9.
La nuit était paisible. Les bars et les clubs avaient fermé, les noctambules avaient regagné leur lit, et les travailleurs matinaux n’étaient pas encore levés. Soudain, une explosion brisa le silence qui s’était abattu sur la ville. On eût dit un coup de tonnerre ou la déflagration sèche d’une poudre à canon.
— Tu as entendu ? chuchota une voix près de l’oreille de Nahir.
Vêtu d’une combinaison de ski rouge et du traditionnel turban, le Sikh leva les yeux vers le ciel et fronça les sourcils.
— Ça pourrait être n’importe quoi. Néanmoins, il accéléra le pas dans la direction que lui indiquait sa compagne. La piskie, trente centimètres de haut plumes comprises, dut s’accrocher à l’oreille du Sikh pour ne pas tomber de l’épaule où elle était perchée.
Ils venaient d’entamer le dernier tronçon de leur ronde, bercés par le ronronnement incessant de la voie sur berge, le long d’East River. A 4 heures du matin, en ce vendredi glacial, ils n’avaient croisé, dans les rues balayées par le vent et la neige, que deux ou trois sans-abri emmitouflés dans de vieilles couvertures, une dizaine de jeunes éméchés et des policiers qui battaient la semelle, épuisés et frigorifiés.
Peu de chance que ceux-ci se précipitent sur le lieu de l’incident. Nahir ne fut guère surpris de n’apercevoir aucun uniforme aux abords du complexe sportif.
Le bitume du vieux terrain de basket était parcouru d’étincelles crépitantes. Le goudron n’appartenant pas à la catégorie des matériaux qui produisaient naturellement du Courant, Orteil Frétillant ne s’était pas trompée en désignant l’endroit.
Il se passait quelque chose.
Nahir se rapprocha encore. Encerclés par une auréole lumineuse, cinq hommes d’âge moyen se faisaient face. Trois d’entre eux n’étaient vêtus, en tout et pour tout, que d’un pantalon et d’une chemise. Ce qui, compte tenu du temps, indiquait soit une absence totale de bon sens, soit un masochisme exacerbé.
Ou bien, et c’était plus probable, ces cinglés utilisaient une dose élevée de Courant pour se réchauffer. Très Cosa, dans le style. Les deux autres guerriers portaient, l’un une veste en Polartec, l’autre un long manteau noir. Plus raisonnable, déjà.
Nahir s’avança d’un pas résolu vers ces deux-là. Ceux qui se lançaient dans une bagarre contre des types manifestement plus forts et plus nombreux étaient soit dangereux pour eux et leur voisinage immédiat, soit dotés d’une audace sans bornes.
Les trois autres étaient probablement juste des idiots arrogants, conscients d’être en supériorité — et ayant sans doute déjà atteint leurs limites. Donc, ils pouvaient attendre.
— Messieurs. Retirez-vous.
Une décharge de Courant parcourut le sol, faisant trembler le bitume. Aussitôt, Nahir sentit sous ses pieds une brûlure désagréable. L'un des idiots — le n° 3 sur la gauche — fit un bond et poussa un juron à l’instant où la salve atteignait son but et traversait ses chaussures. Des tennis, avec des semelles de caoutchouc, nota Nahir en hochant la tête. Il n’y avait pas à dire, la rafale avait été remarquablement ciblée. Et intelligemment pensée : ça devait être difficile d’avoir plusieurs fers au feu, c’est-à-dire de réussir à la fois à se tenir chaud, à maintenir une zone de défense et à préparer une contre-attaque.
— Messieurs, retirez-vous, répéta-t-il.
— Tu veux que j’aille leur chatouiller le nez ? chuchota Orteil Frétillant, près de son oreille.
Nahir retint un soupir. La nuance d’excitation était perceptible dans la voix de sa partenaire. Les piskies, qu’Allah les bénisse, adoraient se fourrer dans le pétrin. Et celle-ci, qui n’était encore qu’une adolescente, était pire que les autres.
— Non, rétorqua-t-il avec fermeté. Pas maintenant, en tout cas.
— Ecarte-toi, mec, dit Manteau Noir. C'est une affaire privée.
— Je t’avais dit qu’ils auraient dû nous refiler des uniformes, murmura Orteil Frétillant. Au moins, un insigne. Comme j’aurais adorer leur agiter une jolie petite plaque sous le nez !
Nahir réprima un rire assez peu de circonstance et envoya un rapide message mental au chef de patrouille, en lui fournissant un visage et une voix à identifier.
L'excellente mémoire de Nahir, combinée à son exceptionnelle maîtrise de la communication mentale
— un don très rare —, était la raison principale de son enrôlement dans les patrouilles. Contrairement à la croyance populaire, la télépathie ne faisait pas partie du Top Ten des exploits que permettait le Courant.
En moins d’une minute, le chef de patrouille transmit l’information aux cerveaux du Central de la Trêve, qui vérifièrent sur leurs registres et retournèrent aussitôt la réponse.
Cette minute avait malheureusement permis aux idiots de rassembler leurs forces et de repartir à l’attaque. Nahir vit un éclair zébrer l’air, bleu comme les rubans que mettait sa fille les jours de fête. Sauf que les rubans de sa fille ne mesuraient pas dix centimètres de large, qu’ils n’étaient pas pourvus de dents sur les bords. Et qu’ils ne cherchaient pas de chair dans laquelle enfoncer leurs crocs.
— Monsieur Saint Meyers, lança le Sikh. Retirez-vous, vous et vos amis. Au nom de la Cosa et du Quad, je vous ordonne de cesser ce combat et de ne plus perturber la Trêve par un emploi non autorisé du Courant contre vos collègues.
— Discours stupide, chuchota la piskie.
— La ferme.
