6.
Sergueï pénétra dans la pièce principale et s’arrêta net en découvrant le désastre.
— Euh… Joyeux Noël ?
Wren leva la tête et esquissa une grimace en direction de son compagnon, par-dessus les piles de cartes qui l’entouraient. Le mois dernier, elle avait convaincu Sergueï d’installer son carnet d’adresses dans l’ordinateur pour obtenir des étiquettes toutes prêtes, qu’elle n’aurait plus qu’à coller.
Sa mère serait horrifiée. « Geneviève, les cartes de vœux doivent être écrites à la main ! » D’accord, ça faisait moins chic, mais ce qu’elle perdait question manières, elle le regagnait sur le plan de l’ego, parce que tous ses copains indépendants sauraient que non seulement elle était capable d’utiliser un ordinateur, mais aussi une imprimante.
Les piles d’enveloppes, de cartes et de stylos de couleur en tous genres n’avaient pas pour autant réussi à conserver un semblant d’ordre. Et même si tout était prêt depuis plusieurs semaines, Wren n’avait pas non plus réussi à se remuer.
Il fallait dire, à sa décharge, qu’elle avait été un peu occupée, ces derniers temps et… Le thé, bon sang ! Elle éprouva soudain le besoin d’en préparer… Hum, un peu tard. Monsieur allait devoir s’en occuper tout seul, cette fois-ci.
Refermant la porte, Sergueï remonta le couloir en direction de l’entrée. Il ôta son écharpe et son manteau, encore humides, et les accrocha dans le placard. Toute cette neige… Autrefois, tout le monde se serait réjoui. De la neige à Noël ! Cette année, chacun ne pensait qu’à se réfugier au chaud et oublier le perpétuel rideau blanc tendu sur la ville. Surtout que les types de la météo annonçaient un record de plus de deux mètres de neige. Et l’hiver n’en était qu’à son premier mois.
Wren se leva pour tirer les rideaux. Dans l’angle de la pièce, treize bougies vertes brûlaient sur un grand chandelier métallique en forme de sapin. La jeune femme sentit le regard de son compagnon sur elle et se retourna. Les yeux de Sergueï glissèrent vers le chandelier, et Wren sut aussitôt qu’il pensait à Lee, qu’il retrouvait dans le travail délicat et solide de l’objet les mains merveilleusement habiles de Lee. La blessure était toujours là — elle la sentait en elle. Mais c’était à présent une « bonne » blessure. Ce qu’elle éprouvait, c’était la douleur du souvenir, une douleur de manque, en quelque sorte.
Pour une quasi-kleptomane, Wren ne possédait pas grand-chose. En général, elle prenait ce qui lui plaisait, puis elle jetait l’objet quand il l’ennuyait. Mais ce chandelier et le tissu que Shig lui avait envoyé du Japon étaient plus que des objets. C'étaient des cadeaux.
Elle regarda de nouveau son compagnon et indiqua les piles de cartes.
— Pourquoi j’envoie ces trucs, de toute façon ?
— Je n’en ai pas la moindre idée.
Si vous envoyez vos vœux trop tôt, vous rappelez à tout le monde que les fêtes approchent et qu’il reste des millions de choses à faire, ce qui n’a rien d’agréable. Si les cartes arrivent pendant les fêtes, à tout coup elles atterrissent sur le tas des papiers-à-jeter-plus-tard. Et si vous les postez trop tard, vous passez pour une fainéante. Mission impossible, quoi. Enfin, cette année, ça lui permettait d’occuper ses mains et d’empêcher son cerveau de mouliner sur des choses pour lesquelles, de toute façon, elle ne pouvait rien.
Sergueï retira ses chaussures et s’assit sur le sol en grimaçant.
— Tu as nettoyé, non ?
Wren huma l’odeur de la cire qu’elle avait passée sur le parquet.
— Je n’arrivais pas à dormir. Et comme j’étais partie pour cocher toutes les cases de ma liste-des-choses-à-faire…
— Tu n’as jamais eu de liste de toute ta vie.
Il lui arrivait de prendre des notes, histoire de donner un petit coup de pouce à sa mémoire. Jamais pour organiser quoi que ce soit.
— Si, dans ma tête. Elle est farcie de trucs à faire, figure-toi. Tiens.
