Après le départ d’André, Sergueï n’esquissa aucun
geste. Durant près de dix minutes, il resta assis, les mains
jointes devant lui.
André le faisait-il marcher ?
Oui.
André lui mentait-il ?
Non. Très certainement non. Ou, disons…
probablement non.
André lui avait-il tout dit ?
Non, non et définitivement non.
Est-ce que cela modifiait ce qu’il entendait faire
?
Non.
Enfin, Sergueï se leva, éteignit la lampe, attrapa
son manteau sur le portant et quitta le bureau.
— Je ne serai pas là demain, annonça-t-il à Lowell
en piochant un bonbon à la menthe dans la coupelle, sur le
comptoir.
— Nous attendons un arrivage demain…
Sergueï enfila ses gants et noua son écharpe
autour du cou.
Il vit le jeune homme se redresser
imperceptiblement et carrer ses épaules. Lowell était un excellent
professionnel. Il devrait le féliciter plus souvent.
Encore faudrait-il qu’il ait le temps d’y
penser.
A cette heure-ci, les rues étaient quasiment
vides. Les voitures garées le long du trottoir étaient à demi
ensevelies sous la neige. Les propriétaires n’avaient plus qu’à
prier pour que leur dégivreur soit d’excellente qualité, s’ils
espéraient remonter un jour dans leur véhicule.
Le visage fouetté par l’air froid, Sergueï se tint
un instant immobile. Rentrerait-il chez lui pour y attendre un
appel de Wren ? Se rendrait-il chez elle en espérant qu’elle serait
là… et qu’elle le laisserait entrer ? S'arrêterait-il au Central de
la Trêve, même si l’union de la Cosa n’était plus qu’un souvenir,
pour savoir où en étaient les choses ?
Sans la jeune femme, Sergueï ignorait quelle place
était la sienne à l’intérieur de la communauté magique. Communauté
dont le Silence connaissait l’existence… grâce à lui. La Cosa le
savait-elle ? Probable que oui, désormais. D’un autre côté,
beaucoup d’entre eux avaient eu la vie sauve grâce à lui aussi. Et
puis, il était encore le partenaire de Wren. Enfin, il
l’espérait.
— C'est toi, Didier ? Oui, évidemment, qui est-ce
que ça pourrait être d’autre, hein ?
Il pivota dans la direction de la voix et
écarquilla les yeux en
découvrant la créature qui se tenait devant lui.
— Vous êtes…
— Oui, j’sais. J’entends ça tout le temps. La
célébrité, m’en parle pas !
La créature en question ressemblait à un vieillard
tout rabougri, avec un visage aussi flétri qu’une pomme desséchée
et un soupçon de bave aux commissures des lèvres. Seuls ses yeux,
d’un rouge diabolique, trahissaient son appartenance… à l’espèce
des démons. Wren avait expliqué à Sergueï que les démons
présentaient tous un aspect différent, à l’exception des yeux qui
restaient identiques.
— Bon, t’es bien Didier, s’pas ?
— Ky3eH ApaKoHa. Euh…
je veux dire… oui.
Sous le choc, Sergueï s’était mis à parler en
russe, comme un enfant de six ans effrayé par un sorcier tout droit
sorti d’un conte.
— Bien, parce que si je m’étais gouré, j’aurais
rendu mon badge de messager et je serais parti hiberner une bonne
petite décennie. Je déteste cette ville.
Evidemment, le démon parlait russe. Sergueï eut
quelque peine à traduire et buta sur un ou deux mots.
— Vous avez un message pour moi.
— Ouais. Tu dois LA rencontrer chez Dante. Dans
une demi-heure. A cause de toutes ces rues qui tournent les unes
sur les autres, j’ai perdu un peu de temps. Je te jure, même le
dieu Kana’ti s’y retrouverait pas, dans ce dédale, sans une
boussole.
Le petit vieux tourna abruptement les talons
et s’éloigna. Sergueï le
suivit des yeux, en s’efforçant d’analyser ce qu’il venait
d’entendre.
Donc, plutôt que de se déplacer elle-même, Wren
avait envoyé un messager pour le ramener par la main —
métaphoriquement, bien sûr. Cela lui donnait la sensation d’être un
écolier parti faire l’école buissonnière. Mais honnêtement, il ne
pouvait pas la blâmer.
Ou alors, elle était entourée d’une foule de
Talents et elle n’avait pas osé utiliser le téléphone. Il est vrai
que ces derniers temps, elle en avait fait exploser un bon nombre
rien qu’en les regardant. Bah, il existait au moins une douzaine de
raisons pour lesquelles la jeune femme ne s’était pas rendue en
personne à la galerie, et la moitié d’entre elles ne concernaient
pas nécessairement ses sentiments à son égard. Colère, agacement ou
énervement… il avait l’embarras du choix.
Soudain, Sergueï réalisa qu’il ne connaissait pas
l’adresse du Dante.
Jamais Sergueï n’aurait eu l’idée de se rendre à
Javits Center pour y dîner. Ni même pour y boire un verre.
Evidemment, si on aimait les menus tachés de graisse et les tables
poisseuses… Enfin, l’essentiel, c’est qu’il avait fini par
localiser le Dante.
A l’instant même où il pénétra dans le restaurant,
un serveur chauve et obèse se précipita vers lui et le conduisit à
la bonne table. Sergueï nota mentalement que celle-ci se situait
dans une alcôve, près de la
sortie de secours et à l’écart de l’entrée principale. Bien vu,
songea-t-il, avant de se demander qui avait choisi l’emplacement,
et pourquoi. Wren ? Elle aurait sans doute pensé à prévoir une
sortie rapide, mais pas une éventuelle fusillade. Donc…
— Bon sang, où étais-tu fourré ?