Il savait que c’était stupide. Et inutile aussi. Manteau Noir essayait d’esquiver les requins comme il pouvait, tandis que Polartec s’efforçait de découper les rubans à l’aide d’une flamme d’un rouge sinistre. Sans grand succès. Tout cela, c’était des trucs de défense qui pouvaient entrer dans le cadre des actions autorisées par la Trêve. Enfin, avec une interprétation très prudente.
— Orteil Frétillant, je pense qu’il est désormais temps de te lancer dans ton petit jeu de voltige…
La piskie étendit ses ailes, puis s’immobilisa.
— Ça ira pour toi ?
— Et si ça ne va pas, tu pourras m’aider ?
Les piskies étaient redoutables quand il s’agissait de distraire l’ennemi. Mais ils n’étaient pas de taille à lutter contre un adversaire cuirassé par le Courant et faisant, au bas mot, plus de vingt fois leur masse.
— Juste. Allez, lance la cavalerie. Fiche-leur la trouille de leur vie, Joli Turban.
Elle s’envola, et Nahir rassembla son Courant. S'il ne possédait pas la puissance des Talents, il avait eu le temps de se recharger avant de partir en ronde, et il serait capable de tenir ces loubards en respect pendant un certain temps.
Le temps que la patrouille la plus proche débarque. Et au Q.G., il devait bien y avoir quelqu’un qui maîtrisait les rudiments de la Translocation, histoire d’envoyer très vite sur place le renfort nécessaire. Enfin, Nahir l’espérait. Le problème n’avait pas franchement été abordé durant les briefings.
Avant qu’il ait eu le temps d’intervenir, l’idiot n° 2 vacilla et tomba sur les genoux. Son nez saignait abondamment, maculant la neige de taches sombres qui s’élargissaient lentement. Encore un qui venait d’épuiser son centre. K.O. par manque de fuel. Au lieu de calmer l’ardeur des idiots, la défection de l’un des leurs ne fit que les enrager encore plus. Il leur fallait du sang. Même si c’était le leur.
— Reculez ! répéta Nahir à l’intention de Saint Meyers, qui paraissait être le seul type doté d’un semblant de cerveau. Reculez et rentrez à la maison !
— Ces trous du cul nous ont défiés !
L'ego... Quelle plaie ! Quand il était adolescent, et fraîchement débarqué dans ce pays, Nahir avait eu affaire à un gang de quartier. Et il avait vu les dégâts que l’ego pouvait provoquer. Dans cette vie et dans la suivante.
Ici, il n’y avait pas le moindre adolescent en vue. Et ils n’avaient aucune excuse.
— Reculez ou ça va dégénérer, gronda-t-il. Vous voulez rester dans l’histoire comme le fou qui a décimé une ville tout entière ?
— Fous le camp, aboya Polartec.
— Impossible, mon ami. Je n’ai pas envie de rester dans l’histoire comme le fou qui vous a laissés entrer dans l’histoire.
Bien. Il détenait à présent l’avantage. Un très léger avantage. Mais les renforts n’allaient pas tarder, et tout ce qu’il avait à faire, c’était de les distraire. De les empêcher d’attaquer, parce qu’un mort aurait pour conséquence immédiate de briser la Trêve. Sans compter que toutes les factions en jeu se réfugieraient dans une attitude de défense hystérique et paranoïaque. Ce qui était précisément ce qu’il était censé empêcher.
L'idiot n° 1 ouvrit la bouche. Nahir n’attendit pas de savoir si c’était pour lancer une insulte ou une incantation. Il dégaina le premier.
Le Comité de la Trêve parle à travers moi
Ecoutez en moi la voix du Comité de la Trêve
Reprenez-vous
Disciplinez-vous
Joli. Et efficace. Nahir sentit le charme dynamiser le Courant qui jaillissait de son centre. Une pure merveille ! A cet instant, quatre vagues déferlèrent sur lui, se mêlant à la salve initiale : le Quad qui intervenait et soutenait l’incantation, exactement comme ils l’avaient promis !
La seule chose dont il se souvint ensuite, c’était qu’il était à terre, tremblant de tous ses membres et plus faible qu’un chiot nouveau-né. A travers la brume mouillée de larmes qui embuait ses yeux, il discerna les cinq loubards allongés sur le bitume, les chevilles et les poignets encerclés de menottes de feu. Des boulettes de Courant avaient été enfoncées dans leur bouche pour les empêcher de lancer des imprécations… ou des incantations.
— Beau travail.
Un murmure près de son oreille gauche. Orteil Frétillant était de retour.
— Merci, parvint-il à articuler.
Il vit des ombres noires se pencher sur les amateurs de combats de rue pour les aider à se relever. Et sans doute les emmener au Q.G. de la Trêve. Bon débarras. Des imbéciles pareils, il y avait de quoi vous flanquer une migraine.
— J’ai besoin d’un café. Et d’un cachet d’aspirine.
Une vague forme qu’il identifia comme une main humaine tendit vers lui une chose qui ressemblait à un flacon. Nahir hésita une fraction de seconde, puis s’en empara. Après tout… Nom d’un petit bonhomme ! Il crut que sa gorge allait s’enflammer. Néanmoins, le liquide se révéla plus efficace que dix cafés et vingt tubes d’aspirine réunis.
— Félicitations.
Il reconnut la voix du chef des patrouilles.
— Nous prenons la relève. Rentrez chez vous et fourrez-vous au lit. La potion va agir très vite et vous allez vous écrouler, sans doute pour quarante-huit heures. Venez au rapport lorsque vous serez réveillé.
— D’accord, grogna Nahir en se relevant péniblement.
Et, accompagné par le rire cristallin d’Orteil Frétillant, il se mit en route, en direction de son petit nid douillet.


