10.
— Wren…
Une vague odeur de café chatouilla ses narines. Hmm, délicieux… Mais l’oreiller était plus délicieux encore.
— Wren… Je sais que tu es réveillée.
La voix, soyeuse et profonde, frémissait d’un rire contenu.
— N… non…, marmonna-t-elle.
Le rire déferla, joyeux et chaleureux. Presque aussi chaleureux que l’oreiller.
— Je t’ai préparé du café. La tasse est là, sur la table de chevet.
Un instant de silence.
— Je dois y aller.
— Mmmph…
Lentement, les mots qu’elle avait entendus s’assemblèrent et prirent sens. Elle ouvrit un œil pour localiser le breuvage fumant. Une fois qu’elle en eut avalé suffisamment pour retrouver forme humaine, elle ouvrit les yeux et découvrit son compagnon, appuyé sur le chambranle de la porte. Vêtu, douché, et manifestement prêt à partir, en dépit du fait qu’il faisait encore nuit noire.
— Y aller ?
Péniblement, son cerveau essaya de se mettre en mouvement.
— Oui. Je t’en ai parlé, la semaine dernière. Je dois me rendre à Saint Louis pour rencontrer un nouvel artiste. Tu sais, celui qui travaille l’étain et le cuir ? Je veux absolument l’avoir dans ma galerie avant que les grands manitous de la scène artistique ne mettent la main sur lui. Ça me permettra d’obtenir deux ou trois magazines et…
Il s’interrompit devant l’air passablement indifférent de Wren — indifférence qui n’avait rien à voir avec l’heure matinale. Même parfaitement éveillée, Wren n’aurait pas prêté une grande attention à ses propos.
— Oh, dit-elle simplement.
Elle ne s’en souvenait absolument pas. Sans doute que le jour où il lui en avait parlé, elle était très occupée. Occupée ? Elle avait presque l’impression de l’entendre commenter sa réaction, exactement comme si elle l’avait formulée à voix haute.
Enfin, c’était son boulot à lui. Son autre boulot. Elle pouvait au moins faire l’effort de l’écouter plus attentivement. Mauvais point, ça, Wren. Elle bâilla et s’étira avec un gémissement. Si seulement ils pouvaient être en train de dormir, tous les deux, sans soucis, ni travail…
— Je suis sûre qu’il va succomber à ton charme, lança-t-elle.
Et c’était vrai. Il exerçait une véritable attraction sur les artistes. Lee disait que c’était parce qu’il comprenait l’art exactement comme eux. Wren pensait, elle, que c’était à cause de son enthousiasme, de la façon dont il donnait à chaque artiste l’impression qu’il était le seul, l’unique…
— Je serai rentré demain, annonça-t-il, d’une voix hésitante, comme s’il envisageait la possibilité d’annuler le voyage.
Wren secoua la tête pour tenter de chasser la brume épaisse qui enveloppait ses neurones. Bien sûr, elle avait envie qu’il reste. Mais il devait aussi faire ce qui l’attendait. Parfois, elle le taquinait en affirmant que sa véritable amante, c’était sa galerie. Il en avait besoin, tout comme elle avait besoin du Courant. C'était ce qui leur donnait la sensation d’être entiers, complets.
Mais elle avait aussi envie qu’il s’en aille. Pas pour toujours, non. Juste un petit moment. La nuit dernière, ils avaient fait l’amour et ça avait été extraordinaire, sauf que… sauf qu’il y avait eu cet instant fatidique. Sergueï l’avait suppliée de s’enraciner en lui, et elle avait résisté… quelques secondes.
Le Courant intensifiait le plaisir. C'était pour cette raison que dans les temps anciens, la magie née du sexe était si populaire, alors que, même à l’époque, il existait des moyens plus efficaces et intelligents de renouveler son énergie magique. Cette source-là était dangereuse. Wren n’était pas capable de soigner les blessures que l’électricité provoquait dans le corps de Sergueï. Et elle n’était pas capable encore de lui dire non.
Donc, un petit temps de séparation serait le bienvenu. Pour tous les deux.
— Tu y vas et tu prends le temps qu’il faut. Et puis tu rentres, d’accord ?
Il la regarda, incertain.
— Tu seras prudente ?