L'objet de ses pensées le fixait par-dessus la
table, les sourcils froncés. Ses cheveux étaient soigneusement
nattés et elle était vêtue de noir. Comme pour une mission. A ce
détail près qu’elle avait remplacé son justaucorps par un jean et
un pull à col roulé.
La jeune femme était en mode « travail », même si
elle n’en était pas pleinement consciente.
— La prochaine fois, précise un peu mieux le lieu
de ton rendez-vous, O.K. ?
Wren eut l’honnêteté de paraître confuse… une
demi-seconde. De fait, si Sergueï n’avait pas réussi à joindre un
vieil ami qui travaillait dans le milieu de la restauration, il
n’aurait jamais su où se trouvait le fameux Dante. De l’extérieur,
l’endroit ressemblait à un entrepôt, plus exactement à un entrepôt
abandonné.
Il avait failli dire au chauffeur de taxi de
laisser tomber et de faire demi-tour, lorsque l’odeur qui
s’échappait par la porte entrouverte l’avait littéralement
alléché.
— J’ai l’impression que vous vous la jouez très
Cosa, non ?
Aux regards qu’il reçut, Sergueï comprit qu’il
n’était pas le premier à sortir cette plaisanterie et que les douze
fois précédentes, la plaisanterie en question n’avait fait rire personne. Il tendit la
main et rompit un morceau de pain. Un sentiment de béatitude
secrète l’envahit tandis que la mie chaude et le beurre fondant
relevé d’un soupçon d’ail excitaient délicieusement ses
papilles.
La crise avait ses bons côtés. Comme, par exemple,
d’organiser les réunions dans de petits restaurants italiens
populaires.
Autour de la table, Sergueï repéra, outre Wren,
les membres du Quad et un type aux longs cheveux roux qu’il ne
réussit pas à identifier, mais qui, visiblement, menait le débat.
Uniquement des Indépendants, donc. Après avoir passé plusieurs mois
à côtoyer les Fatae, être entouré uniquement d’Humains avait
quelque chose… d’étrange.
— La police locale travaille également sur
l’affaire.
L'homme aux cheveux roux venait de reprendre la
discussion.
— Nos contacts nous font régulièrement parvenir
des rapports et jusqu’à présent, les indices découverts confirment
ceux que mes E.P.P.I. ont recueillis. Les corps sont normaux. Leur
mort ne l’est pas.
— Tu fais allusion aux traces de Courant détectées
sur les cadavres ? lança un des participants, inconnu de Sergueï.
Parce que la façon dont ils ont été tués, c’est-à-dire la
strangulation, est peut-être cruelle, mais parfaitement normale, si
on peut dire.
— Oui. Toutes mes excuses.
Sergueï était prêt à parier qu’aucun juron n’avait
jamais franchi les lèvres de cet homme. Il connaissait désormais son identité : c’était
Ian Stosser, cofondateur des E.P.P.I. — ou Enquêteurs Privés
Paranormaux et Indépendants. Sergueï s’était efforcé d’apprendre
les noms et les fonctions du plus grand nombre possible d’acteurs
de la Cosa. On ne savait jamais de qui on pouvait avoir besoin,
n’est-ce pas ?
— Avons-nous les noms ? Connaissons-nous leur
affiliation ? s’enquit Michaela en tapotant son stylo contre la
table, avec une nervosité inhabituelle. S'agit-il de boucs
émissaires innocents ? Ou ont-ils un lien quelconque avec les
événements ?
— Nous ne savons pas encore.
— Est-ce important de savoir ? Ces hommes étaient
des Ignorants, n’est-ce pas ?
— Oui, répliqua-t-il, avant de marquer une
hésitation. Je crois pouvoir affirmer que le Courant retrouvé sur
les corps provient de Talents qui n’appartiennent pas à la Cosa :
ce ne sont ni des membres du Conseil, ni des Indépendants. Cette
information, nous l’avons obtenue du Conseil. Avant que les portes
ne se ferment définitivement.
— Pardon ?
Sergueï ne connaissait pas cette partie de
l’histoire.
— KimAnn a déclaré qu’en raison de deux derniers
meurtres et de la rupture de la Trêve, elle entendait désormais
protéger uniquement les siens, lui expliqua Michaela. Ils ont
rappelé leurs membres et cessé de fournir des renseignements.
Sergueï n’en éprouva aucune surprise. Le Conseil
n’avait accepté de venir à la table des négociations que par intérêt — intérêt qui
consistait principalement, pour Mme Howe, à renforcer son contrôle
sur l’organisation à la suite de sa spectaculaire prise de pouvoir.
L'assassinat des deux Profanes et la suspicion qui pesait depuis
sur les Talents lui offraient la possibilité de pousser les
verrous.
— Nous continuons à agir comme si ces meurtres
avaient été commis pour venger la mort de l’ange. Pourquoi ?
— Parce que je ne crois pas aux coïncidences,
déclara Bart farouchement.
— Moi non plus, dit Stosser. Mais ce qu’on appelle
« coïncidence », ce sont parfois des événements qui se produisent
simplement dans le même espace géographique et temporel.
— Oui, moi aussi, j’ai cru à ça…, marmonna
Wren.
La jeune femme avait parlé de manière presque
inaudible. Les derniers mois, elle avait lutté contre sa tendance
naturelle à se fondre dans le décor. Mais depuis la mort de l’ange,
elle avait recommencé à s’effacer. Sergueï n’était pas certain
qu’elle s’en rendait compte, et à dire vrai, il en était plutôt
soulagé.
La voir sur le devant de la scène ne l’avait
jamais tellement rassuré, même s’il en comprenait la raison. Et
tant pis si sa réaction pouvait paraître surprotectrice, voire un
brin sexiste. Il préférait qu’elle se tienne loin des feux de la
rampe — autrement dit, loin de la ligne de mire des cinglés qui
s’amusaient à tirer sur les Talents.