Wren poussa vers lui une pile de cartes.
— Pendant que tu es là, rends-toi utile et fourre ça dans des enveloppes.
Sergueï hocha la tête.
— Hmm... ça me manquait, de lécher des timbres.
Wren secoua la tête. Ses cheveux, encore humides de la douche qu’elle avait prise une fois l’appartement impeccable, glissèrent sur sa nuque. Elle s’était habillée avec un soin particulier, ce soir : une longue jupe en velours et un petit haut dont la teinte violette avait la profonde nuance de l’ombre. Elle avait même poussé le raffinement jusqu’à utiliser l’eye-liner pour se donner un petit air « exotique ». En revanche, elle avait renoncé à domestiquer sa chevelure, qui retombait librement sur ses épaules. Trop de travail — même pour faire plaisir à Sergueï.
— Tu es écœurant.
— Parfaitement. Mais j’ai apporté le dîner, alors je suis pardonné.
Elle l’avait entendu fourrager dans la cuisine en arrivant, avant même d’avoir ôté son manteau.
— C'est ça, tu as mis l’oie dans le four et…
Devant l’air très « surprise gâchée » de son compagnon, ses yeux s’arrondirent.
— Youpi, une oie !
Elle ne cria pas — elle ne criait jamais —, mais l’enthousiasme avec lequel elle se jeta dans ses bras rassura Sergueï et le fit sourire.
— Une oie !
Le monde pouvait bien geler dans son enfer blanc, tant qu’elle avait une oie pour le dîner…
— J’ai invité quelques personnes pour le dessert, annonça-t-elle en libérant Sergueï de son étreinte.
— Oui ?
C'était le premier Noël qu’ils passaient ensemble. Il ne savait donc pas si c’était la coutume.
— Bonnie. Et aussi O.P.
— Celui-là, pas besoin de l’inviter, non ? J’avais cru comprendre qu’il suffisait d’ouvrir la porte du frigo pour qu’il apparaisse.
— Disons que j’ai précisé que c’était pour le dessert. Il y aura aussi un couple d’amis de Bonnie, des E.P.P.I. Et… euh… O.P. amènera des cousins qu’il veut me présenter.
Sergueï siffla doucement.
— Ça ressemble à une réunion de travail, non ?
— Ecoute, j’aime bien Bonnie et c’est une voisine. Par ailleurs, c’est toujours utile d’être en bons termes avec des Enquêteurs Privés Paranormaux et Indépendants. Et même si les Fatae n’ont pas l’air très portés sur la religion, je n’en ai pas encore rencontré un qui n’aimait pas le sucré.
— Bon, je crois qu’il est temps que je m’occupe du dîner. Sinon, on n’aura pas terminé quand les hordes de mangeurs de glucose débarqueront.
Il se pencha vers elle et déposa un baiser rapide sur ses lèvres.
— Oooh, gémit-il en se redressant, je deviens trop vieux pour ça… Wren, pourrais-tu avoir l’extrême gentillesse d’acheter, un de ces jours, deux ou trois sièges confortables ?
Un an auparavant, il aurait insisté pour qu’ils aillent chez lui. Ou alors, il n’aurait rien dit et souffert en silence, connaissant la susceptibilité de Wren pour tout ce qui concernait son espace privé. Sans doute devait-elle considérer comme un progrès le fait qu’il se sente suffisamment à l’aise pour émettre des suggestions et les formuler avec délicatesse…
— J’avais pensé acheter un de ces poufs, tu sais, qui sont à la mode.
Sergueï poussa un grognement et sortit de la pièce, suivi par l’éclat de rire de Wren.
Elle venait tout juste d’achever la dernière carte quand une odeur appétissante lui chatouilla les narines. Repoussant la pile d’enveloppes, elle se leva et remonta le couloir, en salivant d’avance.
— Où est ta nouvelle table ? s’enquit Sergueï dès qu’il vit poindre le bout de son nez dans l’entrebâillement de la porte.
Elle fit un geste de la main.
— Dans le bureau.
Elle l’avait achetée avec l’idée d’y accueillir les clients, avant de décider que ça n’allait pas du tout dans la pièce principale.
