12.
Il était presque minuit lorsque Wren regagna son appartement. Elle se sentait repue : de nourriture, d’informations, et de ragots amusants. Bonnie avait l’art de pratiquer le cancan sans cruauté : elle adorait savoir pour savoir, et jamais elle n’utilisait les commérages qu’elle recueillait.
Cette discrétion était probablement ce qui faisait d’elle une si bonne détective. La jeune fille laissait aux autres le soin de tirer parti des informations qu’elle était la première à découvrir. Wren prit note mentalement de lui acheter des fleurs. Ce qu’elle avait appris chez elle n’avait pas d’usage immédiat, mais on ne savait jamais…
En arrivant sur le palier, Wren découvrit une enveloppe brune posée sur le paillasson. Elle se pencha pour la ramasser, puis vérifia l’état des Fondamentaux qu’elle avait laissés près de la porte. Ces particules étaient des créatures dépourvues de cerveau dont la seule obsession était de se vautrer dans une réserve de Courant dès qu’ils en flairaient une. Ils étaient à peu près capables d’agir de façon cohérente, et donc, de servir de chiens de garde. De plus, ils ne coûtaient pas cher : tout ce que Wren avait à faire, c’était de siphonner un peu d’énergie magique et de la leur donner.
Ils étaient toujours là, papotant comme des vieilles dames autour d’une table de bridge. Wren ouvrit la porte et rentra chez elle. Après l’accueil chaleureux de Bonnie, son propre appartement lui parut affreusement vide. La délicate soie peinte japonaise suspendue dans le couloir n’arrivait pas à masquer l’évidence, à savoir qu’en dépit des meilleures intentions du monde, Wren n’avait rien d’une décoratrice.
— Les petits nids douillets et sympathiques, ça n’est pas pour moi, lança-t-elle à voix haute. Et il n’y a pas de mal à ça. Pas du tout.
Elle posa le sac que lui avait donné Bonnie, en sortit les rouleaux de légumes soigneusement enveloppés de papier alimentaire et les plaça dans une boîte marquée « poison pour démons ». Puis elle rangea le tout dans le frigo et entreprit d’ouvrir l’enveloppe.
Elle y découvrit la série de coupures de presse qu’elle avait demandée, coupures qui évoquaient les réunions, fêtes et autres dîners que le client avait organisés chez lui, à Forest Hills, au cours de l’année écoulée.
Si le vol avait un but précis, en l’occurrence le chantage, le cambrioleur avait eu accès aux biens de sa victime, et sans doute plus d’une fois.
— Hrrmrmm.
Elle entendit littéralement le déclic qui indiquait que son cerveau passait du mode « Cosa » au mode « Récupération ». Le chantage était une pratique odieuse, quels que soient sa cause ou son coût. Etrange, non, que l’homme n’ait pas encore reçu une demande d’argent, en échange des documents ?
Il y avait peut-être une raison à cela. Et si le matériel volé était plus important que ce qu’on leur avait dit ? Ce ne serait pas la première fois qu’un client leur mentirait. Sergueï lui avait fourni la liste des propositions qui seraient soumises au vote du conseil municipal au cours des prochains mois… Il faudrait qu’elle pense à comparer cette liste avec les coupures de presse qu’elle venait de recevoir. Peut-être qu’un nom en surgirait.
Jetant l’enveloppe sur son bureau, elle alluma l’ordinateur. Retenant son souffle, elle adressa une prière à tous les saints qui veillaient sur les Talents assez dingo pour posséder une machine. Et une vieille machine, en plus. Les ordinateurs étaient réputés pour être particulièrement sensibles au Courant et leur instabilité s’intensifiait au fil des années. Wren possédait celui-ci depuis deux ans et, à tout instant, elle s’attendait à le voir exploser de colère. Déjà qu’il avait survécu, non sans mal, à l’apparition survoltée d’un Sorcier…
Où était Max, aujourd’hui ? La folie avait-elle fini par l’emporter ? Le Sorcier avait causé pas mal de dégâts, dans sa vie, mais Wren ne pouvait s’empêcher d’espérer qu’il allait bien.