— Sergueï Didier, tu pars pour quoi ? Vingt-quatre heures ? Tout ira bien.
Il continua à la dévisager.
— Bon, d’accord, je serai prudente, finit-elle par lancer. Je suis toujours prudente.
C'était vrai, il le savait.
— Et il y a Bonnie, au-dessus.
Bonnie, l’autre Talent de l’immeuble, la détective privée spécialisée dans les enquêtes paranormales que les jeunes Indépendants avides d’émotions fortes adoraient. Bonnie était une brave fille. De plus, elle était toujours entourée de têtes brûlées, également détectives et tout aussi sympathiques, qui semblaient littéralement fascinés par Wren — même s’ils avaient le tact de ne pas lui poser trop de questions sur la nature de son travail.
Donc, si jamais il y avait une urgence, Wren n’avait qu’à crier. Et de toute façon, il n’y aurait pas d’urgence.
— O.P. sera là aujourd’hui, finit-elle par ajouter devant la mine toujours soucieuse de son partenaire. Je l’ai envoyé récupérer à Albany du matériel dont j’avais besoin pour la mission.
Traditionnellement, les démons travaillaient comme coursiers. Les messages que transportait O.P. étaient souvent extrêmement personnels ou dangereux, principalement parce que ceux de sa race étaient connus pour leur fidélité à leurs employeurs. Les démons ne vivaient pas en communauté et, de manière générale, n’éprouvaient guère d’attirance les uns pour les autres.
En réalité, O.P. était coursier parce que rares étaient ceux qui avaient envie d’employer ou de côtoyer un nounours d’un mètre vingt de haut, tout en muscles et en griffes sous son abondante fourrure blanche. Pourtant, c’était un ami, un vrai. Et en dépit de ses réflexes, disons… anthropocentriques, Sergueï avait confiance en lui. Sans doute, même, le démon était-il l’être en qui Sergueï avait le plus confiance au monde quand il s’agissait de la sécurité de Wren.
Et la jeune femme devait avouer qu’elle se sentait plus tranquille quand l’ours était dans les parages.
— D’accord. Mais je veux qu’il reste ici, avec toi.
— Tu as appelé un taxi ?
— Hmm… Il m’attend dehors.
— Et tu laisses tourner le compteur ?
— Je voulais te réveiller… au dernier moment.
Wren rejeta les couvertures et sortit du lit. Nue et frissonnante, elle vint se réfugier dans ses bras.
— Pars l’esprit tranquille. Et reviens vite.
Il la serra dans ses bras avec fougue.
— Il fait froid, ma chérie. Va te glisser sous la couette.
— C'est ça. Tu me réveilles, tu mets une tasse de café dans mes mains, et tu me dis de retourner me coucher ?
A présent, elle se sentait parfaitement réveillée.
— Tu es un sadique.
— Et toi, une masochiste.
Elle sourit.
— Dépêche-toi. Ou le compteur va atteindre trois chiffres.
Le temps qu’elle s’enveloppe dans sa robe de chambre et qu’elle file dans la cuisine remplir sa tasse de café frais, Sergueï se trouvait dans le taxi. Elle était là, à la fenêtre, il le savait. Pourtant, il s’abstint de lever la tête.
A l’instant où la voiture démarrait, le ciel s’assombrit et des flocons commencèrent à voleter dans l’air froid.
— Génial, commenta Wren, écœurée. De la neige. Encore.
Elle fixa d’un regard exaspéré les trottoirs couverts d’une sorte de boue sale.
Seigneur, je vous en prie… Si vous m’aimez juste un tout petit peu, on arrête là les flocons, d’accord ?
Mais le dieu de la météo resta désespérément silencieux, et Wren haussa les épaules. Laissant retomber les lourds rideaux de velours, elle se dirigea vers la salle de bains. Neige ou pas neige, elle avait du pain sur la planche. Si le matériau qu'O.P. était censé apporter avait vraiment de la valeur, elle devrait commencer par là.
***
— ‘llo ! Z'avez demandé des doc, mam’zelle ? Wren leva les yeux de l’évier rempli de liquide vaisselle dans lequel elle s’apprêtait à plonger ses mains, et détailla l’espèce de carpette blanche à poils longs qui collait son museau sur la vitre de la cuisine.
