21.
Vers le milieu de la matinée, la nouvelle d’un grand remaniement à l’intérieur du Conseil s’était propagée. Colleen avait disparu et ne répondait ni aux appels mentaux ni aux coups frappés sur sa porte. Les membres du Conseil qui avaient continué à participer aux patrouilles s’étaient, eux aussi, évanouis dans la nature.
A travers toute la ville, on entendait littéralement les portes claquer et les verrous grincer — comme si le Conseil se repliait sur lui-même, déterminé à se couper du reste de la Cosa.
— Ils s’enfuient comme des rats.
— Ils ne s’enfuient pas. Ils se terrent. Quand tout ceci sera terminé, ils sortiront… Simplement, nous n’oublierons pas.
Le ton était sombre. Comme l’humeur générale. La salle de réunion était loin d’être pleine. La dernière A.G. s’était achevée dans un bain de sang, et une suspicion généralisée régnait — deux facteurs qui n’encourageaient pas précisément les membres de la communauté magique à se rassembler. Malgré tout, ceux qui avaient eu le courage de venir affichaient une détermination féroce.
Wren avait participé à trois A.G. dans sa vie, ce qui était davantage que la plupart des Indépendants. Et beaucoup trop, en ce qui la concernait. Les A.G. étaient censées constituer un ultime recours en cas de crise.
La tenue d’une A.G. était considérée comme un mauvais signe. Avec deux A.G., on pouvait parler de « phénomène intéressant ». Avec trois, on frôlait l’apocalypse.
— Nous n’avons ni l’une ni l’autre option. Nous ne possédons rien qui ressemble à un terrier et nous n’avons nulle part où fuir. Notre maison est ici. Nous sommes des New-Yorkais, bon sang !
Des cris d’approbation fusèrent, auxquels répondirent des grognements de mécontentement.
— D’accord, nous ne sommes pas tous des New-Yorkais, concéda Bart. Mais vous m’avez parfaitement compris. Personne, vous m’entendez, personne ne nous chassera de chez nous. Nous ne partirons que si nous le voulons. Qui veut partir ?
Le « non » qu’il reçut en réponse n’était pas fracassant, mais compte tenu du caractère des Indépendants, on pouvait raisonnablement l’interpréter comme un raz-de-marée.
— Donc, qu’allons-nous faire ?
Bart se tenait debout sur une chaise, au milieu de la pièce. Les trois autres membres du Quad l’entouraient, se servant de leur Courant pour amplifier la voix de l’orateur. Wren avait fait main basse sur un siège et s’était perchée sur le dossier. Sergueï se tenait quelques pas derrière elle — pas trop près cependant, pour ne pas attirer les regards. Chaque fois qu’il se rapprochait involontairement, Wren devenait nerveuse et s’écartait légèrement. Le manège se répéta trois ou quatre fois avant que Sergueï ne finisse par comprendre et rester à distance.
— Du calme ! Du calme !
Rick se leva pour prendre la succession de Bart, dans une chorégraphie parfaitement réglée.
— Bien. Donc, nous ne pouvons plus compter sur le Conseil. La belle affaire ! Et quand avons-nous jamais compté sur le Conseil ?
Cette fois-ci, la salle tout entière fit chorus.
— Cette année, nous avons réussi quelque chose d’unique. Nous avons su nous rassembler. Non pas sous la pression de la peur ou de la panique, mais de manière organisée et rationnelle, conscients à la fois de notre individualité et de notre but commun. Et pas seulement les Indépendants, mais les Fatae également.
Certes, le Talent exagérait un peu, mais tout compte fait, pas plus que dans n’importe quelle assemblée politique. Et le niveau de sincérité y était certainement plus élevé.
Wren appréciait en connaisseuse le degré de cynisme de ses pairs. Les Indépendants savaient qu’ils étaient manœuvrés, ils en connaissaient la raison — et ils acceptaient. Exactement ce qu’avait prévu le Quad. Pour sa part, la jeune femme n’était pas sûre d’aimer être régentée, même pour la bonne cause et par des personnes qu’elle estimait. Sauf qu’il n’y avait pas d’autre option possible. S'ils se séparaient maintenant, ils perdraient.
Et ils perdraient bien plus que leur liberté — cette liberté que convoitait le Conseil.
— Mes amis, non seulement nous devons agir ensemble, mais aussi travailler ensemble. Ce qui veut dire recueillir des informations et faire fonctionner notre cerveau. Nous ne devons pas laisser la peur ou la passion nous guider.
Quelques rires nerveux éclatèrent. Il était de notoriété publique que les Indépendants avaient autant d’aptitude à se précipiter dans le feu qu’à le fuir. Aptitude que le Conseil avait failli exploiter avec succès, l’été dernier.
