— Wren…
Une vague odeur de café chatouilla ses narines.
Hmm, délicieux… Mais l’oreiller était plus délicieux encore.
— Wren… Je sais que tu es réveillée.
La voix, soyeuse et profonde, frémissait d’un rire
contenu.
— N… non…, marmonna-t-elle.
Le rire déferla, joyeux et chaleureux. Presque
aussi chaleureux que l’oreiller.
— Je t’ai préparé du café. La tasse est là, sur la
table de chevet.
Un instant de silence.
— Je dois y aller.
— Mmmph…
Lentement, les mots qu’elle avait entendus
s’assemblèrent et prirent sens. Elle ouvrit un œil pour localiser
le breuvage fumant. Une fois qu’elle en eut avalé suffisamment pour
retrouver forme humaine, elle ouvrit les yeux et découvrit son
compagnon, appuyé sur le chambranle de la porte. Vêtu,
douché, et manifestement
prêt à partir, en dépit du fait qu’il faisait encore nuit
noire.
— Y aller ?
Péniblement, son cerveau essaya de se mettre en
mouvement.
— Oui. Je t’en ai parlé, la semaine dernière. Je
dois me rendre à Saint Louis pour rencontrer un nouvel artiste. Tu
sais, celui qui travaille l’étain et le cuir ? Je veux absolument
l’avoir dans ma galerie avant que les grands manitous de la scène
artistique ne mettent la main sur lui. Ça me permettra d’obtenir
deux ou trois magazines et…
Il s’interrompit devant l’air passablement
indifférent de Wren — indifférence qui n’avait rien à voir avec
l’heure matinale. Même parfaitement éveillée, Wren n’aurait pas
prêté une grande attention à ses propos.
— Oh, dit-elle simplement.
Elle ne s’en souvenait absolument pas. Sans doute
que le jour où il lui en avait parlé, elle était très occupée.
Occupée ? Elle avait presque
l’impression de l’entendre commenter sa réaction, exactement comme
si elle l’avait formulée à voix haute.
Enfin, c’était son boulot à lui. Son autre boulot.
Elle pouvait au moins faire l’effort de l’écouter plus
attentivement. Mauvais point, ça, Wren.
Elle bâilla et s’étira avec un gémissement. Si seulement ils
pouvaient être en train de dormir, tous les deux, sans soucis, ni
travail…
— Je suis sûre qu’il va succomber à ton charme,
lança-t-elle.
Et c’était
vrai. Il exerçait une véritable attraction sur les artistes. Lee
disait que c’était parce qu’il comprenait l’art exactement comme
eux. Wren pensait, elle, que c’était à cause de son enthousiasme,
de la façon dont il donnait à chaque artiste l’impression qu’il
était le seul, l’unique…
— Je serai rentré demain, annonça-t-il, d’une voix
hésitante, comme s’il envisageait la possibilité d’annuler le
voyage.
Wren secoua la tête pour tenter de chasser la
brume épaisse qui enveloppait ses neurones. Bien sûr, elle avait
envie qu’il reste. Mais il devait aussi faire ce qui l’attendait.
Parfois, elle le taquinait en affirmant que sa véritable amante,
c’était sa galerie. Il en avait besoin, tout comme elle avait
besoin du Courant. C'était ce qui leur donnait la sensation d’être
entiers, complets.
Mais elle avait aussi envie qu’il s’en aille. Pas
pour toujours, non. Juste un petit moment. La nuit dernière, ils
avaient fait l’amour et ça avait été extraordinaire, sauf que… sauf
qu’il y avait eu cet instant fatidique. Sergueï l’avait suppliée de
s’enraciner en lui, et elle avait résisté… quelques secondes.
Le Courant intensifiait le plaisir. C'était pour
cette raison que dans les temps anciens, la magie née du sexe était
si populaire, alors que, même à l’époque, il existait des moyens
plus efficaces et intelligents de renouveler son énergie magique.
Cette source-là était dangereuse. Wren n’était pas capable de
soigner les blessures que l’électricité provoquait dans le
corps de Sergueï. Et elle
n’était pas capable encore de lui dire non.
Donc, un petit temps de séparation serait le
bienvenu. Pour tous les deux.
— Tu y vas et tu prends le temps qu’il faut. Et
puis tu rentres, d’accord ?
Il la regarda, incertain.
