— Hé ! Par là !
Sergueï fendit la foule en direction du bras qui
s’agitait devant lui. Il savait glisser souplement entre les corps
serrés les uns contre les autres, au point qu’une de ses ex l’avait
une fois accusé d’être recouvert de Teflon. Mais ce soir, il
s’arrêtait tous les deux pas pour serrer des mains, porter un toast
ou recevoir des baisers exubérants sur la joue — voire sur la
bouche.
— Il t’aime bien, commenta sa compagne, les yeux
brillants.
— Il n’est pas mon genre, répliqua-t-il en
résistant à l’envie de s’essuyer les lèvres.
— Bonne année !
Visiblement, Rosie avait commencé les célébrations
assez tôt. Elle embrassa Wren avec fougue, puis leva son verre et
trinqua avec Sergueï. Il restait trois bonnes heures avant
l’instant fatidique, mais la fête battait déjà son plein. Sergueï
parcourut la salle du regard et se demanda si toutes les personnes
présentes étaient des Talents, lui excepté, bien sûr. Il devait
bien y avoir un certain nombre de conjoints ou conjointes, et quelques égarés. Par prudence, on
avait éteint le juke-box, et les néons au-dessus du bar
fonctionnaient à la moitié de leur puissance. Le propriétaire du
lieu avait manifestement prévu un pourcentage significatif de casse
au moment où sonneraient les douze coups.
Sergueï savait ce dont étaient capables deux très
jeunes Talents en état d’ébriété : il en avait été le témoin
direct, l’été dernier. Une foule de Talents expérimentés, énervés
par les récents événements et imbibés de boissons alcoolisées… Il
préférait autant ne pas être là pour voir le résultat.
Evidemment, Wren lui avait assuré que, alcool ou
pas, les Indépendants de Manhattan avaient la situation en main.
Même complètement ivres, ils garderaient le contrôle. Donc, d’après
Wren toujours, pas de risque de bagarres à effets paranormaux, ce
soir. Du moins on pouvait l’espérer.
Et on pouvait espérer aussi qu’il n’y aurait pas
de contretemps de dernière minute dans la Trêve qui devait entrer
en vigueur à minuit. Wren avait passé les sept derniers jours à
aller de café en café pour écouter ce qui se racontait et le
rapporter au double Quad.
Sergueï jeta de nouveau un regard circulaire sur
la salle et nota automatiquement les sorties de secours les plus
proches — au cas où. Puis ses yeux se posèrent sur sa compagne qui
discutait avec animation, près du bar. Ce soir, elle était tout
simplement sublime. Un étroit pull angora noir, un collier de faux
diamants qui brillaient de tous leurs feux et une courte jupe en lamé or. Un style qui aurait
fait très bling-bling sur n’importe quelle autre jeune femme, mais
qui, là, était juste élégant et sexy. Si Wren avait été un tableau,
il l’aurait accrochée près de l’entrée pour que chacun puisse
l’admirer en partant.
Certes, ce n’était sans doute pas le genre de
compliments que la jeune femme appréciait. Sagement, Sergueï garda
le commentaire pour lui et avala une gorgée de vin.
Ils se trouvaient dans un bar bruyant et éclairé
aux néons de l’East Village où l’on servait de la bière étonnamment
bonne, et des choses alcoolisées aussi chères que médiocres. Les
barmans connaissaient leur métier. Il préférait généralement les
ambiances feutrées et le vin raffiné, mais pour cette nuit, c’était
un plaisir qu’il ne refusait pas.
Rosie agrippa un serveur et fit un geste
cabalistique en désignant leurs verres. On leur resservit de la
bière pour Wren, du bourbon pour lui et un étrange liquide bleu à
bulles pour Rosie.
— Quelle année, hein ? lança-t-elle, après avoir
vidé la moitié de son verre.
— Tu peux le dire, renchérit Wren.
— C'est ce que je viens de faire.