Le Quartier Général de la Trêve était le nom qui avait été pompeusement attribué à l’arrière-salle d’une boulangerie portugaise. L'appartement dans lequel avaient eu lieu les réunions précédentes servait encore. Simplement, les allées et venues passaient plus facilement inaperçues dans une boulangerie : les patrouilles pouvaient entrer et sortir sans provoquer de haussements de sourcils.
De plus, tout le monde était tombé d’accord sur le fait qu’il était préférable de ne pas mettre tous les œufs dans le même panier, c’est-à-dire tous les acteurs au même endroit. Au cas où ils seraient dénoncés.
La Cosa était capable de tirer les leçons de ses erreurs passées. Parfois, en tout cas.
Tout comme l’appartement, la boulangerie appartenait à un membre de la communauté magique. La famille de ce dernier comptait une longue lignée de Talents qui s’étaient établis à Manhattan à l’époque où les Hollandais commençaient à peine à défricher les terres, le long de Canal Street. La petite dernière avait étudié avec le mentor de Michaela.
Le gros de l’Equipe de la Trêve, c’est-à-dire le Double Quad et quelques membres du Conseil, se réunissait dans l’appartement. Bart, entouré de plusieurs Talents, avait débarrassé le long pétrin de sa farine et se penchait au-dessus de la table de travail improvisée, à présent recouverte d’une vaste carte de New York et de tasses de café à demi vides.
— Patrouilles un, cinq et neuf ?
— Rien à signaler.
— Patrouilles deux, trois, sept et huit ?
— Quelques bagarres, rapidement réglées. Nervosité due au temps et à l’enfermement, probablement. Si seulement il y avait un dégel, un beau soleil…
La maîtrise du Courant exigeait un tel effort de volonté que la plupart des Talents perdaient leur sens de l’humour. Ou alors, ils évacuaient le trop-plein d’énergie en jouant des tours à leurs congénères. Wren s’était retrouvée, un jour, prise dans une de ces « farces » qui avait mal tourné. Depuis, elle s’était juré de ne plus se faire prendre. La plupart des farces étaient inoffensives, mais si les Talents restaient trop longtemps enfermés, compte tenu de leur nervosité naturelle et de leur paranoïa, on ne pouvait plus jurer de rien… Wren était même surprise que ces blagues n’aient pas encore viré à la catastrophe.
Le Fatae qui était au rapport en ce moment appartenait à une race qu’elle ne connaissait pas. Rien d’extraordinaire, à dire vrai. Pourtant, chaque fois qu’elle rencontrait une nouvelle espèce, la jeune femme éprouvait un sentiment de surprise. Dans le cas présent, elle aurait été incapable de dire s’il s’agissait d’un mâle ou d’une femelle. Le Fatae avait l’air si fragile… Pourtant, son air assuré et les traces de cicatrices visibles sur l’une de ses ailes indiquaient qu’il valait mieux ne pas se fier aux apparences.
Wren s’était réfugiée dans un coin de la pièce, à l’écart de l’agitation générale. Elle n’était pas seule à avoir choisi cette position. Colleen, la représentante de KimAnn Howe, ou, comme Bart l’appelait avec un peu d’exagération, « la Voix de son Maître », se tenait également en retrait.
Brune, les cheveux relevés dans un chignon très années 1940, Colleen était, d’après la rumeur, l’élève de Mme Howe. Rumeur difficile à vérifier : comme beaucoup d’autres, KimAnn Howe évitait de rendre publiques ses activités de mentor. En tout état de cause, le Double Quad surveillait attentivement ses propos en présence de Colleen et s’arrangeait pour ne rien dire qui puisse choquer la présidente du Conseil. La jeune femme avait l’élégance de retourner la politesse.
La Trêve était une construction fragile que personne n’avait envie de voir s’écrouler. Pour l’instant.
En dépit du défaut majeur que constituait son appartenance au Conseil, Colleen était efficace et compétente, et son intelligence avait le don d’en agacer plus d’un. Wren n’éprouvait pour elle aucune sympathie particulière, mais elle ne tenait pas à se mettre la jeune femme à dos. Ni pendant la Trêve, ni après.
— Hello !
Une voix enjouée tira Wren de sa rêverie. L'homme qui venait de pénétrer dans la ruche avait un petit air familier. Ce n’était pas un Indépendant, ni un membre de la Cosa. Wren fouilla dans sa mémoire et revint avec un souvenir : la mission de Récupération qu’elle avait effectuée en novembre, alors que le Conseil s’en donnait à cœur joie, avec ses traquenards et ses combines, que Sergueï essayait de couper les liens avec son ancien patron, et que des fous déposaient une bombe paranormale dans sa rue… Euh, ç’avait été un mois plutôt chargé. Pourtant, elle se souvenait de ce visage.
C'était le type qui s’était occupé d’attirer hors de chez elle la cible, Mélanie Worth-Rosen. L'un des deux déménageurs. Celui qui était venu au secours de Shig « malmené » par Sergueï.
Il n’appartenait pas à la Cosa. Et il n’était pas un Talent. Mais c’était un gars bien. Comment s’appelait-il, déjà ? Et que faisait-il ici ?
— Morgan.
Colleen se leva pour l’embrasser. « La Voix de son Maître » le connaissait. Et l’homme en question lui rendait son salut. Avant de se détourner aussitôt pour faire son rapport au Quad.
« Intéressant, songea-t-elle. Se rappeler que les gars travaillant pour le Conseil ne sont pas tous des hypocrites. Et que les Profanes ne sont pas tous des racistes… »
— Patrouille six. Des ennuis sur East Side, annonça-t-il.
Le visage marqué par la fatigue, mais les mains détendues et les épaules droites. Le regard vif. Le langage corporel signalait un homme… un homme solide et plein d’activitationnisme.
Et flûte ! Pas assez de sommeil et trop de caféine. Résultat : des mots fantaisistes.