— Tu seras prudente ?
— Sergueï Didier, tu pars pour quoi ? Vingt-quatre
heures ? Tout ira bien.
Il continua à la dévisager.
— Bon, d’accord, je serai prudente, finit-elle par
lancer. Je suis toujours
prudente.
C'était vrai, il le savait.
— Et il y a Bonnie, au-dessus.
Bonnie, l’autre Talent de l’immeuble, la détective
privée spécialisée dans les enquêtes paranormales que les jeunes
Indépendants avides d’émotions fortes adoraient. Bonnie était une
brave fille. De plus, elle était toujours entourée de têtes
brûlées, également détectives et tout aussi sympathiques, qui
semblaient littéralement fascinés par Wren — même s’ils avaient le
tact de ne pas lui poser trop de questions sur la nature de son
travail.
Donc, si jamais il y avait une urgence, Wren
n’avait qu’à crier. Et de toute façon, il n’y aurait pas
d’urgence.
— O.P. sera là aujourd’hui, finit-elle par ajouter
devant la mine toujours soucieuse de son partenaire. Je l’ai envoyé
récupérer à Albany du matériel dont j’avais besoin pour la
mission.
Traditionnellement, les démons travaillaient comme coursiers. Les
messages que transportait O.P. étaient souvent extrêmement
personnels ou dangereux, principalement parce que ceux de sa race
étaient connus pour leur fidélité à leurs employeurs. Les démons ne
vivaient pas en communauté et, de manière générale, n’éprouvaient
guère d’attirance les uns pour les autres.
En réalité, O.P. était coursier parce que rares
étaient ceux qui avaient envie d’employer ou de côtoyer un nounours
d’un mètre vingt de haut, tout en muscles et en griffes sous son
abondante fourrure blanche. Pourtant, c’était un ami, un vrai. Et
en dépit de ses réflexes, disons… anthropocentriques, Sergueï avait
confiance en lui. Sans doute, même, le démon était-il l’être en qui
Sergueï avait le plus confiance au monde quand il s’agissait de la
sécurité de Wren.
Et la jeune femme devait avouer qu’elle se sentait
plus tranquille quand l’ours était dans les parages.
— D’accord. Mais je veux qu’il reste ici, avec
toi.
— Tu as appelé un taxi ?
— Hmm… Il m’attend dehors.
— Et tu laisses tourner le compteur ?
— Je voulais te réveiller… au dernier
moment.
Wren rejeta les couvertures et sortit du lit. Nue
et frissonnante, elle vint se réfugier dans ses bras.
— Pars l’esprit tranquille. Et reviens vite.
Il la serra dans ses bras avec fougue.
— Il fait froid, ma chérie. Va te glisser sous la
couette.
— C'est
ça. Tu me réveilles, tu mets une tasse de café dans mes mains, et
tu me dis de retourner me coucher ?
A présent, elle se sentait parfaitement
réveillée.
— Tu es un sadique.
— Et toi, une masochiste.
Elle sourit.
— Dépêche-toi. Ou le compteur va atteindre trois
chiffres.
Le temps qu’elle s’enveloppe dans sa robe de
chambre et qu’elle file dans la cuisine remplir sa tasse de café
frais, Sergueï se trouvait dans le taxi. Elle était là, à la
fenêtre, il le savait. Pourtant, il s’abstint de lever la
tête.
A l’instant où la voiture démarrait, le ciel
s’assombrit et des flocons commencèrent à voleter dans l’air
froid.
— Génial, commenta Wren, écœurée. De la neige.
Encore.
Elle fixa d’un regard exaspéré les trottoirs
couverts d’une sorte de boue sale.
Seigneur, je vous en prie… Si vous m’aimez juste
un tout petit peu, on arrête là les flocons, d’accord ?
Mais le dieu de la météo resta désespérément
silencieux, et Wren haussa les épaules. Laissant retomber les
lourds rideaux de velours, elle se dirigea vers la salle de bains.
Neige ou pas neige, elle avait du pain sur la planche. Si le
matériau qu'O.P. était censé apporter avait vraiment de la valeur,
elle devrait commencer par là.
***
— ‘llo !
Z'avez demandé des doc, mam’zelle ? Wren leva les yeux de l’évier
rempli de liquide vaisselle dans lequel elle s’apprêtait à plonger
ses mains, et détailla l’espèce de carpette blanche à poils longs
qui collait son museau sur la vitre de la cuisine.