Evidemment, il se garderait bien de le lui
faire remarquer. La jeune
femme lui en voulait toujours, il le savait. Et s’il dormait seul,
ce soir, il n’aurait qu’à s’en prendre à lui-même. Elle l’avait
averti, et il n’avait pas écouté.
Le serveur lui tendit un menu qu’il écarta de la
main. Subitement, il avait la gorge tellement nouée qu’il était
incapable de manger quoi que ce soit. Il se contenta de commander
un verre de vin.
La réunion prit fin. L'air absent, Wren
contemplait ses doigts étalés sur la table. Un peu plus loin, Bart
faisait tournoyer le vin dans son verre, les yeux dans le vague.
Sergueï se carra sur son siège et attendit.
Bart était du genre à ne pas mâcher ses mots. Il
n’hésitait jamais à lâcher son opinion, sans se soucier des
conséquences. Et il n’avait pas profité des récents événements pour
acquérir un vernis diplomatique. Malgré tout, c’était un homme
intelligent. Un survivant. Et Wren avait la ferme intention
d’écouter ce qu’il avait à dire.
— Ce sont des idiots, grommela-t-il en lançant un
regard noir aux membres du Quad qui s’éloignaient. Bien
intentionnés et sympa, c’est sûr, mais des idiots quand même. Ils
ont évité d’aborder le cœur du problème, soit parce qu’ils avaient
peur, soit parce qu’ils sont tout simplement passés à côté. Dans
l’un ou l’autre cas, ce sont des idiots, répéta-t-il avec
hargne.
— Et quel est le cœur du problème, à ton avis ?
demanda Sergueï.
— On s’est fait avoir.
— D’ac, je sais que vous aviez compris. Vous
n’êtes pas trop bêtes, vous deux. Quand vous n’êtes pas au
lit.
— Euh… pardon ?
— Mais la question que tout le monde se pose n’est
pas la bonne, poursuivit Bart avec l’obstination d’un rouleau
compresseur. Ils se demandent pourquoi.
— Et toi, tu sais pourquoi ?
Le Talent se renfrogna.
— Tu t’y connais en stratégie militaire ? Non,
évidemment.
Wren glissa un coup d’œil vers Sergueï. Le
stratège, le joueur d’échecs, c’était lui. Confortablement carré
sur son siège, son partenaire écoutait, le visage
imperturbable.
Elle avait besoin de lui. Ils avaient besoin de lui. De son cerveau et de son
savoir. Et elle enfermerait à double tour ses peurs, ses doutes,
ses soupçons. Le temps que la vérité se fasse jour.
— Tu as un ennemi. Très gros et très méchant. Avec
des pouvoirs que tu ne possèdes pas et que tu ne comprends pas. Que
fais-tu ?
— J’essaie de découvrir qui sont ses ennemis et
j’en fais mes alliés.
— Pas mal. Mais…
— Diviser pour conquérir, reprit Sergueï.
Découvrir le point faible de l’ennemi, frapper à cet endroit, le
priver de ses soutiens, de ses alliés.
Les yeux de Sergueï se firent lointains, comme
s’il se trouvait soudain à des milliers de kilomètres d’ici.
— L'arme de l’ennemi. Comme, par exemple, la
paranoïa ou la difficulté de faire confiance à autrui.
— Bien. Donc, nous sommes en présence d’une ou
plusieurs personnes qui connaissent suffisamment la Cosa pour
exploiter ses faiblesses et la détruire. Ça, c’est le comment. Et
le qui ?
— Je viens de te le dire. Quelqu’un qui a peur de
nous, de ce que nous sommes.
Wren fronça les sourcils.
— La liste est assez restreinte, non ?
— Le gouvernement fait régulièrement appel à
certains d’entre nous. Donc, il existe des dossiers. En revanche,
qu’ils croient ou non à une « organisation », ça, c’est une autre
question.
— Là, bien sûr, je m’abstiendrai de mentionner les
inévitables Mulder et Scully, intervint Sergueï gravement.
— Disons que ça comptera comme la blague du jour,
rétorqua Bart.
— Je ne plaisantais pas.
— Si.
— Messieurs, un peu de concentration, s’il vous
plaît.
Etait-elle donc la seule sur terre à ne pas aimer
la série ?
— Quoi ?
Euh… Aurait-elle raté un épisode, par hasard
?
— Pas « quoi », mais « pourquoi ». Telle est la
question.
Sergueï fronça les sourcils, puis repoussa son
siège et se leva.
— J’ai besoin d’aller prendre l’air.
Pas grand-chose de plus effrayant, dans la vie,
que de voir le cerveau de Sergueï passer en vitesse maximale. En
tout cas, c’était l’avis de Wren. La fumée sortait littéralement de
ses oreilles. Et si vous aviez le malheur de croiser son chemin,
vous risquiez de vous réveiller une semaine plus tard avec la
marque des pneus sur le visage.
Bon, mais il était en train de réfléchir
pour eux… A moins qu’il ne soit en
train de décider qui il allait trahir à présent ?
Suffit, Valère !
Ils descendaient la Huitième Avenue en slalomant
entre les plaques de verglas et les tas de neige sale laissés par
les équipes municipales. Elle n’avait rien contre l’idée de courir
sur les trottoirs glissants, et elle portait une tenue de saison,
mais ce vent qui sifflait et s’insinuait entre son col roulé et sa
peau…
Ah, cesse de faire la sotte !
Agis au lieu de gémir !
Non, parfois, elle avait l’impression que ses
neurones partaient en vacances sans prévenir. A force de se concentrer sur les gros
problèmes, elle en oubliait comment résoudre les petits.
