4.
Les yeux fixés au plafond, Wren se demanda quel était l’idiot qui avait décrété un jour que compter les moutons avait un effet soporifique. Pour elle, « mouton » ne rimait pas avec « sommeil ».
D’habitude, l’espace rassurant de sa chambre, avec ses lourds rideaux verts et sa peinture sombre sur les murs, était une invitation à dormir. Ce soir-là, bizarrement, sa tanière lui faisait plutôt l’effet d’un cercueil. Wren observa le jeu d’ombres au plafond et se demanda pourquoi.
— Trop calme, conclut-elle finalement.
Ça faisait peut-être un peu cliché, mais c’était vrai. Wren était habituée au vrombissement des voitures, au ronron des hélicoptères ou des garde-côtes, au grondement des chantiers, aux Klaxon, aux sirènes… Bref, à tout ce qui faisait que New York avait la réputation d’être une ville qui ne dormait jamais. Sauf que la neige de ces derniers temps avait tout recouvert d’un manteau étouffant. Et sans ce bruit de fond, elle était incapable de dormir.
Et… son autre option, c’est-à-dire réveiller Sergueï pour le faire souffrir avec elle, comportait un hic : à savoir réveiller Sergueï. Ce qui était plus facile à faire par téléphone qu’en direct, comme elle avait eu l’occasion de le découvrir. Pas parce qu’il serait fâché après elle, non, mais parce qu’il était beaucoup trop mignon quand il dormait. Ses traits impénétrables de super homme d’affaires se détendaient et s’adoucissaient. Ses cheveux impeccablement coiffés s’ébouriffaient et tombaient en mèches rebelles sur ses yeux ou sa bouche, soulevées par son souffle à intervalles réguliers.
Elle dévisagea son compagnon dans la faible lueur de la chambre. C'était rare de le voir aussi détendu. Ces derniers mois avaient été si intenses, entre les petits jeux de pouvoir du Conseil, les vigiles, la présence probable derrière ces exterminateurs d’une organisation dangereuse…
A quoi il fallait maintenant ajouter le stress supplémentaire lié aux négociations tripartites, entre Indépendants, Fatae et Mages, qui lui flanquaient un horrible mal de ventre et faisaient naître de nouvelles rides autour des yeux de Sergueï.
D’ailleurs, la prochaine étape de cette aventure aurait lieu cet après-midi, et elle avait intérêt à être en forme, donc à se reposer. Et regarder le plafond en écoutant son homme ronfler, ce n’était pas cela qui l’aiderait.
Wren repoussa le drap et glissa doucement hors du lit. Le contact froid du sol la fit frissonner et elle enfila rapidement sa robe de chambre. Puis, se penchant, elle remonta délicatement les couvertures sous le menton de son compagnon.
Dans le doute, agis. S'ils sont trop nombreux, fuis. Si tu ne dors pas, occupe ton esprit jusqu’à l’obsession. Juste quelques petits principes, mais assez efficaces. Sans rien allumer, elle remonta le couloir en direction de la cuisine, sortit un Diet Sprite du Frigidaire, un paquet de biscuits du placard, et repartit en sens inverse, vers son bureau. Une fois la porte soigneusement refermée derrière elle, elle s’autorisa à presser l’interrupteur.
— Ouch !
L'éclat soudain lui fit cligner des yeux. S'installant confortablement dans le fauteuil, elle mit en route l’ordinateur, posa sa canette loin de tout l’amas de fils et de câbles qui entouraient la machine, et attrapa avec satisfaction un biscuit. Rien de tel, à 2 heures du matin, qu’un petit gâteau sec fourré à la crème fondante.
L'écran s’alluma et les icônes familières apparurent. Bon, la Vieille Sally, d’abord. Wren parcourut rapidement les dernières infos concernant cette jument de malheur. Depuis trois mois, elle n’avait presque rien obtenu de nouveau, mais peut-être que son état insomiaque lui permettrait de percevoir quelque chose ou d’établir un lien qui lui avait échappé jusque-là.
Evidemment, si son boulot se composait uniquement d’adrénaline et d’action, ce serait formidable. Malheureusement, elle avait l’impression que ça devenait de plus en plus administratif. Etait-ce parce que Sergueï lui donnait davantage à faire de ce côté-là, ou parce que les missions qu’elle prenait demandaient plus qu’un plan et une prière ? A moins que ce ne soit à cause de ce sentiment de frustration qui l’accompagnait perpétuellement, ces derniers temps.
