18.
Par tradition, les réunions du Conseil se tenaient dans une suite d’hôtel ou une salle privée choisie le jour de la rencontre et étroitement surveillée. Les Mages Suprêmes n’étaient pas particulièrement paranoïaques, non. Disons qu’ils étaient simplement… prudents.
KimAnn Howe avait rompu avec cette tradition, de la même manière qu’elle avait rompu avec la politique de ses prédécesseurs à la tête du Conseil du Nord-Est. Elle décidait seule du lieu de la réunion, et ses subordonnés avaient le choix entre se soumettre ou refuser de la rencontrer.
Et refuser de rencontrer Mme Howe, ça n’était jamais un bon calcul.
A première vue, la dirigeante du Conseil n’avait rien d’un monstre. C'était une vieille dame fine et élégante, aux cheveux argentés relevés en chignon et aux doigts délicats qui, à cet instant, manipulaient avec grâce une tasse en porcelaine. L'expression de son visage, en revanche, aurait donné des cauchemars à Mussolini lui-même.
Rares étaient les Indépendants qui avaient eu le plaisir de la connaître. En tant que représentant de Wren Valère, Sergueï avait eu l’occasion d’assister à une réunion du Conseil présidée par Mme Howe. Wren elle-même avait eu affaire à la dame de fer à plusieurs reprises — et elle n’était pas près d’oublier ce jour où la dirigeante était apparue sur son seuil pour rencontrer ceux qu’elle considérait comme des fauteurs de trouble. Néanmoins, chaque fois, Mme Howe avait arboré son visage officiel.
Ce qui n’était pas le cas à cet instant précis.
En réalité, depuis que la nouvelle de l’alliance avec le Conseil de San Diego avait été divulguée, la vieille dame ne s’était plus montrée en public. De son côté, la Troïka avait gardé le silence sur ce qu’elle savait pour s’assurer que le Conseil se joindrait au reste de la Cosa dans la lutte contre les vigiles. Toutes les parties en présence étaient néanmoins parfaitement conscientes qu’il s’agissait d’un compromis temporaire. Le but des Mages Suprêmes était d’imposer l’ordre et la soumission, ce qui était contraire à tous les principes — et au caractère — des Indépendants. Ce conflit appartenait à une autre tradition ancienne que Mme Howe était farouchement résolue à briser.
— Madame ?
KimAnn acquiesça d’un léger signe de tête et la jeune femme inclina la théière pour remplir la tasse de la vieille dame. Une subtile odeur de jasmin emplit la pièce, se mêlant au parfum des roses qui s’épanouissaient dans un vase placé sur la table.
Puis la jeune femme se rassit dans son fauteuil, légèrement en arrière de celui de la dirigeante. Une assistante parfaite, selon l’avis de KimAnn Howe, et douée d’une excellente mémoire. Cependant, la vieille dame ne pouvait s’empêcher de regretter sa secrétaire particulière, dont les commentaires, après chaque réunion, étaient généralement fort précieux. Quoi qu’il en soit, aujourd’hui, il était préférable que Colleen, assignée à l’Equipe de la Trêve, ne soit pas présente pour entendre la conversation qui se déroulait entre les quatre murs de son propre bureau.
— Vous suggérez donc que nous filions, la queue entre les jambes ?
Mme Howe darda ses yeux perçants sur les deux interlocuteurs qui lui faisaient face. Le dédain glacé qui perçait dans sa voix aurait définitivement paralysé Mussolini.
— Je pense que nous devons maintenir l’ordre nous-mêmes, sans l’intervention de quiconque, rétorqua le premier interlocuteur, imperturbable. Ce qui, évidemment, ne peut se faire tant que nous prenons part à ce… ces querelles.
L'homme était un franc-tireur, insolent et libre. Toutes qualités qui avaient plu à KimAnn lorsqu’elle s’était mise en quête de personnalités capables de conforter son pouvoir. Pour ne rien gâcher, il était intelligent. Particulièrement grossier et souvent imprudent, certes, mais intelligent.
Sa proposition était politiquement justifiée et méritait qu’on y prête considération.
— C'est vous qui m’avez entraînée dans cet imbroglio. Qu’est-ce qui vous a pris de rencontrer un représentant de ces… vigiles ?
Sébastian Bailey, le dirigeant du Conseil de San Diego, crispa légèrement les doigts sur sa tasse.
— Ce sont eux qui m’ont contacté. Je n’écarte aucun allié potentiel avant de l’avoir jugé par moi-même.
— Vous auriez dû m’en parler avant d’entreprendre quoi que ce soit dans ma ville.
— Vous ne me teniez pas encore en laisse, à ce moment-là.