Sergueï éclata de rire devant l’air ivre et
indigné de la jeune femme. Rosie n’était pas un Talent très
puissant, mais elle était une informatrice hors pair pour Wren et
d’une incroyable drôlerie — en état d’ébriété ou pas.
— Dis donc, paraît que tu as bu un café avec un
type noir, très élégant, la semaine dernière.
Pour le
coup, Sergueï cessa de sourire. Rosie ne lui paraissait plus drôle
du tout. Wren se contenta de dresser l’oreille.
— Ah oui ? s’enquit-elle, d’une voix
désinvolte.
— Voui, reprit Rosie en secouant frénétiquement la
tête. Enfin, c’est ce qu’on dit. Et aussi qu’un membre de la Troïka
a disparu, il y a deux mois. Personne n’en parle et… euh… personne
ne semble regretter le membre en question.
La jeune femme haussa comiquement un sourcil en
dévisageant Wren.
— C'est vrai que tu lui as fait cracher ses tripes
au cours d’un dîner ?
Stéphanie. La représentante des Indépendants du
Connecticut qui les avait trahis auprès de KimAnn Howe.
— C'était une action commune. Et j’ai agi après
consultation.
Autrement dit, c’était sa main à elle qui avait
dirigé le Courant contre l’aventurière avec un peu plus de force
que nécessaire, peut-être. Mais bon, ils étaient tous d’accord, non
?
— En tout cas, ça fait jaser.
— En bien ou en mal ?
La communauté des Indépendants n’avait pas
franchement eu le temps de donner son approbation.
Rosie considéra un instant son verre presque
vide.
— Je crois qu’on est tous d’accord. Si elle était
en train de nous doubler, pas de doute, fallait l’arrêter. Parce
que c’est ça le truc, hein ? On se protège nous-mêmes et si un loufiat choisit la
mauvaise voie, on l’arrête, qu’il soit de la maison ou pas. Même si
on y va un peu fort, mieux vaut agir que rester les bras croisés,
pas vrai ?
D’un trait, elle avala le fond de liquide bleu
pétillant.
— Tu sais, Wren, si j’étais toi, je ne m’en ferais
pas. Les commérages sont plutôt positifs. L'idée des patrouilles
est très appréciée. Evidemment, personne ne croit que la Trêve va
durer, mais ça… Et puis, tu n’as rien à craindre, personne ne cite
ton nom. On trouve formidable le Talent qui a su négocier toute
l’affaire. C'est-à-dire toi. Donc, apprécie la fête et cesse de
froncer les sourcils. Ça donne des rides.
Sur ces paroles pleines de sagesse, elle reposa
son verre et disparut dans la foule.
— Hum, grommela Wren.
Sergueï redressa les épaules et attendit.
— Un type noir très élégant, hein ?
— André Felhim.
— On s’est rencontrés, oui. Pour parler de la
rupture du contrat.
Ce fameux contrat qui enchaînait Wren au Silence
et qui exigeait, en échange d’une rétribution mensuelle, qu’elle
intervienne dans leurs affaires chaque fois qu’ils le demandaient.
Sauf que le Silence était déchiré par des querelles internes et que
l’accord était plus un danger qu’une sécurité pour Wren.
La rencontre avait été totalement privée, à moins
que… à moins que Rosie n’ait fait allusion à ce jour où il avait
croisé André et Poul au café ? Bon sang, c’était le pur hasard ! Jamais il ne donnait de
rendez-vous en public à son ancien patron.
— Et l’argent qui a été viré sur mon compte le
premier du mois ? Je le renvoie ?
— Non. S'ils ne t’appellent pas au cours des
prochaines heures, l’argent est à toi. De toute façon, en omettant
de nous donner toutes les informations dont on avait besoin sur
l’affaire Nescanni, ils n’ont pas honoré leur engagement. Par
conséquent, l’accord est caduc. Ils n’oseront pas aller plus
loin.
Enfin, c’était ce qu’il espérait.
— Ecoute, Sergueï, c’est vraiment passionnant,
tout ça, mais tu étais supposé mettre fin au contrat. Pas ergoter
sur les questions d’argent avec André. De l’argent sale que je
n’aime pas avoir sur mon compte.