— Cinq citoyens mâles, sur un terrain de jeux. Excès de testostérone. La patrouille du quartier les a neutralisés, après avoir tenté de les raisonner.
Même pas une nuance d’ironie dans sa voix.
— L'agresseur ? Conseil ou Indépendant ? Des Fatae dans le coup ? Des Non-Cosa ?
Les questions fusaient de tous les coins de la table. Morgan haussa les épaules.
— Sais pas. M’en fous.
Wren apprécia, avec une pointe de nostalgie. Autrefois, elle savait réagir comme ça, elle aussi.
— La patrouille n’a pas eu le temps de demander, je suppose. Et pour moi, tout le monde se ressemble.
Le gnome, l’assistant de Beyl, se mit à glousser. La griffonne lui tapota aussitôt sur l’épaule. L'heure n’était pas franchement aux fous rires. Même si c’était drôle. Et surtout si ça venait d’un Ignorant.
Wren envoya un message mental à Bart, le membre du Quad le plus proche.
« Un expert en arts martiaux, rétorqua celui-ci. Un drakneef l’a engagé pour acquérir les bases de l’autodéfense, au moment où les vigiles commençaient à sévir en ville. »
Ah… Sans doute le drakneef qui était venu au rapport un peu plus tôt. Et c’était cet homme-là qui avait réussi à lui donner cette étonnante assurance ? Wren était impressionnée. Mais que faisait cet homme ici ? Et qui le payait ?
« Il s’est engagé volontairement quand on a commencé à organiser les patrouilles. Il a été nommé chef de patrouille, une semaine plus tard. Et pas seulement parce que personne d’autre ne voulait faire le job. Les Fatae l’apprécient… »
Bart émit un grognement, ce qui fit sursauter son voisin.
« Tu le croiras ou pas, mais c’est le seul en qui les Fatae aient confiance. Vraiment. Et, crois-moi, c’est pas une histoire d’amour. Rien à voir. »
Si Bart l’affirmait, alors, on pouvait le croire. Le Talent avait du flair et il n’était pas le représentant de Manhattan pour rien. En tout cas, certainement pas à cause de sa charmante personnalité. Dans le milieu, on le surnommait volontiers « Bart le Taureau ».
— Bah, tant que personne n’en meurt, commenta Wren à haute voix.
— Oui, on parle un peu trop de confiance, ces derniers temps.
— Elle viendra pourtant, intervint Colleen en se rapprochant de Wren.
Personne ne l’avait invitée à ce petit dialogue mental, mais Voix-de-son-Maître avait décidé de s’imposer.
— Les Indépendants, les membres du Conseil, les Fatae, les Humains… Tous prennent des risques et montent en première ligne. Ensemble ils apprennent à compter sur leurs collègues, à compenser les faiblesses des uns et des autres, à faire fonctionner le réseau et la logistique que nous fournissons. Ensemble, ils apprennent à maintenir la sécurité en ville.
Colleen esquissa un sourire paisible, très « Aimons-nous les uns les autres », qui fit frissonner Wren.
— Ce que nous construisons en ces temps difficiles est tout simplement remarquable.
Bart regarda fixement Voix-de-son-Maître. Wren n’avait pas besoin de message mental pour deviner ce que pensait le représentant de Manhattan, à cet instant. Tout ça, c’étaient de belles paroles, pour faire oublier le comportement plutôt malhonnête de sa patronne. Comme s’il suffisait de clamer haut et fort qu’on était tous dans le même bain aujourd’hui pour effacer les erreurs passées.
Eh bien, non. Il faudrait bien que quelqu’un rappelle à Mademoiselle Peace and Love que le Conseil avait refusé de traiter avec les Fatae.
Et même si on supposait que Voix-de-son-Maître pensait uniquement aux Humains… Eh bien, Wren ne pouvait s’empêcher d’être mal à l’aise. Elle n’était pas du genre à proclamer que ce qui a été devait continuer à être, mais la nature d’un Talent, c’était d’être égoïste, individualiste, non conformiste… Et si ce petit jeu collectif se poursuivait longtemps, retrouveraient-ils leur nature profonde ? Ou bien, Mme Howe finirait-elle par gagner son pari, en réussissant là où la menace avait échoué ?
Wren n’en avait pas la moindre idée. Mais cette perspective la rendait franchement nerveuse. Même si, globalement, les nouvelles étaient plutôt bonnes.
Ce n’est pas ton problème. Tu es là pour donner des conseils si on t’en demande. Et si ça commence à sentir le brûlé et qu’on cherche des coupables, ce n’est pas toi qu’on désignera.
Enfin, elle l’espérait. En réalité, son instinct lui disait, ou plutôt lui hurlait de fuir et d’aller se cacher dans le premier trou venu pendant que les choses allaient encore à peu près bien.
— Peut-être que oui, répondit-elle à Colleen. Peut-être que non.
Elle se leva avec toute la nonchalance dont elle était capable.
— Si vous voulez bien m’excuser… Des affaires m’appellent ailleurs.
Il était temps d’écouter de nouveau son instinct. De laisser la politique aux politiciens. Bart était plutôt bon à ce jeu-là, et de plus, il aimait ça. Pour sa part, elle préférait savoir où elle mettait les pieds et à qui elle tendait la main. Ou à quoi. Par exemple, un chèque. Il était plus que temps d’aller travailler : grâce à Sergueï, elle avait une nouvelle mission à planifier.
— Valère, on a besoin de toi.
Bart était visiblement de très mauvaise humeur. Résultat d’un sale caractère typiquement new-yorkais, d’un abus de café et de deux heures de sommeil, en tout et pour tout. Et Wren n’avait franchement pas envie de gérer ce mélange explosif maintenant.
— Non, vous n’avez pas besoin de moi.