Tendant un doigt mental, elle pêcha un joli petit
filament qu’elle caressa doucement.
Le froid
M’ennuie
Réchauffe ma
chair
Sergueï ralentit le pas.
— Tu disais ?
Elle leva les yeux vers son compagnon. A
l’intérieur d’elle-même, l’incantation se mettait en route,
provoquant une sorte de chair de poule sur la face interne de sa
peau.
— Euh… rien.
D’accord, c’était un peu mesquin, mais lui, il
portait un manteau de cachemire et une écharpe de soie. Donc, il
n’avait pas besoin de « radiateur » magique. Et de toute façon,
hors de question qu’elle lui donne du Courant. Pas avant qu’il
n’admette qu’il avait un problème. Et même après.
Cela dit, il faudrait qu’elle se limite, elle
aussi ! Elle ne pourrait plus utiliser son électricité lorsque
Sergueï serait dans les parages. Enfer et damnation ! Ce serait un
peu comme de ne plus concocter de plats au vin quand un alcoolique
faisait le pied de grue dans votre cuisine.
Stop ! Concentre-toi, ma
fille. Si on crève tous demain, tu te moqueras pas mal de ces
petits inconvénients. Et si on survit tous les deux, eh bien, tu
t’autoriseras une Intervention En Force et tu l’obligeras à
résoudre son problème.
Et s’il n’y arrivait pas ?
Oui, s’il
n’y arrivait pas, que ferait-elle ? Là, son cerveau séchait
littéralement, question solutions. Elle avait essayé d’être la plus
forte. Celle qui gardait le contrôle en toutes circonstances, et ça
n’avait pas franchement marché. Alors, à l’échec, elle n’allait pas
ajouter la bêtise et prétendre qu’avec un petit effort, elle
finirait par y parvenir.
Elle avait aussi essayé de s’éloigner. Mais là,
c’était ajouter le manque à l’échec. Impossible d’arrêter une
drogue comme ça du jour au lendemain.
— Dis-moi, lança-t-elle, histoire de détourner le
cours de ses pensées. Tu disais que tu savais qui… euh, non,
pourquoi, se corrigea-t-elle.
Sergueï secoua la tête.
— Tout est ma faute. Je le pressentais, et
maintenant… je n’en suis pas absolument sûr, mais la certitude est
là, toute proche.
— Ta faute ? Comment…
Elle s’immobilisa, fixant des yeux le dos de
Sergueï qui s’éloignait.
Oh, non !
— Le Silence. Tu penses que c’est le Silence… Mais
pourquoi ? Tu disais que tu savais pourquoi.
— Je dois d’abord parler à André.
Son compagnon s’arrêta devant l’entrée de la ligne
1/9 et dévisagea Wren. Pour la première fois depuis des mois, cette
dernière se rappela à quel point il était grand. La plupart de
leurs conversations, ces derniers temps, avaient eu tendance à se
dérouler… horizontalement.
— Si tu ne veux pas m’accompagner…
— Est-ce
que je risque d’avoir envie de flanquer un coup de pied dans son
joli derrière, quand il aura répondu à tes questions ?
Un léger sourire flotta sur les lèvres de
Sergueï.
— Au minimum.
— Je te suis, Macduff.
Ce n’était pas comme avant, non. Mais du moins,
ils étaient dans le même train — littéralement. Et ils tendaient
vers le même but. Wren s’en contenterait. Surtout si elle avait la
chance de pouvoir botter le train de M. Felhim.
Ce n’était pas l’heure de pointe, et ils
trouvèrent chacun un siège… l’un en face de l’autre. Wren éprouva
une étrange sensation de soulagement, mêlée de déception. Elle
n’était pas certaine d’être prête à sentir son corps contre le
sien, mais être coincée par une femme relativement volumineuse
n’était pas franchement agréable. Le métro était peut-être plus
supportable en hiver qu’en été parce que les odeurs y étaient moins
fortes ; en revanche, l’espace vital dont on disposait était
sacrément réduit par les manteaux et autres doudounes.
Le point positif, c’était qu’ils en avaient fini
avec la horde frénétique des acheteurs de cadeaux de Noël et la
foule hystérique des consommateurs de soldes. Donc, plus de risque
de se prendre un paquet sur le coin de la figure. C'était déjà
ça.
En face d’elle, Sergueï donnait l’impression de
dormir, les yeux clos et légèrement tassé sur lui-même. En réalité,
Wren savait qu’il restait presque toujours en état d’alerte, prêt à
réagir au moindre événement.
Néanmoins, elle en profita pour étudier son visage et le comparer
avec l’image qu’elle conservait de leur première rencontre.
La voiture s’était arrêtée dans un strident
crissement de pneus qui avait retenti à travers le parc. Sa
réaction avait été purement instinctive : envoyer une décharge de
Courant pour amortir l’impact, tout en évitant que les étincelles
ne mettent le feu au réservoir. Puis Joe l’avait dépassée en
courant et elle l’avait laissé faire — c’était un flic, donc, il
allait prendre la situation en main. Au passage, il lui avait jeté
son téléphone portable en lui criant d’appeler les urgences.
A cet instant, le conducteur était sorti de la
voiture en chancelant et Joe s’était précipité vers lui pour le
soutenir. L'homme avait levé les yeux et croisé son regard, au
milieu des cris et de l’affolement général… Et elle avait compris
qu’il savait qui elle était.
Et ce qu’elle avait fait pour lui.
Lentement, il avait articulé le mot « merci » à
son intention.
Ce jour-là, Sergueï Didier portait un costume qui
valait plus cher que le loyer de la maison où elle vivait avec sa
mère. Ses cheveux coupés avec soin étaient légèrement plus noirs
et, ironiquement, les rides autour des yeux étaient plus marquées.
