JOURNAL D’UN ROMAN VOLÉ
Année 2000
Sept ans de travail viennent de partir entre les mains des cambrioleurs. L’alarme a retenti dans la rue, sans alerter ni déplacer personne.
Nous sommes le 4 janvier 2000 et tout m’a été arraché en quelques secondes.
Depuis 1993, sans m’interrompre sauf pour écrire des pièces de théâtre, j’ai rêvé, conçu, médité puis rédigé ce livre. La chair de ma chair. Notes et versions successives, je les ai toutes enregistrées dans mes deux ordinateurs. Or les malfaiteurs n’ont pris que cela dans la maison !
Ou presque…
Comble du professionnalisme : ils ont dérobé aussi la valise contenant mes disquettes de sauvegarde…
Il ne me reste rien.
Est-il possible que je n’en aie gardé aucune trace sur le papier ? Je le redoute. Par souci de ne pas encombrer mon bureau, je suis capable d’avoir jeté les liasses au fur et à mesure.
Confirmation : je ne possède aucune version imprimée de mon travail.
Et si quelqu’un allait publier ce roman sous son nom ?
Pour me rassurer, les policiers me rappellent que nous sommes ici en Irlande, que presque personne ne lit le français et que, vraisemblablement, les cambrioleurs demeureront indifférents au contenu des ordinateurs. Selon eux, il s’agit d’un gang qui opère depuis trois semaines dans le quartier et ne pénètre dans les maisons que pour les vider de leur matériel informatique.
— Ils ont déjà tout effacé, me disent-ils pour me consoler.
Cette phrase me tue une deuxième fois.
Dans tous les journaux dublinois, du plus chic au plus populaire, Bruno M. fait passer des annonces pour demander qu’on me restitue les ordinateurs. Il promet qu’il n’y aura pas de poursuites mais, au contraire, une récompense.
Bono, membre du groupe U2, cambriolé récemment, a, paraît-il, obtenu ainsi la restitution de ses disquettes.
Cependant je ne bénéficie pas de la popularité d’une rock star…
Je sens bien que Bruno M. ne croit pas trop à l’efficacité de cette démarche mais qu’il veut me prouver sa solidarité.
Sottement, au lieu de le remercier, je lui demande toutes les heures : « Crois-tu que ça va marcher ? »
Personne n’ayant répondu aux annonces, je dois me rendre à la raison : mon livre a bel et bien disparu dans le néant actionné par un doigt inconnu sur la touche « delete ».
Partout dans le monde, à cause de cette féroce tempête qui vient de griffer l’Europe pour inaugurer l’an 2000, on pleure devant des maisons écrasées, des forêts dévastées, des jardins détruits, des arbres abattus.
Moi, je pleure sur mon œuvre envolée.
Étranges chemins de la sympathie…
Ce soir, décision : demain j’irai acheter un bloc de papier et j’écrirai, à la main, d’une traite, le livre de la première page à la dernière.
Tout s’est bien passé. J’ai rédigé les pages du jardin des Oliviers. Elles sont venues plus aisément que jamais, nos mémoires – celle de Yéchoua et la mienne –, se mêlant pour restituer le passé, n’en gardant que l’essentiel, avec une fluidité inhabituelle qui tenait sans doute à ce que, ne cherchant pas ce que j’avais à dire, je pouvais m’attacher au seul soin de le formuler.
Comment ai-je l’audace d’écrire au nom de Jésus ? Un athée n’en éprouverait aucune gêne tandis que moi, qui ai reçu la foi dans le Sahara, et dont la spiritualité peut se qualifier, avec l’étude et le temps, de chrétienne, je transgresse continuellement un interdit, j’usurpe mon droit à chaque instant, je piétine le caractère sacré des Évangiles !
Je justifie cette audace par la finalité de mon livre : rendre vivant, proche, intime ce Jésus dont la figure est délavée par des siècles d’imagerie, dont la parole ne résonne plus que comme un refrain éculé à force d’être répétée mécaniquement, dont les actes se sont figés en tableaux si connus qu’on ne les remarque plus, dont les cris, les doutes et le courage sont ignorés, étouffés par les Églises qui, pour l’édification du peuple, ont voulu présenter un Dieu rassurant, sûr de lui, conscient de son destin.
Après vingt siècles de bruits, d’écritures, de palimpsestes et de murmures, on n’entend plus rien, on ne voit plus rien ! Si j’interroge mes contemporains, Jésus est un inconnu célèbre : il n’est plus ni un Dieu ni un homme. Il n’est plus un Dieu car on l’a réduit à une figure historique – sage, illuminé, imposteur ou victime – dont on concède, tout au plus, qu’elle a pu exister. Il n’est plus un homme car, dans leur désir de croire et de faire croire, les religieux s’attachent excessivement au caractère divin, aux pouvoirs miraculeux du personnage.
Dans mon livre, je le voudrais d’abord homme, puis peut-être Dieu…
Aussi me suis-je bien amusé, aujourd’hui, à décrire Yéchoua de Nazareth, gamin persuadé d’être Dieu comme tous les enfants aimés et découvrant son incapacité physique : il ne peut pas voler ! L’apprentissage de l’humanité équivaut à l’apprentissage de nos limites : nous sommes malades, souffrants, nous mourrons un jour, nous ne saurons jamais tout et notre pouvoir sur les autres autant que sur nous-même se résume à trois fois rien. Si Jésus fut homme, il découvrit cela, il prit conscience de son humanité.
Amusant de penser qu’à l’origine, nous sommes tous partants pour être Dieu…
Le silence de Jésus autant que sa parole m’intriguent.
Pourquoi s’est-il tu pendant trente ans ?
C’est sur ce silence que j’écris en ce moment.
Depuis deux mille ans les théologiens se disputent – c’est leur métier, d’ailleurs – sur la conscience qu’avait le Christ de lui-même. Jésus savait-il dès le départ qu’il était le fils de Dieu ou l’a-t-il découvert progressivement ? Sa messianité lui était-elle connue de façon consubstantielle ou l’a-t-il perçue avec le temps ?
Les quatre Évangiles me semblent, à un détail près, répondre à cette question : Jésus n’est qu’un homme, certes inspiré par Dieu, mais rien qu’un homme jusqu’à sa mort sur la croix. Sinon il ne souffrirait pas. Sinon il ne mourrait pas. C’est la Résurrection qui lui confère, dans sa réalité terrestre, le statut de Dieu.
Jésus ne prend pas la parole avant l’âge de trente ans. Il mène une vie ordinaire de charpentier, sans quitter Nazareth, sans se faire remarquer outre mesure, sans provoquer aucun rassemblement. S’il était informé d’emblée de sa mission, pourquoi tarderait-il tant ? Cette lenteur me paraît prouver que sa messianité ne lui a été révélée que progressivement.
Les étapes – toujours selon les Évangiles – m’apparaissent évidentes.
D’abord, il y a la reconnaissance par Jean-Baptiste au bord du Jourdain. Le prophète décèle dans le pèlerin Jésus le Messie qu’il annonce depuis des années.
Choqué, bouleversé, Jésus disparaît quarante jours dans le désert. Que se passe-t-il pendant ces quarante jours ? Tout le monde l’ignore mais il est indubitable que ce séjour le change totalement : lorsqu’il revient au monde civilisé, il parle ! Il parle enfin !