Wren s’interrompit, choquée par les mots qui
venaient de sortir de sa bouche.
— Mais que je n’ai pas l’intention de rendre,
ajouta-t-elle précipitamment.
— C'est un long processus, Wren, rétorqua Sergueï
en poussant un soupir. André…
— André te veut à ses côtés. Je le comprends,
mais…
— André sait que j’ai fait mon choix.
— Vraiment ?
— Comment ça ?
— Disons que j’ai plutôt l’impression que tu
réponds présent chaque fois qu’André t’appelle. Sinon, tu aurais pu
me laisser avoir une petite discussion avec lui, l’autre fois. Au
lieu de m’écarter comme la maîtresse du moment qui ne doit surtout pas rencontrer
l’épouse légitime.
Ça, c’était un coup bas. Wren eut au moins la
décence de paraître gênée.
— Je lui ai dit non, Wren, répliqua doucement
Sergueï. Mais si on peut se dégager du contrat sans qu’André perde
la face, tu pourras garder l’argent dont on parlait tout à l’heure.
Alors, où est le problème ?
Il comprenait l’inquiétude de la jeune femme. Pour
les Talents, le mentor était sacré — presque autant que la famille.
Or, aux yeux de Wren, André était le mentor de Sergueï.
Sauf que pour Sergueï, le cœur l’emportait sur
tout. Absolument tout.
— C'était un non définitif, reprit-il. Je ne
prendrai pas part à ses combats. Du moins, pas tant que nous avons
les nôtres à mener. Ni après, d’ailleurs.
— Sergueï…
Wren fixa sur son compagnon des yeux où se
mêlaient l’amusement et la résignation.
— Tu pourras toujours lui dire non jusqu’à la
saint-glinglin, il ne te croira pas. Et tu n’y croiras pas, toi non
plus.
— Ecoute, je…
Elle posa doucement sa main sur le creux de son
bras.
— Chhh…
Un frisson parcourut Sergueï lorsqu’il sentit les
doigts presser sa peau sous l’étoffe. Avec un plaisir impatient, il
attendit le flux d’énergie qui allait se diffuser à l’intérieur de
son corps.
— Tu es un
être extraordinaire, fidèle, intelligent, murmura la jeune femme.
Et c’est pour ça que tu es un partenaire unique, sur un plan
professionnel et personnel. Je sais qu’André t’a formé, qu’il a
façonné ton corps et ton esprit, et que tu n’as jamais réussi à te
débarrasser entièrement de l’emprise qu’il avait sur toi.
Sergueï ne sut pas quoi répondre. « Partenaire ».
C'était encore un coup bas parce que le mot était plus intime, plus
fort qu’« amant », par exemple. Surtout quand elle le prononçait
sur ce ton exaspéré.
— Tu me dis toujours d’aller au bout des choses,
mais toi, tu n’es pas allé au bout de ta relation avec André. Pas
encore.
Malgré le brouhaha, Wren perçut le soupir irrité
de son compagnon. Pourquoi se faisait-elle l’avocat du diable ?
Elle était résolue à mettre fin au contrat, plus encore que
Sergueï. Mais elle éprouvait un malaise qu’elle n’arrivait pas à
définir. Ce n’était pas l’idée de ne plus recevoir l’argent du
Silence — même si ce détail avait son importance, bien sûr.
L'affaire Worth-Rosen avait été particulièrement rentable, et le
Conseil des Mages avait d’autres chats à fouetter en ce
moment.
— Cet argent est plein de sang, lança Sergueï.
Wren le dévisagea, incapable de répondre. Le sang de Lee. Le sang
de Sergueï. Le sang des agents du Silence tués dans un accident qui
n’en était pas un, en Italie. Le sang de toutes les victimes du
Parchemin Nescanni, ici, à Manhattan. Du sang, encore et toujours
du sang.
— Alors, tu crois qu’il ne pourra pas servir à
payer le loyer, les charges, les courses ? La réparation de mon
justaucorps ?