Il avait l’air de ce qu’il était alors : un homme d’affaires épuisé
qui venait d’affronter une situation de crise.
Aujourd’hui, son compagnon s’habillait de manière
plus informelle, y compris les jours où il recevait ses clients.
Des fils argentés couraient dans la chevelure couleur de jais — et les plis au coin des
lèvres évoquaient le rire autant que la tension.
Tu lui as fait du bien. En
dépit des coups durs, des soucis, des blessures que tu lui infliges
avec le Courant, il va mieux aujourd’hui qu’à cette
époque.
Une époque où le Silence le tenait. Où l’homme
qu’ils allaient voir avait la main haute sur lui.
Lorsqu’ils avaient conclu l’accord avec le
Silence, Sergueï l’avait avertie qu’il y aurait un prix à payer.
Elle avait écouté… et oublié.
Le Silence avait des secrets, et c’étaient leurs
agents qui en portaient le poids. Quels secrets Sergueï
dissimulait-il encore en lui ? Pourrait-il y échapper un jour
définitivement ? Et quel rapport existait-il entre le Silence et
les ennemis de la Cosa ?
Réfléchis, Valère. Que
sais-tu du Silence ?
D’après son partenaire, c’était une sorte
d’organisme de surveillance. Leur mission était officiellement de
protéger l’innocent contre les forces des Ténèbres. Financièrement,
leur survie était assurée par un groupe de Blancs Richissimes et
Bien Intentionnés qui, au siècle dernier, avaient décidé d’assumer
de cette façon un sentiment de culpabilité surdéveloppé.
A bien des égards, le Silence évoquait une
entreprise, avec ses départements soigneusement indépendants les
uns des autres, ses magouilles internes et ses querelles de
territoires. Querelles dans lesquelles André était pris, et qui
tournaient manifestement autour de ce type nommé Duncan.
Ses connaissances s’arrêtaient là.
Lorsqu’elle avait signé le papier, elle n’avait
pas cherché à en savoir
plus. Elle avait laissé Sergueï s’occuper des détails, se
contentant de montrer les dents chaque fois qu’elle rencontrait
André.
Fini, tout ça, ma fille. Tu
ne peux plus refuser de t’impliquer. Sergueï ne doit plus porter
seul le poids de cette responsabilité.
Ils avaient réussi à dresser un mur plus ou moins
solide entre le personnel et le professionnel. Aujourd’hui…
Eh bien, aujourd’hui, ils devaient réviser leur
stratégie. Pour leur bien à tous deux.
Wren n’avait jamais mis les pieds au Q.G. du
Silence. A dire vrai, elle ignorait même que l’immeuble se trouvait
à New York, ce qui, en y réfléchissant, paraissait assez logique,
vu que c’était là que Sergueï vivait.
A sa grande déception, son partenaire la conduisit
dans une espèce de café miteux de SoHo. Elle s’était attendue à un
édifice ultramoderne, ou super gothique. Enfin, à un truc
mystérieux avec des mots de passe, des portes secrètes, des
chuchotements dans les recoins sombres… Cela dit, les sièges en
vinyle avaient un petit côté rétro sympa, et ils étaient
agréablement rembourrés.
— On attend quelqu’un ?
— Peut-être.
Franchement, ce qui aurait été surprenant,
ç’aurait été qu’il en dise plus.
Ne fais pas celle qui tombe
des nues, Valère. Tu n’as
pas envie de traiter avec le Silence, et Sergueï encore moins.
Donc, la question est : pourquoi accepte-t-il de t’emmener, à
présent ?
— Pourquoi m’as-tu laissée venir avec toi ?
— Parce que tu lui fais peur.
Wren haussa les sourcils. Première nouvelle ! Elle
lui fichait la trouille ? Ah, mais c’était excellent, ça…
— Et aussi, je voudrais que tu sois là pour
entendre la conversation. Parce que autrement, je risquerais de ne
rien te confier.
— Tu dis ?
La serveuse se planta devant eux et les considéra
d’un œil morne, prête à prendre la commande. Sergueï choisit un
poulet-salade et du thé. Wren se contenta d’un Diet Sprite et d’une
assiette de frites.
— En manque de sel et de gras ? C'est la période
?
— Tu crois que les mecs disent ça juste pour nous
énerver ? Oui, c’est la période. Et je sais que tu le sais parce
que tu surveilles ça mieux que moi.
Ils travaillaient ensemble depuis trois ans, déjà,
quand elle avait réalisé qu’il évitait systématiquement de lui
donner une mission la semaine où elle avait ses règles. Pourtant,
elle n’était pas du genre à tout lâcher sous prétexte qu’elle avait
des crampes au ventre. Ce qu’elle lui avait démontré par A plus B.
Sans effet, puisqu’il s’était obstiné à ne pas lui donner de
travail cette semaine-là.
Sergueï jeta un coup d’œil à sa montre. Il prenait
toujours grand soin de l’enlever quand il se trouvait en présence
de plus d’un Talent à la fois. Wren éprouva un léger sentiment de culpabilité. Tout à l’heure,
elle avait oublié de le prévenir de ce qui l’attendait à la
réunion. Or, Sergueï tenait beaucoup à cette montre en or
extrêmement ancienne, qu’il fallait remonter deux fois par
jour.
— Elle marche toujours, pas vrai ?
Sergueï n’eut pas le temps de répondre.
— Didier…
Ce n’était certainement pas la voix d’André. Et
cette jolie blonde avec des jambes de trois kilomètres de long ne
ressemblait pas du tout à André. En revanche, elle appartenait au
genre de femmes que Sergueï fréquentait avant son règne à
elle.
