Par tradition, les réunions du Conseil se tenaient
dans une suite d’hôtel ou une salle privée choisie le jour de la
rencontre et étroitement surveillée. Les Mages Suprêmes n’étaient
pas particulièrement paranoïaques, non. Disons qu’ils étaient
simplement… prudents.
KimAnn Howe avait rompu avec cette tradition, de
la même manière qu’elle avait rompu avec la politique de ses
prédécesseurs à la tête du Conseil du Nord-Est. Elle décidait seule
du lieu de la réunion, et ses subordonnés avaient le choix entre se
soumettre ou refuser de la rencontrer.
Et refuser de rencontrer Mme Howe, ça n’était
jamais un bon calcul.
A première vue, la dirigeante du Conseil n’avait
rien d’un monstre. C'était une vieille dame fine et élégante, aux
cheveux argentés relevés en chignon et aux doigts délicats qui, à
cet instant, manipulaient avec grâce une tasse en porcelaine.
L'expression de son visage, en revanche, aurait donné des
cauchemars à Mussolini lui-même.
Rares
étaient les Indépendants qui avaient eu le plaisir de la connaître.
En tant que représentant de Wren Valère, Sergueï avait eu
l’occasion d’assister à une réunion du Conseil présidée par Mme
Howe. Wren elle-même avait eu affaire à la dame de fer à plusieurs
reprises — et elle n’était pas près d’oublier ce jour où la
dirigeante était apparue sur son seuil pour rencontrer ceux qu’elle
considérait comme des fauteurs de trouble. Néanmoins, chaque fois,
Mme Howe avait arboré son visage officiel.
Ce qui n’était pas le cas à cet instant
précis.
En réalité, depuis que la nouvelle de l’alliance
avec le Conseil de San Diego avait été divulguée, la vieille dame
ne s’était plus montrée en public. De son côté, la Troïka avait
gardé le silence sur ce qu’elle savait pour s’assurer que le
Conseil se joindrait au reste de la Cosa dans la lutte contre les
vigiles. Toutes les parties en présence étaient néanmoins
parfaitement conscientes qu’il s’agissait d’un compromis
temporaire. Le but des Mages Suprêmes était d’imposer l’ordre et la
soumission, ce qui était contraire à tous les principes — et au
caractère — des Indépendants. Ce conflit appartenait à une autre
tradition ancienne que Mme Howe était farouchement résolue à
briser.
— Madame ?
KimAnn acquiesça d’un léger signe de tête et la
jeune femme inclina la théière pour remplir la tasse de la vieille
dame. Une subtile odeur de jasmin emplit la pièce, se mêlant au
parfum des roses qui s’épanouissaient dans un vase placé sur la
table.
Puis la jeune femme se rassit dans son
fauteuil, légèrement en
arrière de celui de la dirigeante. Une assistante parfaite, selon
l’avis de KimAnn Howe, et douée d’une excellente mémoire.
Cependant, la vieille dame ne pouvait s’empêcher de regretter sa
secrétaire particulière, dont les commentaires, après chaque
réunion, étaient généralement fort précieux. Quoi qu’il en soit,
aujourd’hui, il était préférable que Colleen, assignée à l’Equipe
de la Trêve, ne soit pas présente pour entendre la conversation qui
se déroulait entre les quatre murs de son propre bureau.
— Vous suggérez donc que nous filions, la queue
entre les jambes ?
Mme Howe darda ses yeux perçants sur les deux
interlocuteurs qui lui faisaient face. Le dédain glacé qui perçait
dans sa voix aurait définitivement paralysé Mussolini.
— Je pense que nous devons maintenir l’ordre
nous-mêmes, sans l’intervention de quiconque, rétorqua le premier
interlocuteur, imperturbable. Ce qui, évidemment, ne peut se faire
tant que nous prenons part à ce… ces querelles.
L'homme était un franc-tireur, insolent et libre.
Toutes qualités qui avaient plu à KimAnn lorsqu’elle s’était mise
en quête de personnalités capables de conforter son pouvoir. Pour
ne rien gâcher, il était intelligent. Particulièrement grossier et
souvent imprudent, certes, mais intelligent.
Sa proposition était politiquement justifiée et
méritait qu’on y prête considération.
— C'est vous qui m’avez entraînée dans cet imbroglio. Qu’est-ce qui vous a
pris de rencontrer un représentant de ces… vigiles ?
Sébastian Bailey, le dirigeant du Conseil de San
Diego, crispa légèrement les doigts sur sa tasse.
— Ce sont eux qui m’ont contacté. Je n’écarte
aucun allié potentiel avant de l’avoir jugé par moi-même.
— Vous auriez dû m’en parler avant d’entreprendre
quoi que ce soit dans ma ville.
— Vous ne me teniez pas encore en laisse, à ce
moment-là.
