23 janvier, 18 h
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Ce qu’il y avait de sympa avec la neige, c’était
qu’elle était capable de vous transformer les quartiers les plus
miteux de Manhattan en une vraie féerie. Les couleurs et les sons
s’atténuaient, le rythme frénétique de la ville s’apaisait, et une
valse lente de flocons ouatés enveloppait la City.
La scène était magique. Sauf que Wren Valère avait
les yeux ailleurs. Et, plus précisément, sur deux serrures haut de
gamme censées empêcher toute effraction et qui venaient d’être
lancées sur le marché. Professionnelle jusqu’au bout des doigts,
Wren tenait à observer de près les deux joujoux afin de comprendre
leur fonctionnement et de les maîtriser facilement le jour où elle
en croiserait un spécimen sur sa route — et qu’elle n’aurait pas le
temps de lire le mode d’emploi. Dans le métier très particulier
qu’elle exerçait, on ne vous laissait généralement pas de seconde
chance. De toute façon, question chance, Wren avait dû épuiser au cours des douze derniers
mois les réserves de toute une vie.
Parfois, elle ne comprenait pas ce qui lui
arrivait. Le principe premier de son travail, c’était « Occupe-toi
de tes affaires, et seulement des tiennes ». Et elle consacrait
l’essentiel de son temps à gérer des histoires dont elle se serait
volontiers passée. La politique, quelle malédiction ! Et toutes ces
réunions à n’en plus finir… Un cauchemar.
Pour être honnête, il fallait avouer qu’elle s’en
occupait aussi pour sauver sa peau — notamment face au Conseil des
Mages qui avait essayé de les manipuler, Sergueï et elle — et
accessoirement, celle de ses copains Fatae — les membres
non-humains de la Cosa Nostradamus.
— Hé, Valère !
La voix venait de l’autre bout de la pièce, à un
mètre environ sur la droite et à peu près trente centimètres
au-dessus du sol. Et en parlant de Fatae…
Wren Valère réfréna un soupir.
Le job de Récupératrice n’était pas de tout repos.
Elle avait étudié les meilleurs Maîtres, elle s’était tenue au
courant des dernières évolutions — pas seulement dans son domaine,
mais dans tous ceux qui pourraient lui servir, un jour ou l’autre.
Elle avait appris à maîtriser la force magique qui vivait en elle,
elle avait exercé son corps, tonifié ses muscles, augmenté sa
capacité respiratoire, amélioré sa souplesse. Elle avait obligé son
corps et son esprit à travailler en harmonie, passé des heures
enfermée dans un espace clos
et étroit, appris à prévoir le moment juste pour partir en
chasse.
La patience était devenue une seconde nature. La
concentration. L'obstination.
Or, cette concentration et cette obstination
avaient été fichues en l’air. Pas par un client idiot ou une cible
impossible, non. Pas même par la neige qui étouffait la ville, mais
par son compagnon.
Wren évita de tourner la tête en direction de la
voix, pour ne pas encourager son interlocuteur.
— Valère, à quoi ça sert ?
La jeune femme lança un rapide coup d’œil.
— A ouvrir les serrures, rétorqua-t-elle, d’un ton
bref.
L'objet de son irritation reposa l’outil sur la
petite table près de lui et en prit un autre.
— Et celui-là ?
Wren puisa encore dans sa réserve de
patience.
— Il ouvre une serrure différente.
— Et celui-là ?
Cette fois, Miss Patience haussa les épaules avec
fatalisme et s’enfuit par la fenêtre.
— C'est pour me curer les dents. Bon sang, O.P. !
Tu veux bien reposer ma trousse et laisser mes outils tranquilles ?
Ces trucs super délicats que tu manipules dans ta grosse patte
coûtent une fortune ! La moitié d’entre eux sont faits sur
mesure.
Assise en tailleur sur le sol, Wren se souleva
légèrement et ôta des pattes d'O.P. une chose en céramique
recouverte d’un vernis noir anti-reflet, genre brosse à dents pour
fan de gothique — sauf que
les fibres de verre sur la pointe étaient sensibles à des
vibrations nettement plus délicates que celles provoquées par
l’émail.
— Pfff ! Mademoiselle a ses nerfs, on
dirait.
La peluche à poils blancs grimpa sur le banc placé
sous l’unique fenêtre de la pièce et dévisagea la jeune femme de
ses yeux noirs striés de rouge. Puis elle aperçut le tableau de
liège accroché sur le mur et pointa une griffe acérée vers un
dessin au crayon punaisé dessus.
— C'est le cheval empaillé que tu pourchasses ? Ça
fait combien de temps que tu travailles sur cette affaire ?
— Cinq ans.
Wren refusa de lever les yeux pour faire
comprendre au démon qu’il était temps pour lui de déménager sa
fourrure ailleurs. Sans espoir.