— Pour que vous sachiez tous ce qu’il en est exactement, je vais céder la parole à Nick Lawrence, l’un de nos plus fins limiers et cofondateur des E.P.P.I.
Nick Lawrence, dit le Rusé, était carré des pieds à la tête. Une véritable armoire à glace qui n’avait pas besoin de grimper sur une chaise pour attirer l’attention. Les regards se tournaient vers lui aussi naturellement qu’ils se détournaient de Wren.
— Chers amis… Votre temps et le mien, sont précieux. Donc, je vais tâcher d’être bref : un ange est mort, assassiné de la manière la plus horrible et spectaculaire qui soit. Les criminels n’ont craint ni d’être remarqués, ni de subir des représailles.
— Ouais, vive la police new-yorkaise ! grommela un participant.
— Au moins, les criminels ne font pas de discrimination. Ils haïssent tout le monde.
— Mes amis, s’il vous plaît, votre attention… Depuis que nous avons rendu le corps aux anges…
Wren préférait ne pas savoir comment l’échange s’était passé, les anges n’ayant pas autorisé les E.P.P.I. à pratiquer une autopsie. D’un autre côté, c’était la seconde fois qu’un ange était victime des vigiles. Donc, ils étaient peut-être prêts à accepter n’importe quel moyen pour retrouver les salauds…
A-t-on empêché les anges d’agir pour leur propre compte ?
Wren envoya le message mental au Quad. Il y eut un léger délai, puis elle vit Michaela se pencher vers l’oreille de Beyl. La griffonne se mit à remuer vivement son bec.
On leur a promis qu’ils prendraient part à l’action, à condition qu’ils ne fassent rien avant que le signal soit donné.
La voix mentale de Michaela était lasse et teintée d’un voile rouge qui indiquait une nuance d’exaspération.
Beyl n’a pas pu obtenir mieux.
Wren reporta son attention sur le Rusé. Avec leur arrogance coutumière, les anges n’en feraient, de toute façon, qu’à leur tête.
— Les traces relevées sur les corps sont bel et bien du Courant. Et non, je ne vous expliquerai pas comment nous avons procédé. Vous ne comprendriez pas.
Question arrogance… Enfin, le Rusé, lui, y avait légitimement droit. Dans le monde des Profanes, il aurait été au MIT ou à Caltech. C'était un pur génie, inventif et intuitif. Qui d’autre que lui aurait pensé mettre le Courant au service des sciences d’investigation ? Mieux : qui d’autre que lui aurait été capable de s’autoformer, puis de former les autres à cette pratique ?
— Nous sommes à quatre-vingts pour cent sûrs que les assassins se sont servis de Courant pour immobiliser l’ange et lui trancher la gorge.
Rien de surprenant là-dedans. Une armée d’Ignorants pouvait bien encercler un ange, Wren ne donnait pas cher de leur peau. Une fois les copains alertés, ça n’était qu’une question de minutes avant que les agresseurs soient gobés tout crus.
— Et nous sommes à soixante-dix pour cent persuadés que les criminels n’étaient ni des Indépendants… ni des membres du Conseil.
Wren fronça les sourcils, imitée par une douzaine d’autres personnes dans la salle. Tous les Talents ne s’affiliaient pas — même si l’affiliation en question pouvait être aussi floue que celle des Indépendants. Certains suivaient leur propre chemin. La plupart du temps, cependant, ces Talents n’étaient pas très puissants, et certainement pas du genre à agresser un ange !
Pourtant… Pourtant, il existait une catégorie, encore plus minoritaire, de Talents qui n’appartenaient ni au milieu des Indépendants, ni au Conseil, ni même… à la Cosa.
— Certains d’entre vous connaissent des personnes qui sont dans ce cas-là, déclara le Rusé en devançant la pensée de Wren. Qui se sont engagées ailleurs, qui ne parlent jamais de leur travail, de leur affiliation… Ce sont des parents, des enfants, des amis… Et ils ont disparu. Victimes non pas des manœuvres du Conseil, ni même des groupes racistes… mais de leur propre employeur.
— Oui. Ils ont été trahis par leur employeur qui les a retournés… contre nous.
Nick était un orateur puissant, pas tellement à cause de sa voix ou de son apparence, ni même de son Courant, mais à cause de la passion qui vibrait dans chacun de ses mots, et de la foi inébranlable qu’il avait dans ses informations.
Brusquement, Wren songea que l’homme aurait pu être dangereux — très dangereux, même — s’il s’était intéressé à autre chose qu’aux investigations.
— Qui ? Qui est-ce ?