— Non. Il risque de te causer des problèmes. Je me
suis trompé et…
Wren leva une main pour l’arrêter.
— Minute. Un peu de pragmatisme. Petit un, je ne
me lance jamais dans une action que j’estime être mauvaise. Petit
deux, je n’ai commis aucune action mauvaise pour obtenir cet
argent. Vrai ou faux ?
D’après Sergueï, ses anciens employeurs étaient du
côté des Bons : ils réparaient les torts et venaient en aide à ceux
qui étaient menacés. Pour le peu qu’elle connaissait de leurs
affaires, elle n’avait rien à dire. Dans la vie, il se produisait
parfois des trucs moches, et il fallait bien que quelqu’un fasse
quelque chose. Protéger l’innocent, le faible, mais…
— Mais je ne veux pas être mêlée à leurs
querelles. Je ne veux pas qu’André m’utilise pour régler
leurs comptes. Je n’ai rien signé qui
m’y oblige. Ça n’était pas dans le contrat.
— Je ne le veux pas non plus, répondit Sergueï
avec une telle fermeté que cette fois-ci, elle le crut.
Dieu du ciel ! S'il répondait de cette manière à
André, alors le vieil homme le croirait aussi. Enfin.
— Je sais, souffla-t-elle en laissant ses doigts
glisser le long de son bras. Fais ce que tu peux et je m’occuperai
du reste.
Deux yeux d’un brun intense se posèrent sur les
siens, à la fois graves et tendres. Elle leur sourit, puis, s’emparant de sa bière, elle se
faufila dans la foule et disparut.
Elle mourait d’envie de quitter la fête et de se
réfugier avec son compagnon dans l’appartement le plus proche, mais
elle avait du travail… et de toute façon, il leur resterait bien
assez de temps pour célébrer la nouvelle année à leur
manière.
— Salut ! Bonsoir !
Wren glissait entre les corps qui s’écartaient
sans leur prêter la moindre attention. Et ses paroles se perdaient
dans l’espèce de bruit blanc qu’elle semblait produire — et qui,
accessoirement, faisait d’elle une Récupératrice hors pair. Un
jour, il faudrait qu’elle rédige une étude ou quelque chose dans le
genre. L'ennui, c’est que ceux que ça intéresserait seraient très
probablement les militaires, et là, non merci.
Soudain, une bribe de conversation retint son
attention et elle passa en mode « écoute ».
— Tu crois vraiment qu’ils vont réussir à monter
le truc ?
— Pas la moindre chance. Mais au moins, on pourra
se battre.
— Je vais envoyer les gosses chez ma mère.
— Tu détestes cette vieille folle !
— Peut-être, mais elle adore les gosses. Là-bas,
ils seront en sécurité.
Le ton était plus résigné que franchement
pessimiste.
— J’ai mis au point une nouvelle incantation.
Un sortilège protecteur,
mais doté d’un hameçon qui emporte mon agresseur dans l’au-delà
avec moi.
— Moche.
— Très. Je me sentais un peu nauséeux en le
préparant. Tu veux une copie ?
Un long silence.
— Non, je… Ecoute, tu vas sans doute me prendre
pour une mauviette, mais si je meurs… Eh bien, voilà, je meurs.
Mais je ne veux entraîner personne avec moi.
Wren hocha la tête et grava soigneusement cette
conversation dans un coin de sa mémoire. On ne savait jamais. Ce
sortilège pourrait être utile un jour. Pas pour elle, car elle se
sentait plutôt proche du second interlocuteur, mais pour la
Troïka.
— Salut, mon chou !
Une femme ivre s’abattit dans les bras de Wren,
lui plaqua un baiser sonore sur la joue, puis repartit dans un
tourbillon. Wren éclata de rire. Elle ignorait parfaitement
l’identité de cette femme, et sans doute cette dernière ne
connaissait-elle pas davantage la sienne !