— Hum… C'est la plus mauvaise imitation de James Cagney que j’aie jamais vue, grommela-t-elle en ouvrant la fenêtre.
Un courant d’air glacial envahit la pièce, et elle frissonna.
— M’est avis que le dieu de la météo est définitivement sourd, ajouta-t-elle en regardant la peluche sauter sur le carrelage.
Une pensée la traversa. Sergueï… L'avion. Elle secoua la tête pour chasser la pensée de son esprit. Si le vol était reporté, il l’appellerait. Plus tard. Et s’il était déjà dans les airs, il avait échappé au pire.
— Pfff ! C'que ça tombe, dehors ! s’écria O.P. en lançant sa sacoche sur le comptoir, avant de s’ébrouer vigoureusement.
Avec son épaisse fourrure immaculée, le démon ressemblait à l’abominable homme des neiges en miniature. Evidemment, l’espèce de chapeau mou qu’il portait faisait tache dans le tableau.
— Où est l’écharpe que je t’avais donnée ? demanda la jeune femme. Si tu ne la portes pas, elle ne risque pas de te réchauffer.
La peluche lui décocha un regard noir.
— Wren Valère, je ne prends jamais froid. Ce sont les tiens qui ont besoin d’une écharpe, pas moi. Et puis, l’orange, ça n’est pas franchement ma couleur.
— Ça n’est pas assorti à ta fourrure ?
O.P. ignora la remarque et ouvrit la porte du frigo.
— Je vois qu’on a encore oublié de faire les courses. Et qu’est-ce qu’on va manger, ce soir ? Tu ne pourrais pas faire comme tout le monde et commander en ligne ?
— Ecoute, d’abord, la connexion est tellement lente que ça finit par me rendre chèvre. Ensuite, j’en ai marre d’expliquer pourquoi j’accumule les pannes aux types de Dell qui, de toute façon, savent à peine parler correctement.
— Hmm, m’est avis que tu as besoin d’une petite thérapie pour soigner ta frustration, ma poulette.
— Et toi, tu as besoin de sortir le nez de mon frigo, mon canard.
O.P. referma la porte et poussa un soupir.
— Et si on commandait au Chinois ?
Devant l’expression de Wren, le démon battit précipitamment en retraite.
— Euh, non. Pizza ? Poulet-frites ? Pas mal, ça, poulet-frites ! Ça te dit ?
Wren ne put s’empêcher de sourire.
— Rassure-moi : ça t’arrive de manger en dehors de chez moi ?
— Jamais, je te le jure. Appelle. Je meurs de faim.
Certaines choses étaient aussi prévisibles que le lever ou le coucher du soleil.
— Non, appelle, toi. Bien grillé pour moi, le poulet.
Avec un peu de chance, une fois rassasié, O.P. ficherait le camp, et elle pourrait se concentrer sur son travail. Ça ne ratait jamais : dès qu’il voyait quelqu’un se mettre à travailler, l’ours commençait à s’agiter et à tourner en rond. Bizarrement, pourtant, quand il était dans le coin, Wren se sentait plus détendue, et elle parvenait plus aisément à rassembler ses idées, au lieu de sauter de l’une à l’autre.
— L'argent est dans la boîte, comme d’hab. Prends-en aussi pour le dîner.
Elle ouvrit la sacoche d'O.P. et en retira l’enveloppe brune qui portait le tampon que le coursier utilisait pour les affaires de Wren. Laissant le démon dans la cuisine, elle partit se réfugier dans le bureau.
Lorsque le livreur sonna à la porte, la neige atteignait près de quinze centimètres sur le toit des voitures. La jeune femme lui laissa un pourboire plus généreux que d’habitude, compte tenu du fait que les plats étaient arrivés chauds — un exploit, par les temps qui couraient.
A l’instant où elle pénétrait dans la cuisine, les bras chargés, le téléphone retentit. Elle posa les boîtes devant O.P., qui entreprit de les ouvrir, et décrocha.
— Oui ?
C'était Sergueï.
— Salut. Comment va, à Saint Louis ?
Elle se tut et fronça le nez.
— Oh ! Flûte…
Machinalement, ses doigts s’entortillèrent dans le fil du téléphone.
— Bon, tant pis. Fais ce que tu peux et… Oui, O.P. est ici.