Une voix surgit de la foule, relayée aussitôt par un immense grondement de colère. Qui avait pu monter les membres d’une même famille les uns contre les autres ? Qui avait osé s’en prendre à un ange ?
Derrière elle, Wren sentait Sergueï s’agiter. C'était lui qui avait jeté le loup — le Silence — dans la bergerie. Même s’ils n’étaient pas tous des agneaux, tant s’en fallait. Néanmoins, la responsabilité qui pesait sur ses épaules était accablante et, autour de lui, les corps frémissaient de manière menaçante.
Je te protégerai, Sergueï. La jeune femme mit toute la force dont elle était capable dans cette pensée silencieuse. Elle était aussi responsable que lui : c’était elle qui l’avait fourré dans ce pétrin.
Bart leva la main pour apaiser le tumulte. Ses manières rudes et directes étaient exactement ce qu’il fallait pour renforcer le grand feu de joie que le Quad venait d’allumer ce soir. Wren ne put s’empêcher de prier pourqu’ils sachent le contenir.
— Peu importe qui est responsable du crime. Ce qui compte, c’est que nous sachions que ce crime a été commis sur ordre. Tout d’abord, nous n’avons pas réagi lorsque les agressions ont commencé contre nos cousins les Fatae. « Pas notre problème », avons-nous dit. Bien sûr, c’est une attitude dont nous devons avoir honte, mais dans le même temps, si elle était égoïste, elle était aussi honnête. Donc, cessez de culpabiliser.
» Aujourd’hui, nous sommes prêts à nous battre aux côtés de nos cousins. Aujourd’hui, nos cousins sont prêts à se battre avec nous. »
A cet instant, Beyl s’avança. A chacun de ses pas, ses griffes renvoyaient des éclats métalliques et son bec claquait avec détermination : c’était une guerrière, une vraie. Elle était suivie par un Nissani âgé qui représentait les Fatae de l’Eau. En revanche, les Fatae du Feu étaient absents : la plupart étaient en hibernation, à l’instar de Rorani, la dryade.
— Mes amis, durant plusieurs générations, nous sommes restés passifs. Mais nous ne devons pas oublier que les Profanes sont nos cousins, tout comme les Talents. Ce sont des êtres sensibles et raisonnables, et en tant que tels, ils méritent tout notre respect. Jamais nous ne les avons agressés.
A strictement parler, ça n’était pas tout à fait vrai. Il y avait eu cette époque dite des « dragons », en Europe et en Asie. Et puis, les Aztèques pourraient avoir quelques mots à dire au sujet de certains dieux ailés… Mais enfin, Wren devait le reconnaître, cette petite phrase sonnait bien dans le discours.
— Aussi, nous ne frapperons pas aveuglément. Nous porterons un coup précis et calculé. Pour cela, nous devons rassembler nos forces et élaborer un plan. Il est possible que nous fassions appel à vous, individuellement ou par familles, pour participer à ce projet. Pour l’instant, nous vous demandons encore un peu de patience.
— Impossible.
Sergueï se tenait raide et droit, comme s’il craignait de ne pouvoir se maîtriser et de frapper. L'ironie de la situation, c’est qu’il était entouré de Talents puissants et de Fatae dont la musculature était deux fois plus volumineuse que la sienne. Et il avait peur de les blesser, eux ? Wren ne savait pas si elle devait éclater de rire ou pleurer de désespoir.
Il était probable qu’elle finirait par faire les deux avant la fin de la journée.
— Je ne comprends pas.
Beyl s’était installée directement sur le sol, les ailes repliées autour de son corps, comme si elle était en train de couver. Michaela et Bart avaient réquisitionné le canapé, tandis que les deux autres membres du Quad arpentaient sans relâche la petite pièce.
L'A.G. s’était achevée une heure auparavant et, une fois les acteurs secondaires renvoyés chez eux, s’était poursuivie sur un mode plus intimiste. Le Quad espérait que Sergueï leur fournirait l’information dont ils avaient besoin.
Plus exactement, que ce dernier les prendrait par la main et les conduirait jusqu’au Silence.
Pour sa part, Wren n’avait pas la moindre idée de ce qu’elle espérait. Ce qu’elle savait, en revanche, c’est qu’ils n’obtiendraient rien en continuant à harceler son partenaire. Au contraire. Plus ils tenteraient de l’amadouer, plus les choses iraient mal.
— Tu t’en fiches ?
Bart bondit hors du canapé et se planta devant Sergueï. Consciente qu’il suffisait d’une étincelle pour mettre le feu aux poudres, Wren se demanda comment le Talent évaluait son « adversaire », qui le dépassait d’au moins douze bons centimètres.