Cependant, parler n’est pas se nommer. Il ne se désigne pas encore comme le Messie. Lorsqu’on lui demande qui il est, il ne répond pas. Si son interlocuteur insiste et insinue : « Es-tu le Messie ? », il répond invariablement : « C’est toi qui l’as dit. »
Pendant des années je n’ai voulu apercevoir que le sens philosophique de cette réplique. « C’est toi qui l’as dit » me semblait exprimer remarquablement la position de Jésus par rapport au croyant : « C’est toi qui décides en ton âme et conscience si je suis le Messie ou pas, c’est toi qui choisis de me reconnaître comme Dieu, tu es libre. » Aujourd’hui, j’y vois toujours cette pédagogie de la liberté, mais j’y décèle aussi le doute profond qui le déchire. Lui-même s’interroge : est-il bien le Messie, est-il capable d’assumer cette tâche ?
Les doutes de Jésus, jamais les Églises n’ont voulu en parler, motivées sans doute par le souci de présenter une version simple pour des gens simples. Quel dommage ! Du coup, elles oublient le courage de Jésus. Car existe-t-il un courage sans hésitation, un courage sans peur ? Comment peut-on oublier que sa dernière parole sur la croix est : « Mon Père, pourquoi m’as-tu abandonné ? »
La première partie de mon livre est bâtie sur cette phrase qui exprime de manière bouleversante l’humanité du Christ, ce cri de désarroi que je n’ai jamais cessé de méditer depuis des années.
Un détail semble contredire mon interprétation. Il s’agit du court passage de Luc (2 : 45-51) où Jésus, âgé de douze ans, en voyage à Jérusalem, abandonne ses parents pour discuter avec les érudits et les prêtres du Temple. Lorsque Joseph et Marie s’étonnent, il répond : « Ne saviez-vous pas que je me dois aux affaires de mon Père ? » La surprise des parents montre que, eux, en tout cas, ne s’attendaient pas à cette réponse. Ce qui contredit les récits d’annonciations faites à Marie comme à Joseph. Bref, cela se résume à une anecdote banale comme on en rapporte sur toutes les vocations. Négligeable, donc.
Le rôle de Marie…
Autant j’aime cette personne, autant je ne lui donne pas un rôle important. Car, dans ma lecture des Évangiles où elle est très peu mentionnée – à ma connaissance, elle ne prononce que quatre ou cinq phrases –, je n’éprouve pas plus que les évangélistes le besoin de lui accorder une place déterminante. Peut-être cela choquera-t-il certains lecteurs. Sans doute cela peinera mes deux grands-mères, qui, comme tant de petites filles de France au début du XXe siècle, ont été baptisées Marie…
Dans mon roman je ne pourrai expliquer mes choix, c’est pourquoi dans ce journal, j’éprouve le besoin de les exprimer.
Pour moi Jésus a un père humain et une mère humaine. Il est le fruit des amours de Joseph et de Marie. Pas plus que les évangélistes Jean et Marc je n’ai besoin de penser autre chose. C’est la résurrection de Jésus qui m’étonne, pas sa naissance.
Seuls Matthieu et Luc – dont les textes sont parfois siamois – se sentent obligés d’ajouter les récits de l’Annonciation. Ils font descendre des anges du ciel et mettent Marie dans la confidence concernant le destin de son fils. Pourquoi ? J’y vois un souci de conteur, un réflexe du genre « ouvrez grandes vos oreilles, je vais vous narrer une histoire fort peu ordinaire ». Du coup, le bonimenteur qui veut capter l’attention des foules a tendance à placer le début à la fin, à faire pressentir la conclusion.
Cependant rendre d’emblée manifeste un thème qu’on doit réserver à la conclusion me paraît d’aussi mauvaise littérature que de mauvaise philosophie. Cela confère au récit un caractère de légende – une légende qui ressemble à bien d’autres légendes – et c’est, me semble-t-il, ce qu’il faut surtout éviter !
Par ailleurs, aucun des quatre évangélistes ne nous précise ensuite ce qui arrive à Marie après la mort et la résurrection de son fils.
De même, aucun ne la décrit comme une vierge éternelle puisqu’elle a d’autres enfants avec Joseph, enfants qui sont mentionnés dans tous les Évangiles, par Paul et par l’historien Flavius Josèphe, enfants parmi lesquels Jacques, une fois Jésus disparu, semble avoir joué un rôle important pour la première communauté chrétienne.
Le rôle donné à Marie apparaît nettement comme le fruit de l’histoire du christianisme plus que le produit des Évangiles. À travers le temps, Églises et conciles ont rajouté de nombreuses notions à son sujet : assomption, virginité perpétuelle, rôle de médiatrice, le sommet étant la théorie de l’Immaculée Conception en 1854. Or, si je comprends bien les mouvements sociaux et historiques – plus que théologiques – qui ont incité les institutions à ajouter ce qui n’avait jamais été écrit ni mentionné dans les Évangiles, j’en demeure néanmoins surpris, sinon choqué.
Selon moi, il ne saurait y avoir de dogmes que s’ils sont révélés, pas décidés. Comment l’Église pourrait-elle créer de nouveaux dogmes ? Sa mission n’est-elle pas tout simplement de conserver ceux qui existent ?
Marie, je la verrai donc avec les yeux de Jésus, avec amour, respect, compassion, une femme qui a forcément ses limites, qui ne comprend pas tout (Matthieu, 12 : 46-50, Marc 3 : 25-31 et Luc 8 : 19-21), qui souffre mais qui, la première, lui a appris et montré ce que c’était qu’aimer.
Incarnation : Jésus naît et meurt comme un homme. C’est la Résurrection qui en fait le fils de Dieu.
Pendant ces dernières dix années, j’ai lu des sommes historiques concernant Jésus, son procès, la vie quotidienne à Jérusalem, les mouvements politiques et religieux dans cette région du monde, même des traités de médecine sur la crucifixion. Tout autant que les réflexions théologiques, je me suis approprié le travail des chercheurs du réel. Car le Jésus historique me paraît aussi nécessaire au christianisme que le Jésus fils de Dieu. Si on oppose l’homme et le Dieu, le christianisme s’effondre, car cela revient à nier soit l’humanité soit la divinité du Christ.
Ainsi Renan a-t-il constitué, pour moi, une lecture aussi essentielle que Pascal…
Écrire « Moi, Yéchoua de Nazareth »…
Chaque jour, la prise de plume exige une préparation étrange, entre la méditation et la prière, les mains à plat sur la table, la nuque cassée sous le poids de la tête, les yeux fermés pour mieux entendre, comme si j’allais m’enrouler, descendre au fond de moi pour y trouver le meilleur. Dans le silence et les effluves d’une bougie à la lavande, je m’éloigne du monde, de ses pollutions, tente de me transformer en grande oreille.
Parfois, cette sérénité reste inaccessible. J’insiste avec douceur. Peu importe de perdre une heure ou deux, la douceur demeure la voie d’accès…
Au fond de moi il y a autre chose que moi. M’y attendent des sentiments, des pensées, des états qui n’appartiennent pas à l’ordinaire de ma personnalité. D’où naît cette surprise qu’on appelle l’inspiration ? Des expériences accumulées, d’un cœur plus large que l’esprit, d’un inconscient plus riche que la conscience ? Des autres, vivants ou morts, qui s’emparent de mon imagination pour s’exprimer ? Est-ce une mémoire génétique, celle de l’humanité, devenue enfin accessible ? Est-ce l’entrée dans un état de résonance avec le monde, une sorte de sixième sens que la science ignore encore ? Est-ce saisir un murmure divin ? Je crois toutes ces hypothèses probables…
Lorsque j’écris, je fais l’expérience d’une altérité. Je suis autant scribe qui écoute qu’écrivain qui crée.
J’aborde un infini, un univers sans bornes… Seules les limites m’appartiennent en propre.