— Hum… C'est la plus mauvaise imitation de James
Cagney que j’aie jamais vue, grommela-t-elle en ouvrant la
fenêtre.
Un courant d’air glacial envahit la pièce, et elle
frissonna.
— M’est avis que le dieu de la météo est
définitivement sourd, ajouta-t-elle en regardant la peluche sauter
sur le carrelage.
Une pensée la traversa. Sergueï… L'avion. Elle
secoua la tête pour chasser la pensée de son esprit. Si le vol
était reporté, il l’appellerait. Plus tard. Et s’il était déjà dans
les airs, il avait échappé au pire.
— Pfff ! C'que ça tombe, dehors ! s’écria O.P. en
lançant sa sacoche sur le comptoir, avant de s’ébrouer
vigoureusement.
Avec son épaisse fourrure immaculée, le démon
ressemblait à l’abominable homme des neiges en miniature.
Evidemment, l’espèce de chapeau mou qu’il portait faisait tache
dans le tableau.
— Où est l’écharpe que je t’avais donnée ? demanda
la jeune femme. Si tu ne la portes pas, elle ne risque pas de te
réchauffer.
La peluche lui décocha un regard noir.
— Wren Valère, je ne prends jamais froid. Ce sont
les tiens qui ont besoin d’une écharpe, pas moi. Et puis, l’orange,
ça n’est pas franchement ma couleur.
O.P. ignora la remarque et ouvrit la porte du
frigo.
— Je vois qu’on a encore oublié de faire les
courses. Et qu’est-ce qu’on va manger, ce soir ? Tu ne pourrais pas
faire comme tout le monde et commander en ligne ?
— Ecoute, d’abord, la connexion est tellement
lente que ça finit par me rendre chèvre. Ensuite, j’en ai marre
d’expliquer pourquoi j’accumule les pannes aux types de Dell qui,
de toute façon, savent à peine parler correctement.
— Hmm, m’est avis que tu as besoin d’une petite
thérapie pour soigner ta frustration, ma poulette.
— Et toi, tu as besoin de sortir le nez de mon
frigo, mon canard.
O.P. referma la porte et poussa un soupir.
— Et si on commandait au Chinois ?
Devant l’expression de Wren, le démon battit
précipitamment en retraite.
— Euh, non. Pizza ? Poulet-frites ? Pas mal, ça,
poulet-frites ! Ça te dit ?
Wren ne put s’empêcher de sourire.
— Rassure-moi : ça t’arrive de manger en dehors de chez moi ?
— Jamais, je te le jure. Appelle. Je meurs de
faim.
Certaines choses étaient aussi prévisibles que le
lever ou le coucher du soleil.
— Non, appelle, toi. Bien grillé pour moi, le
poulet.
Avec un
peu de chance, une fois rassasié, O.P. ficherait le camp, et elle
pourrait se concentrer sur son travail. Ça ne ratait jamais : dès
qu’il voyait quelqu’un se mettre à travailler, l’ours commençait à
s’agiter et à tourner en rond. Bizarrement, pourtant, quand il
était dans le coin, Wren se sentait plus détendue, et elle
parvenait plus aisément à rassembler ses idées, au lieu de sauter
de l’une à l’autre.
— L'argent est dans la boîte, comme d’hab.
Prends-en aussi pour le dîner.
Elle ouvrit la sacoche d'O.P. et en retira
l’enveloppe brune qui portait le tampon que le coursier utilisait
pour les affaires de Wren. Laissant le démon dans la cuisine, elle
partit se réfugier dans le bureau.
Lorsque le livreur sonna à la porte, la neige
atteignait près de quinze centimètres sur le toit des voitures. La
jeune femme lui laissa un pourboire plus généreux que d’habitude,
compte tenu du fait que les plats étaient arrivés chauds — un
exploit, par les temps qui couraient.
A l’instant où elle pénétrait dans la cuisine, les
bras chargés, le téléphone retentit. Elle posa les boîtes devant
O.P., qui entreprit de les ouvrir, et décrocha.
— Oui ?
C'était Sergueï.
— Salut. Comment va, à Saint Louis ?
Elle se tut et fronça le nez.
— Oh ! Flûte…
Machinalement, ses doigts s’entortillèrent dans le
fil du téléphone.