Un tintement. Une lueur bleue. Ouf… Cette fois encore, l’ordinateur s’était montré raisonnable. Wren ouvrit sa boîte aux lettres. Elle n’avait pas consulté ses mails depuis une semaine, au moins. D’abord, éliminer les spam, puis classer les mails personnels dans un dossier spécial. Elle les lirait plus tard — quand elle aurait le temps et l’énergie de s’en occuper.
Ce n’était pas qu’elle n’avait pas envie de dialoguer avec les copains, mais elle préférait attendre que sa vie retrouve un cours plus… normal. Une fois le tri achevé, il restait trois mails requérant manifestement un traitement immédiat. L'un concernait le Meadows Museum. Le conservateur réclamait son aide pour élaborer un nouveau système de sécurité. C'était un mail que Sergueï avait fait suivre, en y ajoutant un point d’interrogation.
Wren sourit.
— D’ac, répondit-elle en tapant son message.
Le musée en question était l’un de ceux qu’elle avait « visités » de nombreuses fois, au point qu’elle avait fini par suggérer au conservateur de lui laisser la clé. Manifestement, celui-ci avait fini par accepter l’inévitable et s’était résolu à engager une voleuse… pour mieux lutter contre des voleurs qui risquaient, eux, de causer des dégâts autrement plus coûteux.
Elle compléta sa réponse par une proposition de prix qui devait rassurer Sergueï — même si elle aurait volontiers accepté de le faire gratuitement. Pour le plaisir.
Sa vie manquait cruellement d’amusement, en ce moment.
Le second mail provenait de son amie Katie, qui vivait en Californie. Celle-ci lui annonçait qu’elle venait de perdre les eaux et qu’elle partait pour l’hôpital. Le message avait été envoyé par téléphone portable depuis la banquette arrière du taxi. Wren prit note de l’heure indiquée à côté du courrier et, après un rapide calcul basé sur les précédentes grossesses de son amie, décida d’envoyer un texto le lendemain — en espérant qu’ils acceptaient les téléphones portables dans les salles d’accouchement.
Le troisième mail portait comme en-tête « A propos de la sorcière ». Sans doute rien d’important, comme d’habitude, mais la curiosité de Wren était piquée. C'était probablement la réponse à une question qu’elle avait placée sur un tableau d’affichage électronique, quelques mois auparavant.
« Ai vu ce que vous cherchez, je crois. Il y a deux nuits. Greengrove, Connecticut. Rien ne s’est produit encore, mais je continue à surveiller. »
Deux nuits. Généralement, ce maudit cheval empaillé apparaissait trois de nuits de suite, puis la catastrophe survenait. Flûte ! Et dire qu’elle était coincée à cause de toute cette neige…
A moins que… Voulait-elle ou ne voulait-elle pas mettre la main sur la jument ? Wren tapota pensivement le bout de son nez puis, soudain, envoya un message mental à Bonnie en espérant que la jeune fille n’était pas couchée.
Six heures plus tard, Wren était agenouillée dans la neige, en train de cracher toutes ses tripes. Même avec l’aide de Bonnie, la Translocation continuait à lui retourner complètement l’estomac.
Les nausées finirent par s’apaiser et, prenant une pleine poignée de neige, elle se nettoya le visage et rafraîchit sa gorge desséchée. Puis, tirant de sa sacoche les rouleaux de légumes de Bonnie, qu’elle avait pris soin d’emporter, elle en avala un morceau pour ôter le goût désagréable de sa bouche.
Ayant retrouvé ses esprits, elle rassembla ses affaires et regarda autour d’elle. Greengrove, Connecticut, était beaucoup plus rural qu’elle ne s’y attendait, compte tenu de la proximité de Boston. A dire vrai, elle ne connaissait absolument rien du Connecticut, ni même, d’ailleurs, du Massachusetts, mais elle avait toujours imaginé que ça devait ressembler à des successions de villes entourées de leurs banlieues. Allez savoir pourquoi.