Enfin, dans le genre rentre-dedans, elle s’était
montrée plutôt amusante. Une phrase frappa l’oreille de Wren, qui
se retourna pour mieux entendre.
— D’accord, dis-moi ce que fabrique Howe. Parce
qu’il ne faut pas compter sur nos chers dirigeants pour avoir le
fin mot de l’histoire, hein ?
La lassitude de la voix était saisissante. Wren se
laissa guider vers elle pour tenter d’apercevoir son
propriétaire.
Et flûte.
Une main d’acier s’abattit sur son épaule et la
cloua sur place, l’empêchant de passer en mode « Invisibilité
totale ». C'est-à-dire que si elle s’évanouissait à présent dans
les airs, ce serait particulièrement impoli.
— Oui ?
Elle fixa la main épaisse ornée d’une bague
d’argent dont le chaton noir brillait d’un éclat envoûtant. Par
principe, Wren détourna les yeux. Tout ce qui attirait son regard
était soit une tentation qu’il valait mieux éviter, soit un objet
destiné à vous empêcher de voir ce qu’il y avait à voir.
— John Merrian.
Elle haussa un sourcil. Non, le nom n’éveillait en
elle aucun souvenir.
— Je voulais simplement vous dire… Beau boulot, à
l’A.G. Ça, c’était parlé, et bien parlé.
Wren examina discrètement son interlocuteur. Un
type costaud, avec des épaules de demi de mêlée, un cou de taureau,
une mâchoire carrée et des cheveux noirs coupés ras. La douceur de
ses traits et les rides aux commissures des lèvres offraient un
contraste saisissant.
— Continuez. On a besoin de quelqu’un qui nous
botte le train de temps en temps. Et peu importe ce que disent les
ronchons.
Relâchant son étreinte, l’homme s’enfonça dans la
cohue. Hypnotisée, Wren le suivit des yeux un long moment.
— Etrange, murmura-t-elle enfin.
« Tu
verras, petite Wren, les choses changeront, et les gens viendront
vers toi, désormais. » C'étaient les mots de Sergueï. Elle ne
l’avait pas cru.
Sortant de sa torpeur, elle reprit sa marche à
travers la foule. Un bras surgi de nulle part décrivit une vaste
courbe devant elle et l’obligea à se baisser pour passer dessous.
Le propriétaire du bras agitait son bock de bière avec
l’enthousiasme d’un général qui vient de conduire ses troupes à la
victoire. Il était très grand et élancé, comme… comme Lee. Wren
ressentit un pincement au cœur en pensant à son ami.
Bonne année à toi, mon ami.
Où que tu sois, j’espère que tu t’amuses bien en voyant où nous en
sommes, grâce à toi.
Wren contourna un groupe de Talents en pleine
discussion et se retrouva près du bar. Rapidement, elle se glissa
dans l’angle, sur un tabouret qui venait de se libérer.
Wren prit la bière qu’on venait de poser devant
elle sans qu’elle l’ait commandée et regarda la femme sur sa
gauche.
— Si tu superposes deux incantations, tu ne
doubles pas leur efficacité, tu augmentes leur toxicité.
Intéressant. Ça n’était pas franchement le genre
de propos qu’elle était censée recueillir, mais ça valait la peine
d’en prendre note. C'était la seconde fois de la soirée qu’elle
entendait parler cuisine. Si la conséquence de la Trêve et de
l’organisation des patrouilles était un partage horizontal des
astuces techniques, de Talent à Talent et pas seulement de mentor à
élève, c’était déjà une excellente chose.
A bien y
réfléchir, même, le changement risquait d’avoir un effet aussi
important sur la Cosa que les ambitions personnelles de Mme Howe
sur le Conseil des Mages. Savoir si c’était en bien ou en mal, Wren
n’en avait pas la moindre idée.
Bah, on le saurait bien assez vite. Si jamais il
finissait par sortir quelque chose de tout ce micmac.
— ‘lut, Wren. Bonne année, bonne Trêve !
