oui, je vois. Tu penses aux vigiles. Même si on
leur mettait le vrai coupable sous le nez, avec des preuves en
béton, ils continueraient à croire que c’est nous.
— Comment ? demanda Bart, en s’adressant plus à
lui-même qu’aux autres. Et… où ?
Le piskie sourit, dévoilant des dents brillantes
et pointues qui lui donnèrent subitement l’air d’être le rejeton
hystérique d’une chauve-souris vampire et d’un bébé ours.
— On a sa petite idée.