Le champ dans lequel elle se trouvait semblait appartenir à une ferme située à quelque distance. La maison la plus proche se trouvait visiblement à plusieurs kilomètres de là. Dans le genre « Je ne t’embête pas, alors ne m’embête pas », on ne pouvait faire mieux.
Pas de doute, Wren était résolument et définitivement une fille de la ville. Cet immense espace et l’absence criante du grondement continu des voitures la rendaient nerveuse.
Il ne neigeait plus, mais le ciel était d’un gris plombé qui virait au blanc sale au-dessus de la cime des arbres. La jeune femme sentait au fond de sa gorge le goût métallique qui annonçait une tempête. Il valait mieux qu’elle se dépêche.
Oui, mais pour faire quoi ?
— Bon. Ça m’a l’air d’être une grange, là-bas. L'endroit ressemblait à peu près à la description donnée dans le mail, et Bonnie était assez douée question localisation. Elle espérait être au bon endroit, mais qu’est-ce qui distinguait une grange d’une autre grange ? Elles étaient toutes de la même couleur, avaient toutes la même forme, et aucune d’entre elles ne portait de numéro…
Soudain, elle poussa un cri et sursauta. Qu’est-ce que… ? Surgissant du sol, une décharge de Courant venait de traverser la semelle de ses bottes et de filer à travers les veines jusqu’à son centre, envoyant bouler cul par-dessus tête — enfin, façon de parler — les serpents à demi somnolents.
— Seigneur ! s’exclama-t-elle en s’efforçant simultanément d’apaiser les serpents et d’envoyer un filament sur la piste de la salve qu’elle venait de recevoir.
Cela ne ressemblait pas à un Appel, ni même aux préliminaires d’une attaque paranormale. On aurait dit plutôt un… débordement de Mère Nature. Wren ressentit un fourmillement désagréable sur sa nuque et fit volte-face. Une lueur verte illuminait la grange, au loin. Une lueur en forme de… cheval.
— Ah, te voilà enfin, espèce de sale bestiole empaillée !
Au fil des ans, elle avait fini par se demander si on n’était pas en train de lui jouer la farce du siècle. Oh, elle connaissait bien un ou deux Talents qui en auraient été capables ! Aucun, pourtant, n’aurait réussi à produire ce qu’elle voyait, à moins d’être suffisamment fou pour tirer le Courant du magma lui-même. Et pas un seul sorcier de sa connaissance n’aurait eu les moyens de jouer à ce petit jeu aussi longtemps.
Par conséquent, ce qu’elle voyait était parfaitement réel.
Enfin.
Enfin, elle avait réussi à terminer ce boulot à la noix ! Ce qu’elle était en train d’admirer correspondait à l’une des manifestations surnaturelles les plus rares et les plus extraordinaires du monde : une Diseuse de Mauvaise Aventure.
La raison pour laquelle celle-ci avait choisi de s’incarner dans un cheval empaillé à demi mangé par les mites restait un mystère. Et la raison pour laquelle elle avait décidé, plusieurs années auparavant, de quitter la vitrine ancestrale pour se balader à travers la planète, c’en était un autre. Mais Wren n’était pas payée pour éclaircir ces mystères. Juste pour ramener le cheval à ses premiers propriétaires.
Sauf qu’elle n’avait pas la moindre idée de la façon dont elle allait s’y prendre. Jusqu’à présent, elle avait consacré toute son énergie à découvrir cette saleté de poupée empaillée. A lui courir après avant qu’elle n’aille dans un autre patelin annoncer une catastrophe.