— Madame Valère, intervint Voix-de-son-Maître, je pense vraiment…
Subitement, Wren en eut assez. Assez, assez et assez de cette corde qu’ils essayaient de lui passer autour du cou. Assez de toutes ces contorsions diplomatiques, de tous ces mots qu’on retournait soixante fois dans la bouche avant de les prononcer. Assez de tous ces gens qui estimaient qu’elle serait « si heureuse » de faire encore cette petite chose pour eux.
Non, non et non. Cette « petite chose » ne la rendait pas du tout heureuse. Ni maintenant, ni jamais.
A peine le temps d’y penser, et elle déclencha son processus d’invisibilité. A fond. Même un Talent ne parviendrait pas à la voir. Encore un cran, et même la femme qui se tenait devant elle oublierait qu’elle avait parlé avec Wren Valère.
Désarçonné, Bart secoua la tête, puis se tourna pour inspecter la pièce. Wren avait littéralement disparu. De l’arrière-salle de la boulangerie. Et de leur mémoire.
Elle remonta le col de son manteau et posa la main sur la poignée de la porte.
— Très grossier, ça, Jenny-Wren.
Elle avait seize ans. C'était au lycée. Elle était entrée dans son bureau, en retenant un gloussement à l’idée de passer sous le nez de son mentor.
Evidemment, elle aurait dû se douter qu’il la sentirait.
— Comment as-tu… ?
— Ce fichu truc que tu mâchonnes sans arrêt. Il sent fort. Tu as l’air d’une vache en train de ruminer.
Wren avait cessé un instant de retourner son chewing-gum dans la bouche.
— Tu es vraiment très douée, Jenny-Wren. Tu aurais probablement réussi à filer sous mon nez, si tu avais pensé à camoufler tous les sens. Pas seulement la vue. Mais c’est grossier, gronda de nouveau Neezer, avant de refermer le livre qu’il était en train d’annoter. Alors, évite de le faire simplement parce que tu en as les moyens. Ça aussi, c’est grossier.
Wren émergea dans la rue et referma la porte de la boulangerie derrière elle. Baissant les yeux, elle posa son regard sur la tartelette aux amandes qu’elle tenait au creux de sa paume. Ça aussi, c’était une habitude.
L'habitude de prendre ce qui lui plaisait. L'habitude de disparaître quand elle ne voulait plus être embêtée.
C'est grossier, Jenny-Wren.
Ses souvenirs étaient en train de disparaître. De fondre tout doucement sur les bords. Le centre restait vif, mais les contours s’affaiblissaient, s’évanouissaient. Année après année, l’image de Neezer perdait de sa force. Sa voix, son visage, quand elle avait touché la poignée de la porte, n’avaient pas réussi à empêcher l’inévitable.
Cette absence était encore douloureuse. Elle ne devait pas la laisser surgir — ou des larmes amères lui brûleraient la gorge.
Jetant le gâteau dans la poubelle la plus proche, elle s’essuya les mains sur son manteau, enfila ses gants et rajusta son bonnet. Puis elle se dirigea vers son appartement, déterminée à oublier tout ce ballet diplomatico-politique.
Wren n’aimait pas se montrer impolie. Mais parfois, c’était tout simplement une question de survie.
Et la politesse n’avait pas empêché Neezer d’être aspiré par la folie. De la laisser seule. Sans mentor.
Sentant que cette pensée lui grignotait insidieusement le cerveau, elle la repoussa et l’enferma loin, très loin en elle. Pour laisser la place aux autres inquiétudes du moment.
Sergueï. Son travail. Le temps. Sa mère. L'argent. la Trêve.
Lee. Les Fatae qui, Dieu seul savait pourquoi, comptaient sur elle.
Facile à dire, que tu vas tout laisser tomber ! Plus difficile à faire…
Soucieuse, elle quitta la ligne 6 et sortit du métro pour attraper le bus qui la conduirait chez elle. Avisant un siège près de la fenêtre, elle s’y glissa aussitôt. Personne ne vint s’installer à côté d’elle — petite victoire à laquelle elle ne prêta guère attention. Même la vue du pâle soleil hivernal, au milieu d’un ciel d’un bleu éclatant, ne parvint pas à la distraire. Ses neurones s’acharnaient sur cette pensée, avec l’obstination du chien rongeant son os. Fixant d’un air absent la petite cicatrice qui barrait le dos de sa main — vestige de sa lutte avec le molosse —, elle laissa son esprit vagabonder autour de ce qu’elle avait vu ou entendu. Tout tournoyait, pêle-mêle. C'était une mosaïque de morceaux qui refusaient de s’assembler, comme les pièces de puzzles différents. Un bout de Trêve par-ci, un bout de promesse non tenue par là. Un morceau de pont là-bas. De pont…
Quelle était, déjà, cette comptine où il était question de pont ? « Le pont de Londres tombe… » ?
Mue par un automatisme, Wren se leva et appuya sur le bouton. Son arrêt approchait. Lorsqu’elle se retrouva à l’air libre, elle frissonna. Soleil ou pas soleil, l’hiver était encore là, et il vous le faisait sentir. Bon, où en était-elle ? Ah oui… Le pont. Le problème, c’est qu’elle était une voleuse. Pas un détective. Un détective, lui, saurait comment combiner tous ces fichus morceaux, comment leur donner un sens. Et d’abord, pourquoi avait-elle fourré son nez dans cette histoire ?
Qu’allons-nous devenir ? Qu’avons-nous fait ? Est-ce que je ne leur ai pas donné un conseil stupide, parfaitement et totalement stupide ?
— Ton erreur première, chérie, c’est de croire qu’on va survivre à cette horreur d’hiver…
— Dieu du ciel ! Danny !
A sa connaissance, personne n’était jamais mort d’un arrêt du cœur, dans sa famille. Mais peut-être finirait-elle par briser la tradition, un de ces jours.