Afin de faire parler Jésus « juste », d’une voix qui ne tremble pas mais qui connaît le doute, enrobée d’une expression ferme, précise mais qui ne soit ni philosophique ni intellectuelle, je tente de m’absenter du monde, et surtout de moi-même. J’essaie de descendre au fond de moi pour trouver le meilleur de moi, ce meilleur qui n’est plus moi et qui n’est pas à moi…
Pas tous les jours disponible, le meilleur de moi, pas vraiment tous les jours…
Quelques lignes aujourd’hui, guère davantage…
Comme la simplicité exige, non pas du travail, mais de la patience…
Les voyages d’un écrivain proche de saint Augustin…
Descendre au fond de moi pour trouver autre chose que moi... Parfois je le trouve et j’y demeure l’après-midi à méditer. Telle fut ma journée d’aujourd’hui.
Ce soir, je suis heureux.
Je m’en veux cependant : mon roman n’a pas avancé.
Quoique…
Il est évident que, pour décrire le séjour de Jésus au désert, je me sers de ma propre nuit au désert lorsque, au mois de février 1989, je suis entré athée dans le Sahara et ressorti croyant.
En fait, je n’utilise pas tant que cela mon expérience singulière. Je n’écris que ce qui est nécessaire à mon livre. Je continue à garder pour moi cette nuit sous les étoiles qui a changé ma vie.
Les miracles, j’en sais l’importance pour certains. Pascal y voyait une preuve de la vérité du christianisme.
Or je tiens à présenter un Jésus aussi distant par rapport à ses miracles qu’un philosophe sceptique, un Jésus qui aurait lu Renan ! Car Jésus n’est pas le seul thaumaturge de son époque, les guérisseurs pullulaient en ces temps d’indistinction scientifique où la frontière entre le normal et le surnaturel manquait pour le moins de précision. De plus, je crois que ce thème du miracle ne doit pas polluer la foi moderne ; en dehors de la Résurrection, aucun miracle ne m’intéresse. Enfin Jésus lui-même, comme le disent maintes fois les Évangiles, semblait très agacé par ses miracles, au point de ne plus souffrir qu’on lui en demandât. Plusieurs fois, on comprend qu’il y voit une dérive dangereuse et il précise que la foi doit précéder le miracle, non lui succéder.
Correction par rapport à hier : les seuls miracles qui m’intéressent sont ceux qui troublent Jésus. Ainsi la résurrection de l’enfant de Nahim et celle de l’ami Lazare. Il y voit la confirmation de son destin.
Judas…
Je vais beaucoup surprendre.
Même si je ne suis pas le premier écrivain à reconsidérer son rôle, je crois aller plus loin qu’on n’est jamais allé…
Je me suis offert ce matin un mensonge dont je me régale encore.
Richard Ducousset, mon éditeur, m’appelle de France pour une de ces conversations fulgurantes et fantaisistes dont il a le secret, où les propos désordonnés, gracieux, capricants, ironiques se succèdent et laissent s’enlacer moqueries et douceurs, où l’on ne sait plus très bien de quoi on parle mais où l’on éprouve une seule certitude, celle d’éprouver du plaisir à échanger.
Immanquablement, chasseur qui fait semblant de musarder, il en vient au point précis où il comptait arriver depuis le début.
— Eh bien, ce livre ?
— Il est fini. Mais je le relis avec soin.
— Ne croyez-vous pas que vous péchez par excès de scrupule ? La première version que j’ai eue entre les mains il y a plusieurs années me semblait déjà bonne.
— Celle-ci sera meilleure.
— Laissez-m’en juge. J’attends depuis sept ans.
— Moi aussi. Croyez bien que je ne rêve que d’une chose, c’est de le voir publié.
— Quand comptez-vous me le remettre ?
Sans me troubler, j’improvise et réponds :
— Le 28 mars, le jour de mon anniversaire.
— Très bien. En attendant, je vous inscris sur le programme de la rentrée.
En raccrochant, j’étais euphorique. On espérait mon livre ! Mieux : on l’annonçait pour la rentrée de septembre.
Grisé, j’en ai oublié ce que je constate ce soir : mon livre n’est pas fini ; loin de le relire, je le rédige ; je commence à me sentir fatigué ; et je suis d’ores et déjà certain de ne pas l’avoir achevé fin mars.
Une seule solution pour avancer : ne pas penser à la marche du lendemain. Me contenter de celle du jour.
Je refuse de calculer ce qui me reste à écrire : chaque après-midi, j’écris.
Mais combien de temps tiendrai-je ?
Je n’ai jamais apprécié le rôle que l’imaginaire chrétien populaire prête à Judas. Autant les reniements de Pierre me parlent intimement, autant Judas réduit au rôle du traître cupide me choque. Comment un homme qui a tout abandonné pour suivre Jésus, qui le voit continuellement grandir en spiritualité en même temps qu’il élargit son audience, comment un homme élu parmi les douze apôtres, les douze proches, les douze intimes, comment cet amoureux de Jésus pourrait-il stopper son ascension en plein vol ? Comment et surtout : pourquoi ?
On a répondu très vite : « Pour trente deniers », posant là un des fondements de l’antisémitisme chrétien, cette horrible et tenace idée que le Juif est prêt à tout vendre pour un peu d’or, l’antisémite oubliant alors avec allégresse que Jésus, lui aussi, est juif.
Trente deniers, vraiment ? De toute façon, Judas possède déjà l’argent puisque, dans le groupe de ceux qui suivent Jésus sur les routes, il détient la fonction de trésorier. Alors, trente deniers de plus… S’il est mû par le seul intérêt, pourquoi a-t-il rejoint un mouvement qui justement prône la pauvreté ? De plus, si Judas est si cupide, quelle raison a-t-il de se pendre le lendemain ? Le lendemain, il devrait ouvrir une banque, sûrement pas se pendre ! Son suicide contredit sa prétendue trahison.
Si encore Judas se tuait après la résurrection de Christ, je comprendrais qu’il soit dévasté par le remords… car il aurait provoqué la mort du Messie. Mais avant ? Il se tuerait par remords de voir son ami arrêté et crucifié alors qu’il savait très bien que sa dénonciation conduirait à cette situation ? Voilà un traître qui manque de conséquence…
Au XXe siècle, plusieurs auteurs ont remarqué que l’intervention de Judas était nécessaire à l’accomplissement de Jésus, certains allant jusqu’à rendre Judas en partie conscient du rôle de méchant qu’il doit jouer pour que le bien triomphe.
Judas nécessaire aux Écritures, donc Judas justifié, sinon pardonné.
Je propose d’aller encore plus loin : Judas fait le sacrifice volontaire de sa réputation parce qu’il est le fameux « disciple préféré » toujours évoqué et jamais nommé, le disciple qui croit tellement à la messianité de Jésus de Nazareth qu’il est prêt à prendre tous les risques pour lui.
Ainsi ai-je aujourd’hui récrit la Cène. Lors du dernier repas qu’il partage avec ses proches, Jésus livre son raisonnement. S’il veut éviter que toute la troupe de disciples soit condamnée et crucifiée, s’il veut éviter un châtiment collectif, il doit se faire désigner comme unique responsable. « Quelqu’un doit me dénoncer. » Implicitement, il demande à Judas, le seul assez proche et subtil pour le comprendre, d’accomplir cette besogne.
Par amour, par conviction, par dévotion, Judas accepte.
Confiant dans la messianité de Jésus, il jouera, aux yeux de tous, le mauvais rôle. Blessé, bouleversé et en même temps confiant, il emporte son secret dans la tombe.
Ainsi le christianisme est-il fondé sur un double sacrifice, le sacrifice de Judas et le sacrifice de Jésus.