— Va la chercher. Il est hors de question que je déguste le repas de Noël sur le comptoir de la cuisine, et encore moins par terre.
Esquissant une grimace, elle partit en quête de la table qu’elle compléta avec deux chaises. Après un instant de réflexion, elle y ajouta une nappe en coton blanc et recula pour juger de l’effet.
— Bien mieux.
Quelque part, elle devait aussi avoir des serviettes…
Filant dans le bureau, elle s’agenouilla et ouvrit les derniers tiroirs de la commode. Rapidement, elle fourragea dans le bric-à-brac et en retira une série de serviettes rouge foncé, ainsi qu’un étroit chemin de table assorti. Elle ne se souvenait pas de les avoir achetés ou volés…
— M’man ! soupira-t-elle en refermant le tiroir d’un coup de hanche.
Un jour, Margot Valère serait forcée d’admettre que son unique fille adorée était aussi douée pour jouer les hôtesses ou les ménagères qu’un éléphant pour décortiquer les asperges.
Mais bon, puisqu’elle s’en servait, c’était déjà un début. Donc, tout espoir n’était pas perdu.


Ils venaient à peine de finir de débarrasser la table qu’un grattement se fit entendre du côté de la fenêtre. Levant les yeux, Wren aperçut une grosse peluche blanche qui plaquait contre la vitre la petite boule noire qui faisait office de museau.
— On doit vraiment laisser entrer cet estomac ambulant ? grommela Sergueï.
— Il vaut mieux, sinon il risque de geler sur place, et je n’arriverais pas à m’en débarrasser avant le printemps prochain.
Avec un soupir, Sergueï ouvrit la fenêtre et O.P. entra, suivi d’une épaisse silhouette enveloppée d’un manteau noir. Le démon atterrit sur le sol de la cuisine et s’ébroua avec satisfaction. Puis il se retourna et tira d’un coup sec sur le manteau noir qui dévoila non pas un, mais deux Fatae.
— Oh !
Wren plaqua une main sur sa bouche. Le cri était parti tout seul. Sergueï marmonna un mot en russe à faire rougir l’air, mais elle n’avait pas le temps de glisser dans un état second pour s’en assurer.
Aussi délicat qu’un roseau, le premier Fatae était pourvu d’un visage capable de déclencher immédiatement une alerte aux extraterrestres. Depuis ses yeux globuleux démesurés jusqu’à son menton pointu, une énorme ecchymose en forme de main humaine s’étalait sur sa peau nacrée.
Sergueï secoua la tête, visiblement choqué par le bleu violacé, tandis que Wren détournait les yeux pour reprendre ses esprits. Jamais, de sa vie, elle n’avait vu une créature pareille.
Le second Fatae ôta son bonnet, passa des doigts noueux dans ses cheveux rêches et s’avança. Court et trapu, il ressemblait à un gnome ; seule sa peau grise et parcheminée le distinguait à première vue d’un poupon obèse.
— Ma’am, dit-il en s’inclinant devant Wren, le bonnet pressé contre sa poitrine. Votre charmante invitation me va droit au cœur. Ma famille est loin et je suis heureux de ne pas passer seul cette soirée si particulière.
Et voilà. Une illusion de plus qui s’écroule. Les Fatae aiment les fêtes religieuses…
— Vous êtes le bienvenu. Joignez-vous à nous et… O.P. !
Elle se tourna vers le démon, les poings sur les hanches.
— Arrête de secouer ta fourrure ! Trouve-toi plutôt une serviette. Ça ne te ressemble pas de rester planter là, à jouer les descentes de lit effarouchées !
Elle contrôlait parfaitement ses émotions, jusque-là. Et elle se sentait d’humeur à gérer aussi le… féerique.
— Bienvenue à vous aussi, ajouta-t-elle à l’adresse de Roseau Délicat.
Le Fatae inclina la tête avec l’élégance d’un cygne et cligna lentement des yeux. C'était la première fois que Wren avait l’occasion de rencontrer une Fée — les Fées étaient l’une des races de Fatae les plus anciennes et les plus pures. Emerveillée, elle songea que quiconque osait porter la main sur une créature aussi extraordinaire… Eh bien, ce serait comme s’il la frappait, elle, directement. S'il y avait une race magique sacro-sainte, c’était bien celle des Fées.