L'aveu avait dû lui brûler la gorge, même proféré
à l’abri de ces murs épais. La dirigeante sourit et se laissa aller
contre le dossier de son siège. Elle venait une nouvelle fois
d’affirmer sa supériorité, et elle était prête, par conséquent, à
se montrer gracieuse.
— Il y a peut-être un moyen de tirer profit de
tout ceci, Heather.
La jeune femme se redressa aussitôt.
— Faites passer le mot. Aucun membre du Conseil
n’offrira son secours à un Indépendant ou un Fatae, à moins,
naturellement, que sa propre sécurité ne soit en jeu.
— Madame…
Heather n’était certes pas Colleen, mais elle
avait du cran. KimAnn pouvait au moins lui reconnaître cette
qualité.
— Oui ?
— Nous nous sommes engagés. Nous ne pouvons nous
retirer des patrouilles.
— Le traité a été rompu. Tout membre du Conseil
qui le souhaite peut continuer, de son propre chef, à arpenter les rues la nuit. Libre
à chacun de prendre des risques s’il le souhaite. Nous
n’appliquerons aucune sanction, mais nous ne prendrons pas en
charge les blessés.
En d’autres termes, ils devraient régler eux-mêmes
la facture de l’hôpital, et ne pas compter sur la sécurité sociale
du Conseil.
KimAnn pinça ses lèvres délicatement fardées,
esquissant une moue songeuse.
— Cette organisation, le… Silence. Ils emploient
la Récupératrice Valère, ainsi que d’autres Talents, n’est-ce pas
?
— Oui.
Heather avait préparé le dossier.
— Qui parle en leur nom ?
— Madame… Nous l’ignorons.
— Je vous demande pardon ?
Elle haussa un sourcil argenté. Heather s’agita
nerveusement.
— Nous savons par les rapports de Colleen que,
pour une raison ou pour une autre, ils agissent contre la Cosa.
Certains Talents travaillant pour eux ont… disparu.
— Des Talents de chez nous ?
— Non, madame.
— Découvrez qui est à la tête de l’organisation.
Je veux rencontrer cette personne immédiatement.
Aucun être détenant un pouvoir dans cette ville ou
possédant une quelconque influence sur la Cosa ne devait échapper
au tribunal de Mme Howe. Pour être évalué et, le cas échéant, exploité ou
maîtrisé s’il était dangereux.
— Peut-être cette organisation détient-elle la clé
de nos problèmes. D’abord, en nous permettant de prouver que nous
ne sommes pas… Comment disent les enfants, déjà ? Le Grand Méchant
Loup. Ensuite, pour créer une menace… plus efficace.
KimAnn laissa échapper un délicieux rire
perlé.
— Dire que nous pensions créer un tigre de papier,
alors que pendant ce temps, deux d’entre eux rôdaient déjà en ville
!
La réunion prit fin sur cette conclusion et chacun
prit congé de la vieille dame.
— Tu vas trop loin, Kimmie.
La dirigeante se tourna vers la quatrième personne
présente dans la pièce et qui était restée silencieuse jusque-là.
Personne au monde n’avait le droit de l’appeler ainsi, hormis son
mari. Et son mentor.
— Tu as été manipulée, exactement comme toi, tu as
manipulé les autres durant des années. Cette volte-face est
peut-être justifiée, mais elle n’est pas juste.
— Explique-toi, Elizabeth.
KimAnn dévisagea son interlocutrice. C'était une
femme menue et desséchée qui, en dépit de son aspect de dryade,
était parfaitement humaine. Et suffisamment âgée pour se rappeler
le temps où KimAnn était un jeune Talent plein de promesses.
— Je me suis déjà expliquée. Tu te laisses
emporter par ta peur.
Mais le coup avait porté.
— Seule la peur peut transformer une femme en
tyran. Et c’est précisément ce que tu es devenue.
— Tu remets en cause ma stratégie ? Toi qui m’as
appris à maîtriser le pouvoir, à contrôler les autres au moyen de
leurs propres désirs ?
— Le goût du pouvoir engendre les dictateurs. Mais
un dictateur peut se montrer bienveillant, même au cœur de la
terreur qu’il fait régner. Le tyran, lui, a sans cesse besoin de
dominer et de maltraiter.
Ses mains parsemées de taches de vieillesse se
déplaçaient avec agileté au-dessus de la couverture dont elle était
en train de coudre l’ourlet.
— Je suis telle que l’on m’a faite, répliqua
KimAnn. Puissante.
Sa voix s’adoucit et prit cette inflexion qu’elle
réservait uniquement à son mari et son mentor.
— Je m’efforce de faire au mieux pour les Talents.
Tous les Talents. Tu étais d’accord avec moi, autrefois.