Attention, Valère ! Tu es en train de te disperser. Concentre-toi. Un mot, un geste, peut tout faire exploser. Cherche le maillon faible, bon sang ! Dis-toi qu’il n’est pas ton partenaire. Dis-toi qu’ils ne sont pas tes parents, tes cousins. C'est du boulot, juste du boulot…
La jeune femme inspira profondément et se détacha de la tension qui régnait dans la pièce. Les contours physiques de son corps fondirent et laissèrent place aux courbes soyeuses de son centre, au feu glacé des filaments qui sifflaient et s’enroulaient les uns autour des autres, comme des vipères dans leur nid.
L'état de transe était le meilleur mode d’observation qui soit. Pourvu qu’elle n’ait pas à réagir immédiatement…
— Et les cadavres qu’on a jetés sur leur seuil ?
Face à l’intrusion de Bart dans son espace personnel, Sergueï n’avait pas reculé d’un pouce. Mais à en juger par l’expression de son visage, Wren pouvait déjà ouvrir les paris sur celui qui frapperait le premier.
Il fixa tour à tour chacun des membres présents dans la pièce.
— C'est vous qui vous en fichez. Pourtant, ce sont simplement des hommes et très probablement, innocents. Des membres du Silence peut-être, mais à qui vous ne pouvez rien reprocher. On les a tués, on a marqué leur peau au fer rouge, et on les a jetés comme de vulgaires sacs-poubelle. Et parce que ce sont des Profanes, personne ne s’en soucie ?
— Nous regrettons ces morts, rétorqua Michaela avec calme. Mais nous ne pouvons perdre de vue notre sécurité. Ces hommes ont probablement été sacrifiés par leur propre organisation, pour jeter le trouble parmi nous et nous diviser encore plus.
— Vous êtes le seul à pouvoir nous aider, intervint Beyl dont les plumes frémissaient, agitées par une brise impalpable qui indiquait son degré d’agitation. Wren ne connaît que quelques-uns de ces Humains… Vous les connaissez tous. Vous connaissez leurs pensées, leurs façons d’agir. Vous pouvez nous aider à les neutraliser.
— Vous me demandez de vous aider à détruire une organisation qui répand le Bien depuis plusieurs générations et qui a sauvé des vies, au détriment parfois de celle de ses agents, simplement parce que vous avez peur ? En quoi êtes-vous différents d’eux ?
— C'est ce que les Indiens disaient des Européens, non ? Et les Incas des Espagnols ? Il s’agit de notre survie, Sergueï Didier. Soit vous êtes de notre côté, soit vous ne l’êtes pas.
Derrière la paroi de brume de son état de transe, Wren sentit soudain le souffle lui manquer. Sa gorge était nouée, la pression contre sa peau était intolérable, et les serpents bourdonnaient comme des Fondamentaux ivres.
Une immense charge de Courant était en train de s’accumuler dans la pièce, autour d’elle, et elle ne parvenait plus à y résister. Dans son centre, les filaments s’affolaient — bleus, rouges, dorés, verts. Crachant et sifflant au point de lui flanquer une migraine du diable. Pas étonnant que les Talents aient du mal à se supporter…
Elle sentait l’énergie croître, se développer — bientôt, elle lui échapperait. Etait-ce cela qu’on éprouvait, lorsque la folie nous aspirait ?
— Wren ?
Sergueï se tenait devant elle. Sergueï… Elle avait besoin de le sentir contre elle, dans la tiédeur du lit, juste avant qu’elle ne s’éveille complètement. Elle avait besoin de sentir sa main quand il écartait une boucle rebelle de son visage. Elle avait besoin de ses yeux chauds et tendres.
Elle avait besoin de lui. Elle l’aimait.
— Pars.
Sa voix était rauque et hachée.
— Pardon ?
— Je ne peux pas… Je ne peux pas te prendre en charge. Je ne peux pas…
Non, je ne veux pas te tuer. Et je risque de le faire si tu restes. Si tu t’obstines. Mes serpents répondront à leur Courant qui se dirige vers toi involontairement. Et je ne pourrai plus les contrôler. Et ils iront vers toi, où ils ont pris depuis si longtemps l’habitude de se réfugier.
— Pars, Sergueï. Sors d’ici et ne te retourne pas.
— Zhenchenka…
— Ecoute-la, Didier.
Bart. Elle sentait sa présence au travers du brouillard qui l’enveloppait. Le Talent posa ses mains sur ses épaules. Son Courant coulait vers elle, paisible et froid. Bart parvenait encore à se maîtriser. Mais ce n’était pas en lui qu’elle avait envie de s’enraciner. Ni en aucun autre des Talents présents. Alors, ils ne risquaient rien.