O.P. apparut sur le seuil de la porte, une serviette à la main et tout ébourriffé.
— Alors, Valère, il est où, le chocolat ?
— Oh… J’ai dit qu’il y aurait du chocolat ? s’enquit-elle en ouvrant de grands yeux innocents.
Haussant les épaules, la peluche ouvrit la porte du réfrigérateur et plongea à l’intérieur pour une inspection en règle.
— Bon, on ne va pas passer toute la nuit dans la cuisine, reprit-elle. Sergueï, veux-tu montrer le chemin du salon à nos hôtes ?
Et apporter quelques chaises, ajouta-t-elle mentalement en faisant le compte de tous les sièges disponibles. Même si elle adorait son appartement, elle l’aurait volontiers échangé contre l’un des canapés de Sergueï, et aussi sa cuisine high tech, et…
— Wren Valère.
Elle sursauta et leva les yeux vers son compagnon, qui l’observait avec une douceur inaccoutumée.
— Ils sont ici pour toi. Pas pour tes meubles, ni pour le confort que tu peux leur proposer. La plupart du temps, les gens laissent traîner leurs petits fours sur le rebord de la cheminée. Tu as déjà essayé de manger des gâteaux couverts de suie ou de poussière ? Beurk…
Elle rit et attrapa la boîte planquée sur le haut du Frigidaire.
— Il y a un plateau dans l’armoire derrière toi, sur l’étagère du bas. Tu veux bien me le passer ?


Sergueï était installé dans l’unique fauteuil de la pièce. Le gnome s’était calé sur le petit tabouret rembourré, assorti au fauteuil et dont Wren avait complètement oublié l’existence. O.P. et la Fée étaient allongés sur l’épaisse couverture verte chipée dans la chambre et repliée deux fois. Le plateau de pâtisseries miniatures était posé entre eux, et des verres, plus ou moins remplis, étaient disséminés çà et là, sur le sol. Non seulement Wren avait réussi à caser tout le monde, mais c’était plutôt confortable…
— Combien d’entre vous sont portés disparus ? s’enquit le gnome tout en sirotant son cidre avec un étonnant raffinement.
Un coup de sonnette retentit et Wren quitta la couverture verte pour aller répondre. Elle revint quelques secondes plus tard, précédée par Bonnie, une bouteille de vin épicé à la main, et une sorte de rocker dégingandé, en pull et jean, les cheveux en bataille.
— Hello. Désolés, on est en retard. Je n’arrivais pas à me débarrasser de ma famille.
La jeune fille était vêtue d’une chemise noire à lacets et d’une jupe mi-longue en cuir noir. Des bottines montantes enserraient ses pieds.
— Alphie ne pouvait pas venir. Il a reçu un appel et… Oh !
Bonnie cessa de parler et contempla Aloise, bouche bée. Le rocker dégingandé rattrapa la bouteille avant qu’elle ne se brise par terre, et la tendit à Sergueï qui l’emporta aussitôt dans la cuisine.
— Bonsoir, je suis Bonnie. Vous êtes… étonnante.
Un rire silencieux secoua Aloise et ses yeux étincelèrent. Wren se demanda si toutes les Fées étaient silencieuses ou si le coup reçu par Aloise l’avait rendue muette… En tout cas, elle semblait parfaitement capable de communiquer sans cordes vocales. Et elle avait l’air de trouver Bonnie tout aussi fascinante.
— Bon, tu connais déjà O.P., dit Wren, et Sergueï qui s’est éclipsé avec le breuvage alcoolisé. Je te présente Aloise et Gorry.
— Moi, c’est Nick, annonça le rocker en contournant la jeune fille, toujours figée, pour serrer la main de Gorry. Je suis le partenaire de Bonnie.
— Oh ?
Wren haussa un sourcil et se demanda si elle ne devait pas analyser différemment les vibrations qu’elle avait perçues de la jeune fille.
— Partenaire professionnel, précisa Nick. Evidemment, si elle m’ouvrait les bras, eh bien… je tomberais aussitôt à ses pieds.
— Tu parles, répliqua Bonnie en sortant enfin de sa fascination. Tu les aimes blondes et fortes en poitrine.
Wren éclata de rire.