Pourquoi Yéchoua plutôt que Jésus ? Yohanân le Plongeur plutôt que Jean-Baptiste ? Pourquoi revenir aux noms araméens plutôt qu’à ce qu’ils sont devenus en français à travers le grec et le latin ? Pas seulement par souci d’authenticité. Plutôt pour éviter les clichés, les images toutes faites, les idéologies implicites. Et surtout pour rendre possible le travail romanesque. Si j’écris « Marie », vingt siècles de prêt-à-penser s’interposent immédiatement entre mon texte et moi ; en revanche, si j’écris « Myriam », je peux rester dans le roman et maîtriser la présentation de mes personnages.
Plus subtilement, lorsque je parle de Yehoûdâh comme du disciple préféré, les lecteurs cultivés vont spontanément croire qu’il s’agit de Jean avant de découvrir, avec surprise je pense, qu’il s’agit de Judas…
J’ai achevé aujourd’hui la première partie du livre, choqué que cela finisse si brièvement, surtout si brutalement.
Alors que je voulais brosser un grand tableau tourmenté de ces derniers instants qui précèdent l’arrestation et préfigurent la croix, je me suis surpris à resserrer le trait, à ne garder que l’essentiel, à saisir sous la flèche d’une phrase ce qui pouvait se développer en plusieurs paragraphes.
Bref. Trop bref. Comme la vie du Christ…
Pourquoi la justesse, chez moi, revient-elle toujours à la concision ? Est-ce une qualité ou la marque d’une impuissance ?
Une phrase me fait davantage trembler qu’un paragraphe. L’esquisse d’une image me trouble plus qu’une description achevée.
Relisant aujourd’hui cette première partie que j’aimerais appeler « L’Évangile des Oliviers », je me dis que j’aimerais entendre ce récit sur scène, avec de la chair, de la présence, du silence, de l’ombre et du sang. Tout y est oralité. Les phrases n’ont pas été écrites mais entendues, elles sont destinées à être prononcées plutôt que lues.
Avant de quitter cette première partie, je me rends compte qu’elle contient plus d’originalité que je ne le pensais au départ. La conscience profondément libre de ce Jésus humain a modifié scènes et perspectives.
Depuis deux mille ans on hésite entre deux théories : Jésus se sachant le Messie ou Jésus se découvrant le Messie ; j’en propose une troisième : Jésus fait le pari qu’il est le Messie.
« Si je perds, je ne perds rien. Si je gagne, je gagne tout. Et je nous fais tous gagner. » Émotion d’écrire cela, de sentir l’auteur le plus important pour ma construction intellectuelle, mon précieux Pascal, me tenir la main et m’aider à accomplir, à ma modeste mesure, mon chemin de croyance.
Jusqu’au bout mon Jésus demeure un esprit qui doute, un esprit fini qui se sent appelé par l’infini mais qui n’est sûr de rien, une lumière naturelle qui se nourrit de la lumière révélée mais qui garde un discours humain.
« Mon Père, pourquoi m’as-tu abandonné ? » Lumière de Dieu qui nous éblouit tant que, parfois, nous demeurons aveuglés…
Aujourd’hui, première journée en compagnie de Pilate. Quel choc ! Passer de la douceur de Jésus à la rudesse de Pilate, de l’interrogation continue aux affirmations péremptoires ! Ce fut une rupture brutale que de quitter la lumière, fut-elle douloureuse, du Christ pour cette langue de soudard ! Si cet abandon ne me coûte pas, il provoque des regrets.
Cependant j’ai éprouvé un grand plaisir à décrire Jérusalem vue par Pilate. Dans la première partie, je l’ai décrite avec les yeux de Jésus. Dans les deux cas, la ville est fascinante et détestée. J’adore ressusciter ces villes mortes avec des sensations récentes…
Pour Pilate, l’épure ne suffit pas. L’essentiel n’a pas de raison d’être. Pilate n’a rien de Jésus, ni sa pureté de pensée, ni l’immensité de son cœur, ni sa limpidité d’expression. Je dois changer l’épaisseur de mon écriture, choisir une plume plus large, plus grasse. En termes de métier, il me semble qu’il convient davantage de « mettre la sauce », d’épaissir le réalisme du récit, d’appuyer les descriptions, d’allonger les dialogues.
Me voici donc condamné à me montrer « plus romancier », au sens traditionnel.
Comme on dit en peinture, « le sujet commande ».
Construire Pilate…
La seule manière d’humaniser ce personnage qui, au départ, doit être dur, militaire, campé sur ses positions, en armure, presque antipathique, serait de signaler la faille : l’amour inconditionnel qu’il porte à sa femme. Ce rustre sûr de lui n’est étonné que par une chose, le choix qu’a fait Claudia, une aristocrate, de s’unir à lui. Il n’en revient toujours pas…
À la fin du livre, c’est sur les traces de son épouse disparue tout autant qu’à la recherche de Jésus qu’il partira. Car la vraie médiation pour arriver au Christ est l’amour. Pour Pilate, Jésus passe donc par Claudia.
J’aime cette Claudia inquiète, hautaine, sensible, imprévisible et mystérieuse. Elle m’a mis à ses pieds. Me voilà aussi enflammé que Pilate.
Comme tous les êtres grands, Claudia peut être perçue aussi bien comme sublime que comme ridicule.
Aujourd’hui, j’ai achevé le récit de Salomé.
Ce sera la seule grande entorse que je ferai à l’histoire ; je l’introduirai comme la première femme qui a vu Jésus ressuscité. Pourquoi ? D’abord, je ne prétends pas que c’est vrai : les témoins suivants seront pris au sérieux, pas elle. Ensuite, j’adore tellement ce personnage que je ne voulais pas me priver de le présenter : quand récrirai-je, en effet, un roman qui se déroule à Jérusalem au Ier siècle après Jésus-Christ ? Enfin, je tiens à surprendre celui qui connaît bien les Écritures afin qu’il ne s’installe pas dans le confort du déjà-vu, déjà entendu.
Fabien : la confusion du spirituel et du surnaturel. Un petit homme de notre petite époque.
Pilate, malgré sa rudesse, sa rusticité, est un héros philosophique. Il vaut sauver la rationalité et ne se sert que de sa raison. Spontanément, il applique les préceptes que Descartes exposera dans le Discours de la méthode : face à un problème, tester une hypothèse jusqu’à ce qu’elle s’effondre, vaincue, démentie par le réel. Ainsi Pilate, face à la Résurrection, entame-t-il une procédure d’examen logique. D’abord, il contourne la possibilité même d’une résurrection : puisque Jésus est mort, il pense à de faux témoignages ; puis à une mystification organisée par Hérode ; puis à un sosie se faisant passer pour Jésus. Enfin, une fois toutes ces hypothèses antérieures abattues, Pilate, réduit à envisager que Jésus est bien réapparu, estime que s’il est vivant, c’est qu’il n’est jamais mort sur la croix. Il nie le concept de résurrection. Après consultation de son médecin, il conclut que Jésus n’a pas eu le temps de trépasser en quelques heures. Cependant les doutes du médecin, le témoignage de Claudia et son propre séjour avec Joseph dans la tombe lui feront apercevoir que Jésus était bien décédé.
Toutes les hypothèses rationnelles ayant été épuisées, Pilate se trouve donc face à un mystère.
Qu’est-ce qu’un mystère ? Tout autre chose qu’un problème ou une question.
Une question est une demande d’information qui reçoit une réponse. Exemple : en quelle année fut publiée La Princesse de Clèves ? Réponse : en 1678.
Un problème est une question qui peut recevoir plusieurs réponses. Exemple : la vie a-t-elle un sens ? Il y a de multiples réponses à ce problème, aucune n’est une solution, aucune ne clôt le problème, aucune ne peut prétendre à devenir plus qu’une réponse parmi d’autres.