Wren n’avait pas pensé à élaborer un plan de capture, pour la bonne raison qu’elle n’avait pas la moindre idée de la forme, du pouvoir ou du degré d’intelligence de la jeteuse de sorts. A présent, évidemment, elle pouvait répondre à deux au moins de ces questions…
Pour le peu qu’elle en savait, les Diseuses de Mauvaise Aventure, à l’instar de la plupart des créatures surnaturelles, ne possédaient pas de pouvoir magique en tant que tel. Ce qui, indéniablement, était un plus : le cheval ne pourrait pas annihiler ce qu’elle essaierait de faire. Mais aussi, un moins : le Courant n’aurait sur l’animal aucun impact significatif.
Mais peu importait. D’abord, il fallait essayer le plus évident.
Wren s’approcha avec prudence et s’arrêta à une dizaine de pas de l’animal. Entre elle et la créature s’étendait un espace vierge couvert d’une fine poudreuse qui n’aurait sans doute pas supporté le poids d’une lance.
Fixant l’étendue immaculée, elle chercha les mots qui décrivaient le plus exactement l’image qu’elle avait en tête — un cercle lumineux évoquant un corral, ou du moins ceux qu’elle avait vus dans les rares westerns regardés à la télé.
Cheval du Présage
Longtemps, je t’ai cherché
Reste où tu es
La sorcière s’ébroua et lui lança un regard moqueur. Puis, tranquillement, elle fit quelques pas de côté et s’écarta du cercle magique.
— Garce.
Le cheval qui se tenait devant elle avait la forme d’un étalon. Pourtant, les jeteuses de sort étaient traditionnellement de sexe féminin. Wren ignorait la raison pour laquelle les femmes étaient systématiquement chargées d’annoncer les mauvaises nouvelles. Peut-être parce que les mâles préféraient laisser le sale travail à l’autre moitié de l’humanité ?
Le fait que la sorcière comprenait ce qui se passait indiquait un certain niveau d’intelligence et une force de caractère indéniable. Autant d’informations dont Wren devait tenir compte.
Parfait. Pas la peine de compter sur le Courant, donc, du moins de type passif. Et probable qu’un lasso magique ne serait pas plus efficace, même si Wren estimait pouvoir le « lancer » avec une relative précision.
Et maintenant, quoi ? « Viens, mon petit cheval » ?
Bon sang, ça n’était même pas un vrai cheval !
Quoique…
Après tout, la sorcière vivait depuis des lustres sous la forme d’un cheval. Un cheval fourré de paille, d’accord, mais avec la peau, le mufle et les sabots d’un cheval. Et un cheval intelligent, mais peut-être que cette intelligence se limitait justement à celle… d’un cheval ?
Il y avait un hic. Wren ne connaissait que les chevaux qu’on nourrissait par une extrémité, qu’on montait par le milieu et dont on évitait soigneusement l’autre extrémité. Des carottes. Les chevaux aiment les carottes. Elle n’avait pas de carottes. Elle les détestait même avec passion. De l’herbe, peut-être ? Excellente idée, ça. Si seulement cette herbe de malheur n’était pas enfouie sous un mètre de neige. Et pas la peine d’essayer de creuser : l’herbe, là-dessous, était soit morte, soit tellement jaunie que le cheval n’en voudrait pas. Même s’il mourait de faim.
De toute façon, cette « chose » est bourrée de paille. Donc, pourquoi est-ce qu’elle aurait faim ?
Par instinct. Oui, l’animal devait être doté d’un instinct. Auquel cas, n’importe quel aliment ferait l’affaire. Les chevaux étaient des herbivores, c’était bien connu. De plus, la bête à l’intérieur de laquelle la sorcière s’était installée avait été formée à répondre aux ordres du cavalier. Alors, peut-être réagirait-elle aux demandes d’un autre être humain.
— Hé, espèce de jument, regarde ce que j’ai pour toi !
Wren plongea la main dans sa poche et sortit le rouleau de légumes dans lequel elle avait mordu tout à l’heure.
— J’allais le finir, tu vois, mais j’ai décidé de te le donner.