L'aveu avait dû lui brûler la gorge, même proféré à l’abri de ces murs épais. La dirigeante sourit et se laissa aller contre le dossier de son siège. Elle venait une nouvelle fois d’affirmer sa supériorité, et elle était prête, par conséquent, à se montrer gracieuse.
— Il y a peut-être un moyen de tirer profit de tout ceci, Heather.
La jeune femme se redressa aussitôt.
— Faites passer le mot. Aucun membre du Conseil n’offrira son secours à un Indépendant ou un Fatae, à moins, naturellement, que sa propre sécurité ne soit en jeu.
— Madame…
Heather n’était certes pas Colleen, mais elle avait du cran. KimAnn pouvait au moins lui reconnaître cette qualité.
— Oui ?
— Nous nous sommes engagés. Nous ne pouvons nous retirer des patrouilles.
— Le traité a été rompu. Tout membre du Conseil qui le souhaite peut continuer, de son propre chef, à arpenter les rues la nuit. Libre à chacun de prendre des risques s’il le souhaite. Nous n’appliquerons aucune sanction, mais nous ne prendrons pas en charge les blessés.
En d’autres termes, ils devraient régler eux-mêmes la facture de l’hôpital, et ne pas compter sur la sécurité sociale du Conseil.
KimAnn pinça ses lèvres délicatement fardées, esquissant une moue songeuse.
— Cette organisation, le… Silence. Ils emploient la Récupératrice Valère, ainsi que d’autres Talents, n’est-ce pas ?
— Oui.
Heather avait préparé le dossier.
— Qui parle en leur nom ?
— Madame… Nous l’ignorons.
— Je vous demande pardon ?
Elle haussa un sourcil argenté. Heather s’agita nerveusement.
— Nous savons par les rapports de Colleen que, pour une raison ou pour une autre, ils agissent contre la Cosa. Certains Talents travaillant pour eux ont… disparu.
— Des Talents de chez nous ?
— Non, madame.
— Découvrez qui est à la tête de l’organisation. Je veux rencontrer cette personne immédiatement.
Aucun être détenant un pouvoir dans cette ville ou possédant une quelconque influence sur la Cosa ne devait échapper au tribunal de Mme Howe. Pour être évalué et, le cas échéant, exploité ou maîtrisé s’il était dangereux.
— Peut-être cette organisation détient-elle la clé de nos problèmes. D’abord, en nous permettant de prouver que nous ne sommes pas… Comment disent les enfants, déjà ? Le Grand Méchant Loup. Ensuite, pour créer une menace… plus efficace.
KimAnn laissa échapper un délicieux rire perlé.
— Dire que nous pensions créer un tigre de papier, alors que pendant ce temps, deux d’entre eux rôdaient déjà en ville !
La réunion prit fin sur cette conclusion et chacun prit congé de la vieille dame.
— Tu vas trop loin, Kimmie.
La dirigeante se tourna vers la quatrième personne présente dans la pièce et qui était restée silencieuse jusque-là. Personne au monde n’avait le droit de l’appeler ainsi, hormis son mari. Et son mentor.
— Tu as été manipulée, exactement comme toi, tu as manipulé les autres durant des années. Cette volte-face est peut-être justifiée, mais elle n’est pas juste.
— Explique-toi, Elizabeth.
KimAnn dévisagea son interlocutrice. C'était une femme menue et desséchée qui, en dépit de son aspect de dryade, était parfaitement humaine. Et suffisamment âgée pour se rappeler le temps où KimAnn était un jeune Talent plein de promesses.
— Je me suis déjà expliquée. Tu te laisses emporter par ta peur.
— Je n’ai pas peur ! rétorqua vivement la dirigeante du Conseil.
Mais le coup avait porté.
— Seule la peur peut transformer une femme en tyran. Et c’est précisément ce que tu es devenue.
— Tu remets en cause ma stratégie ? Toi qui m’as appris à maîtriser le pouvoir, à contrôler les autres au moyen de leurs propres désirs ?
— Le goût du pouvoir engendre les dictateurs. Mais un dictateur peut se montrer bienveillant, même au cœur de la terreur qu’il fait régner. Le tyran, lui, a sans cesse besoin de dominer et de maltraiter.
Ses mains parsemées de taches de vieillesse se déplaçaient avec agileté au-dessus de la couverture dont elle était en train de coudre l’ourlet.
— Je suis telle que l’on m’a faite, répliqua KimAnn. Puissante.
Sa voix s’adoucit et prit cette inflexion qu’elle réservait uniquement à son mari et son mentor.
— Je m’efforce de faire au mieux pour les Talents. Tous les Talents. Tu étais d’accord avec moi, autrefois.