— Je n’ai pas changé, rétorqua Elizabeth d’une
voix tranchante. Je considère toujours les Indépendants comme une
erreur. Je le pensais déjà avant que tu naisses. Simplement,
j’essaie de t’empêcher de céder à la folie des grandeurs. Tu vas
trop loin en prenant contact avec des étrangers à la Cosa. Ça
finira mal, pour tout le monde.
***
Wren
ajusta le col de sa veste en pestant contre les mèches de cheveux
qui s’immisçaient à l’intérieur. L'été, elle adorait pouvoir
relever ses cheveux en chignon, mais l’hiver, c’était chaque fois
la même histoire, avec les bonnets et les écharpes. Un de ces
jours, elle finirait par les couper jusqu’aux oreilles. Ou les
raser carrément.
Elle n’avait toujours pas reçu son justaucorps.
Bah, pour cette mission, elle n’en avait pas besoin… La cible était
un citoyen ordinaire, pas une célébrité ou un multimilliardaire.
Donc, pas de propriété gardée par des molosses, ni de système de
sécurité sophistiqué. De plus, il conservait les documents chez
lui.
Du gâteau.
Sauf que dans ce genre d’affaire, rien n’était
jamais du gâteau.
D’expérience, elle savait que les missions faciles
pouvaient virer au cauchemar. Certes, elle essayait de tout
planifier, de tout prévoir, mais une fois sur place, c’était une
autre paire de manches.
Redressant les épaules, elle monta vivement les
marches. Son pull roulé en laine blanche la démangeait, et sa jupe
bleu marine lourdement empesée gênait un peu sa démarche. Une
doudoune confortable et une paire de bottines souples — elle avait
renoncé aux chaussures vernies — complétaient sa tenue de
collégienne.
Evidemment, elle avait largement dépassé l’âge de
porter ce genre de vêtements, mais comme elle avait activé son
processus d’invisibilité, personne ne verrait la différence. Les
gens penseraient simplement avoir croisé une jeune fille qui rentrait de l’école, un
peu tôt, c’est vrai — mais rien d’anormal.
Elle atteignit la porte d’entrée. Elle savait que
l’alarme n’était pas enclenchée. En fait, le système ne
fonctionnait que la nuit — il fallait croire que pour les
propriétaires, les voleurs n’opéraient pas le jour. Grossière
erreur. La petite serviette de cuir qu’elle tenait dans sa main
gauche s’ouvrit avec un déclic et, de l’autre main, elle en retira
un minuscule crochet métallique. Un voleur moyen consacrait environ
quinze secondes à ouvrir une porte moyenne. Wren ne faisait pas
partie de la moyenne : elle n’avait besoin que de dix
secondes.
Si, à cet instant, quelqu’un s’avisait de jeter un
œil sur elle, il verrait simplement une jeune fille qui éprouvait
une certaine difficulté à tourner sa clé dans la serrure.
Cela dit, la serrure en question était
d’excellente qualité. Wren se résolut finalement à envoyer un
filament de Courant dans le crochet pour lui donner la forme
nécessaire.
C'était assez humiliant, et plutôt ennuyeux, car
Wren était très fière de ses talents de crocheteuse de serrures.
Mais l’essentiel, c’était que la mission soit accomplie.
Le hall d’entrée était à peu près aussi grand que
son appartement, et meublé avec goût. Visiblement, la politique
payait mieux que le crime.
L'escalier, le bureau, se répéta-t-elle pour
empêcher ses pensées de dériver vers la sublime statue d’une jeune
danseuse qui s’étirait avec grâce.
Une
domestique. Une cuisinière. La domestique fait ses courses. La
cuisinière est sourde et quitte rarement son domaine.
Habituellement, Wren n’avait pas besoin de se
remémorer ses notes, mais en l’occurrence, ce petit exercice était
nécessaire pour empêcher que son esprit ne parte dans une autre
direction.
Vers le Quad, par exemple. Ou vers Sergueï.
Concentration, Valère.
Concentration.
Elle gravit l’escalier en chêne poli. Avec sa
chance, elle allait tomber tête la première sur la cuisinière ou,
pire, sur la cible qui serait rentrée inopinément chez elle.
Cependant, elle franchit la dernière marche sans avoir croisé
personne, et s’engagea sans bruit dans le couloir.
Première chambre, deuxième chambre… Ah, voilà la
salle de bains.
C'était là que se trouvait le coffre. Wren s’était
donné exactement vingt-neuf minutes, entrée et sortie comprises,
et…
— Oh, oh…
Elle souleva délicatement son pied et enjamba le
rayon laser qui courait à hauteur de cheville.
— Pas mal, les enfants ! lança-t-elle, avec un
petit claquement de langue appréciateur.