La voix rompit l’état de transe dans lequel elle
était involontairement en train de glisser. Levant les yeux, elle
aperçut une main qui s’agitait vers elle, un manteau qu’on
refermait et un bonnet qu’on enfonçait sur la tête. Avant qu’un nom
ait le temps de surgir de sa mémoire, la personne était
sortie.
C'était la quatrième fois que cela se produisait,
ce soir. Quatre fois plus que d’habitude. Non, cinq fois, parce que
non seulement ils la voyaient, mais en plus, ils réagissaient à sa
présence. Le truc, c’était… Est-ce qu’ils la voyaient parce qu’ils
la cherchaient ou parce qu’ils se
méfiaient d’elle ? Etait-elle tout à
coup devenue hyper fréquentable, ou ses nouveaux copains
culpabilisaient-ils à fond ?
Impossible à dire. Pour le moment en tout cas.
Donc, elle nota dans sa mémoire ceux qui lui jetaient un regard,
avec mention spéciale pour ceux qui lui lançaient un coup d’œil,
puis se dépêchaient de passer leur chemin. S'ils ne culpabilisaient
pas, c’était qu’ils avaient peur — et ceux-là, Wren devrait y faire
très, très attention.
— C'est l’heure, mesdames, messsieurs !
— C'est l’heure !
Wren inspecta rapidement la salle et n’aperçut
aucune horloge aux murs. Et dans une foule de Talents, pas la
moindre chance non plus de découvrir une montre.
— Le moment est venu de jeter à la poubelle cette
saloperie d’année écoulée et d’accueillir…
— Cette saloperie de nouvelle année !
Des rires et des cris s’élevèrent. L'homme sur le
comptoir haussa les épaules.
— Vous êtes tous des barbares ! Vous ne méritez
pas le mignon petit toast que je m’apprête à porter.
Wren mit enfin un nom sur l’orateur : Menachim.
L'un des très rares Purs Talents à avoir dépassé son cinquantième
anniversaire sans être emporté par la magie. Les Purs étaient
l’opposé absolu des Ignorants. Rien dans leur système n’atténuait
le Courant, ce qui en faisait des victimes privilégiées de la
folie.
— A mes frères, mes sœurs, mes cousins, mes amours
et à tous ceux que je ne peux pas supporter parmi vous.
A l’instant où les derniers mots sortirent de la
bouche de Menachim, un silence complet s’abattit sur la salle. On
sentait le Courant bourdonner et s’élever au-dessus de la foule,
comme appelé par les paroles de l’orateur.
— A mes frères, mes sœurs, mes cousins, à tous les
copains qui combattent. Que le courage, la foi, la force soient
avec vous. Que la fierté vous guide.
Wren
frissonna. Tout ce que venait d’évoquer Menachim coulait dans ses
veines comme une sorte de feu magique, brûlant les doutes et les
hésitations. Elle avait beau savoir comment il s’y prenait, elle
était littéralement emportée. De toute évidence, elle n’était pas
la seule, à en juger par les expressions de ses voisins.
— Nous sommes la Cosa Nostradamus. Nous sommes des
Etres Etranges. Nous sommes les protecteurs de nos cousins, les
Fatae, et leurs élèves aussi. Le monde ne danse pas à notre rythme,
non. Il nous donne la mélodie sur laquelle nous dansons.
Menachim leva son verre.
— Eh bien, dansez, mes frères et mes sœurs !
Dansez, mes compagnons. Demain… Demain, nous aurons une gueule de
bois à tuer un cheval !
Wren esquissa un sourire. Ça, c’était un toast qui
lui plaisait. A cet instant, une série d’explosions se fit entendre
au-dehors et la foule oscilla vers la porte d’entrée. Les fous !
Ils se précipitaient dans le froid pour admirer le feu d’artifice
sur East River. D’accord, ces myriades de petites étincelles
colorées se détachant sur le fond noir du ciel étaient
impressionnantes. Mais elle préférait nettement rester au chaud
pour célébrer le nouvel an avec une bonne bière et… Son regard
balaya la salle à demi vide et aperçut un homme séduisant qui
approchait de sa démarche souple et chaloupée, deux manteaux sur le
bras.