O.P. émit un grognement qui ressemblait à un vague
bruit de succion humide, parfaitement répugnant, et pour lequel son
museau aplati semblait d’ailleurs conçu.
— Têtue, hein ? Tu continues à être payée pour le
boulot ?
— J’ai été payée il y a cinq ans, espèce de sale
carpette.
Tout n’était pas toujours une question d’argent.
Bien souvent, la réputation était aussi en jeu. Wren Valère
n’abandonnait jamais, ne laissait jamais une mission en plan.
Quelle que soit la mission.
D’accord, parfois, il était aussi question d’argent. Elle avait tellement vu sa
mère, le front soucieux
devant un porte-monnaie plus souvent vide que plein… Aussi, quand
Sergueï Didier, homme d’affaires talentueux, avait pris en main sa
carrière, alors qu’elle n’était encore qu’une ado, Wren avait enfin
eu la possibilité — et le Talent nécessaire — pour changer cette
situation. Au fil des ans, sa réputation et ses tarifs avaient
grandi. Si elle continuait à se montrer prudente et à travailler,
le jour où son appartement, dans l’East Village, passerait en
copropriété, elle serait assez riche pour l’acheter. Aujourd’hui,
en tout cas, elle pouvait s’offrir le luxe d’être guidée par son
ego et non plus seulement par la nécessité.
Enfin, au moins dans le choix de ses
missions.
Dans la petite pièce qui servait de bibliothèque
flottait une odeur de fromage et de poivrons refroidis. Wren et
O.P. étaient entourés de trois piles de livres, d’un amoncellement
de papiers et des restes de deux pizzas. La chaleur sèche qui
montait des vieux radiateurs chatouillait le nez de la jeune
femme.
L'ego aussi avait ses nécessités.
Wren n’avait pas encore réussi à mettre la main
sur cette sorcière, la Vieille Sally. Elle se doutait que ses
clients, des descendants du premier propriétaire de la jument
empaillée, avaient tiré un trait sur leur investissement initial.
Sauf qu’elle ne pouvait pas abandonner.
Elle se fichait bien de savoir où se trouvait ce
maudit sac de paille, porteur des présages les plus funestes, mais
sa fierté professionnelle était en jeu. Alors, même si elle devait
lui consacrer son dernier souffle, elle attraperait cette sacrée
jument par la crinière et elle la ramènerait à la maison. Un jour. Quand tout le
reste serait réglé…
Wren sourit amèrement. La Cosa était en train de
se battre pour sa survie, face à un ennemi que personne n’avait
réussi à identifier et qui était déterminé à chasser tous les «
monstres » de la ville. Les anciens employeurs de Sergueï les
faisaient tourner en bourrique. Et le Conseil des Mages suivait à
la lettre leur mantra préféré, « On ne sait rien, on ne fait rien
». Ouais… Peu de chances pour que le reste en question se règle
vite.
Pourtant, les premières semaines de la nouvelle
année avaient été étrangement, voire agréablement calmes. Personne
n’avait jeté de bombe paranormale dans son quartier. Personne
n’avait essayé de soudoyer, menacer, détourner ou ennuyer ses amis.
Sergueï était parti en voyage d’affaires pour sa galerie d’art. Et
elle était en train de réduire à néant sa pile de factures. La
ville tout entière semblait marquer une pause.
A cause du temps.
— Il neige toujours, annonça O.P. qui avait
renoncé à dévisager Wren, et venait de coller sur la fenêtre la
boule noire qui lui servait de museau.
Son haleine couvrait la vitre d’un vaste halo de
buée qu’il effaçait d’une large patte griffue. Laquelle patte,
combinée à la fourrure blanche et aux petites oreilles rondes dont
il était affublé, lui avait valu le surnom d’Ours Polaire — O.P.
pour les intimes.
— Ce n’est pas un scoop, grommela Wren. Ça fait
sept heures qu’il neige.
Elle aussi, le constant rideau blanc qui
couvrait la ville la rendait
dingue, mais elle prenait son mal en patience. Et sans la neige,
l’accord qu’elle avait contribué à imposer entre le Conseil des
Mages et les Solitaires des Trois Etats, à savoir que tout ce
monde-là se tiendrait gentiment par la main sans se taper dessus —
du moins tant que les « exterminateurs de vermine » continueraient
à chercher leur ration de sang —, n’aurait pas tenu une
semaine.
Et si ces racistes forcenés s’étaient
momentanément calmés, ce n’était certainement pas parce que, pour
la première fois de son histoire, la Cosa essayait de faire front
uni. Pas la peine de croire au miracle. Simplement, le froid
mordant avait dû calmer les ardeurs. Et le fait que les victimes
potentielles se tenaient sagement au chaud devait y être pour
quelque chose aussi.