Bizarrement, Wren ne ressentit aucune jalousie.
Juste un vague écœurement. Peut-être parce que Sergueï n’avait pas
l’air particulièrement enchanté de voir Jolie Blonde.
— Bren…
Il ne fit aucun geste pour les présenter l’une à
l’autre. La femme se tourna vers Wren.
— Je suis Bren. Et vous êtes Geneviève.
Wren détestait son nom de baptême. Les seules
personnes autorisées à l’employer étaient sa mère et Sergueï —
uniquement dans les grandes occasions. D’un autre côté, elle
n’avait pas spécialement envie que cette blonde montée sur échasses
se serve d’un de ses surnoms. Donc, elle se contenta d’incliner la
tête.
Et peut-être qu’un jour, on finirait par lui
expliquer ce qui se passait.
— Tu ne devrais pas être là, Sergueï.
Oh, oh… Pas de doute, la vue de Jolie Blonde le
rendait carrément furieux. Wren sentit subitement que sa nausée
disparaissait.
— Ne dis pas de bêtises, rétorqua Bren en
esquissant une grimace.
Sergueï haussa les épaules.
— Dis-moi ce que j’ai besoin de savoir et on s’en
ira.
— Tu veux te faire descendre ? Tu veux qu’elle se
fasse descendre avec toi ?
Wren s’immobilisa, puis disparut progressivement
du champ de vision des clients du café, de Bren, et même de son
partenaire. Echapper au regard de Sergueï était évidemment devenu
beaucoup plus difficile, mais elle y parvenait encore. Elle
ignorait pourquoi elle avait déclenché le mode invisibilité. Par
instinct, probablement. Et Wren avait appris à faire confiance à
son intuition.
— Puisque André a peur de me rencontrer en public,
donne-moi les informations dont j’ai besoin et je
disparaîtrai.
— André ne sait pas que tu es là. J’ai intercepté
ton message.
— Pourquoi ?
— Parce que tu l’as quitté, Didier. Pourquoi
viendrait-il vers toi, maintenant ?
Wren écoutait de toutes ses oreilles.
— Quels sont les intérêts communs entre le Silence
et la Cosa ? demanda Sergueï.
— Sauf si on s’en sert sous leur égide.
Son regard se fit perçant.
— Bren… Qu’est-il arrivé aux A-Focs ? André m’en a
parlé. Darcy devait enquêter.
Bren s’assit, repoussant Wren sans s’en
apercevoir.
— Ils disparaissent. Tu le sais. Nous avons
d’abord pensé qu’ils avaient décidé de quitter le Silence, que nous
leur en demandions trop en exigeant qu’ils choisissent entre deux
appartenances…
Sergueï acquiesça avec impatience. Il avait déjà
évoqué toutes ces possibilités avec Wren. Ce qu’il avait espéré,
c’était que Darcy puisse leur fournir des noms. Pour que Wren
puisse vérifier de son côté.
— Puis, nous avons compris qu’ils avaient vraiment
disparu. Les Opérateurs ont perdu leur
trace, leurs proches n’ont plus jamais entendu parler d’eux.
— Ces disparitions, quand ont-elles commencé
exactement ?
Si jamais elles coïncidaient avec celles des
Indépendants…
— Darcy pense que le premier cas a dû se produire
presque deux ans auparavant.
Wren fit un geste de dénégation avec la tête,
oubliant que Sergueï ne la voyait pas. Quelque chose ne collait
pas. A cette époque, KimAnn ne s’intéressait pas encore aux
Indépendants.
— Deux ans, mmm… ?
En tant qu’ancien Opérateur, Sergueï se
sentait personnellement
atteint. La colère bouillonnait en lui.
— Nous n’avons rien remarqué parce que tu sais
comment vont les choses. Les A-Focs ont plus de liberté que les
autres, et leurs chefs de mission sont des…
— Loufiats.
Malgré la rage froide qui l’habitait, Sergueï ne
put s’empêcher de sourire. Il avait été lui-même l’un de ces «
loufiats », autrefois.
— Pour ma part, j’aurais dit plutôt « idiots ».
Enfin, bref, certains d’entre eux sont également portés manquants.
Les Opérateurs, je veux dire.
— Et personne ne s’en est inquiété ?
La voix de Sergueï avait pris une intonation
distante, comme s’il était déjà sur une autre piste.
— Si, André. Parfois, je me dis qu’André est le
seul qui prenne à cœur cette organisation.
La jeune femme joua d’un air absent avec la paille
du soda de Wren.
— Sergueï… Nous ne nous sommes jamais expliqués,
toi et moi. Je n’ai jamais compris pourquoi tu étais parti. Ni
pourquoi ils t’avaient laissé revenir. Ta partenaire n’est pas
précieuse au point que le Silence ne puisse survivre sans elle,
tout de même.
Et vlan ! En pleine figure. Mais ça n’était pas
tout à fait faux. Et Wren devait admettre que c’était un aspect des
choses auquel ni Sergueï ni elle n’avaient réfléchi.
— Ecoute, Darcy n’est pas la seule à savoir
assembler les pièces du puzzle. L'obsession du Silence, c’est
de rendre le monde plus sûr.
Peut-être plus égalitaire. Et pour y parvenir, ils se fichent pas
mal des moyens employés.
— Tout ça, tu le sais. Et nous le savons
tous.
La voix de Sergueï était neutre, presque
indifférente. Ce qui voulait dire qu’il avait flairé du sang et que
ses neurones frémissaient, prêts à partir en chasse.
— Je pense que nous sommes allés trop loin. Bren
plia la paille entre ses doigts jusqu’à l’écraser
complètement.
— Je pense… qu’ils sont devenus proactifs.
Sergueï se fit complètement immobile.