— Bon sang, comment… ?
— Tu étais en train de nous la jouer « live », ma poulette.
Danny avait l’air parfaitement humain, des oreilles aux chevilles. Parce que là, c’était une autre paire de… bottes. Les fameuses bottes de cow-boy de Danny dissimulaient soigneusement deux magnifiques sabots. Cet héritage maternel avait contraint Danny à quitter ses fonctions d’inspecteur de police au NYPD, le jour où ces messieurs de la police avaient imposé une visite médicale annuelle. Depuis, il s’était mis à son compte.
Wren était plutôt du genre silencieuse, par goût personnel, et aussi pour des raisons professionnelles. Quand elle ouvrait la bouche, c’était pour dire quelque chose de précis à quelqu’un en particulier.
Même si un petit malin réussissait à déchiffrer le code de son Courant, il serait incapable de l’« espionner ». Pour arriver à remonter jusqu’à elle, il serait obligé d’entrer en contact. Ouvrir ses oreilles psychiques ne lui suffirait pas.
Wren n’était pas du genre bavard.
Sauf que Voix-de-son-Maître s’était immiscée dans sa conversation avec Bart. Peut-être y avait-il des fuites dans son système. L'idée était plutôt… troublante.
— Tu étais en train de me filer avec intention, lança-t-elle d’un ton accusateur.
— Ma chérie, quand on file quelqu’un, c’est forcément avec intention.
Wren se mordit la lèvre pour retenir la réplique qui venait de surgir à son esprit. Quoi de pire qu’un flic, sinon un ancien flic ?
— Alors ? Tu ne veux pas te confier à ton vieux copain ? reprit-il.
— Non.
Danny possédait le réseau d’informateurs le plus efficace de la ville — anciens collègues du NYPD, mouchards en tout genre, citoyens respectables, et quelques personnages peu recommandables. S'il s’adressait à elle pour avoir des renseignements, c’est que dans le système de la Trêve, au moins, il n’y avait pas de fuite. Ce qui, en soi, relevait du miracle.
Alors, elle n’allait quand même pas devenir le maillon faible de l’histoire, ou le panier percé, ou… Enfin, bref, ce n’était sûrement pas elle qui vendrait la mèche !
— Allez, Valère…
Danny n’était pas en train de la cajoler, mais ça y ressemblait fort.
— J’ai toujours partagé avec toi…
C'était vrai. Quand ça l’arrangeait. Il avait pratiquement assisté en direct à l’explosion de la bombe paranormale. Pour autant, il n’avait livré aucune information intéressante à Wren. Disons… aucune information qu’elle aurait été incapable de découvrir par elle-même. D’un autre côté, il lui avait tout de même évité de mener une enquête. Et surtout, il était venu voir si tout allait bien pour elle.
Elle connaissait peu de personnes qui en auraient fait autant. Donc, elle ne pouvait pas l’envoyer balader comme ça.
— La Trêve fonctionne, lança-t-elle, sans le regarder, en reprenant sa marche.
Un peu comme si elle se parlait à voix haute. Après tout, elle était connue pour cette « petite particularité » dans la Cosa.
— Le Conseil coopère. Pour l’instant, ils n’ont pas donné grand-chose. Juste quelques informations sur les agressions contre les Fatae. Mais c’est déjà ça.
— Donc, ce n’étaient pas eux les coupables, hein ?
Wren aurait volontiers haussé les épaules si elle ne s’était pas sentie subitement épuisée. Toutes ces journées passées à écouter parler, à attendre le bon moment pour intervenir et dire quelque chose d’utile, à observer, analyser, exactement comme pour une mission de Récupération… Sans bénéficier, en retour, de la petite poussée d’adrénaline qui vous maintient en alerte et vous fait avancer.
Elle était épuisée, lessivée, à bout. Tout ce qu’elle voulait, c’était se fourrer sous la couette avec quinze paquets de Speculoos et oublier Manhattan, la terre, la lune et tout l’univers. Ce qui ne risquait pas de lui arriver dans l’immédiat. Ni même demain ou après-demain.
— Il se pourrait que les vigiles ne soient que de foutus racistes, comme il en pousse de temps à autre, ajouta-t-elle. Croire au complot, c’est probablement juste faire de la paranoïa.
— Tu crois ?
Vu le ton qu’il adoptait, Danny devait être franchement sceptique.
— Valère, ces vigiles n’ont pas deux sous de cervelle. Il y a quelqu’un derrière eux. Pour les diriger, ou les utiliser.
— Bon sang, Danny ! Comment veux-tu que je sache ? On ne me paye pas pour croire à quoi que ce soit. On me paye pour observer et donner des conseils.
Et « payer » était un bien grand mot, compte tenu de ce qu’elle recevait.
— Et ce n’est pas toi qui me payes. Donc, tu ne recevras aucun conseil.
— Pfff ! Tu es dure en affaires, ma poulette. Où est-ce que tu as appris les manières fortes ?
Cela lui venait de Sergueï. Et dire que son partenaire croyait qu’elle ne l’écoutait pas…
— Et si je t’invitais à déjeuner ? Je pourrais t’acheter avec le super poulet maison de Jimmy, hein ?
Wren sentit la salive lui monter à la bouche, et elle accéléra le pas. Son plat préféré !
— Non, merci, Danny.
Depuis un bon mois maintenant, elle n’avait plus rien commandé chez Noodles. Ce qu'O.P. avait remarqué, et même Sergueï. Mais ni l’un ni l’autre n’avaient osé émettre le moindre commentaire. C'est vrai qu’elle était cruellement en manque de nourriture chinoise… Sauf qu’il était hors de question qu’elle remette les pieds là-bas tant que « tout ça », c’est-dire sa vie entière, continuait à être un désastre.