Un mystère est un problème qui fait exploser le cadre rationnel, qui mine la façon même de poser les questions, épuise la rationalité.
Les deux piliers du christianisme sont deux mystères : l’Incarnation et la Résurrection. Ils mettent la pensée en déroute : un Dieu qui se fait homme, un retour à la vie après un décès ! Je comprends qu’un esprit rationnel se détourne du christianisme…
Pendant mes années d’apprentissage philosophique, je refusais de considérer ces prétendus « mystères » qui réapparaissaient comme des aberrations intellectuelles, des contradictions de termes, de véritables « poissons solubles ». En bon rationaliste – en bon Pilate ! – j’excluais ce qui dérangeait ma raison et ma conception de la raison.
Quelle frilosité ! Quel réflexe étroit ! Comme si la raison était tout l’esprit, et seule valable dans l’esprit… Comme si la raison ne devait pas être interrogée à son tour… Comme si l’appréhension de l’énigme du monde ne devait franchir que le crible étroit de la raison…
Les philosophes classiques, plus sages et moins présomptueux que nous, distinguaient la raison naturelle (les raisonnements humains) et la raison révélée (les paroles transmises par les religions), n’excluant pas qu’il puisse exister un sens transcendant, un sens communiqué, un sens en dehors du seul sens produit par le cerveau humain.
Pilate finit donc son enquête sur le seuil du mystère. À la différence de Claudia, il ne croit pas encore. Il demeure un intellectuel qui refuse de céder à la foi. Cependant il a définitivement changé car il admet que, dans l’histoire de Jésus, quelque chose lui échappe… Il a cessé de vouloir rendre compréhensible ce qui est incompréhensible, il dépose les armes de la raison…
Peut-être un jour croira-t-il…
Pilate, c’est nous. Claudia, c’est moi.
Plus j’avance dans mon œuvre, plus je constate un divorce entre mon « moi social » et mon « moi écrivain ». L’homme que je suis en société montre de la fermeté dans ses convictions ; l’écrivain que je découvre en m’abandonnant à la fiction remet ces convictions en question et doute sans cesse. Si lors d’un entretien je réponds de façon ferme à certaines interrogations, tout redevient complexe dès que je prends la plume.
À quiconque me demande brutalement si j’ai la foi, je répondrai, tout aussi brutalement : oui.
En revanche, lorsque j’écris Le Visiteur ou maintenant ce roman de Jésus, ça redevient problématique. Plutôt que d’exposer ma réponse, j’approfondis la question. L’écriture me conduit au partage de l’interrogation, pas à celui de ma réponse. Au plus profond de l’acte d’écrire l’œuvre commande, et je ne veux pas qu’elle soit gauchie par ma réponse.
Je n’ai jamais ambitionné de devenir un écrivain contagieux, un écrivain qui refile ses convictions aux lecteurs, un écrivain qui enseigne, qui instruit, qui se gagne des disciples. Quelle malhonnêteté ce serait ! Profiter de l’investissement émotionnel d’un roman ou d’une pièce pour manipuler l’intellect du public, c’est l’infantiliser, nier sa liberté. En réalité, je me fais une idée si haute du lecteur que je m’acharne à le respecter ; dès lors, dans mon texte, se creuse la dimension de l’autre, et apparaît le doute là où il y avait certitude.
Écrire contraint de s’interroger.
Craterios, philosophe cynique, me repousse autant qu’il m’amuse. Parfois je me dis qu’il va trop loin dans la provocation obscène, et que je ne devrais pas l’accompagner. J’ai la conviction que certains lecteurs vont me le reprocher et j’aperçois déjà la grimace indignée de mon père.
Qu’ils comprennent que, même si je raconte l’histoire sainte, je ne veux pas enfiler les images pieuses. Il faut que la vie entre, avec sa chair, ses excès, son bouillonnement, ses humeurs, ses laideurs, sa grossièreté. Je ne veux pas peindre en bleu ciel et rose pastel. Surtout pas un sujet comme celui-ci.
De plus, j’évoque une réalité historique. Le mouvement philosophique « des chiens » rencontrait un certain succès, à l’époque. Le cynisme de Craterios l’aurait peut-être emporté, autour du bassin méditerranéen, si le christianisme n’était apparu…
Qui tue Jésus ?
Le pouvoir et l’institution.
Je ne sortirai pas de là. J’ai parfois entendu des débats ridicules où l’on tentait d’identifier un coupable : soit les Romains, soit les Juifs ! Mettons un peu d’ordre dans ces sottises.
Premiers accusés : les Juifs ! L’antisémitisme, ce virus qui mue et change continuellement de forme au cours de l’histoire, a osé, dans l’un de ses avatars, s’appuyer sur cet argument pour se justifier : les Juifs ont tué Jésus. Mais alors, nous sommes tous juifs ! Si Jésus est l’histoire d’un Juif dans un pays juif, c’est un homme victime de ses compatriotes, rien d’autre. Lorsqu’il est recherché puis condamné par le sanhédrin, il est rattrapé, comme tous les mystiques et les êtres libres, par l’institution qui ne souhaite pas qu’on entende une autre parole que la sienne. Chaque Église, la chrétienne comme la musulmane, a, en son temps, chassé le franc-tireur, dénoncé l’hérésie, refusé d’entendre une voix différente, surtout lorsqu’elle devient populaire. Il y a là le classique réflexe de défense d’une institution puissante sur l’individu solitaire, mais rien de spécifiquement juif.
Seconds accusés : les Romains ! Pilate, en l’occurrence, est désigné depuis des siècles comme « le bourreau du Christ ». Derrière cette accusation on sent le soupir de soulagement poussé par une Europe enfin chrétienne, après bien des larmes et du sang, une Europe qui se réjouit d’avoir rejeté le monde romain, donc païen, dans l’Antiquité… Loin de moi l’intention de réhabiliter ce personnage dont on ne sait pas grand-chose : je m’en sers autant que je le sers.
Pilate réagit en politique, pragmatique et soucieux d’éviter le désordre, de soigner ses rapports avec les alliés qu’il contrôle, le Grand Prêtre en premier. Il ne se comporte pas en Romain, mais en occupant.
Dire autre chose me semble une ignorance de l’histoire passée, doublée de mauvaises intentions pour le présent.
Un mystère est ce qui donne continuellement à penser.
Aujourd’hui 28 mars, jour de mon anniversaire, les livreurs se succèdent à ma porte : me voici couvert de bouquets comme s’il s’agissait d’un soir de première. Mon bureau, où éclatent les tulipes, bourgeonnent les lilas et s’alanguissent les lys, évoque la loge d’un comédien plutôt que l’étude d’un écrivain.
Sentiment d’être un peu aimé.
Parmi ces fleurs qui viennent toutes de Hollande mais qui me sont envoyées de France, une énorme brassée de roses me touche différemment. Mon éditeur Richard Ducousset a pensé à moi.
J’ai toujours été bouleversé par le premier bouquet que m’envoie un être. Rougissant, un peu fébrile, le cœur battant, je l’appelle pour le remercier. Bavardage délicieux, désordonné, vagabond, nous bruissons comme deux frelons au dessus du jardin. Puis arrive la pointe :
— Et votre livre ?
— J’ai besoin de le relire encore.
— Cela fait sept ans que vous le relisez. Que se passe-t-il ?
Je brode, je minimise, j’invente. Incapable d’avouer que le livre m’a été volé, craignant qu’il doute que je parvienne à le récrire et le finir à temps, je lui assure que ce n’est plus qu’une question de deux ou trois semaines.
Cela me permettra de dire la même chose dans deux ou trois semaines…
Pour l’heure, personne n’a encore rien lu.