— C'est la dernière raison qui est la bonne, décréta-t-elle à voix haute.
Toujours, il y avait eu des recherches préliminaires à effectuer. Autrefois, elle en éprouvait plus de plaisir, c’est tout.
— Et flûte.
Fermant la fenêtre, elle regarda pensivement son écran, puis, soudain, tendit la main et pianota rapidement sur le clavier. Ça faisait un petit moment qu’elle n’avait pas eu le temps de s’asseoir pour chatter un peu.
Sacré Talent : Salut, Im’ !
« Im’ » pour « produit de ton imagination ». Wren ne put s’empêcher de sourire en tapant sa réponse.
Talent des Villes : Salut à toi.
Sacré Talent : Je m’inquiétais. Comment va ?
Wren ne savait rien de la personne qui se cachait derrière ce pseudonyme, sinon qu’elle appartenait à la Cosa, que c’était une femme et qu’elle vivait dans l’hémisphère Sud. Et, à en juger par leur dernière conversation, qu’elle était membre du Conseil, là-bas. Wren lui avait fait part — délicatement — des craintes qu’elle éprouvait à l’époque sur l’implication du Conseil dans les agressions contre les Fatae, et les tentatives d’intimidation dont les Indépendants étaient victimes. L'Australienne avait très vivement réagi : pour elle, le Conseil était incapable de ce genre d’actions. Sa colère avait été si forte que son Courant avait court-circuité le système.
Sacré Talent : Je te dois des excuses.
Talent des Villes : Pas de problème, mon système est en pleine forme.
Sacré Talent : Waouh ! Mais, euh, je ne parlais pas de ça, enfin si, non, tu sais, je veux dire pas la façon dont j’ai réagi, mais pourquoi…
Wren attendit. Sacré Talent n’était pas du genre indécis, d’habitude, mais c’est vrai que la situation avait été… embarrassante. Perdre le contrôle et faire sauter un système, c’était un incident qui se produisait régulièrement, mais on se sentait toujours un peu idiot après.
Sacré Talent : J’ai posé des questions. Ecouté. Il n’y a que les commérages à aller plus vite que le Courant. Et dès que j’ai laissé traîner mon oreille, eh bien, j’ai entendu des choses… Louée sois-tu !
Talent des Villes : Ouais…
Honnêtement, elle ne savait pas comment réagir. C'était déjà assez déplaisant de savoir que sa réputation s’était répandue de l’autre côté de l’océan, en Italie, alors découvrir que de l’autre côté de la planète…
« Ne fanfaronne pas, ma fille. Tu ne sais pas ce qu’elle a entendu. Tu ne sais même pas si elle connaît exactement ton identité, mis à part le fait que tu es une Indépendante qui vit dans la région de New York… »
Talent des Villes : Et… que disent-ils ?
Sacré Talent : Que le Conseil a perdu la boule, là-bas.
Oh… Donc, rien sur elle. Parfait. Sauf que Wren aurait préféré être l’objet des bavardages. Son propre comportement, elle pouvait le maîtriser, mais si la situation à l’intérieur du Conseil de New York était mauvaise au point que même les membres des autres Conseils dans le monde en parlaient, alors là…
Sacré Talent : Honte à eux.
Wren tiqua. Ces mots avaient dû demander un effort considérable à son interlocutrice. La règle première quand on appartenait au Conseil, c’était l’unité, la deuxième était l’obéissance, et la troisième, eh bien… il s’agissait de ne pas plaisanter avec les deux premières ! Bavarder en famille, c’était une chose, mais admettre une faiblesse pareille devant une étrangère — une Indépendante, en plus —, c’en était une autre.
Talent des Villes : Je suis désolée.
Elle prit le risque d’envoyer une pulsation de regret, pour donner plus de poids à ses mots.
Sacré Talent : Et zut ! Ne t’excuse pas ! Vous avez de sérieux problèmes, chez vous, si la moitié de ce qu’on entend est vrai…
Une sensation d’exaspération atténuée, avec une pointe d’inquiétude.
Sacré Talent : Mais toi… Tu vas bien ?
Wren se raidit, puis esquissa un sourire.
Talent des Villes : Pas mal. C'est… compliqué ici, mais on se débrouille. Toi ?