— Tu veux dire qu’ils anticipent en traquant les
éléments négatifs ?
— Probable.
— Probable… comment ?
— Je ne sais pas. Darcy, elle, doit savoir.
— Découvre-le.
Bren le dévisagea un instant, puis finit par
baisser les yeux, comme si elle renonçait à argumenter. A moins que
Jolie Blonde ne soit du genre discipliné. Après tout, certains
n’arrivaient à donner le meilleur d’eux-mêmes que s’ils recevaient
des ordres. C'était elle qui avait pris l’initiative de venir dans
ce café, mais elle avait paru franchement mal à l’aise.
Lâchant la paille, Bren s’essuya les mains sur la
serviette de Wren, se leva et quitta le café sans leur accorder le
moindre regard.
Sergueï resta un long moment plongé dans ses
pensées, avant de se tourner vers Wren en plissant les yeux pour
tenter de l’apercevoir.
— J’ai entendu. Mais je ne suis pas sûre de
comprendre. Qu’y a-t-il de mal à être proactif ? Est-ce qu’il ne
vaut pas mieux prévenir un problème que le résoudre ?
— Pour le Silence, est un problème tout ce qui
trouble le long fleuve tranquille de la vie.
— Hmm… ça, j’avais compris.
— Pour les Humains uniquement. Tu n’aimais pas ma…
comment disais-tu déjà ? Ma « fataephobie » ?
— Ces derniers temps, tu t’es amélioré,
protesta-t-elle.
— Moi oui, mais pas le Silence. D’après ce que dit
Bren, cette fataephobie empire. Pour eux, les Humains, ce sont les
Ignorants. Les Talents sont considérés comme des instruments utiles
dans la mesure où ils acceptent de travailler comme A-Focs. Les
Indépendants ? Les membres du Conseil ? Des erreurs de la nature.
S'ils acceptent de penser comme le Silence, ils sont tolérés. Les
Fatae ? Des animaux. Qu’on chasse et qu’on tue.
— Même vision que les vigiles, murmura Wren, qui
se sentait affreusement sotte parce qu’elle venait seulement de
comprendre.
— Même vision que les vigiles, acquiesça-t-il.
Allez, viens. Bren avait raison. Ne restons pas ici, c’est
dangereux. Repasse en mode invisible. Si un tireur s’est embusqué
dans le coin, c’est moi qu’il visera.
Wren ne discuta pas. Et refusa d’écouter les
récriminations de sa petite voix. Cette fois, elle ne laisserait pas Sergueï en dehors
de l’incantation, et tant pis si elle rompait son vœu de ne plus le
toucher avec le Courant.
Dévie ta course, intention
néfaste
Pour ta colère mal
fondée
Choisis une autre
cible
Cela ne valait pas un gilet pare-balles et
n’arrêterait pas un fou furieux, mais au moins, on ne les
repérerait pas.
Un frisson parcourut Sergueï — le même que celui
qu’il éprouvait quand ils faisaient l’amour, juste avant l’orgasme.
Le sortilège venait de se déclencher.
Est-ce que tu sais au moins
le mal que tu lui fais exactement ? reprit la petite voix,
avec obstination. Sais-tu combien de Courant son corps peut
supporter ? Quelle dose peut-il encore tolérer
avant que ses organes ne soient détruits ?
Il fallait absolument qu’elle découvre un médecin
qui soit capable de l’écouter, de la comprendre et de lui fournir
une réponse franche.
Autant chercher une paille dans une meule de
foin.
— Vous avez été utilisée. Manipulée.
Une feuille de papier atterrit devant elle, sur la
table. KimAnn l’ignora.
— Personne ne me manipule.
Ils avaient débarqué sans trompettes ni fanfare —
sans le dispositif protocolaire qui précédait
traditionnellement la visite
de dirigeants du Conseil appartenant à des territoires
différents.
— Oh, je suis certain que l’idée vient de vous.
Elle porte la trace de votre ego : vous étiez la seule,
naturellement, à pouvoir nous protéger de la menace de l’Extérieur.
Mais dites-moi, d’où venait cette menace ? Qui vous en a parlé,
madame Howe ?
— Chacun sait…
— Chacun sait que nous avançons en équilibre entre
ce que nous sommes et ce que craignent les Profanes. Nous avons
travaillé avec des gouvernements, des organismes privés… Nous avons
conclu des compromis et des alliances, et toujours, nous sommes
restés fidèles à la Charte pour ne pas mettre notre existence en
péril. Ni celle des autres.
» Et tout à coup, il y aurait un risque ? Il
faudrait que nous croyions à ce risque parce que vous, madame Howe,
vous avez décidé de mettre tous les Talents sous votre coupe ?
»
KimAnn voulut protester, mais son interlocuteur
l’ignora.
— Vous êtes la seule à avoir entendu parler de
cette menace. Aucun autre Conseil n’a éprouvé la nécessité de
prendre les mesures que vous avez prises.
KimAnn Howe dévisagea un à un ses invités
surprise. Face à elle se tenaient Louise (Conseil du Midwest), Bee
(Conseil de Tucson), Randolph (Conseil du Québec) et Jenne qui
représentait la côte Ouest. Etaient absents Lizzie de Greeen
Kingdom et les dirigeants de la côte Sud, accaparés par les
récentes catastrophes naturelles.
— Vous
nous avez mis en danger. Et pourquoi ? Pour satisfaire votre ego.
Parfait. Nous pouvons comprendre votre désir d’élargir votre
domaine. Si encore il ne s’était agi que de cela, nous aurions
toléré votre récente alliance avec le Conseil de San Diego. Mais
vous vous êtes laissé influencer par des étrangers.
— C'est faux, je vous le répète.