Peu importait la raison, pourvu qu’on puisse
respirer un peu.
O.P. se détourna de la fenêtre et sauta du banc,
manquant de peu la boîte de pizza.
— Hé, il en reste un morceau !
— Sers-toi.
— J’en peux plus, répliqua-t-il, légèrement
perturbé par le constat.
— Tu n’en peux plus ?
Du coup, elle leva les yeux.
— Oh… Le plus-gros-estomac-de-tout-Manhattan est
plein ? Ça, c’est vraiment un scoop !
— Zut ! rétorqua la peluche en roulant de gros
yeux. Moi, je voulais un poulet kung pao, mais mademoiselle
refusait de manger chinois. Alors, question scoop…
Ignorant
l’intervention du démon, Wren se mit debout et esquissa une grimace
en entendant ses genoux émettre un craquement désagréable. Elle
sentait le Courant s’agiter dans son centre, prêt à saisir
n’importe quel prétexte pour s’amuser un peu. Contrôle. Garder le
contrôle. O.P. savait parfaitement pourquoi elle n’avait pas
envie de manger chinois. Parce que dans cette ville, avec la
cuisine chinoise, on vous servait aussi des petits billets de
fortune qui avaient salement tendance à être rédigés par des
Voyants. Parfois, ne pas savoir ce qui allait vous tomber sur le
coin du nez était tout simplement une bénédiction.
Wren compta une première fois jusqu’à dix, puis
recommença en russe — c’étaient les seuls mots qu’elle connaissait
dans cette langue, à l’exception de quelques jurons. Du calme, ma fille. O.P. était sur les nerfs. Elle
l’était aussi. Pas le moment de tout faire exploser.
C'était le troisième jour d’affilée qu’il
neigeait, cette semaine, et le deuxième qu'O.P. s’était réfugié
chez elle. Elle aurait volontiers renvoyé cette carpette chez elle,
mais Sergueï n’ayant pas pu rentrer pour cause d’aéroports fermés,
elle avait été assez contente d’avoir de la compagnie. Au point de
lui dire qu’il pouvait rester aussi longtemps qu’il voulait.
Et « longtemps » semblait rimer avec « toujours »,
pour le démon.
Bon, elle ne savait pas non plus à quoi
ressemblait le petit nid d'O.P., ni même si c’était seulement
vivable… La loi obligeait les propriétaires à fournir le chauffage
lorsque la température descendait au-dessous d’un certain seuil, mais Wren était certaine que
l’ours n’aurait pas appelé pour récriminer, encore moins pour
porter plainte.
— Il faut qu’on sorte, annonça-t-elle finalement.
Qu’on fasse quelque chose.
C'est-à-dire, autre chose que de manger et
d’éparpiller des papiers dans tous les coins. De toute façon, tant
que la peluche continuerait à s’agiter à côté d’elle, elle
n’arriverait pas à se concentrer sur ses dessins de serrure.
— Comme tu viens justement de le faire remarquer,
répondit le démon avec raideur, les flocons tombent depuis un bon
moment et il doit bien y avoir quarante centimètres de neige,
dehors. Ce qui, au cas où tu l’aurais oublié, est un problème pour
moi.
Wren détacha son regard de la fenêtre et se tourna
pour détailler le démon, qui s’efforçait de la toiser du haut de
son mètre vingt. L'image d'O.P. enseveli dans un paysage de neige
immaculée, avec juste le museau noir et le bout de ses griffes qui
émergeaient, la fit rire pour la première fois depuis plusieurs
jours.
La peluche remua les oreilles à toute allure, ce
qui indiquait un état de vexation extrême.
— Allez, viens, on sort, lança-t-elle
résolument.
En quelques minutes à peine, Wren laça ses bottes,
enfila un pull et s’emmitoufla dans sa parka la plus épaisse. L'air
glacé la gifla délicieusement, après la chaleur confinée de son
appartement, et elle tendit la langue pour goûter les petits
cristaux délicats qui voltigeaient doucement dans les airs.
Juste à ce moment-là, O.P. déboula sur le
perron. Dévalant les marches,
il vint se coller au tas de neige le plus proche. Une grimace
triomphante fendit son museau d’une oreille à l’autre : il sortait
vainqueur de la comparaison avec bien douze centimètres de
différence.
La rue n’avait pas été dégagée depuis plusieurs
heures et les trottoirs étaient impraticables. La jeune femme et le
démon se frayèrent un chemin au milieu de la chaussée, précédés par
la buée de leur haleine qui se cristallisait aussitôt dans l’air
nocturne.