Dans ce mot tout simple, il y avait une question informulée. Une peur. Que l’attitude de KimAnn se répande et que les Conseils, ici et ailleurs, ne se retournent contre les Solitaires pour les obliger à marcher au pas.
Sacré Talent : Ça va. On attend de voir.
Wren poussa un soupir. Les mots en cachaient d’autres. Tant que Sacré Talent et ses amis étaient sur leurs gardes, ils ne laisseraient pas le mal s’enraciner chez eux…
Talent des Villes : Super.
Alors, pourquoi avait-elle le sentiment que ni elle ni son interlocutrice n’éprouvaient un sentiment de joie délirante ?
Sacré Talent : Temps que je déconnecte. Prends soin de toi, ‘Im.
Talent des Villes : Toi aussi.
La dernière ligne disparut de l’écran et Wren fixa son ordinateur d’un air absent pendant plusieurs minutes.
Pas d’épidémie, pour l’instant. Mais le monde a les yeux fixés sur nous. Et si nous perdons…
Un spasme douloureux noua soudain son ventre, et les biscuits fourrés à la crème lui parurent subitement écœurants.
— J’ai besoin de café.


Trois heures plus tard, Wren soufflait désespérément sur ses doigts pour les réchauffer. Et tant pis si ses fesses menaçaient de se tranformer en glaçons. La minuscule boutique qu’elle était en train d’étudier était fermement gardée par un rideau de fer. Elle sentait le frémissement des ondes électriques du signal d’alarme. Mentalement, elle fit le compte : porte, fenêtres, plus un détecteur de mouvement.
Rien d’étonnant, vu qu’il s’agissait d’un bureau de prêteur sur gages. Sauf que ledit bureau contenait un objet qu’elle avait l’intention de récupérer avant que l’aube ne se lève. Oh, rien de spécial : juste une petite serrure en or déposée la semaine précédente. Une petite serrure de rien du tout, tout juste chargée d’une signification émotionnelle. De l’image d’un homme depuis longtemps disparu.
— Pourquoi on est pas au chaud à l’intérieur ?
— Personne ne t’a obligé à venir.
La descente de lit à poils blancs haussa les épaules. Son erreur majeure ? S'être pointé aux petites heures dans l’espoir de bénéficier d’un petit déjeuner et de compagnie. Toute la nuit, il avait regardé la neige tomber en tordant ses griffes acérées et, soudain, il avait eu l’intuition fulgurante que Wren ne dormait pas. Il haussa les épaules. Wren avait raison. Il aurait aussi bien pu rester avec Sergueï à boire du café chaud et lire les journaux. Ou alors, il aurait pu rentrer au bercail pour regarder la télé. En réalité, il avait justement opté pour la dernière solution lorsque Wren avait déclaré à la cantonade qu’elle allait « faire un tour ».
Sauf que Wren n’allait jamais simplement « faire un tour ».
La peluche blanche avait échangé un regard avec l’Humain aux yeux ensommeillés. Dans ce genre de duel, il ne savait jamais s’il sortait gagnant ou perdant.
— Bouge pas. Et prends ça.
L'ours attrapa le chronomètre et le petit sac noir qu’elle lui tendait. Wren s’étira lentement, puis se mit en marche. La neige crissait sous ses bottines.
— Valère…
— Bouge pas. Et appuie sur le bouton.
Plus ours polaire que jamais, O.P. était resté là, à regarder la jeune femme traverser souplement la chaussée.
— Du gâteau, murmura-t-elle en évaluant la boutique.
Elle était la meilleure Récupératrice de toute la région, et sans doute de tout le continent. Facile. Presque trop facile.
Le courant électrique de l’alarme était plus dense que celui des systèmes ordinaires. Les câbles étaient chargés de magie, donc, le propriétaire était un membre de la Cosa Nostradamus. Sachant qu’un Talent pourrait essayer d’entrer, il avait protégé sa boutique en conséquence.
Mais elle était la meilleure.
Fermant les yeux, Wren laissa l’air glacé l’envelopper, savourant un instant le contraste entre le froid de la nuit et la chaleur du Courant, puis glissa dans le puits profond où s’agitaient les serpents de couleur, vibrant déjà d’excitation et s’enroulant les uns autour des autres.