Ce n’était peut-être pas logique, mais c’était simple : aller chez Noodles signifiait recevoir un billet de fortune. Et recevoir un billet de fortune signifiait recevoir un message de son Voyant. Or, son Voyant était l’un des plus redoutables de la ville de New York. Peut-être même de l’Etat tout entier. Et Wren n’avait pas envie de savoir, mais alors, pas du tout. Or, une fois que vous aviez reçu ce maudit billet, vous saviez.
Ce qui était pire que de faire des suppositions ou de se livrer au petit jeu des devinettes.
D’accord, elle se racontait peut-être des histoires, mais de toute façon, elle était beaucoup trop épuisée pour s’amuser à philosopher. Et si elle était en train de perdre les pédales, mieux valait éviter d’imposer sa compagnie aux autres, dans l’immédiat.
— Dan, écoute, je t’aime beaucoup, mais j’ai des choses à faire. Un truc qu’on appelle le « boulot », tu vois ? Du genre qui permet de payer le loyer, de se remplir l’estomac… Donc, choisis une autre victime culinaire, veux-tu ?
Danny n’était pas un ami intime, mais ils étaient suffisamment proches pour qu’il ne se vexe pas. Un jour, sans doute, il refuserait de lâcher prise, mais ce jour n’était pas encore venu.
— Bon, garde tes petits secrets, Valère. Et n’oublie pas de te nourrir. Sergueï est un Russe, il aime les femmes avec un peu de chair dessus.
Un vrai mec de Chicago, songea-t-elle en évitant soigneusement de laisser le Fatae s’immiscer dans ses pensées.
Ils se séparèrent au bout de la rue et, l’espace d’une seconde, Wren faillit courir après le Fatae. Non, se gourmanda-t-elle sévèrement. Si elle avait tellement envie de soupe chinoise, eh bien, elle n’avait qu’à choisir un autre restaurant. Après tout, il n’y avait pas que Noodles à New York. Et tant pis si elle avait l’impression de commettre un adultère et de tromper Jimmy.
— Oublie cette pensée, ma fille. Prends-en une autre, ton cerveau en est plein, déclara-t-elle à voix haute.
Sergueï était passé, la nuit dernière, pour déposer le dossier sur le client. Elle n’avait pas pris le temps de le feuilleter parce qu’il y avait ce rendez-vous prévu au Q.G. de la Trêve, à une heure impossible le lendemain matin. Mauvais, ça. Et très paresseux.
D’habitude, elle se fichait pas mal de l’heure pour travailler. L'aube, le crépuscule, le milieu de la journée ou de la nuit, chaque moment avait ses avantages et ses inconvénients. Ce qu’elle détestait, par-dessus tout, c’était de sortir du lit. Même si Sergueï la réveillait avec une grande tasse de café.
Pour l’instant, tout ce qu’elle avait en tête, c’était le bref exposé que son partenaire lui avait fait l’autre jour. Autant dire pas grand-chose. Or, Wren aimait réfléchir en marchant, et là, elle n’avait rien à se mettre sous la dent — ou plutôt sous le neurone — d’ici à son appartement. Quel gâchis…
— Bon. Creuse-toi un peu la cervelle, ma fille. Que sais-tu exactement ? Petit un, le client est un Profane.
Ça, elle commençait à en avoir l’habitude. Si elle devait compter uniquement sur la Cosa pour obtenir du boulot, elle habiterait un studio dans le Queens, pas un trois pièces dans le Village.
D’après Sergueï, pas un escroc, ni un sale type.
En général, il ne se trompait pas.
Objet de la mission : des documents. Donc, rien de courantiel.
Courantiel. C'était sa dernière invention : le mot signifiait « animé par du Courant ou susceptible d’en véhiculer ». Elle l’avait forgé lors d’une dispute avec Bart, qui avait trouvé le mot particulièrement hideux. Raison pour laquelle elle avait décidé de le conserver et de l’utiliser, même quand Bart n’était pas dans les parages.
L'homme en uniforme de la ville, occupé à dégager le trottoir avec une pelle, leva la tête et la dévisagea. Fallait croire que la seule différence entre un SDF et un directeur général, aujourd’hui, c’était la technologie. D’abord, la plupart des sans-abri ne se baladaient pas avec des écouteurs : ils se parlaient vraiment à eux-mêmes. Ensuite, elle avait pris une douche ce matin. Or, les vagabonds, généralement, ne sentaient pas le savon à la sauge et à la lavande. Enfin, c’était ce qu’elle croyait. Ou espérait. Parce qu’elle payait cette merveille parfumée assez cher pour ne pas avoir envie qu’on la confonde avec une « eau de clochard ».
Bon, le client fait de la politique… Donc, il a dû en énerver quelques-uns. Demander à Sergueï de recenser les dernières bagarres privées ou publiques,
s’il ne l’a pas déjà fait, et établir la liste des suspects possibles. A partir de là, les choses sérieuses pourront commencer.
Wren était si profondément plongée dans ses pensées qu’elle ne remarqua pas la silhouette qui se glissait derrière elle. Des doigts crochus se refermèrent sur son épaule. Poussant un cri aigu, comme si on venait de lui marcher sur la queue, elle fit volte-face.
— C'est pour vous. Je vous cherchais. Prenez.
L'espace de quelques secondes, Wren fut en proie à une confusion totale. Sous l’effet de la surprise, son Courant s’était réveillé en sursaut, et elle rattrapa de justesse les serpents affolés.
La créature qui se tenait devant elle était si flétrie qu’elle paraissait sans âge et sans sexe. Et Wren aurait été bien en peine de dire à quelle espèce elle appartenait. Manifestement, elle était inoffensive. Sauf qu’habituellement, la jeune femme était invisible aux yeux de tous les citoyens qui arpentaient cette ville — passants anonymes, mendiants, dealers et autres vendeurs de religion.