— Je n’ai pas changé, rétorqua Elizabeth d’une voix tranchante. Je considère toujours les Indépendants comme une erreur. Je le pensais déjà avant que tu naisses. Simplement, j’essaie de t’empêcher de céder à la folie des grandeurs. Tu vas trop loin en prenant contact avec des étrangers à la Cosa. Ça finira mal, pour tout le monde.
***
Wren ajusta le col de sa veste en pestant contre les mèches de cheveux qui s’immisçaient à l’intérieur. L'été, elle adorait pouvoir relever ses cheveux en chignon, mais l’hiver, c’était chaque fois la même histoire, avec les bonnets et les écharpes. Un de ces jours, elle finirait par les couper jusqu’aux oreilles. Ou les raser carrément.
Elle n’avait toujours pas reçu son justaucorps. Bah, pour cette mission, elle n’en avait pas besoin… La cible était un citoyen ordinaire, pas une célébrité ou un multimilliardaire. Donc, pas de propriété gardée par des molosses, ni de système de sécurité sophistiqué. De plus, il conservait les documents chez lui.
Du gâteau.
Sauf que dans ce genre d’affaire, rien n’était jamais du gâteau.
D’expérience, elle savait que les missions faciles pouvaient virer au cauchemar. Certes, elle essayait de tout planifier, de tout prévoir, mais une fois sur place, c’était une autre paire de manches.
Redressant les épaules, elle monta vivement les marches. Son pull roulé en laine blanche la démangeait, et sa jupe bleu marine lourdement empesée gênait un peu sa démarche. Une doudoune confortable et une paire de bottines souples — elle avait renoncé aux chaussures vernies — complétaient sa tenue de collégienne.
Evidemment, elle avait largement dépassé l’âge de porter ce genre de vêtements, mais comme elle avait activé son processus d’invisibilité, personne ne verrait la différence. Les gens penseraient simplement avoir croisé une jeune fille qui rentrait de l’école, un peu tôt, c’est vrai — mais rien d’anormal.
Elle atteignit la porte d’entrée. Elle savait que l’alarme n’était pas enclenchée. En fait, le système ne fonctionnait que la nuit — il fallait croire que pour les propriétaires, les voleurs n’opéraient pas le jour. Grossière erreur. La petite serviette de cuir qu’elle tenait dans sa main gauche s’ouvrit avec un déclic et, de l’autre main, elle en retira un minuscule crochet métallique. Un voleur moyen consacrait environ quinze secondes à ouvrir une porte moyenne. Wren ne faisait pas partie de la moyenne : elle n’avait besoin que de dix secondes.
Si, à cet instant, quelqu’un s’avisait de jeter un œil sur elle, il verrait simplement une jeune fille qui éprouvait une certaine difficulté à tourner sa clé dans la serrure.
Cela dit, la serrure en question était d’excellente qualité. Wren se résolut finalement à envoyer un filament de Courant dans le crochet pour lui donner la forme nécessaire.
C'était assez humiliant, et plutôt ennuyeux, car Wren était très fière de ses talents de crocheteuse de serrures. Mais l’essentiel, c’était que la mission soit accomplie.
Le hall d’entrée était à peu près aussi grand que son appartement, et meublé avec goût. Visiblement, la politique payait mieux que le crime.
L'escalier, le bureau, se répéta-t-elle pour empêcher ses pensées de dériver vers la sublime statue d’une jeune danseuse qui s’étirait avec grâce.
Une domestique. Une cuisinière. La domestique fait ses courses. La cuisinière est sourde et quitte rarement son domaine.
Habituellement, Wren n’avait pas besoin de se remémorer ses notes, mais en l’occurrence, ce petit exercice était nécessaire pour empêcher que son esprit ne parte dans une autre direction.
Vers le Quad, par exemple. Ou vers Sergueï.
Concentration, Valère. Concentration.
Elle gravit l’escalier en chêne poli. Avec sa chance, elle allait tomber tête la première sur la cuisinière ou, pire, sur la cible qui serait rentrée inopinément chez elle. Cependant, elle franchit la dernière marche sans avoir croisé personne, et s’engagea sans bruit dans le couloir.
Première chambre, deuxième chambre… Ah, voilà la salle de bains.
C'était là que se trouvait le coffre. Wren s’était donné exactement vingt-neuf minutes, entrée et sortie comprises, et…
— Oh, oh…
Elle souleva délicatement son pied et enjamba le rayon laser qui courait à hauteur de cheville.
— Pas mal, les enfants ! lança-t-elle, avec un petit claquement de langue appréciateur.