Bon, c’était un petit inconvénient. Pas prévu,
mais il était possible que le système ait été installé par le
propriétaire, auquel cas, cela expliquerait que Sergueï n’en ait
pas fait mention dans son rapport.
Le coffre ne pouvait s’ouvrir qu’une fois par
jour. Un sourire féroce fendit les lèvres de Wren. Ils
avaient pensé à tout, sauf à
un tout petit détail : le mécanisme de fermeture fonctionnait grâce
à des piles électriques. Un petit filament, et hop, le tour était
joué !
Tic-tac, jolie
serrure
C'est l’heure, c’est
l’heure
Laisse-moi entrer
!
Docilement, le coffre obéit et laissa Wren entrer
le code sans protester. Première tentative… Deuxième… Elle sentait,
à l’arrière de son crâne, son horloge mentale qui égrenait
impitoyablement les secondes. Au septième essai, un déclic se fit
entendre. Parfait.
La plupart du temps, c’était bête comme chou de
découvrir un code. Il suffisait d’avoir quelques infos sur la vie
privée de la cible. Pas la date d’anniversaire, non. Ça, même les
idiots savaient qu’il ne fallait pas l’utiliser. En l’occurrence,
l’individu se servait d’une série de cinq chiffres et deux lettres
dont il changeait simplement l’ordre. Et comme Wren connaissait la
série en question… Heureusement pour la cible qu’elle n’en voulait
pas à son compte en banque !
Elle envoya un remerciement silencieux au dieu de
la paresse, ouvrit la porte métallique et tendit la main…
Qu’elle retira aussitôt.
— Bon sang, qu’est-ce que… ?
Jurant entre ses lèvres, elle se pencha vers le
coffre.
Les documents étaient bien là, pas de problème.
Sauf que sur la pile était posée une branche repliée en forme
d’anneau, ornée de fleurs blanches et de baies rouges.
Dans la magie traditionnelle, le sorbier avait la
réputation d’éloigner les indésirables. Pour cela, il suffisait de
le sécher au moment où la sève était la plus vigoureuse et de
l’enrober avec une incantation.
L'arbre repoussait plus précisément les sorcières.
Ou les Talents. Disons que d’une manière générale, il protégeait
des éclairs. De toute forme d’éclairs — Courant y compris.
Wren émit un petit sifflement.
Mazette ! Ils commencent à devenir sacrément
astucieux. Pas de doute, la vie était plus facile à l’époque où
plus personne ne croyait aux vieilles histoires de magie.
L'ennuyeux, avec la magie ancienne, c’était son
imprévisibilité. Le Courant, au contraire, était extrêmement
scientifique : vous faisiez A, et la conséquence, c’était B. A
supposer, évidemment, que vous sachiez canaliser l’énergie
électrique.
La vieille magie était infiniment plus aléatoire
et rusée. Si vous n’étiez pas totalement Profane, en vous exerçant,
vous pouviez arriver à sentir cette puissance. Et il existait pas
mal de raccourcis, sorbier ou fondamentaux, qui permettaient aux
Humains de faire joujou avec.
Enfin, la plupart du temps, il fallait bien avouer
qu’ils trempaient leur baguette magique dans un truc qu’ils ne
comprenaient pas, en comptant sur les dieux, la chance ou les
amulettes pour les protéger.
Bref, les sorcières et les alchimistes n’avaient
pas entièrement tort : le
sorbier l’empêchait effectivement d’utiliser son Courant.
Mais pas sa main. Pas un poil de magie là-dedans,
rien que du physique. A l’instant où elle posa ses doigts sur les
documents, elle ressentit une vive brûlure. Ça, elle s’y était
attendue. De toute façon, les traces de brûlure ne valent pas comme
preuve, au tribunal.
Un instant, elle eut la tentation d’ouvrir les
dossiers. Non, on verrait ça plus tard… Sagement, elle les fourra
dans la poche intérieure de sa doudoune et déposa dans le coffre
vide une petite plume, avant de repousser la porte.
La serrure se referma avec un déclic, et le
système d’alarme se remit en route. Personne ne saurait rien avant
19 h 27. Et là, ce qu’on découvrirait, ce serait une jolie plume de
roitelet !
Wren avait eu beaucoup de mal à la dénicher, et
elle espérait que la cible comprendrait le message. Wren la
Récupératrice, dite encore « le Roitelet »… Son nom de guerre dans
le milieu.
Enfin, qu’il sache lire ou pas, le type
réfléchirait à deux fois avant de faire main basse sur les biens
d’autrui, la prochaine fois.
Un homme politique honnête est toujours une chose
admirable.
En descendant l’escalier, Wren fit un détour par
la cuisine et piqua une pomme dans le compotier posé sur la table.
Puis elle sortit dans le jour clair et froid en mordant allègrement
dans le fruit volé, très satisfaite d’elle-même.