— Asseyez-vous, lança-t-elle. Comme vous êtes les derniers arrivés, vous n’aurez pas droit aux hamacs.
— Dis donc, ma petite chérie, il faut absolument que tu ailles faire un tour chez ABC. Ils ont des trucs sensass.
Elle se tourna vers Nick, un poing sur la hanche.
— Apporte l’ottomane, veux-tu ?
Le rocker haussa comiquement les épaules, puis esquissa une révérence.
— Je la mets où ? demanda-t-il en se tournant vers Wren.
— Là où il y a suffisamment de place.
— Bien.
Nick ferma les yeux, puis ses lèvres se mirent à remuer silencieusement. Soudain, il rouvrit ses yeux d’un vert dense et se concentra sur un point de la pièce. Une seconde plus tard, un bref éclair traversait l’espace et une imposante ottomane en cuir vieilli se matérialisait.
— Waouh, pas besoin de faire du shopping ! lança Wren. Suffit que je fasse appel à vos services les trois soirs de l’année où je reçois du monde !
Sergueï revint de la cuisine et posa la bouteille ouverte à côté de celles qui étaient déjà vides.
— Vous êtes tous les deux des E.P.P.I. ? s’enquit O.P. en s’emparant d’un autre éclair au chocolat. Combien êtes-vous, en tout ?
— Ça dépend, répondit Nick en s’installant en tailleur près du démon, avec une souplesse déprimante.
Bonnie s’affala dans l’ottomane et Wren reprit sa place sur la couverture.
— Des agents sur le terrain ? Je dirais… onze, peut-être.
Il lança un coup d’œil à Bonnie qui acquiesça.
— Plus sept dans les bureaux et une douzaine environ en formation. Et sur cette douzaine, la moitié à peu près passera le cap.
— Vous recevez beaucoup de travail des membres du Conseil ? interrogea Wren en grignotant un gâteau. On parlait justement des Indépendants qui ont disparu… Est-ce qu’on vous a envoyés à la recherche de membres du Conseil qui se seraient volatilisés ?
Les deux E.P.P.I. se regardèrent, comme pour décider quoi dire. Finalement, Bonnie prit la parole.
— Pas beaucoup, non. Mais nous avons eu deux ou trois appels… Il y en a beaucoup qui vivent dans la marge. Tu le savais ? Ils appartiennent à la famille du Conseil ou au monde des Solitaires, mais ils se sont en quelque sorte écartés du chemin. Plus gitans que les gitans, tu vois. Ils ne se considèrent même pas comme des membres de la Cosa.
— Et certains d’entre eux ont disparu ?
Sergueï se pencha en avant, un verre de vin à la main.
— Quelques-uns. Le premier cas connu remonte à quasiment un an. Bien avant que les histoires aient commencé avec le Conseil. Le dernier s’est produit la semaine dernière. La famille est venue nous voir, lorsque la Solitaire n’est pas rentrée, comme prévu, pour le week-end.
Wren n’aimait pas du tout l’expression qu’elle voyait sur le visage de Sergueï. Sourcils froncés, son compagnon se renfonça dans son fauteuil et ne dit plus un mot, laissant la conversation dériver sur les derniers commérages à propos de la Trêve. Qui était précisément la raison pour laquelle Wren avait convié tout ce petit monde. Elle s’effaça juste ce qu’il fallait pour que chacun oublie qu’elle était chargée de faire des rapports réguliers au Quad. A dire vrai, ceux qui étaient là ne s’en souciaient guère et, de toute façon, elle ne pouvait pas masquer la présence de Sergueï. Simplement, se retirer à l’arrière-plan lui permettait de mieux observer le langage corporel, souvent beaucoup plus éloquent que les mots eux-mêmes.
La bouteille de vin apportée par Bonnie fut bientôt vide, et on en ouvrit une autre. Le plateau de pâtisseries finit par rendre l’âme à son tour, et il fallut pousser dehors le dernier convive éméché. Wren interdit formellement à O.P. d’emprunter l’escalier de secours pour cause de glace sur les échelons.
— Seigneur Jésus ! M’étonne pas que je n’invite jamais personne. Je suis é-pui-sée.