Dans ses yeux où brillait une flamme sourde, elle
lut une envie identique à la sienne : fêter comme il se devait
cette entrée dans une ère nouvelle.
***
Sergueï se
laissa aller sur le dos et attendit que sa respiration retrouve un
rythme régulier. Il entendit le tiroir de la table de chevet
s’ouvrir, puis sentit le contact froid d’un gel sur sa peau.
— Tu ne m’as pas brûlé, dit-il doucement.
« Pas là où la crème pourrait pénétrer, en tout
cas », ajouta-t-il en lui-même.
Il n’avait pas besoin d’aller chez le médecin pour
savoir que ses organes internes en prenaient un coup chaque fois
qu’ils faisaient l’amour. Comme chaque fois que Wren entreposait en
lui des réserves de Courant, pour plus tard. Sauf que dans le
premier cas, il n’avait pas l’excuse de la sécurité et de
l’efficacité de la jeune femme pour se justifier.
Tout était sa faute à lui. Il encourageait Wren,
alors que celle-ci essayait de retenir son Courant pour ne pas le
blesser. Le problème, c’était que son orgasme était trois fois plus
intense lorsque l’énergie magique jaillissait à l’instant où Wren
atteignait l’apogée de son plaisir.
La jeune femme se pelotonna contre son flanc et
posa la tête sur sa poitrine. Sergueï n’était pas très porté sur
les câlins d’après l’amour, mais il ne put s’empêcher de frissonner
en sentant la peau de Wren, encore vibrante de Courant, contre la
sienne.
— Moi, je peux arrêter, mais toi ?
— Je…
Il ne pouvait pas lui mentir.
— Bon, ça suffit maintenant.
— Tu veux dire, plus de sexe ?
— Non, ça n’est pas mon genre de me priver de
chocolat rien que pour perdre cent grammes. Je suis un Talent.
Donc, je peux contrôler l’énergie. Ne me dis plus jamais de laisser
aller. Plus jamais.
Wren le considérait avec un air si féroce qu’il ne
put s’empêcher de sourire. Son mentor l’avait surnommée « Wren »
parce qu’elle était aussi inoffensive, aussi discrète qu’un petit
oiseau. Sergueï, lui, la voyait plutôt comme un tigre à la robe
fauve, glissant souplement dans l’herbe haute, sauvage et
libre.
— Et d’abord, arrête de sourire !
La voix de Wren était lourde de sommeil. Il déposa
un baiser sur ses cheveux et écarta légèrement le bras pour ne pas
la gêner. Puis il se laissa à son tour emporter par le sommeil. Il
ne pouvait s’en empêcher : le sexe lui donnait toujours envie de
dormir. Heureusement que sa Wren adorée n’était pas du genre à
bavarder après l’amour. La plupart du temps, elle s’endormait la
première. La compatibilité, quelle chose merveilleuse,
vraiment…
Il se sentait comblé.
La joue posée contre sa peau soyeuse, Wren écouta
la respiration de son compagnon se ralentir jusqu’à indiquer un
état de détente totale. Elle aimait penser qu’elle était la seule à
voir Sergueï s’abandonner complètement, qu’aucune de celles qui
avaient partagé son lit n’avait eu droit à une telle marque de
confiance.
La confiance…
Un mot si simple. Une réalité si difficile.
Elle l’aimait, elle avait
confiance en lui… Mais elle n’était pas sûre que tous les liens
aient été coupés avec le Silence. Si ç’avait été le cas, il ne
l’aurait pas écartée, l’autre jour, au Rockfeller Center. Elle
connaissait Sergueï — ses peurs, ses faiblesses, sa force, ses
portes secrètes… Sauf qu’elle ne savait pas ce qui se dissimulait
derrière ces portes. Et peut-on en vouloir à un homme qu’on aime de
garder des secrets ?