Bruno M. me voit travailler avec des sentiments ambigus. D’un côté il m’encourage fortement car il veut me pousser loin du théâtre, sachant très bien que je ne peux pas tout dire à la scène. De l’autre, il aurait sans doute préféré me voir écrire un roman différent.
Il fait partie de ces êtres assez insensibles aux questions religieuses et qui ne sont guère tenaillés par la métaphysique… Je crois qu’il endure ce livre en attendant les prochains.
Ce travail est censé me transformer en romancier. Depuis mon premier roman, La Secte des Egoïstes, qui demeure une sotie, un conte philosophique ironique plutôt qu’un roman au sens traditionnel, je me suis consacré au théâtre, sans aucun doute ma forme d’expression spontanée.
D’où viennent les complexes qui m’ont retenu ces sept dernières années lorsque j’abordais le roman ?
Pour cette prose-là, je trouve difficile d’écrire « juste ». En dehors des chefs-d’œuvre que l’histoire a consacrés, la plupart des romans qui me passent entre les mains me semblent arbitraires. Pourquoi celui-ci fait-il quatre cents pages alors que son sujet et l’inspiration qu’il donne à son auteur n’en méritent que vingt ? Et pourquoi celui-là n’offre-t-il que cent pages alors qu’il en nécessitait trois cents ? J’ai l’impression que beaucoup de romanciers – ou prétendus tels – ne savent pas régler le sablier de l’écriture : ils ne donnent ni l’exact temps ni l’exacte épaisseur qu’il faut à leur texte. S’ils sont aussi nombreux à se tromper, pourquoi échapperais-je à cette errance universelle ?
Ensuite, je sais que je n’écris que ce que j’entends. Les phrases me viennent à l’oreille, avec leur galbe, leur rythme, leur souffle, souvent très brèves, parfois plus amples, leur débit variant en fonction de ce qu’elles expriment ou de leur place dans la scène, le paragraphe. Ce bureau que Flaubert appelait son « gueuloir » parce qu’il y braillait ses textes à voix haute afin de vérifier leur équilibre, j’aurais tendance, moi, à l’appeler mon « écoutoir » car je m’y tais pour tendre l’oreille à mon imaginaire. Écrivain oral, dont les textes me sont prononcés intérieurement, je trouve légitime de les destiner à la scène où les acteurs leur redonneront voix ; en revanche, l’idée d’être lu dans le silence d’une chambre ou le brouhaha d’un salon me terrifie : va-t-on l’entendre ?
Un pied dans le mysticisme, l’autre dans la raison.
Je ne suis qu’un lecteur occasionnel de romans policiers, mais un lecteur alors fervent : il en reste quelque chose dans mon écriture. Ainsi, mon Pilate mène l’enquête comme un détective privé américain.
Cependant, si je joue avec la structure du roman policier, je ne la respecte pas. Un roman policier, dans la mesure où il ne pose qu’une question dont la réponse existe, s’achève par une réponse close, définitive. L’Évangile selon Pilate finit non par la résolution du mystère mais par son épaississement.
Un anti-roman policier, en quelque sorte…
Livre achevé. J’ai posé la dernière phrase, celle que je connaissais avant même la première, celle avec laquelle j’avais rendez-vous depuis des mois.
Demain j’irai marcher plusieurs heures. Besoin de faire revivre ce corps, qui ne me sert plus à rien lorsque j’écris.
Bruno M. lit le texte avant tout le monde.
Quoiqu’il se déclare passionné, je ne sais s’il l’aime vraiment.
À mon avis, lui non plus ne le sait pas. Cette terrible pression, cette responsabilité d’être le premier lecteur parviennent à le faire douter de son propre jugement.
Serge S. et Nathalie M., mes amis, accueillent mon roman avec enthousiasme. Ils me disent des choses si belles que j’ai, un instant, l’impression d’avoir réussi ma vie.
Merci.
Envie de revenir sur les dernières phrases du livre :
« Ce matin, je disais à Claudia qui se prétend – sache-le – chrétienne, qu’il n’y aura jamais qu’une seule génération de chrétiens : ceux qui auront vu Yéchoua ressuscité. Cette foi s’éteindra avec eux, à la première génération, lorsqu’on fermera les paupières du dernier vieillard qui aura dans sa mémoire le visage et la voix de Yéchoua vivant.
— Je ne serai donc jamais chrétien, Claudia. Car je n’ai rien vu, j’ai tout raté, je suis arrivé trop tard. Si je voulais croire, je devrais d’abord croire le témoignage des autres.
— Alors peut-être est-ce toi, le premier chrétien ? »
Telle est la violence du christianisme : après la disparition du Christ, la Révélation est close.
Il est la Révélation. Ensuite, elle ne se révèle plus directement. Elle suppose la médiation des textes, des hommes qui les écrivent, qui les copient, qui les interprètent, qui les commentent. Le christianisme exige une double confiance : une confiance en Dieu et une confiance en l’homme.
Quiconque s’estime plus intelligent ou plus malin que tous ceux qui l’ont précédé ne peut devenir chrétien. Je crains que notre époque narcissique, qui se flatte de valoir mieux que toutes les précédentes, ne soit mauvaise pour transmettre ce message. Sans une certaine humilité, sans l’attention aux témoignages, sans une considération minimale pour les croyances antérieures, on ne peut connaître Jésus.
Le christianisme a besoin de nos vies pour vivre, de notre mémoire pour sa mémoire.
C’est une œuvre collective et perpétuellement recommencée.
Drame chez Albin Michel.
Il semblerait qu’une partie des conseillers littéraires regrettent que je ne me contente pas de la deuxième partie du livre, celle consacrée à Pilate. Je conteste violemment cette analyse et, pour la première fois depuis que je le connais, j’inflige ma colère à Richard Ducousset. Quoiqu’il m’assure d’emblée partager mon avis, il est trop tard. On ne peut plus m’arrêter. Je vitupère sans fin. Je ne publierai pas ce livre sans ses deux parties ! Je m’y refuse ! Il deviendrait anecdotique ! Les deux mystères du christianisme sont l’Incarnation et la Résurrection, soit mes deux parties ! Plutôt crever et arrêter d’écrire ! Voilà qu’au milieu de La Closerie des Lilas j’ai les tempes qui brûlent, les veines du cou prêtes à sauter, je me sens à ce point en détresse que j’aimerais être cloué sur-le-champ par une crise cardiaque. Certes, je me rends compte que je suis emporté dans une scène qu’on pourrait qualifier d’« hystérique » mais me voilà incapable de m’arrêter. Je ne cesse que parce que, comme les rares fois où je me mets en colère, ma voix finit par me lâcher et me voilà aphone. Richard Ducousset saisit cette opportunité pour me rassurer et surtout me renvoyer chez moi.
Ce soir, j’ai honte de lui avoir fait passer un aussi mauvais moment, même si, sur le fond, je demeure persuadé d’avoir raison.
D’ailleurs, comment accepter que des lecteurs qui n’y ont jamais réfléchi que le temps de rédiger une fiche puissent reconsidérer un travail sur lequel je réfléchis, moi, depuis dix ans…
Ce livre m’apporte une belle rencontre : celle de Pierre S. chez Albin Michel. J’aimerais le rebaptiser « l’inespéré » : je m’étais en effet résolu à penser qu’il était impossible, dans l’édition moderne, de rencontrer un homme qui ait lu autre chose que ce qui a été publié ces trente dernières années. Pierre S. a lu Bernanos, Mauriac, Morand, Gide, Green, les classiques de notre siècle comme ceux des siècles antérieurs. Avec lui, je peux parler de Shakespeare ou de Racine. Si je chantonne les premières paroles d’un air de Mozart, il entonne les suivantes !