Wren se laissa tomber sur l’ottomane avec un soupir. Lançant un petit filament de Courant, elle mit en route la chaîne stéréo et le son apaisant d’un saxophone alto emplit la pièce. Son appareil était éraflé et cabossé, les boutons s’étaient voilés à force de subir des décharges de Courant, mais pour une raison mystérieuse, le système fonctionnait encore. Parfois, Wren se demandait s’ils ne faisaient pas appel à des Talents loufoques pour tester les équipements avant de les mettre sur le marché. Un ami de Neezer lui avait affirmé, une fois, que c’était de cette façon qu’on produisait les voitures à Detroit, dans les années soixante.
— Enfin, au moins, on a appris un truc. Non, deux. Petit un, qu’il y a plus de Talents disparus qu’on ne le pensait. Petit deux, qu’aucun Fatae n’est porté manquant.
Elle poussa un soupir.
— Les Fatae veillent mieux sur eux que nous sur notre propre groupe.
— Parce qu’ils ne savent pas ce que « vie privée » veut dire.
Compte tenu de son expérience avec O.P., Wren était obligée d’admettre que l’explication avait du vrai.
— Bon, mais qu’est-ce que tout ça signifie ? Les informations s’accumulent, et quoi ? C'est comme de ramasser des branches pour faire un feu et d’être incapable de l’allumer.
— A mon avis, il va s’allumer tout seul, répliqua Sergueï.
Il s’installa à côté d’elle sur l’ottomane. La jeune femme ne fit pas un mouvement et attendit. Soit il allait lui faire part de ses pensées, soit il n’était pas encore prêt. Dans l’un et l’autre cas, inutile de poser des questions.
— Ces Talents qui ont disparu, ceux sur lesquels les E.P.P.I. enquêtent… Je pense qu’ils ont pu travailler pour le Silence.
Wren ferma les yeux et compta jusqu’à dix.
— Raconte, dit-elle enfin.
Même les yeux fermés, elle le voyait très bien : le nez un peu trop busqué, la mâchoire un poil trop carrée, les cheveux qui commençaient — ou plutôt qui continuaient — à grisonner sur les tempes. Et ces yeux… Deux lacs bruns et soyeux qui lui faisaient instantanément oublier les rides et les ombres qui flottaient autour. Sa voix était puissante et calme. S'il possédait le Courant, ses filaments seraient d’argent pur.
— Je ne peux pas te dire grand-chose. Tu connais les A-Focs, les Talents engagés par le Silence.
— Tu m’en as parlé. Des Talents plutôt faibles, je crois. Le Silence les emploie pour des missions qui sortent de l’ordinaire, où la magie est impliquée, non ?
— Juste. C'est un domaine où le Silence ne connaît rien.
Enfin, où il ne connaissait rien… jusqu’à ce qu’il leur explique. Cela faisait partie de l’accord qu’il avait passé avec eux pour obtenir sa liberté et protéger Wren. Super efficace, non ?
Sergueï se secoua mentalement et poursuivit.
— La plupart de ces A-Focs sont des mômes. Comme toi quand on s’est rencontrés. La vie qu’ils mènent les ennuie, ils cherchent quelque chose d’excitant à faire, quelque chose d’important.
Comme lui lorsqu’il avait rencontré André Felhim.
— Dans l’une de nos conversations, André a laissé échapper une information : des agents étaient portés manquants. Des Talents.
Wren voulut prendre la parole, puis se ravisa et lui fit signe de poursuivre.
— Ça a commencé il y a… plus d’un an, je crois. Ils ont simplement disparu, sans laisser de traces. D’abord, André a pensé qu’ils avaient été pris dans les problèmes entre le Conseil et les Solitaires, ou qu’ils en avaient eu assez… Sauf que la coïncidence est un peu trop flagrante. Et je n’aime pas les coïncidences.
— Hmm, plutôt faible, commenta Wren en rouvrant les yeux et en les fixant sur le chandelier de Lee.
Elle se concentra et, une à une, les flammes s’éteignirent en laissant derrière elles une fine volute de fumée.
— Faible, reprit-elle, mais tu as raison. La chronologie des événements est… inquiétante. Tu peux en découvrir plus sur le sujet ?
— Qu’est-ce que j’ai le droit de leur donner en échange ?
Elle planta ses yeux dans les siens.