Elle sourit.
— C'est tout pour toi, ma belle ! Tout pour toi, hein ?
La Vieille Sally émit un grognement qui pouvait passer pour un hennissement — ou pour un rire — et détourna la tête.
— Hé, ne rends pas les choses trop difficiles, veux-tu ? Ecoute, tout le monde sait maintenant que tu as un sacré caractère. Tu l’as suffisamment prouvé. Alors, vas-y, mords dedans et laisse-moi t’approcher…
Et puis quoi ? Si elle pouvait faire jouer la Translocation, ce serait parfait. Mais même avec l’aide de Bonnie, c’était une mauvaise idée. Et si elle s’en occupait toute seule ? Elle pourrait y arriver, mais le résultat risquait de ne pas être très joli. Et puis, rien ne garantissait qu’elles émergeraient au bon endroit, intactes…
Mieux valait trouver une autre idée.
Peut-être… Ces derniers temps, tandis qu’elle construisait les cages dans lesquelles elle enfermait les artefacts, une idée avait germé dans son esprit : et si, au lieu d’utiliser l’incantation restrictive dont elle se servait habituellement, elle recourait au sortilège qu’elle avait appliqué au Parchemin Nescanni ? Ce sortilège avait la particularité de se nourrir du pouvoir même de l’objet pour créer une boucle qui se renforçait chaque fois que celui-ci tentait de s’échapper.
Evidemment, pour fonctionner, il fallait que l’objet enfermé soit doté d’une certaine intelligence. Le charme ne marchait pas sur les choses inanimées et dépourvues de toute conscience. Peut-être que…
Bien, mais pour mettre en œuvre l’incantation, elle devait d’abord mettre la main sur l’objet en question. Ce qui la ramenait immédiatement à son problème non magique numéro un.
— Allez, viens, ma belle ! Là, tu es un bon cheval… Un bon vieux cheval, et tu as fait ce que tu avais à faire. C'est le moment de revenir, hein, de te mettre au calme… Fini, les courses à travers le monde, tu as bien gagné ton repos…
Elle se tut, à court d’inspiration. Elle ne savait pas comment continuer. Cela dit, le plus important, c’était le ton qu’elle employait : apaisant, rassurant, attirant. Elle devait faire venir à elle à la fois la sorcière, qui parcourait le monde inlassablement depuis des générations, et le vaillant étalon qui abritait l’âme de la jeteuse de sorts.
Etrangement, sa stratégie paraissait fonctionner.
La Vieille Sally s’ébroua une nouvelle fois, mais ne bougea pas lorsque Wren approcha en présentant le rouleau de légumes sur sa paume ouverte.
— Là, tu es une bonne fille… Ne bouge pas… Ça, c’est un bon cheval, mmm… ?
Simultanément, elle tendit une main psychique pour apaiser les serpents qui s’enroulaient et se déroulaient nerveusement dans son centre. Il fallait absolument éviter d’effrayer la sorcière, ou du moins son incarnation équine.
— Là… N’aie pas peur, ma belle.
Sa main tremblait. Elle s’efforça de la stabiliser. Les chevaux n’étaient pas des animaux de meute : si elle montrait sa peur, la jument aurait peur, elle aussi. Et là, tout son plan tomberait à l’eau.
— Tout doux, ma belle, tout doux. Tu es une bonne petite jument, hein…
Elle approcha un peu plus la main et la jument retroussa ses lèvres, dévoilant d’énormes dents blanches. Wren sentit la sueur commencer à couler le long de sa colonne vertébrale. L'impressionnant museau se tendit et les larges naseaux soufflèrent doucement sur le rouleau de légumes.
— Prends, ma belle, prends.
Wren posa sa main libre sur l’encolure puissante. La crinière était coupée ras, à la militaire. Le pelage était étonnamment frais et souple. On avait presque l’impression de sentir le sang battre dessous.