Dans son immense majorité, la population avait
choisi de rester calfeutrée chez elle. Wren les imaginait, le nez
collé au petit écran pour suivre les bulletins météo, ou au
contraire, fermant farouchement les rideaux pour ignorer la
tempête.
Quelques intrépides avaient néanmoins tenté
l’aventure, comme eux. Elle aperçut deux ados en train de
construire un bonhomme de neige difforme et coiffé de la casquette
des Yankees. Et pas moins de trois groupes de gosses qui couraient
dans tous les sens comme s’ils n’avaient jamais vu de neige de leur
vie.
Peut-être bien, d’ailleurs, qu’ils n’en avaient
jamais vu autant. La neige pendant les fêtes de fin d’année,
c’était courant autrefois, mais depuis quelques années, les hivers
avaient été plutôt secs.
Wren fronça les sourcils sous son bonnet de laine.
Est-ce qu’on devait s’inquiéter du phénomène, c’est-à-dire
autrement que du point de vue climatique ? Elle hocha la tête. Non,
après la vague de chaleur de cet été, c’était plutôt normal que
l’hiver soit rude. Donc, pas
besoin d’imaginer un truc sinistre… ou surnaturel.
De toute façon, mis à part quelques orages de
temps à autre, les Indépendants et les Mages se gardaient bien de
jouer avec la météo. Mère Nature pouvait se montrer bien plus
redoutable que dix Talents réunis, et bien moins prévisible que
n’importe quel Sorcier siphonné.
Le printemps viendrait. Un jour. D’ici là, eh
bien, il lui suffisait d’apprécier la paix providentielle que
pouvait apporter une tempête de neige à une ville qui en avait
désespérément besoin. Et empiler quelques couvertures de plus, la
nuit, paraissait un prix raisonnable à payer en échange de cette
tranquillité.
Bon, d’accord, les trois quarts de la ville
ignoraient pourquoi ils avaient désespérément besoin d’un
déchaînement de Mère Nature. Mais Wren, elle, le savait. Les
nouvelles responsabilités qui pesaient sur elle avaient fini par
l’épuiser. Marcher perpétuellement sur la corde raide, négocier,
sourire, convaincre… alors qu’elle n’avait qu’une envie : envoyer
tout bouler et se fourrer sous sa couette !
S'occuper des autres, ça n’était vraiment pas son
truc. En fait…
— Hé, Valère !
Wren tourna la tête et reçut une volée de poudre
blanche et froide sur la joue.
— Arghh !
Les larmes lui vinrent aux yeux, mais elle parvint
à sourire.
— Espèce de descente de lit à la noix !
Se
penchant, elle murmura une incantation qui fit fondre la neige
juste ce qu’il fallait pour la modeler en boule. A l’instant où
elle visait entre les deux yeux noirs du démon, un hurlement atroce
déchira le chuintement des flocons qui tombaient sans répit. Sa
main se figea dans l’air et les poils d'O.P. se hérissèrent.
— Bon sang, c’est quoi ça ? s’étrangla-t-il.
Déséquilibrée par le choc du Courant qui venait
brutalement de se réveiller dans son centre, Wren glissa et tomba
dans la neige.
— Par là, parvint-elle à articuler en se relevant.
Ça vient de là !
Ils foncèrent tant bien que mal dans la
poudreuse.
— Oh, mon Dieu…, laissa échapper son compagnon en
s’arrêtant net.
Frottant nerveusement ses pattes contre sa
fourrure, il était incapable de détacher son regard de la scène
horrible qui s’offrait à leurs yeux.
Wren avait vu mourir un ange, une fois. Tabassé à
mort, dans une allée, par des vigiles. Ce n’était pas une image
qu’on pouvait oublier, un ange en train d’agoniser…
Sauf que là, c’était dix fois, cent fois
pire.
— Seigneur, ayez pitié de nous, dit-elle doucement
en réfrénant un désir inattendu de se signer.
— Nom d’un petit bonhomme, je les hais, tous
autant qu’ils sont, grommela O.P. avant d’ajouter une nouvelle fois
à voix basse : Mon dieu…
Les anges étaient l’espèce ailée la plus ancienne
des Fatae. Et depuis
maintenant bientôt deux décennies qu’ils faisaient partie de la
Cosa, Wren n’en avait jamais vu aucun avec les ailes déployées. A
vue d’œil, celles-ci mesuraient plus de deux mètres de long.
C'était difficile à dire avec certitude, étant donné que l’ange
avait été suspendu par les pieds à un lampadaire. Sa face
antérieure était ouverte du nez à la poitrine. La cavité vide béait
atrocement.
Le sang gouttait d’une entaille au cou et tombait
sur le trottoir, tachant de cramoisi le manteau de neige
immaculée.
— Ça recommence, murmura Wren.
Pour les vertus protectrices de la tempête de
neige, eh bien, on repasserait.