— Rien.
Il soupira, résigné.
— Je ferai ce que je peux.
Se levant avec détermination, elle prit Sergueï par la main et l’entraîna jusqu’à la chambre. Une minute plus tard, Sergueï remontait le couloir en direction du salon pour y prendre la couverture. Il la secoua énergiquement pour faire tomber les miettes et repartit vers la chambre.
Entièrement nue, Wren s’affairait au-dessus du tiroir de la commode. Elle se retourna et tendit à son compagnon une petite chose délicate, enveloppée d’un vaporeux papier blanc et fermée par un ruban argenté.
— Joyeux Noël, dit-elle simplement.
Il haussa délicieusement un sourcil et Wren sentit son cœur fondre de tendresse.
— Regarde sous le lit, répliqua-t-il en soupesant le paquet, étonnament lourd pour une boîte qui était à peine plus grande que le creux de sa main.
Wren ouvrit de grands yeux et plongea tête la première sous le lit, comme une gosse de cinq ans à la recherche de son monstre préféré. Certes, une gosse totalement nue et particulièrement sexy dans cette position — et qui n’avait pas du tout l’air d’avoir cinq ans.
Riant doucement, Sergueï défit le paquet avec précaution.
— Oh, ma chérie…
Wren émergea de sous le lit, tout ébouriffée, les joues rosies par l’effort et les yeux brillants.
— Tu aimes ?
Il éleva la statuette devant lui, admirant le jeu délicat de la lumière sur les courbes douces et les arêtes nettes.
— J’aime. Enormément.
La figurine représentait une chouette en vol sculptée dans de la pipestone. Les ailes étaient si finement ciselées qu’on avait l’impression de sentir chaque plume frémir, et la tête était si vivante qu’à tout instant, on s’attendait à ce qu’elle tourne la tête pour vous dévisager.
— C'est une petite galerie qui vend des sculptures amérindiennes. J’ai pensé que ça te plairait. Je sais que tu aimes les chouettes.
— Ce sont des fétiches, répliqua-t-il en refermant doucement ses doigts autour de l’oiseau. Et oui, elle me plaît terriblement.
Il dévisagea sa compagne.
— A ton tour, maintenant.
Wren sourit et tira le paquet à elle.
— Je n’y crois pas… Depuis combien de temps est-il là ? Tu as… Euh, bon, d’accord, je ne veux pas savoir ce que tu penses de mes talents de femme de ménage.
La boîte était à la fois plus grande et plus légère. Wren la posa sur ses genoux et défit l’emballage avec autant de précaution que Sergueï, qui éprouva un réel sentiment de satisfaction. De ce point de vue, ils étaient semblables. Pas de gestes impatients, mais le lent plaisir de la découverte.
— Mon Dieu, Serg. Tu as fait des folies… Emerveillée, elle frôla le tissu du bout des doigts, comme si elle avait peur de l’abîmer.
— Hmm, toi aussi, je crois. Allez, déplie-le.
Wren déploya lentement l’étoffe. La soie peinte à la main frissonna comme une aile de papillon et des vagues de violet, de rouge, de bleu, de vert, d’or et d’argent dansèrent devant ses yeux, se fondirent pour se séparer de nouveau.
— Toutes les couleurs du Courant, murmura-t-elle. De mon Courant.
Plus d’une fois, elle le lui avait décrit. Des serpents de lumière. Il avait su traduire cela en soie et en art.
— Je crois que je vais te faire l’amour jusqu’à en perdre le souffle.
Ce à quoi Sergueï ne vit absolument aucune objection.


La peau luisante de sueur, les muscles des cuisses agréablement douloureux, Wren écoutait Sergueï ronfler à son côté. Les yeux fixés au plafond, elle suivait les jeux de lumière que projettait l’éclairage des lampadaires reflété sur la neige. Mentalement, elle compta de nouveau les jours.
Sept. Sept jours entre Noël et le jour de l’an, avant que la Trêve ne prenne effet. Avant que les patrouilles ne soient définitivement formées.
Sept jours avant que tout ne s’effondre.
Sois positive, se dit-elle tandis que ses yeux se fermaient et que le sommeil l’emportait enfin. Tout peut s’effondrer le 2 janvier, aussi bien.