Surtout quand on faisait du mal à cet homme,
simplement en étant près de lui. Wren était capable de se contrôler
pendant qu’ils faisaient l’amour. Elle le devait. Parce qu’elle
savait qu’il n’arriverait pas à lui dire « stop » s’il y avait un
afflux de Courant.
Les afflux étaient particulièrement dangereux. Si
elles se répétaient à petites doses sur une longue période de
temps, ces décharges d’énergie d’une haute intensité risquaient de
rendre le Talent complètement fou. De l’anéantir.
Un Ignorant, lui, n’y résisterait pas et
succomberait très vite.
Longtemps, Wren chercha le sommeil.
L'aube rosissait les parois de verre des immeubles
lorsque les derniers fêtards quittèrent le bar, moins ivres
d’alcool que de fatigue. Arrivés au coin de la rue, ils
s’arrêtèrent. A quelques pas en arrière, un homme qui avançait en
titubant s’immobilisa à son tour et regarda ostensiblement à droite
et à gauche, comme s’il cherchait quelque chose.
La question s’adressait à une jeune femme rousse
qui secoua la tête.
— Non, je dois trouver une cabine téléphonique
pour appeler mon patron.
Ses compagnons grimacèrent.
— Pas drôle, ça !
— Une fichue façon de commencer l’année, tu veux
dire !
Les Talents éclatèrent de rire.
— Eh bien, bonne chance !
La jeune femme rousse agita la main dans leur
direction et les regarda disparaître dans la bouche de métro.
Restée seule, elle chercha des yeux une cabine téléphonique, en
avisa une sur le trottoir d’en face et traversa la rue.
La chance était avec elle : la cabine était
pourvue d’un téléphone et en état de marche. Elle introduisit des
pièces dans la fente, composa un numéro et attendit. Au bout de la
troisième tonalité, elle raccrocha.
Une demi-minute plus tard, la sonnerie retentit.
Rapidement, elle souleva le combiné.
— Cent sept personnes. Environ
quatre-vingt-quatorze Indépendants. Pas de membres du Conseil.
Aucun Fatae visible. Usage limité du Courant, sauf au moment des
douze coups de minuit et dans un autre cas aussi, lorsque j’ai vu
l’eau se transformer en vin bon marché… Euh, non, monsieur, ce
n’est pas une blague. Enfin, si, une sorte de petit tour de
passe-passe local. L'eau se métamorphose en vin blanc médiocre, rien de plus… Non,
monsieur. Pas drôle du tout, monsieur.
Personnellement, elle trouvait ça très drôle, même
si le tour aurait été plus impressionnant s’il avait abouti à du
bourbon. Enfin, c’était son avis.
— J’ai été sollicitée quatre fois pour donner mon
opinion sur la situation. Deux fois, on m’a expliqué les aspects
néfastes du plan du Double Quad. Et j’ai vu une discussion
s’achever par un affrontement physique : en l’occurrence, une
serveuse qui a envoyé son verre de bière sur le dos d’un
participant. L'ambiance est tendue, mais pour l’instant, chacun
attend de voir. Environ 83 pour cent pensent pouvoir chasser les
vigiles de la ville. 75 pour cent sont pour la Trêve. Entre 25 et
40 pour cent estiment que les groupes paramilitaires ne sont pas le
vrai problème, qu’ils ne sont qu’un écran de fumée et que la vraie
cible reste le Conseil.
La jeune femme s’interrompit pour écouter. A
plusieurs reprises, elle acquiesça de la tête.
— Oui, monsieur, j’ai noté les noms… Oui,
monsieur. Non, monsieur, je n’oublie pas.
Elle raccrocha et regarda sa main qui tremblait
comme une feuille morte. Par le seul effort de sa volonté, elle
parvint à maîtriser les mouvements convulsifs. Ne pas avoir peur.
Ne pas s’inquiéter. Elle travaillait pour le Bien, et jamais son
maître ne permettrait qu’elle souffre dans l’accomplissement de sa
mission.
Subitement, elle se sentit épuisée et n’eut plus
qu’une envie : aller se coucher, dormir. Oublier.