J’ai demandé qu’il soit désormais mon directeur littéraire.
Pierre S. relit mon texte et traque ce qui pourrait demeurer, à mon insu, d’images trop pieuses, d’expressions trop pastorales, ce qui pourrait ressembler à la foi chrétienne telle qu’elle s’exprime d’ordinaire.
Je ne sais s’il le fait parce qu’il ne partage pas cette foi ou parce qu’il a compris ce que devait être ce livre. Sans doute la deuxième solution.
Épreuves rendues à l’imprimerie.
Comme toujours, avec fidélité et rapidité, ma cousine Christine, la plus redoutable traqueuse de fautes qui existe sur cette terre, m’a aidé à corriger les erreurs.
Maintenant il va falloir traverser l’été en attendant la sortie du livre.
De toute façon, je ne suis plus bon à rien car aussi fatigué qu’une femme qui relève de couches…
Mes premières discussions sur Dieu, je les ai eues avec mon père. Pour cette raison, j’ai décidé de lui dédier mon livre.
Quel âge avais-je ? Sept ans, huit ans ? Quoique je m’en souvienne confusément, il m’a fait sentir que nos vies se déroulaient sur un fond d’épais mystère. Je crois qu’il se questionnait avec moi plutôt qu’il ne me fournissait ses réponses.
S’il ne me l’a pas clairement dit pendant mon enfance, j’ai compris plus tard qu’il ne croyait pas en Dieu et qu’il tenait le christianisme à distance, le considérant avec un mélange de respect et de méfiance. Son antichristianisme est réel mais son athéisme demeure inquiet, tendu, douloureux : il aimerait avoir la foi. Et justement parce qu’il souhaite croire, il méprise ce souhait. Cercle vicieux et giration sans fin : son désir même lui rend suspect l’objet de son désir.
Il lui est d’autant plus douloureux de ne pas croire que sa mère Marie, ma chère grand-mère alsacienne, était une croyante profonde, catholique pratiquante assidue, tout en douceur et en fermeté, seule personne du côté Schmitt à fréquenter l’église le dimanche. Mon père doit culpabiliser en imaginant qu’elle a souffert, même si elle n’en a jamais pipé mot, de ne pas avoir transmis sa foi à ses quatre enfants. Mais comment cela se passe-t-il, la foi ? Personne ne le sait. Il n’est pas plus coupable de ne pas l’avoir reçue qu’elle de ne pas l’avoir communiquée.
À mon tour de lui transmettre mes interrogations, mes espoirs, mes troubles. Je vais inverser la situation ordinaire de transmission : le fils croyant adressera sa foi à son père incroyant.
Mon père dévore avec passion mes deux récits. Comme prévu, il ne commente pas la dédicace : beaucoup trop pudique pour cela.
Ma mère m’avoue cependant qu’il passe ses journées à lire et relire les pages éparpillées sur son lit.
J’ai réalisé ce matin que je m’appelais « Emmanuel », ce qui signifie « Dieu avec nous » en hébreu. Matthieu ne dit-il pas que l’enfant de Marie devra s’appeler Emmanuel ? (Matthieu, 1 : 23) Étrange quand on écrit deux nouveaux évangiles, non ?
Plus étranges encore, les circonstances dans lesquelles ce nom me fut donné. Tant que je demeurai dans le ventre de ma mère, mes parents avaient prévu de m’appeler Éric. Lorsque j’apparus, il leur sembla sur-le-champ qu’Éric n’était pas suffisant, qu’Éric Schmitt ne sonnait pas juste, manquait de douceur, renvoyait à un autre physique que le mien et, là, sur la table, au milieu des sages-femmes, tandis que j’ouvrais pour la première fois les yeux sur le monde, ils créèrent ce prénom inouï que je n’ai jamais vu attribué à personne : Éric-Emmanuel.
Se rendaient-ils compte de ce qu’ils faisaient ?
Le sens de ce prénom leur demeurait-il secret ou l’avaient-ils à l’esprit ? Je ne sais. Je crois surtout que l’inconscient du langage travaillait en eux, cet inconscient qui a plus de vocabulaire que nous, l’inconscient virtuose de la polysémie qui sait imposer le mot dont le son, pour une raison mystérieuse, paraît juste.
Têtes de certains lorsqu’ils comprennent que je suis, à ma manière, chrétien : visages catastrophés, mines défaites ! Je les déçois. Je dégringole dans leur estime.
Cela m’amuse.
Quelques grimaces, ce ne sont pas les lions qui dévorent le chrétien dans l’enceinte d’un cirque !
Si notre siècle a connu un grand progrès, c’est celui de l’insignifiance.
Aujourd’hui, le livre est en vente. Ce qui ne signifie pas que quiconque l’achètera.
On l’achète. Mon éditeur est étonné. Moins que moi.
Bonheur de savoir que le livre est bien reçu et trouve de nombreux lecteurs. Bonheur des belles rencontres dans des salles pleines.
Avant de publier ce livre, j’avais l’impression d’être le seul écrivain à connaître ce genre de soucis : peser le christianisme, évaluer son apport, son intérêt, son mystère. Maintenant que nous sommes en pleine « rentrée littéraire », expression dont les deux termes sont sans doute usurpés, cette sensation se confirme. En dehors de mon amie Amélie Nothomb qui reçoit le livre avec beaucoup de respect et de bouleversantes louanges, j’ai le sentiment, malgré les bonnes critiques, d’être un vilain petit canard.
Lorsque j’avoue avoir la foi, certaines personnes me regardent comme si je disais quelque chose de profondément obscène. Ou d’inapproprié. Je deviens un crétin ou un être transparent. En tout cas, par cette confession, les voilà convaincus que je suis nécessairement un mauvais romancier et une imposture philosophique…
En revanche, je partage cette quête, ce souci du sens, avec beaucoup de lecteurs, croyants ou pas, et mon sentiment de solitude s’est éloigné. Athées et chrétiens réagissent avec force et intérêt. Des lecteurs moins métaphysiques m’ont simplement suivi par curiosité.
Au fond, chacun marche vers son jour et ne rencontre vraiment que ceux qui empruntent le même sentier…
La presse est bonne. Me voici applaudi par beaucoup, déchiré par deux ou trois, ignoré assez convenablement par les autres. Rien ne m’atteint réellement. J’ai l’impression qu’éprouve celui qui, se remettant d’un malaise, entend des voix indistinctes autour de lui, voit des ombres s’agiter : un tout petit peu vivant au milieu d’un monde qui m’échappe.
Très en colère, très rouge, quelqu’un s’indigne devant moi qu’en plein XXIe siècle, on puisse se demander encore si Jésus a existé, s’il était le fils de Dieu. Sornettes, crie-t-il ! Selon cet homme très sûr de lui, il est même ridicule de se poser la question !
J’en reste muet. Je ne réponds pas, par crainte de le blesser.
Il s’estime intelligent alors qu’il vient de nous prouver sa stupidité.
Il s’imagine moderne, progressiste alors qu’il vitupère avec intolérance, qu’il tombe dans un fondamentalisme dangereux – comme tous les fondamentalismes –, le fondamentalisme athée, la doctrine fanatique de ceux qui se croient au-dessus de tout, abusés par rien ni personne.
Selon lui, tous ceux qui croient sont des imbéciles. Et lui qui ne croit en rien vit dans la vérité. Il ne lui est pas venu à l’idée qu’il se contente d’opposer une croyance à une autre croyance, une foi à une autre foi.
La seule attitude intellectuelle honnête concernant l’existence de Dieu ou du Christ consiste à dire : « Je ne sais pas. » L’agnosticisme doit demeurer notre base, à tous.