— Pars.
Le regard de son partenaire glissa sur elle. Puis Sergueï se détourna et sortit.


Ils s’arrêtèrent devant le bâtiment.
— C'est bizarre, je pensais qu’il serait, je ne sais pas, moi… plus grand, bougonna Danny qui n’avait pas cessé de pester, pendant tout le trajet, contre les Talents « siphonnés » et les Profanes « complètement barges ».
— Très drôle.
L'ex-policier haussa les épaules, sans s’excuser, et tourna le dos à ses compagnons — quatre Talents et un Fatae qui, après une série d’échanges télépathiques, avaient décidé de se rendre sur place.
— Il n’y a personne là-dedans.
Rick secoua la tête d’un air écœuré.
— Quoi ?
Wren le dévisagea, puis reporta son regard sur l’édifice. L'immeuble ressemblait à tous les autres immeubles de la rue. Parfaitement ordinaire… et parfaitement énervant à force d’être ordinaire.
— Je dis qu’il n’y a personne là-dedans.
Il leva les yeux vers le haut de l’édifice, puis vers le ciel, couleur de plomb.
— Va neiger de nouveau.
— Tu peux rester concentré, s’il te plaît ?
Bets ressemblait à s’y méprendre à une pile survoltée et douée d’un sale caractère. En dépit de son grand âge, elle avait exigé de participer à la sortie et personne n’avait osé lui dire non. C'était une ancienne combattante qui avait vaillamment lutté contre le Conseil et obtenu, de ce fait, une place d’honneur parmi les Indépendants.
— Je suis concentré. Tu ne le sens pas ?
Wren le sentait, elle. Ça ne ressemblait pas franchement à l’éclair qui annonçait l’orage. Plutôt, à un frémissement de l’air insidieux, séduisant, enveloppant…
Bart enfonça les mains dans les poches de sa parka.
— Ton partenaire les a avertis.
— Non.
Wren en était certaine.
— Il ne donnera pas ce que nous voulons, mais il ne fera pas l’inverse non plus. C'est son enfer : rester juste et moral. Au milieu.
Elle avait fini par le comprendre. Si Sergueï avait voulu les trahir, il l’aurait fait depuis longtemps déjà. Il avait préféré s’éloigner. La douleur qui l’habitait était terrible — elle n’avait pas de nom.
Elle scruta le bâtiment en essayant de détecter la présence éventuelle d’ondes de Courant, mais ne perçut qu’un faible filet. Non seulement l’immeuble était vide de ses occupants, mais l’électricité avait été coupée.
— Oui, on peut dire ce qu’on veut, mais ce ne sont pas des imbéciles, dit-elle.
Sans électricité, les Indépendants étaient privés d’une ressource précieuse. Et Wren n’aurait guère été surprise si une panne générale s’était soudain abattue sur la ville. Peu de chance, évidemment, que cela se produise : avec le froid qui régnait, et la tempête de neige qui se préparait, une telle tentative aurait été beaucoup trop dangereuse.
— Bon, alors, où sont-ils ?
— On peut pas les s’asser.
Une toute petite voix, à hauteur d’oreille.
— Donc, faut les z’attirer.
Un piskie qui s’était joint à l’expédition. Quatre kilos à peine, tout mouillé et avec ses chaussures. Wren résista à l’envie d’écarter les cheveux qui retombaient en masse sauvage sur ses yeux en boule de loto.
— Les aimer ?
— Les-z-a-tti-rer, idiote d’Humaine. Les attirer, pas les aimer. Quand tu ressembles à une proie, les prédateurs se ramènent, s’pas ? Et si t’as l’air d’une proie facile, même les prédateurs les plus malins rappliquent. Et alors, on leur fiche la trouille de leur vie.
— Hmm, je vois…, dit Bets d’un air songeur. On leur donne une cible à laquelle ils ne peuvent pas résister… Mais… c’est quoi, l’appât ?
— Ceux qui sont censés avoir tué les Humains, répliqua le Fatae en ronronnant littéralement.
— Je ne…
Wren hocha la tête.
— Oui, je vois. Tu penses aux vigiles. Même si on leur mettait le vrai coupable sous le nez, avec des preuves en béton, ils continueraient à croire que c’est nous.
— Comment ? demanda Bart, en s’adressant plus à lui-même qu’aux autres. Et… où ?
Le piskie sourit, dévoilant des dents brillantes et pointues qui lui donnèrent subitement l’air d’être le rejeton hystérique d’une chauve-souris vampire et d’un bébé ours.
— On a sa petite idée.