Facile. Vraiment facile…
A qui s’adressait-elle ? A la magie qui vivait en elle, à l’alarme devant elle, ou… à elle, tout simplement ? Bah, peut-être aux trois en même temps. Sa respiration se ralentit, ses mains se raffermirent et le Courant s’échappa par le chemin qu’elle avait ouvert. Alors, les deux types d’énergie entrèrent en contact et sa magie s’insinua à l’intérieur du système de sécurité — comme invitée, non comme intruse…
Simple. Mais pas si facile que ça, en vérité. En dépit de l’air froid, Wren sentait la sueur ruisseler sous son bonnet de laine et couler le long de ses tempes. Utiliser la magie brûlait beaucoup, beaucoup de calories.
Bon, la porte, ça, c’était vraiment plus facile. Un tour, et hop, la serrure céda.
L'obscurité, à l’intérieur du magasin, était dense et lourde. Des voyants rouges indiquaient la sortie de secours, tandis qu’une lueur blanche éclairait les casiers sous le comptoir de verre. La serrure que cherchait la jeune femme se trouvait dans l’un de ces casiers.
Wren était une Récupératrice. Elle était engagée par un client pour récupérer les objets appartenant à ce dernier, rien de plus. Même au cours d’un exercice de routine tel que celui-là, vous deviez respecter la discipline. Evidemment, il y avait tant de jolies choses ici qui attendaient de trouver un nouveau foyer…
Choisissant un filament de Courant, elle le façonna en forme de serrure et le relâcha.
Le filament s’échappa dans la pénombre comme un papillon bleu et jaune, et la force mentale qui l’animait le fit littéralement voleter d’un tiroir à l’autre avant de se poser sur le plus éloigné d’entre eux.
— Prends, murmura la jeune femme.
Le papillon se transforma en une multitude d’étincelles qui s’évanouirent dans l’air à mesure que Wren approchait. Sans poser son sac à outils — à ne jamais faire pour ne pas laisser de traces —, elle en retira le fin objet qu'O.P. avait admiré quelque temps auparavant et travailla rapidement sur le loquet.
Sans toucher à rien d’autre, elle s’empara de la serrure posée sur le morceau de tissu et la glissa dans sa poche.
Et ce fut tout.


— Sept minutes, trente-deux secondes, annonça O.P. en regardant le chronomètre, tandis qu’elle émergeait dans la rue, après avoir soigneusement refermé la porte derrière elle et laissé le système d’alarme se reconnecter en douceur.
Wren secoua la tête, écœurée.
— Nul…
— Distraite par quelque chose ?
— Non. Enfin, à peine. Un boulot simple, pas de problèmes. J’aurais dû mettre six secondes, pas plus, bon sang !
— Hum, tu te fais vieille, rétorqua l’ours en hochant la tête. Sûr que les nouveaux Talents vont marcher sur tes plates-bandes et te piquer le travail.
Il lui tendit le chronomètre et épousseta la neige de ses épaules.
— Assister à l’un de tes entraînements est à peu près aussi excitant que de regarder la neige tomber. Pas de truc qui explose, rien. Enfin, bon… C'est l’heure du petit déj’, non ?
Wren leva les yeux vers le ciel, comme si elle espérait que le soleil apparaîtrait derrière les nuages — ou que LA réponse à ses problèmes y serait inscrite en lettres de feu.
— Valère ?
Le démon leva lui aussi les yeux, puis les posa de nouveau sur le visage de la jeune femme, avec une interrogation muette.
— Quelque chose est en train de se préparer. Et on est loin d’être prêts.
L'ours haussa les épaules.
— Un truc que j’ai appris, c’est que personne n’est jamais prêt, parce que ce qui arrive est toujours pire ou mieux que ce qu’on attendait. Et de toute façon, ça ne ressemble jamais à ce qu’on a prévu.
Plongeant sa main dans la poche, Wren palpa délicatement la serrure. Le contact du métal froid lui procura une sensation d’apaisement — mais aucune voix ne surgit dans son esprit pour la conseiller.
— Donc, tu fais quoi dans ce cas-là ?
O.P. se gratta le museau, puis haussa les épaules.
— Tu brûles le pont une fois que tu l'as traversé ?
Wren éclata de rire, et une lueur de satisfaction passa dans les yeux de l’ours. Elle avait réagi comme il l’espérait.
— Tu as raison, espèce de vieille carpette, rétorqua-t-elle en abandonnant la serrure pour retirer ses gants de la poche. Allons dévorer les pancakes que Sergueï va nous préparer.