Bee fit un pas en avant, contraignant la vieille
dame à lever son visage vers lui. Trapu et bizarrement
proportionné, le Talent était une masse vibrante d’énergie — et
d’électricité. L'un de ses adversaires avait déclaré un jour
qu’être frappé par lui, c’était comme de recevoir la foudre. On ne
s’en relevait plus.
— Vous n’avez pas été la seule à enquêter sur
cette organisation, le Silence. Nous nous y sommes intéressés
également. Et ce que nous avons découvert, c’est que vos espions
étaient compromis.
— Impossible !
Il abattit sa main puissante sur le
document.
— Lisez.
A contrecœur, KimAnn baissa les yeux vers la
feuille et Bee retira sa main. Chaussant une délicate paire de
lunettes, la vieille dame tira le papier vers elle et se mit à
lire.
Il s’agissait d’un rapport médical sur l’état
mental d’une certaine Mally Jones. Des graphiques retraçaient les
différentes formes de privations et reprogrammations subies par la
jeune femme, qui avait été aperçue pour la dernière fois le jour du nouvel an, près
d’une cabine téléphonique.
KimAnn ne reconnut pas le nom. Il est vrai qu’à
son niveau, il lui était impossible de connaître tous ceux qui
travaillaient ou avaient travaillé pour elle.
— Je vous accorde que l’histoire est triste,
mais…
— La preuve est là, lança Jenne dont les traits
exprimaient le regret sincère d’être là. Mally Jones était l’un des
agents sur lesquels vous fondiez les rapports que vous transmettiez
aux Mages Suprêmes. L'un des agents que vous exploitiez pour
justifier vos actions. Pour construire cette fameuse menace— ce
terrible Danger auquel tous les Talents allaient devoir faire
face.
» Le hic, madame Howe, c’est que vos rapports
provenaient directement d’une organisation qui ne nous veut aucun
bien.
» Vos informateurs étaient membres du Silence.
Après avoir subi un lavage de cerveau, ils accomplissaient tout ce
que leurs nouveaux maîtres leur demandaient. Dans ce cas précis, il
s’agissait d’alimenter vos peurs pour vous guider très exactement
sur le chemin qu’eux avaient choisi.
»
La main de KimAnn se crispa sur la feuille comme
pour la broyer.
— Je vais les détruire…
— Vous ne ferez rien du tout, déclara Louise, d’un
ton solennel.
A cet instant, Mme Howe remarqua que les quatre
dirigeants formaient un arc de cercle autour d’elle, et que ses propres employés
avaient mystérieusement disparu.
— Nous vous avons tolérée en raison de votre âge
et de votre puissance, même lorsque vous avez affiché votre mépris
de la Charte. Parce que le Conseil a été créé…
— Pour nous protéger !
— Pour nous protéger de nous-mêmes !
Louise ne relâchait pas la pression.
— Le Silence ? Ils ne peuvent nous atteindre que
s’ils réussissent à savoir qui nous sommes et où nous sommes. Vous
avez joué leur jeu, madame Howe. Si vous n’aviez pas harcelé les
Indépendants, si vous n’aviez pas tenté de les intimider, rien de
tout ceci ne se serait produit. Nous aurions identifié les vigiles
et nous les aurions chassés, comme tant d’autres de leurs
semblables par le passé. Nous aurions surmonté l’orage.
» Peut-être même que nous aurions pu nous appuyer
sur l’événement pour amener en douceur les Indépendants à accepter
notre Charte. Mais vous nous avez rendus visibles. Vous avez fait
de nous des cibles. »
Louise éleva la voix.
— Nous vous avons jugée, KimAnn Howe, et nous vous
avons déclarée coupable. La sentence est sans appel, la
condamnation sera rapide et sans cruauté.
La vieille dame aurait pu tenter de
contre-attaquer, mais elle avait sa dignité à défendre. Son statut,
son honneur l’exigeaient.
— J’ai fait ce que je croyais être utile pour
défendre nos missions et nos valeurs. Mon action était juste, et si
l’occasion s’en présentait encore, je prendrais exactement la même
décision.
— Telle est la raison pour laquelle nous vous
ôterons vos moyens d’agir.
Les quatre dirigeants ne levèrent pas les mains et
ne proférèrent aucun mot. Simplement, la température de la pièce
augmenta à mesure que le Courant se densifiait jusqu’à devenir une
véritable présence physique.
— Les Anciens, source de toute sagesse…, murmura
la vieille dame, juste avant que l’ombre ne l’enveloppe et ne
détruise ce qu’elle avait de plus cher au monde.
Lorsque la présence eut disparu et que la
température fut redescendue, KimAnn Howe releva le menton et
dévisagea fièrement ses visiteurs. Les quatre dirigeants
frissonnèrent, impressionnés par la force d’âme de la vieille dame
et secrètement terrifiés par ce qu’elle venait de subir — et qui
pouvait arriver à n’importe quel Talent. Non pas devenir fou et
être emporté par le Courant, mais au contraire, être totalement
privé d’énergie magique. Vidé de son Courant.
— Naturellement, vous conservez vos revenus
personnels, annonça Bee. Nous n’interférerons plus dans votre vie,
désormais.
Les traits aussi rigides que s’ils étaient taillés
dans la pierre, KimAnn posa sur lui ses yeux clairs.
— Quelle
vie ? demanda-t-elle. De l’argent ? Des biens ? Croyez-vous que
cela ait jamais signifié quoi que ce soit pour moi ?
Soudain, elle se détourna et s’approcha de la
fenêtre. Son centre vide et froid pesait douloureusement en
elle.
— Partez, à présent, lança-t-elle, sans se
retourner. Vous avez obtenu ce que vous vouliez. Laissez-moi finir
ce que vous avez commencé.
Sans un mot, les dirigeants sortirent de la
pièce.