Bon, c’était un petit inconvénient. Pas prévu, mais il était possible que le système ait été installé par le propriétaire, auquel cas, cela expliquerait que Sergueï n’en ait pas fait mention dans son rapport.
Le coffre ne pouvait s’ouvrir qu’une fois par jour. Un sourire féroce fendit les lèvres de Wren. Ils avaient pensé à tout, sauf à un tout petit détail : le mécanisme de fermeture fonctionnait grâce à des piles électriques. Un petit filament, et hop, le tour était joué !
Tic-tac, jolie serrure
C'est l’heure, c’est l’heure
Laisse-moi entrer !
Docilement, le coffre obéit et laissa Wren entrer le code sans protester. Première tentative… Deuxième… Elle sentait, à l’arrière de son crâne, son horloge mentale qui égrenait impitoyablement les secondes. Au septième essai, un déclic se fit entendre. Parfait.
La plupart du temps, c’était bête comme chou de découvrir un code. Il suffisait d’avoir quelques infos sur la vie privée de la cible. Pas la date d’anniversaire, non. Ça, même les idiots savaient qu’il ne fallait pas l’utiliser. En l’occurrence, l’individu se servait d’une série de cinq chiffres et deux lettres dont il changeait simplement l’ordre. Et comme Wren connaissait la série en question… Heureusement pour la cible qu’elle n’en voulait pas à son compte en banque !
Elle envoya un remerciement silencieux au dieu de la paresse, ouvrit la porte métallique et tendit la main…
Qu’elle retira aussitôt.
— Bon sang, qu’est-ce que… ?
Jurant entre ses lèvres, elle se pencha vers le coffre.
Les documents étaient bien là, pas de problème. Sauf que sur la pile était posée une branche repliée en forme d’anneau, ornée de fleurs blanches et de baies rouges.
Du sorbier.
Dans la magie traditionnelle, le sorbier avait la réputation d’éloigner les indésirables. Pour cela, il suffisait de le sécher au moment où la sève était la plus vigoureuse et de l’enrober avec une incantation.
L'arbre repoussait plus précisément les sorcières. Ou les Talents. Disons que d’une manière générale, il protégeait des éclairs. De toute forme d’éclairs — Courant y compris.
Wren émit un petit sifflement.
Mazette ! Ils commencent à devenir sacrément astucieux. Pas de doute, la vie était plus facile à l’époque où plus personne ne croyait aux vieilles histoires de magie.
L'ennuyeux, avec la magie ancienne, c’était son imprévisibilité. Le Courant, au contraire, était extrêmement scientifique : vous faisiez A, et la conséquence, c’était B. A supposer, évidemment, que vous sachiez canaliser l’énergie électrique.
La vieille magie était infiniment plus aléatoire et rusée. Si vous n’étiez pas totalement Profane, en vous exerçant, vous pouviez arriver à sentir cette puissance. Et il existait pas mal de raccourcis, sorbier ou fondamentaux, qui permettaient aux Humains de faire joujou avec.
Enfin, la plupart du temps, il fallait bien avouer qu’ils trempaient leur baguette magique dans un truc qu’ils ne comprenaient pas, en comptant sur les dieux, la chance ou les amulettes pour les protéger.
Bref, les sorcières et les alchimistes n’avaient pas entièrement tort : le sorbier l’empêchait effectivement d’utiliser son Courant.
Mais pas sa main. Pas un poil de magie là-dedans, rien que du physique. A l’instant où elle posa ses doigts sur les documents, elle ressentit une vive brûlure. Ça, elle s’y était attendue. De toute façon, les traces de brûlure ne valent pas comme preuve, au tribunal.
Un instant, elle eut la tentation d’ouvrir les dossiers. Non, on verrait ça plus tard… Sagement, elle les fourra dans la poche intérieure de sa doudoune et déposa dans le coffre vide une petite plume, avant de repousser la porte.
La serrure se referma avec un déclic, et le système d’alarme se remit en route. Personne ne saurait rien avant 19 h 27. Et là, ce qu’on découvrirait, ce serait une jolie plume de roitelet !
Wren avait eu beaucoup de mal à la dénicher, et elle espérait que la cible comprendrait le message. Wren la Récupératrice, dite encore « le Roitelet »… Son nom de guerre dans le milieu.
Enfin, qu’il sache lire ou pas, le type réfléchirait à deux fois avant de faire main basse sur les biens d’autrui, la prochaine fois.
Un homme politique honnête est toujours une chose admirable.
En descendant l’escalier, Wren fit un détour par la cuisine et piqua une pomme dans le compotier posé sur la table. Puis elle sortit dans le jour clair et froid en mordant allègrement dans le fruit volé, très satisfaite d’elle-même.