Le démon reposa la cuisse de poulet qu’il tenait délicatement entre ses griffes et agita une patte poisseuse.
— Il te passe le bonjour. Tout va bien, pour l’instant… Bien sûr que j’ai des bougies. Tu sais que j’ai forcément des bougies.
Elle grimaça et rougit imperceptiblement. Sergueï, parfois, pouvait se montrer très grossier.
— Ne commence pas ! Oui, toi aussi. Dors bien. On se parle demain.
Elle raccrocha, puis observa pensivement le fil du téléphone comme si elle espérait qu’une réponse en sortirait. Poussant un soupir, elle finit par le démêler soigneusement.
— Il est à Saint Louis ? s’enquit O.P., sans même chercher à dissimuler le fait qu’il avait écouté.
— Voyage d’affaires. Il était censé rentrer demain matin, sauf que la tempête fait rage. Son avion a été l’un des derniers à décoller de JFK et l’un des derniers à atterrir à Saint Louis.
Elle secoua la tête.
— La neige va tomber toute la nuit encore, et demain aussi, et après-demain… Si la météo ne se trompe pas, évidemment.
Le démon secoua la tête à l’unisson avec Wren.
— On peut dire qu’on a sacrément énervé Mère Nature, cette année.
— Comme tu dis.
Wren se tourna et observa longuement son compagnon.
— Oui ? demanda O.P. avec nervosité.
Elle aurait préféré garder son appartement pour elle toute seule, ce soir, mais…
— Tu devrais rester là pour cette nuit. Je n’ai pas envie que tu mettes le nez dehors. A tous les coups, un conducteur te prendra pour une congère mobile.
— Sympa, mais…
— Ce n’était pas une proposition. Tu te nourris chez moi, donc, tu acceptes aussi mes caprices.
Et comme elle n’avait pas la moindre envie de discuter, elle abattit aussitôt sa carte maîtresse.
— J’ai de quoi faire des tartines grillées pour le petit déj, demain.
La peluche retroussa ses babines noires maculées de sauce, dévoilant d’inquiétants crocs blancs.
— Vendu.
Il marqua une pause, uniquement pour l’effet.
— Je peux avoir l’oreiller en duvet d’oie ?
Là, il ne fallait tout de même pas exagérer.
— Pas question, mon vieux ! Et dis-moi, comment sais-tu que j’ai des oreillers en plume d’oie ? Si tu as fouillé dans ma chambre, espèce de monstre à la noix…
— Seigneur Jésus, Wren ! J’ai joué les nounous, tu te rappelles ? Pendant que tu faisais ta cure de sommeil, c’est bibi qui te dorlotais, qui t’apportais ta soupe, ton café…
L'affaire Frants. Elle avait épuisé toutes ses réserves pour sauver un client qui ne le méritait pas, poursuivi par un fantôme rancunier. Mon Dieu, que tout cela était loin !
— Tout était différent, à l’époque, hein ? déclara O.P., d’un ton nostalgique.
— Hmm…
Le Conseil jouait à peine les trouble-fête, elle n’avait jamais entendu parler du Silence, et les attaques racistes contre les Fatae n’en étaient qu’au stade de la rumeur.
D’un autre côté, Sergueï et elle tournaient autour de leurs sentiments réciproques comme deux danseurs aveugles. Et c’était… frustrant. Aujourd’hui, évidemment, leur relation était loin d’être parfaite, mais au moins, il n’y avait plus de frustration. Sexuellement parlant, en tout cas. Enfin, si, il y avait des problèmes au lit, mais qui n’étaient pas de l’ordre de la satisfaction. Des problèmes… auxquels elle n’avait pas la moindre envie de songer ce soir. Surtout en présence d’un invité.
— Tu auras droit à un oreiller, déclara-t-elle. Et au matelas gonflable si tu promets de faire attention à tes griffes.
— Chic ! Et la couverture verte ! J’adore cette couverture.
— C'est ça, pour que tu y laisses tous tes poils ? Bon, c’est d’accord, mais prépare ton lit tout seul. Moi, j’ai du travail.
Avec un peu de chance, la neige s’arrêterait demain matin, les types de la météo s’excuseraient, et elle pourrait faire tout ce qu’elle avait à faire.
L'espoir fait vivre.