Lorsque l’on dit « Je crois », on ne dit pas « Je sais ». Ce que je crois n’est pas ce que je sais.
Lorsque l’on dit « Je ne crois pas », on ne dit pas non plus « Je sais que ça n’est pas ». Dans l’ordre de la vérité, ne pas croire à quelque chose ne donne aucun mérite supplémentaire.
Restons humbles et mesurés. Une croyance athée ou une croyance chrétienne demeurent des croyances. Jamais une science. Et chacune mérite le respect qu’on doit adresser à toute conviction.
Mon interlocuteur au visage écarlate de colère répond donc fièrement à des questions qu’il ne se pose même pas.
Qu’il se les pose d’abord.
Ensuite, peu importe la réponse. Ce qui compte, c’est la question.
Nous sommes tous réunis sous la question, divisés par nos réponses.
L’humanisme doit être interrogatif, sous peine de ne jamais exister.
Depuis l’adolescence, je suis régulièrement visité par une image : je me vois, vêtu d’une longue robe noire, dans la blancheur éblouissante d’une cellule à l’intérieur d’un couvent, regardant la pure lumière du jour qui m’inonde de bonheur. Toujours ce rêve monacal… Il était déposé en moi avant même que j’aie reçu la foi.
Est-ce un fantasme ou une prémonition ? Suis-je sous la pression d’un vague désir ou entrevois-je mon destin ? Seule la vie me l’apprendra. Et encore, si je réalise ce rêve, sera-ce un effet de ma liberté ou un effet de mon destin ?
Parfois je suspecte cette image de n’exprimer qu’une fatigue de vivre et de lutter. À d’autres moments, je la soupçonne d’être la clé de ma vie, le bonheur qui m’attend…
Contrairement à ce que je disais il y quelques semaines, plus j’avance, moins je me sens singulier. Les réactions au livre me réconfortent. Je m’apparais comme le maillon d’une grande chaîne, celle composée par tous ces artistes qui, depuis des siècles, ont représenté la Passion. Comme un peintre, un sculpteur ou un compositeur, quelque part entre le gribouilleur d’église et Rembrandt, entre le tailleur anonyme et Michel-Ange, entre l’organiste dominical et Mozart, je travaille le motif à ma façon.
Le roman me semble avoir une place justifiée dans cette histoire. Protégé par ce genre, protégé par l’aveu de la fiction, je n’assomme pas le lecteur en lui disant « C’est vrai », seulement « C’est vraisemblable ». Je ne crie pas « Voici LA vérité », juste « Voici mes hypothèses ». Mes pensées se présentent sous la forme de mensonges : une fiction. La fiction a peut-être seule le pouvoir de dire, ici, ce qui doit être dit.
Certes, « roman » signifie subjectif, imaginaire, mais ne signifie pas irréel ni dépourvu de sens. Il est des réalités qui ne peuvent se transcrire dans aucun autre langage. Je me demande si certaines vérités ne sont pas inexprimables autrement que sous la forme d’histoires, de romans, de contes…
Un cinquième évangile ?
Oui, j’ai écrit mon évangile, un double évangile, celui de Yéchoua et celui de Pilate. Mais n’avons-nous pas tous fait, même sans prendre la plume, un travail identique ? Forcément, accablés d’informations, de récits, d’images, nous nous sommes re-raconté l’histoire, faisant saillir tel trait, privilégiant telle scène, gommant telle anecdote. Tous, avec des musiques, des tableaux, des récits, des films, nous nous sommes construit un cinquième évangile.
Je me rappelle la nuit dont est issu ce livre. Il ne s’agit pas tant de ma nuit au désert que d’une autre, quelques années plus tard.
Ce soir-là, pour la première fois de ma vie, j’ai lu les Évangiles. Les quatre. À la suite. Sans décrocher. Dans l’ordre où ils sont édités.
Nuit de glace et de feu. Sentiments contradictoires. Je découvrais le Christ, la violence de l’amour, la trajectoire folle, insensée, généreuse qui a été la sienne, depuis une enfance obscure jusqu’à l’agonie publique. Dans la même nuit, je me suis mis à croire au Christ et à ne pas y croire. J’oscillais constamment.
La divergence entre les quatre textes, leur qualité très inégale, voire leurs contradictions me perturbaient tout en me passionnant. Lors d’un procès, me rappelai-je, le fait que les récits ne s’accordent pas ensemble prouve généralement la sincérité des témoins ; seuls les faux témoins narrent exactement la même histoire. De même en psychiatrie, on sait qu’un sujet traumatisé victime d’une violence ne racontera jamais identiquement son agression, alors que le menteur la répétera mot pour mot. Bref, les difficultés que me procuraient les textes disparates des Évangiles me poussaient à les croire.
De ce soir-là, je devins obsédé par la figure de Jésus. Quelques années plus tard, j’ai décidé d’appeler cette obsession mon christianisme.
Il y a des paroles qui brûlent. Écrire « Moi, Jésus de Nazareth » m’a demandé des années de réflexion avant que je me risque à la transgression. À un athée, cette décision ne poserait pas problème ; à un juif ou à un musulman, quelques scrupules aisément surmontables ; mais à un chrétien, la perspective de parler au nom de celui qu’il considère comme un Dieu transcendant est terrorisante parce qu’au fond sacrilège.
Sans doute est-ce pour cela que j’ai perpétuellement remis, repoussé ce travail… Non par peur du roman. Mais par peur de ce roman.
Plusieurs fois, des amis, à qui j’avouais que L’Évangile selon Pilate m’avait été volé quelques mois avant sa parution, m’ont demandé si je pensais que la nouvelle version était meilleure. Sincèrement j’ai répondu que je l’espérais mais que je n’en saurais jamais rien.
Aujourd’hui, j’aurais pu obtenir la réponse.
Pendant que je décroche les guirlandes et le boules du sapin de Noël, les enfants, Sibylle et Quentin, profitent de ce long moment passé ensemble à rire et bavarder pour me cuisiner sur les secrets de mon secrétaire en marqueterie, un meuble hollandais qui date du XVIIIe siècle. Ne pouvant plus résister à leur curiosité, je finis par les emmener vers le meuble et je fais jouer les ressorts de la cachette.
Le tiroir jaillit et je m’aperçois avec surprise qu’il contient quelque chose. Je sors l’objet : il s’agit d’une disquette portant l’étiquette « L’évangile selon Pilate, première et deuxième partie ».
Stupéfait, je suis obligé de m’asseoir. Ainsi, ce roman que j’avais cru perdu définitivement, ce roman que j’ai récrit en m’usant les nerfs et la santé, ce roman qui poursuit désormais sa carrière chez les libraires, ce roman volé m’attendait depuis des mois dans le seul endroit où il pouvait être.
Les enfants rient. Pas moi. Je transpire à grosses gouttes. Je m’en veux. Je m’accuse d’avoir été assez bête pour re-rédiger le livre sans regarder dans ce tiroir secret.
Sibylle et Quentin s’éparpillent dans la maison pour raconter la nouvelle à tout le monde. Je crois que le spectacle de ma déconfiture doit être, lui aussi, assez amusant.
Bruno M. arrive, se retient de pouffer en me voyant si pâle, puis cherche quelque chose de positif à dire :
— C’est bien ! Tu vas pouvoir comparer tes versions, désormais. Tu vas savoir laquelle est la meilleure…
Je relève la tête, le fixe et murmure :
— Jamais !
Je me dirige vers la cheminée et jette au feu la disquette qui d’abord résiste, puis se tord de douleur, craque, noircit, pue et finit par disparaître sous les bûches qui s’effondrent.