Elle ne s’était pas trompée. La Diseuse de Mauvaise Aventure était depuis si longtemps incarnée dans un corps de cheval que les souvenirs de sa vie animale se confondaient désormais avec ceux de sa vie magique.
Tu es un cheval, un cheval, un cheval, murmura-t-elle silencieusement, pour renforcer les instincts de la bête qui se tenait devant elle.
Puis, vivement, elle attrapa dans son centre le serpent le plus proche et le lança avant que sa conscience ne réalise ce qui se passait et n’alerte involontairement la jument.
Le Courant se matérialisa dans l’air et grésilla sous l’effet du froid.
Viens à l’existence
Lie la créature qui est face à moi
Avec son propre pouvoir
Le serpent se coula à l’intérieur du cheval. Wren le sentit peu à peu perdre sa propre signature et s’imprégner de la saveur et des caractéristiques de la sorcière.
Simultanément, le Courant créa la « sensation » d’une cage de verre, semblable aux vitrines dans lesquelles la Vieille Sally avait été enfermée avant de partir courir le monde.
Mais il y avait une inconnue : Wren ne connaissait pas exactement ces vitrines, et un ou deux détails risquaient sans doute de lui échapper. Heureusement, la Diseuse de Mauvaise Aventure accepta le souvenir, comme s’il s’agissait de sa « maison », et Wren poussa un long soupir.
Lorsqu’ils se sentaient menacés, les animaux se mettaient généralement en quête d’un lieu clos et protégé, non ?
A l’instant où la jeune femme crut avoir enfin réussi, la sorcière s’éveilla. Dieu merci, son réflexe fut celui d’un cheval : elle se retourna et rua de ses puissantes jambes arrière. Et, empaillées ou pas, les jambes frappèrent Wren dans les côtes.
Celle-ci s’étala de tout son long dans la poudreuse, sans même avoir le temps de percevoir une différence entre la position verticale et la position horizontale.
La jument poussa un hennissement et rua une nouvelle fois, mais la cage résista.
— Youpi ! Je suis la meilleure ! lança Wren, sans songer à se relever.
Le froid qui l’envahissait n’arrivait pas à amoindrir l’immense sentiment de satisfaction qu’elle éprouvait. Enfin ! Enfin, elle avait mis un point final à cette fichue mission… Terminé. Affaire suivante ! Euh… pas tout de suite. Il fallait d’abord qu’elle trouve le moyen de transporter cette sacrée marionnette fourrée de paille et de la rendre à ses propriétaires.
Même cette pensée ne parvint pas à assombrir l’humeur de Wren. La suivante, oui.
Strictement parlant, elle n’avait pas découvert la Diseuse de Mauvaise Aventure. Bien sûr, on lui avait dit où chercher, mais il n’y avait aucune raison de penser que la créature reviendrait précisément sur ce lieu, pour sa troisième et dernière apparition, à l’instant même où Wren s’y trouverait.
Personne n’était là pour entendre le message de malheur que la jument était censée délivrer. Mis à part Wren, évidemment.
Considéré sous un certain angle, ce fait pouvait tout simplement correspondre à une coïncidence, ou à une erreur de la part de la sorcière qui aurait tout bonnement oublié son public. Ou alors, la Récupératrice avait fait du très bon travail en arrivant avant les témoins.
Mais en considérant les choses selon un autre point de vue… Wren ignorait l’identité de l’auteur du mail. Et ç’avait été un pur hasard si elle avait consulté sa boîte aux lettres cette nuit-là. Et si elle avait eu les moyens de réagir aussi vite.
Parfois, le hasard était le fait de quelqu’un qui, en coulisse, tirait les fils.
On pouvait résumer la situation en disant que ce n’était pas elle qui l’avait trouvée, mais la chose qui l’avait trouvée, elle. Par conséquent, le destinataire du message annonciateur de malheur, c’était… elle.
Wren se laissa aller en arrière dans la neige et regarda le ciel à présent complètement noir.
— Oh, mon Dieu…