Le démon reposa la cuisse de poulet qu’il tenait
délicatement entre ses griffes et agita une patte poisseuse.
— Il te passe le bonjour. Tout va bien, pour
l’instant… Bien sûr que j’ai des bougies. Tu sais que j’ai
forcément des bougies.
Elle grimaça et rougit imperceptiblement. Sergueï,
parfois, pouvait se montrer très grossier.
— Ne commence pas ! Oui, toi aussi. Dors bien. On
se parle demain.
Elle raccrocha, puis observa pensivement le fil du
téléphone comme si elle espérait qu’une réponse en sortirait.
Poussant un soupir, elle finit par le démêler soigneusement.
— Il est à Saint Louis ? s’enquit O.P., sans même
chercher à dissimuler le fait qu’il avait écouté.
— Voyage d’affaires. Il était censé rentrer demain
matin, sauf que la tempête fait rage. Son avion a été l’un des
derniers à décoller de JFK et l’un des derniers à atterrir à Saint
Louis.
Elle secoua la tête.
— La neige va tomber toute la nuit encore, et
demain aussi, et après-demain… Si la météo ne se trompe pas,
évidemment.
Le démon secoua la tête à l’unisson avec
Wren.
— On peut dire qu’on a sacrément énervé Mère
Nature, cette année.
— Comme tu dis.
— Oui ? demanda O.P. avec nervosité.
Elle aurait préféré garder son appartement pour
elle toute seule, ce soir, mais…
— Tu devrais rester là pour cette nuit. Je n’ai
pas envie que tu mettes le nez dehors. A tous les coups, un
conducteur te prendra pour une congère mobile.
— Sympa, mais…
— Ce n’était pas une proposition. Tu te nourris
chez moi, donc, tu acceptes aussi mes caprices.
Et comme elle n’avait pas la moindre envie de
discuter, elle abattit aussitôt sa carte maîtresse.
— J’ai de quoi faire des tartines grillées pour le
petit déj, demain.
La peluche retroussa ses babines noires maculées
de sauce, dévoilant d’inquiétants crocs blancs.
— Vendu.
Il marqua une pause, uniquement pour
l’effet.
— Je peux avoir l’oreiller en duvet d’oie ?
Là, il ne fallait tout de même pas exagérer.
— Pas question, mon vieux ! Et dis-moi, comment
sais-tu que j’ai des oreillers en plume d’oie ? Si tu as fouillé
dans ma chambre, espèce de monstre à la noix…
— Seigneur Jésus, Wren ! J’ai joué les nounous, tu
te rappelles ? Pendant que tu faisais ta cure de sommeil, c’est
bibi qui te dorlotais, qui t’apportais ta soupe, ton café…
L'affaire Frants. Elle avait épuisé toutes ses
réserves pour sauver un client qui ne le méritait pas,
poursuivi par un fantôme
rancunier. Mon Dieu, que tout cela était loin !
— Tout était différent, à l’époque, hein ? déclara
O.P., d’un ton nostalgique.
— Hmm…
Le Conseil jouait à peine les trouble-fête, elle
n’avait jamais entendu parler du Silence, et les attaques racistes
contre les Fatae n’en étaient qu’au stade de la rumeur.
D’un autre côté, Sergueï et elle tournaient autour
de leurs sentiments réciproques comme deux danseurs aveugles. Et
c’était… frustrant. Aujourd’hui, évidemment, leur relation était
loin d’être parfaite, mais au moins, il n’y avait plus de
frustration. Sexuellement parlant, en tout cas. Enfin, si, il y
avait des problèmes au lit, mais qui n’étaient pas de l’ordre de la
satisfaction. Des problèmes… auxquels elle n’avait pas la moindre
envie de songer ce soir. Surtout en présence d’un invité.
— Tu auras droit à un oreiller, déclara-t-elle. Et
au matelas gonflable si tu promets de faire attention à tes
griffes.
— Chic ! Et la couverture verte ! J’adore cette
couverture.
— C'est ça, pour que tu y laisses tous tes poils ?
Bon, c’est d’accord, mais prépare ton lit tout seul. Moi, j’ai du
travail.
Avec un peu de chance, la neige s’arrêterait
demain matin, les types de la météo s’excuseraient, et elle
pourrait faire tout ce qu’elle avait à faire.
L'espoir fait vivre.