A en juger par ses minuscules yeux noirs au regard perçant, la créature devait être dotée de rayons X. Euh… Qu’avait-elle dit exactement ? Qu’elle la cherchait ?
— Prenez !
Sans réfléchir, Wren tendit la main et ses doigts se refermèrent autour d’un petit objet grumeleux aux contours familiers. Poussant un grognement, elle esquissa un geste pour le rendre.
— Non ! Non ! C'est pour vous, seulement pour vous. Gardez-le !
Wren ouvrit la main et regarda fixement le petit biscuit qui commençait à s’effriter sur le cuir de son gant, délicatement entouré d’une bandelette de papier… Relevant les yeux, elle s’aperçut que la créature avait disparu.
— Doux Jésus…
Les Voyants. Ils vous tombaient dessus, même quand vous ne vouliez pas d’eux. En somme, ils ne vous laissaient guère le choix…
Wren défit la bandelette, enfourna le biscuit dans sa bouche et se mit à mastiquer rageusement. D’accord, le Voyant de Jimmy était le meilleur. D’accord, ses cookies n’étaient pas mauvais. Mais ce n’était pas l’heure de la lecture. Avant toute chose, il fallait qu’elle se remplisse l’estomac et…
Une idée lumineuse lui traversa l’esprit. Maintenant qu’elle avait ce maudit billet, elle pouvait s’offrir un repas chinois, non ? Enfonçant la bandelette de papier dans sa poche, elle reprit sa route d’un pas vif.


Sergueï l’attendait. Installé dans le salon, son compagnon buvait du thé en écoutant un truc qui écorchait littéralement les oreilles, genre technomachin-chose.
— Tu aimes ? demanda-t-il.
— Je déteste.
Sergueï tendit la télécommande et éteignit la chaîne. Wren l’observait, abasourdie. Soudain, elle réalisa qu’il devait être plus de 17 heures — ce dont elle ne s’était pas aperçue à cause de la lumière sombre du jour — et que la galerie n’était pas ouverte le mardi soir. D’où la présence de son partenaire dans l’unique fauteuil du salon.
— Noodles ? interrogea-t-il en fixant le sac de papier que tenait Wren.
— Non. Wan Moon.
Un autre traiteur chinois. Wren continuait à garder une dent contre Jimmy. Et puis, ce traiteur avait l’avantage d’être situé plus près de chez elle, de faire venir ses billets de fortune d’une petite usine locale, et d’offrir, par conséquent, des messages dépourvus de toute personnalisation.
— Qu’est-ce qui a mis fin à l’embargo ?
Sergueï suivit Wren jusque dans la cuisine.
— J’ai reçu un message.
Elle posa les barquettes sur le comptoir, avant de plonger la main dans sa poche et d’en sortir le billet. Sergueï s’en empara, tandis que la jeune femme s’installait sur un tabouret pour se consacrer avec délice à sa drogue favorite — un croustillant poulet au soja enrobé d’une sauce au miel fondante.
— « Un homme affamé sait faire cuire sa soupe sur le pont en feu. »
Sergueï secoua la tête.
— Visiblement, il n’a pas changé de style.
Les messages du Voyant de Jimmy étaient toujours obscurs, raison pour laquelle ils étaient particulièrement agaçants. Ils ne se trompaient jamais, mais vous ne vous en rendiez compte qu’une fois plongé jusqu’au cou dans les problèmes. Par conséquent, ils n’étaient guère utiles.
Elle. Je suis presque sûre que c’est une femme. Evidemment, à son âge, ça n’a plus tellement d’importance.
— Quel âge lui donnes-tu ?
— Je ne lui en donne plus, en fait.
Wren haussa les épaules.
— La garce m’a couru après.
C'était la deuxième fois qu’une Voyante lui mettait le grappin dessus, et Wren n’était pas sûre d’apprécier. Ça lui donnait l’impression d’être considérée comme une sorte de pivot dans le cours des événements, et elle n’aimait pas être considérée comme un pivot dans le cours des événements.
— Ce n’est pas toi qui m’as dit, un jour, que tu ne pouvais pas échapper à un Voyant, une fois qu’ils t’avaient dans leur ligne de mire ? demanda Sergueï en la considérant avec une prudente sympathie.
— Effectivement. Le truc, c’est d’arriver à les esquiver suffisamment longtemps…
Wren poussa un soupir.
— Bah, de toute façon, le mal est fait. Et comme je ne comprends rien au message, je vais m’offrir le luxe de continuer à l’ignorer.
Si au moins, c’était un conseil utile, du genre : « Evitez les rassemblements les nuits de pleine lune » ou « Tenez-vous loin des fous », elle aurait pu faire quelque chose. Mais cuire sa soupe ? Et sur un pont en feu ? Pas son truc du tout, ça. Même pas au-dessus d’une cuisinière.
Wren avala la dernière bouchée de poulet, considéra la barquette vide, puis la jeta à la poubelle avec un soupir. Quand c’était fini, c’était fini.
— Bon. La liste ?
Sergueï désigna le dossier posé sur le comptoir, près de la jatte où elle lançait ses clés quand elle rentrait à la maison.
— Notre client est un garçon très occupé, semble-t-il.
— Comme nous tous, non ? grommela-t-elle en filant dans le couloir, le dossier à la main.
Elle l’ouvrit et entreprit de le feuilleter. Dieu du ciel, il en avait, des ennemis, cet homme-là ! Sergueï avait eu la bonne idée d’annoter chaque nom d’un trait de couleur codifiée, de relier ceux qui allaient ensemble — enfin, de faire tout ce pour quoi il était si doué.
— Bon, je te laisse t’en occuper.
La voix assourdie de son partenaire eut juste le temps de traverser la bulle de concentration qui se formait autour d’elle, puis ce fut le silence.