De Pilate à son cher Titus
J’attends toujours.
À chaque instant, j’invente une nouvelle raison expliquant le retard de mes soldats : je calcule les distances, les heures de marche, la fatigue des chevaux, les repas et repos nécessaires. Mais l’impatience est une soif qu’aucune justification n’étanche : je voudrais sauter du fort Antonia, m’élancer dans le vide et voler au-dessus de la Galilée. Je fulmine contre mes hommes, il me semble qu’à leur place je galoperais spontanément, sans hésiter, vers la bergerie ou l’auberge dans laquelle se tapissent Yoseph et Yéchoua. Je supporte mal l’inconfort d’être un chef : donner les ordres et attendre, dans une vacuité angoissée, leur bonne exécution. Je préférerais prendre la place d’un de mes soldats, même celle du dernier homme de troupe, pour fouiller les buissons avec ma lance, renverser les bottes de paille, palper les paillasses, éventrer les coffres.
Fabien est venu me dire adieu. Il continue son périple. Intrigué par Yéchoua, guère plus, il ne croit pas que ce soit l’homme annoncé par les astrologues car beaucoup de signes lui manquent : la royauté et la marque des Poissons.
— Même s’il est suivi par des milliers de Juifs plus ou moins pouilleux, ce mendiant ne correspond pas au portrait que j’ai du nouvel Empereur du monde.
Je me taisais, les yeux sur les chemins de l’Ouest, n’osant lui parler de Claudia ni lui demander, au cas où il la rencontrerait, de lui dire à quel point elle me manquait.
Il sembla deviner mes pensées.
— Tu songes à ma cousine, Pilate ?
— Oui. C’est idiot. Mais l’amour rend si fragile.
— Au contraire, Pilate, l’amour rend si fort.
Surpris, je me retournai vers Fabien et le dévisageai. Loin de retrouver le séducteur aux yeux brillants, à la bouche souriante, aux dents voraces et blanches entre la perle et le croc, je vis un homme triste, dont les épaules ployaient sous le poids des chagrins innommés. Pour la première fois, Fabien ne m’inspirait ni rivalité ni jalousie, mais une vague pitié. Il répéta :
— L’amour te rend tellement fort. Si tu as l’air droit, solide, inébranlable, Pilate, ce n’est pas parce que tu es grand nageur et bon cavalier, c’est parce que tu aimes Claudia et que tu en es aimé. J’ai l’impression que c’est là ta vraie colonne vertébrale.
— On ne m’a jamais dit ça.
— On ne dit jamais rien parce qu’on parle tout le temps.
Je demeurai étonné par le ton que prenait la conversation mais je ne tenais pas à l’interrompre.
— Et toi, Fabien, tu n’aimes personne ?
— Moi ? Je cours après tout ce qui bouge mais je ne m’attache pas. Je ne suis qu’un homme dissolu, Pilate, c’est-à-dire un homme qui n’a aucune considération pour lui-même. De temps en temps, j’essaie d’en lire dans le regard des autres. Comme j’ai un physique qui fait tomber les femmes dans un lit ; je tombe avec. Je trompe ma soif d’amour avec le sexe. Mais je suis incapable de m’engager. Après deux ou trois étreintes, je sens qu’il faudrait aller plus loin, montrer mon âme à nu. Je préfère me promener les fesses à l’air que l’âme à découvert. J’ai participé à toutes les orgies de Rome sans me dévoiler un instant. Toi, en revanche, j’ai l’impression que tu es constamment toi-même. Et la raison en est Claudia.
Je souris, ce qui lui fit baisser les yeux.
— Pourtant, en ce moment, Fabien, tu parles bien à nu.
— Du tout. C’est très protecteur de dire du mal de soi, surtout si l’on sait trouver les bonnes formules : elles vous habillent.
Fabien m’a quitté. À l’instant où je t’écris, je le vois s’éloigner dans l’allée de cyprès, au soleil couchant, droit sur son cheval, suivi par une dizaine d’esclaves qui portent ses malles et quatre géants de Numidie qui le protègent. À la recherche d’un Empereur qui n’existe sans doute pas, il fera le tour de notre mer en vain. Il attend de l’existence quelque chose qu’elle ne lui donnera pas, et cette attente idiote, c’est sa passion. Cette attente idiote qui l’empêche de vivre, c’est sa vie. Pourquoi les hommes rendent-ils creux ce qui est plein ?
Mais j’entends, mon cher frère, un brouhaha de chevaux dans la cour principale. Un détachement est revenu. Mes hommes s’embrassent avec joie au-dessous de moi, ils se congratulent : j’entends qu’ils viennent de ramener Yoseph et Yéchoua !
Je te quitte au plus vite. Tu sais désormais l’essentiel. Tu auras les détails demain. En attendant, porte-toi bien.